Mémoires d’un Touriste (édition Lévy, 1854)/29

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (volume Ip. 330-357).
◄  Nantes
Vannes  ►


— Nantes, le 1er juillet 1837.

Cette journée a été consacrée à la revue des monuments publics. C’est une des pires corvées imposées au pauvre voyageur arrivant pour la première fois dans un pays.

Les plus beaux quartiers de Nantes sont contemporains des beaux quartiers de Marseille ; c’est à la fin du siècle passé que M. Graslin, riche financier, fit construire la place qui porte son nom, les rues environnantes, la place Royale, etc.

Le château du Bouffay est de la fin du dixième siècle. La tour polygone fort élevée où l’on a placé l’horloge principale de la ville ne remonte qu’à 1602.

Le château, bâti par Allain Barbe-Torte en 938, est flanqué de tours rondes, probablement du quatorzième siècle. C’est le duc de Mercœur qui le fit rétablir du temps des guerres civiles : de là, les croix de Lorraine que j’ai remarquées au bastion près de la Loire.

Les fenêtres du bâtiment, à droite de l’entrée principale, ont des chambranles décorés avec grâce.

Une grande salle gothique, située vers la Loire, contient quelques barils de poudre ; c’est pour cette raison que nous n’avons pu que l’entrevoir, encore a-t-il fallu tout le crédit de mon aimable cicérone. La voûte est ornée de nervures élégantes.

C’est en sortant de cette salle que nous avons passé par hasard dans la rue de Biesse, près du pont de la Madeleine. « Là fut pendu le maréchal de Retz, m’a dit mon nouvel ami ; il n’avait que quarante-quatre ans ; c’est l’original du Barbe-bleue des enfants. Cet homme extraordinaire était maréchal de France, et jouissait de douze cent mille francs de rente. » Ce Don Juan finit par la corde le 25 octobre 1440.

Il mettait sa gloire à braver tout ce qu’on respecte, et ce n’était qu’après avoir satisfait à ce premier sentiment de son cœur qu’il trouvait le bonheur auprès des femmes. C’est le caractère du fameux François Cenci de Rome, qui avait un million de rentes, et fut tué par deux brigands que sa jeune fille Béatrix, dont il abusait, fit entrer dans sa chambre. Pour ce crime elle fut décapitée à seize ans, le 15 septembre 1599.

L’utilité régnait seule dans les temps héroïques, et nous revenons à l’utilité. Puis vint la chevalerie, qui eut l’idée singulière prendre les femmes pour juges de son mérite.

Le Don Juan pousse ce système jusqu’à l’excès ; il adore les femmes, et veut leur plaire en leur faisant voir jusqu’à quel point il se moque des hommes. Cette idée sur ce curieux effet de la chevalerie, fille de la religion, m’a occupé toute la soirée ; j’ai lu des livres dont voici l’extrait.

Remarquez qu’il n’y a jamais de Don Juan sans un penchant invincible pour les femmes. Ce penchant est l’imagination elle-même ; il n’y a donc rien de singulier à ce qu’un Don Juan finisse par croire à la magie, à la pierre philosophale, à toutes les folies. Heureux quand il meurt avant la vieillesse, qui, pour ce caractère, est horrible !

Gilles de Retz était fort brave. Né en 1396, il fut maréchal de France en 1429, au sacre de Charles VII, à Reims. En 1427, il avait emporté d’assaut le château de Lude, dont il tua le commandant. En 1429, il fut un des généraux qui aidèrent Jeanne d’Arc, cet être incompris, à faire entrer des vivres dans Orléans. Devenu maréchal à trente-trois ans, il eut de beaux commandements dans l’armée du roi de France. Un poëme de Voltaire a fait connaître cette guerre entremêlée de voluptés.

À vingt-quatre ans, Gilles de Retz avait épousé Catherine de Thouars, riche héritière ; en 1432, il hérita de son aïeul maternel Jean de Craon. Il eut alors trois cent mille livres de rente (douze cent mille francs de 1837).

Se voir à trente-six ans à la tête d’une aussi belle fortune avec le premier grade de l’armée et une belle réputation militaire, c’était un fardeau trop fort pour une imagination ardente.

Le jeune maréchal ne s’occupa plus de guerre ; que pouvait-elle lui offrir de neuf ? Il chercha à conquérir des femmes, et à se présenter à elles couvert du respect et de l’admiration des hommes, ses contemporains.

Par son faste, il prétendit éclipser celui des souverains ; mais à ce métier il mangea bien vite cette fortune de douze cent mille francs de rente. Les historiens racontent qu’il avait une garde de deux cents hommes, des pages, des chapelains, des enfants de chœur, des musiciens. La plupart de ces gens-là étaient agents ou complices de son affreux libertinage. Bientôt, lassé des voluptés ordinaires, il prétendit les rendre plus piquantes par un mélange de crimes.

J’ai trouvé d’autres détails sur sa magnificence. En sa qualité d’homme à imagination, la religion jouait un grand rôle dans sa vie. Sa chapelle était tapissée de drap d’or et de soie (de soie, alors plus précieuse que l’or : on se rappelle l’histoire de la paire de bas de soie de François 1er, un siècle plus tard).

Les vases sacrés, les ornements de cette chapelle, étaient d’or et enrichis de pierreries. Il était fou de musique, et avait un jeu d’orgue qui lui plaisait tellement, qu’il le faisait porter avec lui dans tous ses voyages.

J’étudie le caractère du maréchal de Retz, parce que cet homme singulier fut le premier de cette espèce. François Cenci, de Rome, ne parut qu’en 1560. Il faut, pour que le caractère de Don Juan éclate, la réunion d’une grande fortune, d’une bravoure extraordinaire, de beaucoup d’imagination et d’un amour effréné pour les femmes. Il faut de plus naître dans un siècle qui ait eu l’idée de prendre les femmes pour juges du mérite. Du temps d’Homère, les femmes n’étaient que des servantes ; Achille, si brillant, ne songe pas du tout au suffrage de Briséis ; il lui préfère celui de Patrocle.

Les chapelains du maréchal de Retz, vêtus d’écarlate doublée de menu vair et de petit gris, portaient les titres de doyen, de chantre, d’archidiacre et même d’évêque. Pour dernière folie de ce genre, il députa au pape afin d’obtenir la permission de se faire précéder par un porte-croix.

Un des grands moyens que le jeune maréchal employait pour conquérir l’enthousiasme des habitants des villes, où l’amour effréné du plaisir le conduisait, c’était de donner, à grands frais, des représentations de mystères. C’était le seul spectacle connu à cette époque ; et, par sa nouveauté, au sortir de la barbarie, il exerçait un pouvoir incroyable sur les cœurs. Les femmes surtout fondaient en larmes et étaient comme ravies en extase.

Dès 1434, après deux années de cette joyeuse vie, le maréchal avait tellement abrégé sa fortune, qu’il fut obligé de vendre à Jean V, duc de Bretagne, un grand nombre de places et de terres. La famille du prodigue voulut empêcher l’effet de ces marchés ; mais le maréchal parvint à écarter les obstacles, et en 1437 il toucha les prix de vente.

