Mémoires d’un Touriste (édition Lévy, 1854)/59

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Michel Lévy frères (volume IIp. 326-327).
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— Marseille, le.... 1837.

Après un dîner admirable à Toulon, comme il n’est pas rare d’en rencontrer dans le Midi, et auquel je me livrais dans l’espoir de profiter du retour pour le sommeil, je me suis réveillé à deux lieues de Marseille, par une pluie douce, qui faisait le bonheur de ces pauvres plantes de Provence, qui me font une vraie pitié.

Du Rhône au Var on ne voit que des monticules arides, couverts de serpolet : c’est là la Provence ; dans les points bas qui séparent ces monticules et où se rencontre un peu d’humidité, quand il pleut, on trouve quelque culture. Tout le reste est brûlé par le soleil. Demandez-vous un peu d’eau à une maison, on vous offre du vin ; l’eau va se chercher à une lieue de là et à l’heure des repas seulement : pour le moment il n’y en a point.

Réellement la Provence devrait faire tout au monde pour détourner la moitié de la Durance ou une branche du Rhône, et jeter cette eau dans le port de Marseille ; si l’on exécute ce projet, qui sans doute est praticable, il donnera la vie à un million d’hommes nourris par les plantes qui naîtraient de l’alliance de l’eau et de la chaleur. Marseille, en particulier, devrait tout faire pour amener une rivière dans son port, qui, tôt ou tard, lui donnera la fièvre jaune, et peut-être après le choléra.

Alger, qui a pour premier mérite de faire voir des têtes coupées à nos soldats, a l’avantage secondaire d’enrichir Marseille. Pour cette cause, on y est moins jaloux de Paris qu’à Bordeaux. Aussi la grande passion des Bordelais est-elle de faire abandonner l’Afrique. Si la France pouvait trouver un homme comparable au maréchal Davoust, elle devrait l’envoyer à Alger pour six ans, avec carte blanche. Mais, si on ne trouve ni un Davoust, ni un Saint-Cyr, ni un Daru, jamais le Français colon ne fera rien qui vaille. Imprudent, audacieux, dominé par un instant de folie et par le désir de se donner un rôle d’un moment, le Français usera toutes ses forces dans un jour ; le lendemain nous en serons au découragement. Il est tout l’opposé de l’Américain : raisonnablement et froidement celui-ci aurait déjà, depuis sept ans, obtenu des résultats à Alger. Ce serait une curieuse histoire, si elle était impartiale, que celle que pourrait écrire un Anglais, homme d’esprit, M. Campbell, par exemple. Son but unique serait de faire faire un pas dans la connaissance du cœur humain ; nous y verrions le détail de tous les traits de courage, de toutes les folies, de toutes les puérilités, dont les Français ont donné le spectacle au monde depuis que la cour de Charles X a eu le caprice de prendre Alger.

L’homme dont on parle le plus à Marseille, c’est Abd-el-Kader ; j’en ai honte pour la France. Un beau jour nous nous réveillerons et gagnerons dix batailles en trois mois. Mais ce beau jour, tous les généraux auront moins de quarante ans, les colonels moins de trente, et les lieutenants seront des fous de vingt-deux ans. On était comme cela en 1796, à l’armée d’Italie ; on n’y eût peut-être pas trouvé mille hommes ayant plus de trente ans ; tous les officiers étaient jeunes. J’ajouterai une parole imprudente : il n’étaient pas gens du monde ; ils avaient encore les passions simples et fortes du peuple ; ils n’eussent pas su se gouverner à la cour.