Mémoires d’un Touriste (édition Lévy, 1854)/25

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Michel Lévy frères (volume Ip. 235-245).


— Nivernais, le 19 juin.

Plût à Dieu que le feu fût aux quatre coins de Paris !

Voilà ce que je viens d’entendre dire ce soir, presque sérieusement, à un beau dîner : c’étaient de riches négociants du midi de la France qui formaient ce vœu charitable. Non-seulement on est envieux d’homme à homme dans ce triste dix-neuvième siècle, non-seulement tout banquier ou négociant riche exècre M. Laffitte ; mais encore Toulouse, Bordeaux, etc., s’amaigrissent dee la prospérité de Paris. On envie à Paris : 1° ses jeux de bourse (un homme, sans qu’on le sache, sans passer pour joueur, peut se donner tous les vifs plaisirs du jeu le plus fou). 2° On envie à Paris sa rente. Il y a soixante mille parties prenantes pour la rente à Paris, disent ces messieurs, et pas quatre mille en province. Les terres ne rendent que deux et demi et avec mille peines, et l’argent placé en rentes à Paris produit quatre trois quarts. — Oui, pourraient répondre les rentiers, mais la terre donne les jouissances de vanité et vous fait capitaine de la garde nationale avec bonnet à poil. 3° Toutes les grandes affaires ne peuvent plus s’organiser qu’à Paris, on ne connaît d’exception que quelques affaires du second ordre arrangées à Lyon.

— À qui la faute ? ai-je répondu ; aux petites haines qui font déserter la province par tout ce qui peut vivre à Paris. Car, pour n’avoir pas l’air de mépriser l’attaque, j’ai été obligé de dire quelques mots assez froids. — Mais, messieurs, c’est la fable des membres révoltés contre l’estomac. Voulez-vous être un pays décousu comme l’Espagne qui n’a point de capitale, etc ? J’étais écouté par la haine frémissante. Alors je me suis donné le plaisir de désoler l’envie. — Mais, connaissez-vous Paris, messieurs ? En 1800, après un dénombrement qui ne donnait que quatre cent soixante mille habitants, le premier consul dit : La capitale de la France doit avoir cinq cent mille âmes ; et l’on imprima partout cinq cent mille. En 1837, on a compté réellement neuf cent vingt mille habitants, indépendamment des faubourgs, comme Vaugirard, les Batignolles, etc., qui, de tous les côtés, touchent à Paris. Vingt personnes riches de mon département sont venues se réfugier à Paris. C’est qu’à Paris il y a moins de haine et d’envie que dans les provinces ; quoique bonne disposition que l’on ait, on ne peut pas haïr un inconnu.

Ce dîner était excellent, mais ennuyeux ; nouveaux riches, fort riches. Un seigneur de fraîche date, fort bel homme, tout garni de chaînes d’or, tout fier d’un ruban dont la rosette date de deux jours, a trouvé bon d’accaparer la parole ; il semblait réciter une leçon apprise par cœur.

Notre révolution de 1850, s’écriait-il, avait une mission sublime, elle l’a bien remplie. Honorons, bénissons la mémoire des hommes dont le génie et la vertu ont rendu la France indépendante du caprice des rois voisins, libre et vertueuse à l’intérieur. Mais ne cherchons point à imiter ces hommes sublimes, car ils ne nous ont laissé rien à faire qu’à jouir en paix du fruit de leurs travaux. Gardons-nous de déranger l’équilibre des choses, n’ayons point l’imprudence de réveiller l’esprit d’émulation dans le peuple, là surtout est le danger. Plus d’enseignement mutuel, plus de grandes écoles… Alors on a ri tout haut, car le monsieur a fait sa fortune par les sciences et par les grandes écoles. Il a été piqué au vif, sa vanité blessée l’a jeté dans des imprudences ; les rires ont redoublé, et l’on peut dire qu’il a été hué autant que la politesse le permet. M. N…, comme tant d’autres, voudrait jouir de ses places, et en même temps trouver dans les salons cette haute considération, cette bienveillance unanime qu’il y rencontrait jadis. Voilà le tourment de ces messieurs qui ont fait fortune depuis sept ans

— C’est une véritable maladie européenne, s’est-il écrié avec humeur, que ce besoin des peuples de se mêler des affaires publiques et d’intervenir dans l’exercice du pouvoir souverain. Ce pouvoir, pour faire le bien, ne doit avoir que des barrières toutes morales, autrement votre opposition lui donnera des distractions et peut-être même de la colère, et il ne pourra plus se dévouer tout entier à la haute mission qu’il a reçue du ciel…. (J’arrange le style, qui était bien autrement emphatique.)