Bientôt toutes les ressources humaines furent épuisées. Ici paraît l’homme d’imagination : Gilles de Retz, fort savant pour son temps, chercha le grand œuvre[1]. La transmutation des métaux ne s’opérant pas, il eut recours à la magie, et prit à son service l’Italien François Prelati. Ses ennemis prétendent qu’il promit tout au diable, excepté son âme et sa vie. Mais, par une bizarrerie bien digne d’une âme passionnée, tandis qu’il cherchait à établir des rapports avec cet être tout-puissant, ennemi du vrai Dieu, il continuait ses exercices pieux avec ses chapelains.

Voici un des premiers crimes de Gilles de Retz, autant que l’on peut deviner l’histoire à travers les phrases emphatiques si chères aux juges de toutes les époques.

Le maréchal voyageait vers les confins de la Bretagne, sous le nom d’un de ses chantres ; il était amoureux de la femme d’un fabricant de bateaux. Cette femme l’aimait trop ; elle avait une belle-sœur qui se montrait irritée de sa conduite légère et de ses imprudences. Gilles de Retz devint éperdument amoureux de celle-ci ; on lui opposa la plus vive résistance. Quand enfin la belle-sœur craignit de céder, elle disparut tout à coup ; elle s’était réfugiée chez son mari, riche meunier, établi sur les bords de la Vilaine, vers Fougerai. Le maréchal parut bientôt dans le pays ; mais il était connu du meunier, et il lui devint fort difficile de voir sa femme. Après une longue poursuite qui le porta à faire plusieurs voyages de Nantes à Fougerai, il fut heureux. Mais, à la suite d’un des rendez-vous, le mari ayant eu des soupçons poignarda sa femme : le maréchal furieux alla chez lui et le tua, ainsi que ses deux domestiques.

J’ai regret d’arriver à la partie atroce de cette vie singulière. La recherche de plaisirs affreux, ou les exigences de la magie, conduisirent le maréchal à immoler des enfants. Pour découvrir quel fut son motif, il faudrait obtenir la communication d’un des nombreux manuscrits de son procès. Je n’ai point assez de crédit pour cela.

Il paraît que, indépendamment de plaisirs horribles, certains charmes, destinés à plaire au diable et à l’attirer devant l’homme qui veut le voir, exigent le sang, le cœur, ou quelque autre partie du corps d’un enfant. Le diable exige un grand sacrifice moral de qui veut le voir. Le motif des meurtres est resté douteux ; ce qui est malheureusement trop prouvé, c’est que les gens du maréchal attiraient dans ses châteaux, par l’appât de quelques friandises, de jeunes filles, mais surtout de jeunes garçons ; et on ne les revoyait plus. Dans ses tournées en Bretagne, ses agents s’attachaient aux artisans pauvres qui avaient de beaux enfants, et leur persuadaient de les confier au maréchal, qui les admettrait parmi ses pages et se chargerait de leur fortune. Des amis du maréchal, un Prinçay, un Gilles de Sillé, un Roger de Braqueville, compagnons de ses plaisirs, semblent avoir partagé ce rôle infâme. Ils procuraient des victimes à leur puissant ami, ou étaient employés à menacer les parents et à étouffer leurs plaintes.

Les récits de ces crimes atroces agitèrent longtemps la Bretagne ; enfin le scandale l’emporta sur le pouvoir et le crédit de Gilles de Retz. Au mois de septembre 1440, il fut appréhendé, enfermé dans le château de Nantes, et le duc de Bretagne ordonna que son procès fût commencé. On a bien vu à la sécheresse du récit qui précède que nous ne connaissons la vie de ce premier des Don Juan que par les phrases emphatiques de petits juges hébétés. Quels furent les motifs, quelles furent les nuances non-seulement de ses actions atroces, mais de toutes les actions de sa vie qui ne furent pas incriminées ? nous l’ignorons. Nous sommes donc bien loin d’avoir un portrait véritable de cet être extraordinaire.

Avec Gilles de Retz on avait arrêté deux de ses agents, Henri et Étienne Corillaut, dit Poitou ; le magicien Prelati ne vivait plus. Confronté avec ses deux complices, le maréchal les désavoua pour ses serviteurs : Jamais, disait-il, il n’avait eu que d’honnêtes gens à son service. Mais, plus tard, la torture fit peur à cet être esclave de son imagination, il avoua tous ses crimes et confirma les déclarations de Henri et d’Étienne Corillaut.

Ici je me dispenserai de répéter les détails atroces ou obscènes de ce procès. C’est toujours un libertinage ardent, mais qui ne peut s’assouvir qu’après avoir bravé tout ce que les hommes respectent. Le Don Juan se procure tous les plaisirs de l’orgueil, et ces jouissances le disposent à d’autres. Toujours on le voit obéir à une imagination bizarre et singulièrement puissante dans ses écarts.

Il existe huit manuscrits de ce procès à la Bibliothèque royale de Paris, et un neuvième au château de Nantes. Gilles de Retz avait immolé un grand nombre d’enfants et de jeunes gens de tout âge, depuis huit ans jusqu’à dix-huit. Ces sacrifices humains avaient eu lieu dans les châteaux de Machecoul, de Chantocé, de Tiffauges, appartenant au maréchal ; dans son hôtel de La Suze, à Nantes, et dans la plupart des villes où il promenait sa cour. Il avoua que ses sanglantes voluptés avaient duré huit ans ; un de ses complices dit quatorze. Dans ses châteaux, on brûlait les restes des victimes afin d’anéantir toutes les traces du crime.

Le défaut de cette histoire, tirée ainsi d’un procès criminel, c’est de ressembler à un roman à la fois atroce et froid. Pour trouver le courage de lire jusqu’à la fin, on sent le besoin de se rappeler qu’il s’agit ici de faits prouvés en justice et contre un grand seigneur, homme d’esprit, riche et puissant : la calomnie n’est donc pas probable. Malgré les précautions prudentes indiquées ci-dessus, on trouva quarante-six cadavres ou squelettes à Chantocé, et quatre-vingts à Machecoul.

Le maréchal avait vendu au duc de Bretagne, son souverain, la place de Saint-Étienne de Malemort, et il s’en remit en possession en menaçant le gouverneur d’égorger son frère qui était en son pouvoir, s’il ne la lui livrait pas. Le besoin d’argent, qui se fit sentir vers la fin de sa courte carrière, forçait le maréchal à ces sortes d’actions, bien plus dangereuses pour lui que les crimes privés. Il fut condamné à mort, ainsi que ses deux complices, par un tribunal dont Pierre de l’Hôpital, sénéchal de Bretagne, était président.

Pour satisfaire, avant de mourir, un de ses goûts favoris, celui des processions, le maréchal obtint d’être conduit jusqu’au lieu du supplice par l’évêque de Nantes et son clergé. Il rendit la cérémonie complète en se montrant plein de repentir et en prêchant ; il exhorta ses complices à la mort, leur dit adieu, et promit de les rejoindre bientôt en paradis. Il eut le malheur d’être pendu, au milieu des vastes prairies de Biesse, le 28 octobre 1440 ; il n’avait que quarante-quatre ans[2].

Il y aurait du danger à publier le procès de cet homme singulier. Dans ce siècle ennuyé et avide de distinctions, il trouverait peut-être des imitateurs.

Mais, du reste, ce procès arrangé en récit rappellerait les Mémoires de Benvenuto Cellini, et ferait mieux connaître les mœurs du temps que tant de déclamations savantes qui conduisent au sommeil. Remarquez que les considérations générales sont toujours comprises par le lecteur suivant les habitudes de son propre siècle. Ce procès offre des faits énoncés clairement, et qu’il n’est point possible de comprendre de travers[3].

À la bibliothèque de Nantes, on a bien voulu me montrer, à moi ignorant, un manuscrit de la Cité de Dieu de saint Augustin, traduite par Raoul de Praesles en 1375. Une miniature fort bien exécutée représente Deux dames et un chevalier jouant aux cartes. Sur quoi, j’ai dit au bibliothécaire d’un petit air pédant : « Les cartes inventées, je crois, en Chine, ne portaient pas d’abord les figures que nous leur connaissons, et dont l’Europe leur fit cadeau vers la fin du quatorzième siècle. Les noms rassemblés de toutes les époques : Hector, David, Lancelot, Charlemagne, montrent la confusion de souvenirs et d’idées qui régnait à la fin du moyen âge. »

Un grand nombre de documents relatifs aux guerres de la Vendée sont déposés aux archives de la préfecture. Si la Restauration avait eu le moindre talent gouvernemental, elle eût envoyé à Nantes quelques officiers d’état-major nés dans le pays. Ces messieurs auraient trouvé dans les papiers de la préfecture deux volumes vrais et intéressants ; et tant de héros royalistes ne seraient pas restés inconnus, carent quia vate sacro.

Au dix-huitième siècle, le génie individuel et la passion n’ont éclaté nulle part avec plus de pittoresque que parmi ces simples paysans qui croyaient venger Dieu.

L’alliance de tant de courage et de tant d’astuce militaire, avec l’impossibilité complète de comprendre les choses écrites, ne s’est jamais présentée à un tel degré dans l’histoire. Mon cicérone donna des soins pendant quelques heures, dans sa maison de campagne, à un Vendéen blessé à mort, qui lui dit que, à son avis, tous les prêtres se ressemblaient, et qu’il ne s’était nullement battu pour plaire à son curé ; mais qu’il ne pouvait souffrir que, par sa loi sur le divorce, la Convention nationale prétendît l’obliger à quitter sa femme qu’il adorait, et que parbleu il ne voulait céder à personne.

Nantes est pour moi le pays des rencontres : j’ai trouvé à la Bourse un capitaine de navire, jadis mon compagnon de croisière douanière à la Martinique. Il vient de passer trois ans dans la Baltique et à Saint-Pétersbourg.

— Serons-nous cosaques ? lui dis-je.

— L’empereur N…, me répondit-il, est homme d’esprit, et serait fort distingué comme simple particulier. Ce souverain, le plus bel homme de son empire, en est aussi l’un des plus braves ; mais il est comme le lièvre de la Fontaine, la crainte le ronge. Dans tout homme d’esprit, et il y en a beaucoup à Pétersbourg, il voit un ennemi ; tant il est difficile d’avoir assez de force de caractère pour résister à la possession du pouvoir absolu.

1° Le czar est furieux contre la France ; la liberté de la presse lui donne des convulsions, et il n’a pas vingt millions de francs au service de sa colère. Le ministre des finances Kankrin est homme de talent, et c’est à peine s’il parvient à joindre les deux bouts, et en faisant jeter les hauts cris à tout le monde.

2° L’empereur ne veut pas qu’il y ait en Russie des maris trompés. Un jeune officier voit-il trop souvent une femme aimable, la police le fait appeler, et l’avertit de discontinuer ses visites. S’il ne tient compte de l’avis, on l’exile ; et enfin un amour extrêmement passionné pourrait conduire jusqu’en Sibérie : rien ne dépite autant la jeune noblesse. D’ordinaire les souverains absolus savent qu’ils ne se soutiennent qu’en partageant avec leur noblesse le plaisir de jouir des abus. Saint-Simon vous dira que Louis XIV donnait de grosses pensions à toute sa cour ; et, quoique ridiculement dévot, il ne prétendit jamais mettre obstacle à l’existence des maris trompés. Le duc de Villeroy, son plus intime courtisan, avait une liaison publique avec la gouvernante des enfants de France.

D’ailleurs le czar, fort beau de sa personne, est un peu comme nos préfets de France, qui prêchent la religion dans leurs salons et ne vont pas à la messe.

3° La Russie ne veut pas que la Servie jouisse de la charte que veut lui donner le prince Milosch, celui de tous les souverains d’outre-Rhin qui sait le mieux son métier.

4° Il y a beaucoup de gens d’esprit en Russie, et leur amour-propre souffre étrangement de ne pas avoir une charte, quand la Bavière, quand le Wurtemberg même, grand comme la main, en ont une. Ils veulent une chambre des pairs, composée des nobles, ayant actuellement cent mille roubles de rente, déduction faite des dettes, et une chambre des députés, composée pour le premier tiers d’officiers, pour le second de nobles, pour le troisième de négociants et manufacturiers, et que tous les ans ces deux chambres votent le budget. L’on n’aime pas la liberté, comme nous l’entendons, en Russie : le noble comprend que tôt ou tard elle le priverait de ses paysans (qui d’ailleurs sont fort heureux) ; mais l’amour-propre du noble souffre de ne pas pouvoir venir à Paris, et de se voir traiter de barbare dans le moindre petit journal français.

Je ne doute pas, continue le capitaine C…, que, avant vingt-cinq ans, ce pays-là n’aie un simulacre de charte, et la couronne achètera les orateurs avec des croix.

On dit à Pétersbourg que le général Yermolof est un homme du premier mérite, peut-être un homme de génie ; on voudrait le voir ministre de l’intérieur. Le général Jomini forme des officiers fort instruits, comme on le verra à la première guerre. Mais ces officiers ne veulent pas passer pour plus bêtes que des Bavarois.

La Russie absorbe les trois quarts des livres français que produit la contrefaçon belge, et je connais vingt jeunes Russes qui sont plus au fait que vous de tout ce qu’on a imprimé à Paris depuis dix ans. Les comédies de madame Ancelot sont jouées à Pétersbourg en français et en russe.


— De la Bretagne, le 3 juillet.

La soirée s’est passée à entendre porter aux nues la féodalité, et par un être respectable qu’il eût été bien plus ennuyeux de réfuter.

Tout ce qu’on peut dire de mieux de la féodalité, comme du christianisme de Grégoire de Tours, c’est qu’elle vaut mieux que l’affreux désordre du dixième siècle. Mais le règne d’un Néron ou d’un Ferdinand valait mieux que la féodalité.