À ces mots, tout le monde s’est permis de se moquer du grand homme, même les petits jeunes gens qui débutent. Telle a été ma soirée ; pas la moindre petite anecdote plaisante.

J’abhorre d’être cru sur parole, croire ainsi est une habitude surannée que je ne voudrais pas contribuer à donner au lecteur. Je parle si souvent (et trop souvent) du genre d’esprit de la province, du ton provincial, qui, à trente lieues de Paris, recouvre tout, pénètre partout et affadit tout, que je songeais à évoquer le génie dramatique et à composer une scène en langage provincial.

Mais on aurait pu me dire comme à M. l’abbé F… quand il établissait des dialogues à Saint-Sulpice entre lui et l’infâme Raynal ou le libertin Diderot : Vous les faites trop plats.

Voici un récit textuellement copié du supplément au Constitutionnel du 19 novembre 1837.

Si le lecteur trouve l’exemple un peu long, qu’il daigne songer que, pour avoir l’honneur d’être critiqué par lui, je me suis exposé à ce genre d’esprit deux mois de plus qu’il n’était nécessaire pour mes affaires.

ÉPISODES DE LA VIE D’ATHANASE AUGER
PUBLIÉS PAR SA NIÈCE.

LE COMTE DE NOÉ, ÉVÊQUE DE LESCARS, ET SON GRAND VICAIRE.

La plus aimable intimité et la plus franche amitié unissaient ces deux grands hommes, qui vivaient en l’année 1791 ; année où des troubles multipliés et de différents partis avaient déjà l’air de porter atteinte aux prérogatives royales de la dynastie capétienne ; mais les sciences et les arts fleurissaient, et les nombreux gens de lettres poursuivaient leurs travaux et leurs succès sous le patronage d’un prince éclairé qui les protégeait efficacement et ouvertement.

L’abbé Auger demeurait rue des Fossoyeurs, n. 17, et monseigneur l’évêque de Lescars dans la rue des Canelles, tout près de la première. Comme ils étaient lettrés tous deux et que leur tendre affection était réciproque, un échange continuel de soins d’obligeance découlait tout naturellement de leur union vive et solide ; l’abbé corrigeait les épreuves de l’évêque, et la petite Charlotte-Sophie Auger, nièce de ce dernier, était chargée, à sa grande satisfaction, de reporter au prélat toutes ses corrections ; c’était ma mère, qui à cette époque avait une dizaine d’années, et était bien la plus jolie petite brune, vive, sémillante et spirituelle qu’on pût voir. M. de Noé adorait cette petite, qui était enchantée, et s’informait toujours de son vénérable oncle, s’il y avait quelques épreuves à porter à monseigneur. Un jour du mois de février, le plus triste, le plus ennuyeux et le plus froid de l’hiver, l’oncle ordonna à sa petite favorite de porter les papiers d’usage ; ma bonne grand’maman l’enveloppa de sa pelisse fourrée, et la voilà partie. Arrivée au pas et au but de sa course, car la neige commença à tomber terriblement fort, monseigneur, qui attendait cet envoi, observait de sa fenêtre le charmant messager femelle.