Les nigauds, ou plutôt les gens avisés, aidés par les simples, qui vantent aujourd’hui ces choses anciennes et veulent en rétablir les conséquences, disent à un homme de vingt ans : Mon cher enfant, vous vous êtes nourri de lait à l’âge de six mois, et avec le plus grand succès, convenez-en ; eh bien ! revenez au lait.

Ce qui faisait en 1400 l’extrême supériorité du génie italien sur le génie français, c’est que les Italiens se battaient depuis le neuvième siècle pour obtenir une certaine chose qu’ils désiraient, tandis que les Français suivaient leur seigneur féodal à la guerre pour ne pas être mis au cachot. Par malheur, la civilisation des républiques du moyen âge ayant fertilisé les campagnes d’Italie, les féodaux de l’Europe s’y donnèrent rendez-vous pour vider leurs différends.

La soirée a fini heureusement par une amère critique de la conduite de madame de Nintrey, charmante femme un peu de ma connaissance. Ce n’est rien moins qu’une aventure intéressante que je vais transcrire ; c’est une conversation au sujet d’un fait fort simple, mais qui semble fort mystérieux, et surtout fort scandaleux aux beaux de la grande ville où on me l’a conté. Ces messieurs ont passé une grande partie de l’été au château de Rabeslins. Comme le village voisin n’a que de misérables huttes que vous croiriez impossibles en France si j’entreprenais de les décrire, madame de Nintrey a fait arranger une maison de jardinier, où l’on peut offrir des cellules à bon nombre de visiteurs, et l’on se dispute les places ; car madame de Nintrey n’a pas quarante ans. Suivant moi, elle est fort avenante, elle est jolie, ses manières sont fort nobles sans être dédaigneuses ; je trouve ses façons de parler remplies de naturel ; et, si un regard le permettait, elle ne manquerait pas d’adorateurs, mais personne n’ose prendre ce langage. Les beaux sont rudement tentés, sa fortune est la plus ample de la province ; mais elle veut qu’on n’ait d’yeux que pour sa fille. Léonor de Nintrey est une beauté imposante ; elle a des traits grecs, à peine vingt ans, et de plus elle apporte à son futur époux vingt-cinq mille livres de rente dans son tablier et des espérances immenses. Si le lecteur est doué d’une imagination de feu, il peut se faire une faible idée de l’effet produit par la réunion de tant de belles choses. Le fait est que mademoiselle de Nintrey peut changer du tout au tout la vie future de tous les jeunes gens qui l’approchent. Elle a pour tuteur et pour second père un notaire, nommé Juge, homme intègre et singulier, parent de feu M. de Nintrey, et auquel tout le monde fait la cour dans le département. Lui, malin vieillard, se compare à Ulysse, et tourne en ridicule les prétendants.

Hier soir il m’a fallu veiller jusqu’à minuit trois quarts, heure indue à cent cinquante lieues de Paris. Le maître de la maison, un peu ganache, narrait, et à chaque instant on lui interrompait ses phrases. Des indiscrets essayaient d’usurper la parole sous prétexte d’ajouter des circonstances essentielles à ce qu’il nous disait.

Son récit n’est point extraordinaire, il n’a d’autre mérite qu’une plate exactitude ; cela est vrai comme une affiche de village annonçant de la luzerne à vendre. Et cette vérité est une difficulté pour l’écrivain : comme les personnages vivent encore et sont même fort jeunes, je vais avoir recours à une foule de noms supposés, et je déclare hautement que je ne prétends nullement approuver les actions ou les manières de voir de ces noms supposés.

Le lecteur sait déjà que tout le Roussillon s’occupait de la beauté, de la fortune et même de l’esprit de mademoiselle de Nintrey, fille unique d’une femme singulière qui n’a jamais été ce qu’on appelle une beauté, mais qui n’en a pas moins inspiré trois ou quatre grandes passions auxquelles elle s’est montrée fort insensible. Une grâce charmante, et dont ces gens-ci ne peuvent se rendre compte, a valu ces grands succès à madame de Nintrey. On l’accusait hautement de coquetterie ; mais les femmes, qui la détestent toutes, conviennent que, par orgueil, elle n’a jamais pris d’amant. Elle parlait à nos hommes comme une sœur, disent-elles, et cela nous faisait tort. Madame de Nintrey, à laquelle j’ai eu l’honneur d’être présenté à l’un de mes précédents voyages, n’oppose qu’une simplicité parfaite et véritable à la profonde et immense politique qui compose le savoir-vivre de la province, surtout parmi les gens qui ont dix mille livres de rente et un château, et qui aspirent à doubler tout cela. Or, madame de Nintrey a trois châteaux, dans l’un desquels j’ai reçu l’hospitalité il y a peu de jours. Vu la pauvreté du village, le concierge m’a donné une cellule, et ce qui m’a surpris, j’ai trouvé encadrés dans la longue galerie qui y conduit les portraits gravés de plus de quatre cents personnes qui se sont fait un nom depuis 1789. C’est précisément ce château qu’elle habitait avant son aventure. Autant que je puis comprendre ce caractère singulier qui donne à parler en ce moment à huit départements, madame de Nintrey ose faire à chaque moment de la vie ce qui lui plaît le plus dans ce moment-là. Ainsi tous les sots l’exècrent, eux qui n’ont pour tout esprit que leur science sociale. Comme elle était fort riche et assez noble en 1815, deux de ces hommes habiles, qu’on appelle jésuites en ce pays, entreprirent de la marier dans l’intérêt d’un certain parti. Tout à coup on apprit qu’elle venait d’épouser un M. de Nintrey, qui n’avait rien. C’était un pauvre officier licencié de l’armée de la Loire.

Au moment de ce licenciement nigaud, le bataillon que M. de Nintrey commandait comme le plus ancien capitaine, se révolte ; il veut avoir sa solde arriérée avant de se laisser licencier : M. de Nintrey fait rendre justice à sa troupe. Mais quelques voix l’avaient accusé d’être d’accord avec les royalistes qui licenciaient l’armée. Cette opération terminée, M. de Nintrey prie les soldats de se former en carré.

— Messieurs, leur dit-il, car je suis votre égal maintenant, nous sommes tous des citoyens français… Messieurs, pleine justice vous a-t-elle été rendue ?

— Oui, oui ! Vive le capitaine !

Les cris ayant cessé :

— Messieurs, reprend M. de Nintrey, quelques voix se sont élevées pour m’accuser d’une sorte de friponnerie, et je prétends, parbleu, en avoir raison. Le Martroy passe pour le premier maître d’armes du régiment : en avant, Le Martroy ! et habit bas.

Tout le monde réclame. Les cris de Vive le capitaine ! éclatent de toutes parts ; mais, quoi qu’on pût dire, Le Martroy est obligé de détacher les fleurets qu’ils portait sur son sac. On fait sauter les boutons, on se bat assez longtemps. D’abord M. de Nintrey est touché à la main, mais bientôt après il donne un bon coup d’épée à Le Martroy.

— Messieurs, dit-il, j’ai quarante et un louis pour toute fortune au monde, en voici vingt et un que je donne au brave Le Martroy pour se faire panser. Le bataillon fondit en larmes. Nintrey a dit depuis qu’il eut quelque idée de former une guérilla, de venir s’établir dans la forêt de Compiègne, et de suppléer au manque de résolution de ces maréchaux qui avaient fait la guerre en Espagne, et ne savaient pas imiter ce peuple héroïque. Madame de Nintrey, sur le récit de ce trait et presque sans le connaître, épousa le brave officier. Sur quoi grande colère et prédictions fatales. Toute la haute société de la province destinait pour mari à la richissime mademoiselle de R… un jeune adepte qui écrivait déjà d’assez jolis articles dans les journaux de la congrégation. Les salons provinciaux reçurent froidement M. de Nintrey ; il vint habiter Paris, où l’on n’a le temps de persécuter personne : il y mourut lorsque sa fille unique avait quinze ans.

La belle Léonor de Nintrey annonça en grandissant un caractère ferme ; elle est fière de sa naissance et de sa fortune, elle a jugé le mérite de tous les grands noms à marier, et jusqu’à l’âge de vingt ans qu’elle a aujourd’hui, n’a trouvé personne digne de sa main.

On prétend que madame de Nintrey disait à sa fille : « Je te laisserai assurément toute liberté ; mais, si j’étais à ta place, je ferais semblant d’être pauvre, pour tâcher de trouver un mari qui ressemble un peu à ton pauvre père. Un beau de Paris t’épousera pour ta fortune, et à la messe de mariage regardera dans les tribunes. Il dissipera la moitié de cette fortune dans quelque riche spéculation sur les mines ou les chemins de fer, et finira par te négliger pour quelque actrice des Variétés qui l’amusera en disant tout ce qui lui passe par la tête. »

C’est apparemment pour éviter le dénoûment qu’elle redoutait que madame de Nintrey passait dix mois de l’année dans ses terres. On accuse la belle Léonor d’avoir le caractère décidé d’une femme de vingt-cinq ans.

On revient longuement sur tous ces détails que j’abrège, depuis l’événement que je vais enfin raconter, si je puis. Des provinciaux envieux font un autre reproche grave à madame de Nintrey. Elle ne se cachait pas pour dire à la barbe de leur avarice qu’elle trouvait de la petitesse d’esprit à ne pas dépenser son revenu. Mais comme elle a les goûts les plus simples, c’était dans le fait la belle Léonor qui, à Paris ou dans les châteaux de sa mère, dépensait cinquante ou soixante mille livres de rente. On accuse mademoiselle de Nintrey d’avoir un caractère trop décidé ; je croirais, moi, que le ciel l’a douée d’un rare bon sens, car, malgré le nombre infini d’actions qu’il faut faire pour dépenser tous les ans un revenu considérable, la haine ne peut lui reprocher aucune fausse démarche, ni même aucune action ridicule. Les mères qui ont des filles à marier n’ont pu trouver aucun prétexte pour étendre à la belle Léonor la réputation de mauvaise tête, que madame de Nintrey a si richement méritée par son scandaleux mariage.

Rien n’étant plus facile que d’être reçu chez madame de Nintrey, et le grand château gothique et ruiné où le caprice de Léonor l’avait conduite cette année, n’ayant pour voisin qu’un mauvais village sans auberge elle avait fait arranger la maison du jardinier, où, comme je l’ai dit, on voit les portraits de tous nos révolutionnaires. Il y a trois mois que l’on remarqua parmi les nouveaux arrivants un M. Charles Villeraye, qui, quoique fort jeune, a déjà dissipé sa fortune à Paris. Depuis, il a fait plusieurs voyages dans les Indes, soit pour cacher sa pauvreté, soit pour essayer d’y remédier ; c’est ce qu’on ne sait pas au juste, car Villeraye n’adresse jamais la parole à des hommes, il est avec eux d’un silencieux ridicule. Il emploie le peu d’argent qui lui reste à avoir un beau cheval. Mais il est si pauvre, qu’il ne peut donner un cheval à son domestique ; et, tandis qu’il voyage à cheval, son domestique lui court après par la diligence. De façon que, lorsqu’il arriva au château de Rabestins, on le vit les premiers jours panser lui-même son cheval, ce qui parut d’un goût horrible aux beaux de la ville de ***. Mais, en revanche, les femmes ne parlaient que de Charles Villeraye. C’est un être vif, alerte, léger, il porte dans tous ses mouvements un laisser-aller simple et non étudié qui étonne d’abord ; on croirait avoir affaire à un étranger. Suivant moi, c’est un homme de cœur qui désespère de plaire à la société actuelle, et, par ce chemin étrange mais peu réjouissant, arrive à des succès. Il faut que les beaux aient entrevu ma conjecture, car ils veillent jusqu’à une heure du matin pour en dire du mal. Ce qui est piquant pour ceux de ces messieurs qui ont adopté le genre terrible, c’est que Charles passe pour être fort adroit à toutes les armes. Les propos ont soin de se taire en sa présence ; d’ailleurs il serait difficile d’entamer une conversation avec l’Indien ; c’est le sobriquet inventé par les beaux. Il répond à ce qu’on lui dit avec une politesse froide ; mais, quoi qu’on ait pu faire, on ne l’a point vu adresser la parole à un homme ou lancer un sujet de conversation.

Charles était un peu parent de feu M. de Nintrey, et sa veuve, le sachant de retour depuis quelque temps dans la province où il est né, mais où il ne possède plus rien, l’a invité à venir tuer des perdreaux dans ses chasses, qui sont superbes. Mais les politiques ne doutent pas qu’elle n’ait eu l’idée baroque d’en faire un mari pour sa fille. Une fois ne lui est-il pas échappé de dire devant deux notaires et presque comme se parlant à elle-même : « Quel avantage y a-t-il pour une fille au-dessus de toutes les exigences par la fortune à épouser un homme riche ? Ce qu’elle a de mieux à espérer, n’est-ce pas que son mari ne gâte pas sa position sous ce rapport ? »

Lors de l’arrivée de Charles, la fierté de Léonor a paru fort choquée de ce que, venu au château un soir fort tard, dès le lendemain avant le jour il s’est joint à une partie de chasse au sanglier. Les chasseurs ne rentrèrent qu’à la nuit noire. Charles Villeraye était horriblement fatigué, et, dès qu’il eut assisté à un souper où il mangea comme un sauvage sans dire mot, il alla visiter son cheval à l’écurie et ne reparut pas au salon.