Il l’aperçut qui franchissait le seuil de son hôtel, et descendit lui-même tête nue et sans crainte de se mouiller ; il s’avança dans la cour auprès de l’enfant, l’enleva, et lui ôtant aussitôt sa pelisse, il l’enveloppa de sa large soutane, et la porta ainsi jusque dans son cabinet, où un feu à pleine cheminée brillait de la clarté de la flamme pétillante qui s’en échappait. « Mais, ma chère enfant, lui dit-il, votre oncle vous prend donc pour une petite Lacédémonienne, de vous envoyer par le temps qu’il fait ? — Pas du tout, monseigneur, lui répondit-elle, il ne tombait pas de neige lorsque je suis partie, et mon oncle et moi ne pouvions pas prévoir que je n’aurais pas le temps d’arriver jusqu’à vous ! — Allons, ma petite nièce (c’est le nom qu’il lui donnait souvent), ôtons ces légers souliers qui sont déjà tout traversés, que je vous asseye dans mon grand fauteuil à la Voltaire, et que ma petite amie se sèche et se réchauffe bien. Avez-vous déjeuné ? — Monseigneur, j’ai pris ce matin, à neuf heures, ma tasse de lait habituelle, avec deux grandes tartines de beurre, et je n’ai pas encore faim. — C’est égal, vous aimez bien mes confitures de Bar, mes bonbons candis, je vais vous en faire servir. — Mais, monseigneur, vous êtes trop bon, je n’ai besoin de rien ; il n’est encore que midi, et j’ai déjeuné à neuf heures.

— Eh bien ! ma jolie brune, vous croyez, quand trois heures de temps se sont écoulées, après avoir fait une longue course laborieuse, et vous être fait mouiller pour mon service, que vous ne mangerez pas avec plaisir ; ah ! petite friande, je vois dans vos beaux yeux noirs si malins que vous voudriez déjà voir mes friandises sur mon bureau. » Il sonna alors, et donna l’ordre au domestique qui parut de servir une collation sucrée à sa petite nièce si chérie. Ma mère, qui me raconta ce trait, ajouta que dans cette maison on servit par ordre la plus jolie assiettée de belles fraises qu’on pût voir dans toute la primeur de la saison, et que monseigneur lui demanda si elle les aimait bien sucrées, et s’il en fallait mettre beaucoup. La petite répondit : « Non ; treize fraises et quatorze sucre. » Enfin, bien réchauffée et séchée, M. de Noé commanda qu’on attelât les chevaux à sa voiture, et il reconduisit lui-même ma mère chez son oncle. Il était deux heures quand ils arrivèrent, et en ce temps-là on soupait le soir et on dînait à cette heure. Monseigneur l’évêque, qui avait apporté dans son carrosse une douzaine de superbes oranges de Malte, dont on lui avait fait présent la veille, s’invita à dîner.

Lorsque ce prélat faisait cet honneur à la famille, ce qui arrivait très-souvent, madame Auger savait qu’il fallait se procurer un fromage à la crème de Chantilly, dont il était très-friand, ce qui fut exécuté par le seul domestique qui servait mes grands parents. Plusieurs fois l’évêque avait insisté, voyant le peu de serviteurs de cette maison, afin de garder un de ses laquais pour aider la mère et ses deux filles au service, et ce jour-là il insista plus que jamais, parce qu’il s’apercevait que ma bonne-maman, prise au dépourvu, se démenait beaucoup ; mais l’abbé Auger, mon oncle, le refusait toujours. « Mais, monseigneur, lui répondit-il, je vous prie, ne faites point attention ; par la contrariété qui se manifeste sur vos traits vous nous ôtez tout le bonheur et le plaisir que nous avons de vous recevoir à notre table. Ne savez-vous pas que c’est ici comme du temps d’Homère ? les princesses servent à table. » Cette saillie lui rendit tout son agrément et sa gaieté ; il n’insista pas davantage, et, serrant avec effusion la main de son ami, qui venait de faire un rapprochement si judicieux, ils passèrent dans le cabinet de l’abbé Auger pour s’occuper, en attendant qu’on eût servi le repas, à des choses plus sérieuses. Lorsque tout fut prêt, et qu’annonçant le dîner on vint se mettre à table, la petite Lacédémonienne, qui avait toujours soin de mettre son couvert entre celui de son oncle et celui de son ami, ne manqua pas de s’y placer. Arrivé au dessert, on s’empressa d’offrir à monseigneur de la crème, qu’il accepta très-volontiers. Quant à l’abbé Auger, il ne pouvait souffrir ce mets, et prétendait qu’il lui donnait la fièvre. « Ah ! reprit tout à coup Sophie, oui, le fromage de crème fait mal à mon cher oncle : il lui donne des fièvres de lait (laid). » Elle voulait et entendait par là faire allusion à la figure du grand-oncle, qui était en effet fort laide ; et le prélat de rire et d’embrasser la petite espiègle, qui venait de faire là une plaisanterie si fine et si satirique. « Ah ! méchante, dit le grand vicaire, tu me le payeras, et ta bourse s’en ressentira ; le petit jaunet de ton mois qui s’écoule n’entrera pas dedans.