Ce qui est encore d’une plus rare impolitesse, c’est qu’il devina, dès le premier jour, que la belle Léonor le regardait un peu comme un futur mari. Madame de Nintrey est bien assez imprudente pour avoir fait une telle confidence à sa fille, disaient ce soir les respectables mères de famille qui essayaient de ravir la parole à mon hôte qui narrait posément et avec circonstances, ainsi que le lecteur s’en aperçoit. Comme il reprenait la parole après une longue interruption à laquelle je dois la plupart des détails précédents :

— Elle est bien capable, reprit l’une de ces dames, d’avoir dit à sa fille : « Je préférerais un jeune homme qui a eu six chevaux dans son écurie, et qui s’est déjà ruiné une fois. Peut-être aura-t-il compris l’ennui qu’il y a à panser soi-même son cheval. »

Quoi qu’il en soit, Charles, dans les premiers jours, paraissait avoir pris à la lettre l’invitation de madame de Nintrey, qui lui avait écrit de regarder son château comme une auberge dans le voisinage d’une belle chasse. Mais bientôt sa conduite changea du tout au tout ; on le voyait des journées entières au château.

Que s’est-il passé alors entre lui et la fière Léonor, entre lui et madame de Nintrey ?

Il paraît que Charles a vu tout d’abord que mademoiselle de Nintrey regardait ce mariage comme sûr si elle daignait y consentir, par la grande raison que lui, Charles, n’avait pas trois cents louis de rente, et qu’elle en aurait dix fois plus. Ce qu’il y a de certain, c’est que le dixième jour de sa présence au château il a produit un grand silence au milieu du déjeuner, en disant, comme on parlait mariage, que, quant à lui, pauvre diable ruiné, il prétendait bien ne jamais s’engager dans un lien si redoutable.

On dit que dès ce jour-là il était amoureux fou de madame de Nintrey, et que si, contre son caractère, il lui arriva de parler de lui et de ses projets, c’est qu’il voulait, dans l’esprit de madame de Nintrey, aller au devant de cet horrible soupçon que, s’il l’aimait, c’était un peu parce qu’il trouvait commode de jouir avec elle d’une belle fortune.

« Madame de Nintrey est la femme la plus simple, la plus unie ; elle ne fait nul honneur à sa fortune, disait ce soir l’une de ces dames, grande et maigre. On peut ajouter que son petit esprit est indigne d’une aussi belle position, et, quant à moi, je l’aurais toujours prise pour une sotte, sans toute l’affectation qu’elle met de temps en temps à soutenir des paradoxes. »

À ce beau mot de paradoxe, tout le monde a voulu prendre la parole, et j’ai compris que madame de Nintrey avait pu être séduite par le suprême bonheur de ne plus revoir des gens parlant avec tant d’éloquence. Il paraît qu’elle n’avait jamais été amoureuse : « comme une folle comme il convient à une femme de ce caractère-là, » disait ce soir un vieux philosophe bossu. Son premier mariage, si étonnant, n’aurait été pour elle qu’un mariage de raison. Elle avait dix-huit ans, et voyait bien, avec sa fortune, qu’il fallait finir par se marier.

Il paraît que, par les femmes de chambre, on a obtenu quelques détails précieux sur la conclusion de l’aventure. Elles prétendent qu’un soir M. Villeraye, se promenant au jardin avec madame de Nintrey devant les persiennes du rez-de-chaussée, lui tint à peu prés ce langage : Il faut, madame, que je vous fasse un aveu que ma pauvreté connue rend bien humiliant pour moi. Je ne puis plus espérer de bonheur qu’autant que je parviendrai à vous inspirer un peu de l’attachement passionné que j’ai pour vous. Et comment oser vous parler d’amour sans ajouter le mot mariage ? et quel mot affreux et humiliant pour un homme ruiné ? Je ne pourrais plus répondre de moi si j’étais votre époux ; l’horreur du mépris me ferait faire quelque folie. Si l’argent, au contraire, n’entre pour rien dans notre union, je me regarderais comme ayant enfin trouvé ce bonheur parfait que je commençais à regarder comme une prétention ridicule de ma part.

Par de bons actes fort en règle et des donations acceptées par M. Juge, madame de Nintrey a donné à sa fille tous ses biens, à l’exception de deux terres. Elle a vendu l’une au receveur général trois cent mille francs à peu près comptant, elle a signé pour l’autre un bail de dix ans. Elle est partie pour l’Angleterre après avoir remis sa fille à M. Juge ; sans doute aujourd’hui on l’appelle madame Villeraye. Son caractère si égal avait absolument changé dans ces derniers temps, disent les femmes de chambre. M. Juge était dans le salon ce soir, il se moque plus que jamais de tout le monde. Quant à moi, je suppose que madame de Nintrey avait lieu de croire que sa fille avait pris de l’amour pour M. Villeraye.


L’hôtel de la préfecture, bâti en 1777, a deux façades d’ordre ionique, qui dans le pays passent pour belles ; l’une d’elles donne sur la vallée de l’Erdre et m’avait déjà déplu le lendemain de mon arrivée. La colonnade de la Bourse, construite, ce me semble, sous le ministère de M. Crétet (un de ces grands travailleurs employés par Napoléon), se compose de dix colonnes ioniques, qui supportent un entablement couronné par dix mauvaises statues. La façade opposée offre un prétendu portique d’ordre dorique et aussi quatre statues pitoyables.

La salle de spectacle a un péristyle de huit colonnes d’ordre corinthien, qui, comme celles de la Bourse et de la préfecture, manquent tout à fait de style. Ces huit colonnes sont couronnées par huit pauvres statues représentant les muses ; laquelle a eu le bonheur d’être oubliée ? Le véritable caractère de l’architecture de Louis XV, c’est de faire des colonnes qui ne soient que des poteaux.

Il m’a fallu voir le Muséum d’histoire naturelle, l’Hôtel des Monnaies, la Halle au blé, la Halle aux toiles, la maison du chapitre ; du moins le balcon de celle-ci est-il décoré de quatre cariatides en bas-relief, que l’on prétend copiées des cartons de Pugel ; mais les échevins de Nantes les ont fait gratter et peindre. Peu de sculptures auraient pu résister à un traitement aussi barbare ; toutefois on trouve encore dans celles-ci quelques traits de force et d’énergie.

Quoi qu’on en dise, le Français, surtout en province, n’a nullement le sentiment des arts ; je me hâte d’ajouter qu’il a celui de la bravoure, de l’esprit et du comique. Si vous doutez de la partie défavorable de mon assertion, allez voir les deux cariatides sur la place de la cathédrale à Nantes.

Je croyais être quitte des beautés de cette ville ; mais il m’a fallu subir encore les hôtels de Rosmadec, d’Aux, Deurbroucq et Briord. Je n’ai été un peu consolé durant cette longue corvée que par une jolie façade dans le goût de la renaissance, près de la cathédrale. Ce bâtiment sert maintenant à un déplorable usage : on y dépose les cercueils en bois.

Une tour ronde dans la rue de la Cathédrale indique les anciennes fortifications de la ville.

Je suis revenu en courant chez moi, me consoler de tant d’admirations par la lecture des mémoires de Retz en un volume que j’ai découvert ce matin, en passant devant un libraire. Puis, un peu remis, je suis sorti tout seul. Nantes a réellement l’air grande ville ; j’aime beaucoup la place Royale, vaste et régulière. Elle est formée de neuf massifs de bâtiments, construits sur un plan symétrique. Le bonheur de Nantes, c’est que la mode a bien voulu y adopter de belles maisons en pierre à trois étages, à peu près égaux ; rien n’est plus joli. Les vilains quartiers, formés de maisons de bois dont le premier étage avance sur la rue, comme à Troyes, disparaissent rapidement. On trouve en plusieurs endroits de jolis boulevards formés de quatre rangs d’arbres et entourés de belles maisons. À la vérité, ces boulevards sont solitaires, et les maisons ont l’air triste. Souvent je suis allé lire dans celui qui est situé presque en face du théâtre ; mais on ne l’aperçoit point de la place Graslin. Il est peuplé d’une infinité d’oiseaux chanteurs[4].


— Nantes, le 4 juillet.

Le croira-t-on ? je n’ai pu me défendre d’une seconde course pour admirer Nantes. Les charges de l’amitié, même la plus nouvelle, l’emportent souvent sur ses agréments. Cette obligation de regarder avec attention et une sorte de respect apparent tant de plates colonnes sans style, m’avait assommé. Longtemps j’ai lutté ; nous avions des dames, et mon aimable cicérone avait pris le landau d’un de ses amis : il est impossible d’être plus obligeant. Mais il fallait parler, c’est-à-dire mentir ; sous ce rapport je ne suis pas de mon siècle. À la fin mon courage a cédé ; j’aurais résisté à une besogne désagréable, lever un plan, par exemple, ou faire des recherches dans de vieux manuscrits. Mais, par des mensonges, me dégoûter de l’architecture et des paysages, les consolations de ma solitude ! J’ai parlé d’une attaque de migraine, et mon ami a eu la bonté de me conduire chez un loueur de voitures qui m’a donné un excellent cheval attelé au plus ridicule des cabriolets ; c’est dans cet équipage grotesque que je suis allé parcourir seul les environs de la ville. Un écrivain du dix-huitième siècle s’écrierait ici : Jamais la nature n’est ridicule. Le fait est que la vue des arbres et des prairies m’a délassé : j’ai trouvé d’immenses prairies bordées de coteaux couverts de vignes ; j’ai passé encore par cette éternelle rue qui couronne tous les ponts de la Loire, elle peut bien avoir trois quarts de lieue de long. Le pavé est une horreur.

Remarquez que, outre la contemplation de l’architecture du siècle de Louis XV appliquée à de petits bâtiments qui n’ont pas même pour eux la masse, j’ai dû subir le détail sans doute exagéré de tous les genres d’industrie et de commerce maritime qui enrichissaient Nantes avant la fatale révolution. Les journaux royalistes font travailler en ce sens les imaginations de l’Ouest. Le pays idéal où tout était parfait a été détruit par la révolution.

Depuis quelques années le Havre est devenu le port de Paris, et s’est emparé des opérations qui jadis faisaient la splendeur de Nantes et de Bordeaux. Les descendants des hommes qui, en ces villes, faisaient tous les ans des gains fort considérables, ne font plus que des gains modérés, et prétendent néanmoins avoir un luxe que leurs pères ne connurent jamais. Ces messieurs sont en état de colère permanente.

Sommes-nous des parias, me disaient-ils ce soir ? Paris doit-il tout avoir ? Devons-nous nous épuiser pour servir le cinq pour cent aux soixante mille rentiers de Paris ?

Les habitants de Nantes et de Bordeaux s’en prennent à la chambre des députés, qui, disent-ils, en 1837, n’a pas voulu voter les chemins de fer, parce qu’ils donneraient à la province une partie des avantages de Paris.

— Oui, leur dis-je, vous viendrez jouer à la Bourse.

Ces messieurs prétendent que la chambre a fait preuve d’une grande ignorance ; mais cette ignorance, à l’égard des chemins de fer, est générale en France, tandis qu’à Liège et à Bruxelles, tout le monde comprend cette question. Est-ce la faute de la chambre, si la France n’a pas d’hommes comme M. Meus ? En France, les négociants gagnent de l’argent par routine, mais se moquent fort de l’économie politique. Quel est le négociant millionnaire qui ait lu Say, Malthus, Ricardo, Macaulay ? Il résulte de là que, dès qu’il faut s’occuper d’une chose nouvelle, on ne sait que dire ni que faire. Remarquez que, pour les choses d’association, il ne s’agit pas de la supériorité d’un homme : l’envie en ferait bien vite justice. Il faut que quatre-vingts ou cent hommes soient à la hauteur de la science et au delà de la routine.

Les chemins de fer facilitent le commerce ; mais, à l’exception du nombre des voyageurs qu’ils augmentent (à la façon des omnibus), ils ne créent aucune consommation, aucun commerce nouveau.

Comme j’ai une véritable estime et beaucoup de reconnaissance pour les personnes avec lesquelles j’ai parcouru Nantes aujourd’hui, je leur fais remarquer qu’avant la révolution, dans les temps prospères de Nantes et de Bordeaux, Paris avait quatre cent cinquante mille habitants, et non neuf cent quatre-vingt mille ; il était peuplé de grands propriétaires, et qui, à l’exemple du duc de Richelieu et de l’évêque d’Avranches, cherchaient à plaire aux dames. Les débuts à l’Opéra étaient pour eux la grande affaire ; penser aux leurs était une corvée insupportable : ils n’avaient jamais mille écus dans leurs bureaux. Aujourd’hui il n’est pas d’homme riche, à Paris, qui, au moins une fois en sa vie, n’ait été dupe d’un bavard adroit et sans argent, qui l’a précipité dans quelque grande spéculation excessivement avantageuse. Ces hommes riches, ne prenant plus intérêt aux débuts de l’Opéra, n’ont, pour s’occuper, que la Chambre, la Bourse, et les spéculations plus ou moins absurdes dans lesquelles les jettent les beaux parleurs qui sont pour eux remèdes à l’ennui. Guéris une fois des Robert-Macaire, il est naturel que ces gens riches confient leur argent aux habiles spéculateurs de toutes les nations, qui maintenant se donnent rendez-vous au Havre. Nantes et Bordeaux sont trop loin.

Cette journée si pénible eût été affreuse pour moi, au point de me dégoûter des voyages, si elle ne se fût terminée par une représentation de Bouffé. Je comptais ne passer qu’une demi-heure au spectacle ; mais le jeu si vrai et si peu fat de cet excellent acteur m’a retenu jusqu’à la fin. D’ailleurs j’attendais M. C***, le père noble, avec lequel j’étais bien aise de causer. Je pensais que sa raison profonde était le vrai remède à mon ennui : c’est ce qui est advenu. Nous étions horriblement mal à l’orchestre : tout le monde se plaignait. Dans les entr’actes, je me trouvais bien dupe de m’être fourré là. Voilà une des causes de la décadence de l’art dramatique : on est si mal au théâtre, que le théâtre s’en va.