« Ah ! mademoiselle, vous dites à monseigneur que je suis laid, vous lui faites apercevoir ce défaut de ma nature, lui qui m’avait toujours cru si beau ! — Allons ! mon cher abbé, ne vous fâchez pas, si le ciel ne vous a pas départi la beauté des traits du visage, il a orné votre belle âme de toutes les vertus humaines ; si j’étais l’oncle de ce petit méchant lutin, je la claquerais d’importance : mais, puisque je ne suis que son vieil ami, je vais l’embrasser pour le plaisir que m’a fait sa saillie si piquante et si vraie. — Ah ! monseigneur, et vous aussi ! Oh ! c’est mal, très-mal, et je ne vous aime plus. » C’est de cette manière que ces deux hommes, si bien faits pour s’entendre, et malgré les dignités respectives dont ils étaient revêtus tous deux, c’est comme cela, dis-je, qu’ils ne se refusaient jamais les plaisanteries légères qui ne faisaient que mieux ressortir l’aménité et la simplicité de leurs mœurs irréprochables. (M. le comte de Noé était un homme magnifique et de taille, et de figure, et de maintien. Sa tournure noble et distinguée, lorsqu’il avait revêtu ses habits sacerdotaux, provoquait l’admiration de tous ceux qui l’apercevaient ; pour son grand vicaire, il était petit, maigre et fort laid.)

UN DESSERT CHEZ L’ABBÉ AUGER, ET DANSE DE RONDES DE MONSEIGNEUR L’ÉVÊQUE DE LESCARS ET DE SON GRAND VICAIRE.

On arriva au dessert, et les superbes oranges, mises avec soin dans une belle corbeille de porcelaine dorée, occupaient avec faste le milieu de la table : on en coupa une demi-douzaine en rondelles pour en faire une salade au rhum et au sucre, que mon oncle aimait beaucoup. Excités l’un par l’autre, ces messieurs en avalaient à qui mieux mieux, et l’on jasait d’autant. Sans s’en apercevoir, ils furent pris tous deux, et leurs éclats de rire, les larmes involontaires que ces rires provoquaient, fixèrent l’attention des trois dames, ma bonne mère, ma tante Thérèse, qui était plus âgée que ma mère de neuf années, et enfin la petite étourdie qui, se levant de table avant que le café fût servi, provoqua sa sœur pour engager sa mère à faire passer au salon, ce qu’elle fit aussitôt.

Arrivés là, monseigneur comte de Noé, frère d’un ou d’une Polignac, évêque de Lescars, grand abbé, etc., etc., et Athanase Auger, son grand vicaire, membre de toutes les Académies, etc., etc., se trouvèrent si bien pris tous deux, qu’ils allaient de travers et bavardaient comme des pies ; ce que voyant la maligne Sophie, elle leur prit à chacun une main, et, forçant sa mère et sa sœur de s’emparer des mains restées libres, ils dansèrent deux ou trois rondes que Sophie (ma mère), l’espiègle, chanta au mieux et de tout l’éclat d’une des plus jolies voix qu’avait départie la nature en sa faveur. Ces excellents ecclésiastiques se prêtèrent d’autant mieux à cette danse folâtre qu’ils n’étaient gênés par aucun œil indiscret et étranger, et si, en tirant à dessein trop fort son bon oncle, la maligne petite ne l’eût fait choir tout de son long sur le tapis, où il ne se fit aucun mal, mais ne voulut plus continuer ce jeu, ils auraient dansé bien plus longtemps. Ainsi se termina cette scène, qui me rappelle par sa bonhomie, à la différence près des temps et des personnes, le bon Henri IV faisant à quatre pattes le tour de sa chambre avec son fils à cheval sur son dos, et recevant, sans se déranger, la visite d’un ambassadeur de cour étrangère. « Avez-vous des enfants, monsieur ? lui dit-il. — Oui, prince. — En ce cas, je puis continuer le tour de la chambre. »