M. C. ajoutait : « On aime mieux lire une tragédie de Shakspeare, que la voir représenter ; et, pour qui sait lire, le théâtre perd de son intérêt. Voyez à Paris : les grands et légitimes succès sont à l’Ambigu-Comique, à la Porte-Saint-Martin, dans les salles occupées par des spectateurs qui ne savent pas lire. »

Pour les gens qui lisent, les romans et les journaux remplacent à demi le théâtre. Il était la vie de la société, il y a soixante ans, du temps de Collé, de Diderot, de Bachaumont (voir leurs Mémoires). Le grand changement qui s’opère a plusieurs causes :

La sauvagerie générale ; on aime mieux avoir du plaisir au coin de son feu. Dès qu’on est hors de chez soi, il faut jouer une comédie fatigante, ou perdre en considération.

2° On a vu Andromaque par Talma : on ne veut pas gâter un souvenir brillant de génie.

3° On est horriblement mal dans les théâtres de Paris ; or, depuis que la gaieté s’est envolée, nous tenons au bien-être. Il s’écoulera peut-être trente ans avant que la mode s’avise d’ordonner aux entrepreneurs de spectacle de faire arranger leurs théâtres comme celui de l’Opéra-Italien à Londres ; l’on y a des fauteuils fort espacés.

4° Le spectacle et le dîner se font la guerre. Il faut dîner à la hâte, et, au sortir de table, courir s’enfermer dans une salle échauffée par les respirations. Pour bien des gens, cette seule cause suffit pour paralyser l’esprit et le rendre incapable de goûter des plaisirs quelconques.

5° Pour peu qu’on ait d’imagination, on aime mieux lire Andromaque, et choisir un moment où l’esprit se trouve régner en maître sur la guenille qui lui est jointe. Quand on a le malheur de savoir par cœur les quinze ou vingt bonnes tragédies, on lit des romans qui ont le charme de l’imprévu.

Il ne restera, je pense, à l’art dramatique que la comédie qui fait rire. C’est que le rire vient de l’imprévu et de la soudaine comparaison que je fais de moi à un autre.

C’est que ma joie est quadruplée par celle du voisin. Dans une salle remplie jusqu’aux combles et bien électrisée, les lazzi d’un acteur aimé du public renouvellent vingt fois le rire après le trait véritablement comique de la pièce. Il faut donc voir jouer les comédies de Regnard, et non pas les lire ; il faut voir jouer Prosper et Vincent, le Père de la débutante, et toutes les farces plus certains petits drames : Michel Perrin, le Pauvre Diable, Monsieur Blandin, etc.

À cette seule exception près, le théâtre s’en va.

6° Je ne parle que pour mémoire des expositions trop claires et autres choses grossières auxquelles force la présence des enrichis.

Vers 1850 on ira à un théâtre parce qu’il offrira des stalles de deux pieds de large séparées par de véritables bras de fauteuil, et, comme à l’Opéra de Londres, le spectateur ne sera point obligé de retirer les jambes quand son voisin rentre après les entr’actes. À chaque instant il sera loisible à l’heureux spectateur d’aller prendre l’air dans un immense foyer ; il sera sûr de ne pas déranger ses voisins en regagnant sa place. La moitié des loges seront de petits salons fermés par des rideaux, comme on le voit à Saint-Charles, à la Scala, et dans tous les théâtres d’un pays où la civilisation n’est pas sortie de la féodalité et ne demande pas tous ses plaisirs à une seule passion : la vanité.

Lorsque, au moyen de précautions si simples, on aura assuré le bien-être physique du spectateur, on lui offrira un acte de musique qui durera une heure, une pantomime mêlée de danses, dans le genre de celles de Viganô[5], une heure, et enfin un dernier acte de musique de cinq quarts d’heure.

Dans les grandes occasions, le spectacle finira par un ballet comique qui ne pourra durer plus de vingt minutes, et dont tous les airs seront pris dans les opéras célèbres. Ce sera pour le public une occasion d’entendre les délicieuses cantilènes de Cimarosa, Pergolèse, Paisiello, et autres grands maîtres que notre goût pour le tapage d’orchestre nous fait trouver froids. Du temps des grands peintres Coypel et Vanloo, on accusait Raphaël d’être froid.

Quatre ou cinq fois par an, à l’occasion de certains événements mémorables, on jouera la tragédie avec toute la pompe que l’on prodigue maintenant aux ballets. Et la tragédie sera suivie d’un ballet comique.

Dans ce théâtre modèle, on admettra les électeurs, les membres de l’Institut, les officiers de la garde nationale, enfin tous les gens qui offrent quelques garanties, moyennant un abonnement annuel très-peu cher. Il arrivera de là que pour toutes sortes d’affaires on se donnera rendez-vous au théâtre, comme on fait à Milan. Les femmes recevront des visites dans leurs loges. Le billet d’entrée sera de cinq francs.

Les sixièmes loges, auxquelles on arrivera par un escalier à part, s’ouvriront moyennant cinquante centimes (comme à Milan le loggione). Tous les gens bruyants iront au loggione.

Je n’ai pas eu le temps d’aller à Clisson, dont bien me fâche ; on m’assure que le site est charmant. M. Cacault, ancien ministre de Florence à Rome, s’y était retiré ; et, d’après ses conseils, la ville, plusieurs fois brûlée dans le cours des guerres civiles, a été rebâtie en briques et un peu dans le goût italien.

M. de B. nous disait, ce soir, qu’on ne trouverait pas maintenant cent paysans bretons pour faire la guerre civile, tandis qu’au commencement de la Vendée, ce furent les paysans qui allèrent chercher les gentilshommes dans leurs châteaux et les forcèrent de se mettre à leur tête.



FIN DE LA PREMIÈRE SÉRIE.



  1. Il est possible que la chimie fasse bientôt du diamant.
  2. On peut trouver d’autres détails, tome VIII, des Mélanges tirés d’une grande bibliothèque, et dans Monstrelet.
  3. J’y joindrais les lois et usages passés en règlement de Boileau, le prévôt de Paris sous Louis IX. Cela est difficile à lire, j’en conviens ; mais en apprend plus que vingt volumes composés de nos jours. Les notes des histoires de M. Capefigue indiquent de curieux originaux.
  4. On m’a dit que c’est le cours de Henri IV. Toujours Henri IV ! En exagérant le mérite et surtout la prétendue bonté de cet adroit Gascon, fort envieux de sa nature, et qui défendait à ses courtisans de lire Tacite de peur qu’ils n’y prissent des idées d’indépendance peu favorables à son autorité, on finira par forcer les gens qui savent à dire toute la vérité sur ce grand général.
  5. Milan, 1810 à 1816 ; Othello, la Vestale, Prométhée, le Chêne de Bénévent, etc., principaux chefs-d’œuvre de ce grand artiste inconnu à Paris, et par conséquent à l’Europe. La liberté de la presse et l’imprévu, non le talent de nos orateurs, font qu’à Vienne, Berlin, Munich, on ne peut rien imprimer d’aussi amusant que nos journaux.