PROPOSITION TOUT AMICALE FAITE PAR L’ÉVÊQUE DE LESCARS À ATHANASE AUGER, QUI LE REFUSA NET.

Ces deux savants, qui s’entendaient si bien, passaient presque les journées ensemble, qui ne leur paraissaient jamais si bien employées que lorsqu’ils pouvaient, par effusion, se communiquer et leurs pensées et leurs observations réciproques sur leurs travaux littéraires.

Un jour donc, que venant de deviser sur les qualités du cœur et de l’esprit, et qu’à ce sujet ils en vinrent à parler tout naturellement de l’attachement mutuel qu’ils se portaient, M. le comte de Noé dit à son grand vicaire : « Vous ne savez pas, mon cher Athanase, il me vient une idée charmante, et qui me comblera de joie si vous voulez bien y souscrire. — Quelle est-elle, monseigneur ? répondit l’abbé Auger. — Je vous ai déjà défendu, et cela expressément, de me donner ce titre lorsque nous sommes en particulier ou avec nos amis choisis. Je veux que vous me dénommiez, lorsque je suis chez vous ou avec vous et votre famille, par le nom seul de Noé, sans votre monseigneur, qui me contrarie toujours venant de votre part, et je ne veux pas non plus de celui de monsieur ; appelez-moi, vous dis-je, Noé ou mon ami ; voilà ce que je te permets, entends-tu bien, Athanase ? Et il ajoute : Voici la proposition que j’avais à te faire ; je veux, j’exige, et je l’ordonne même s’il le faut, qu’à l’avenir tu me tutoies, et plus de vous entre nous, mon très-cher. Tu possèdes toute mon amitié jointe à une profonde estime méritée par la modeste vertu exemplaire ; et, aurais-je pour ami intime le roi Louis XVI lui-même, je ne me croirais pas plus honoré que je ne le suis du vrai et beau titre d’ami que je te porte et que tu mérites si bien. — Monseigneur ! répondit Athanase. — Encore… mais je vais me fâcher tout de bon. Vous ne m’entendiez donc pas, monsieur, et m’écoutiez encore moins ? — Je vous demande pardon, dit mon oncle, permettez-moi de vous expliquer ma pensée : nous nous aimons beaucoup, j’admets même au delà de toute expression ; veuillez croire, je vous prie, à toute la pureté de mon observation que vous approuverez, je suis sûr, quand vous l’aurez entendue. Je serais honoré et flatté de cette marque extrême d’intérêt ; mais, habitués, à nous tutoyer dans le secret de nos familles, pourrions-nous toujours assez nous observer en public ? et un tu ou toi ne viendrait-il pas avec inopportunité et la grande habitude d’être plus souvent ensemble solitairement que dans les cérémonies d’apparat où nous devons nous trouver tous deux ? Non, votre simple ami et vicaire ne doit pas se permettre de vous dire toi, je ne le pourrais jamais ; notre dignité mutuelle s’oppose aussi à ce que vous me fassiez cette faveur tout seul, et, me tutoyant sans que j’osasse le faire pour vous, cher de Noé, ne serait-ce pas m’assimiler à votre domesticité ? — Ah ! tu as raison. Eh bien ! pour ce soir seulement dis-moi toi. — Ah ! je le veux, oui toi, mon bon, mon véritable et sincère ami, reçois de nouveau l’hommage de tous mes sentiments de respect et d’affection durable, sincère et éternel, et sois assuré, quoique ne nous tutoyant pas au delà de la soirée, que tu auras toujours en moi le plus dévoué serviteur. »

Amanda Moulin.