Mémoires d’un Touriste (édition Lévy, 1854)/Introduction

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Michel Lévy frères (volume Ip. 7-18).


INTRODUCTION


(inédite)




Je vais dire ce que j’ai fait, ou plutôt ce qu’on a fait de moi, depuis bientôt trente-quatre ans que je suis dans ce monde.

Mon père, homme sévère et qui était parvenu, à force de travail, à se faire un nom dans une profession savante, me répétait tous les jours que j’étais pauvre, et me fit donner une excellente éducation ; mais ce ne fut pas sans peine, du moins de ma part.

Je n’ai point connu les joies de l’enfance, et ma vie a toujours été sévère. À dix ans, je travaillais dix heures par jour au grec, au latin, aux mathématiques, etc. Ce fut avec grande peine que le rigorisme paternel m’accorda la musique et le dessin, mais à la condition que je me lèverais une heure plus tôt chaque matin, et cependant déjà je ne dormais guère.

À seize ans, je travaillais dans un bureau de douane ; le directeur était l’ami de mon père, et j’eus quatre ou cinq heures par jour pour terminer mon éducation.

Mon père disait qu’en ce siècle de laisser-aller, tout tend à faire des hommes médiocres.

— Je ne sais, ajoutait-il, si vous êtes destiné à être un homme distingué ; du moins, vous serez un homme instruit.

D’après ce système fort exactement suivi, je n’ai pas eu le temps d’être jeune. À dix-huit ans, le bureau envahit tout mon temps et m’occupait dix ou douze heures par jour. Je suppose maintenant que c’est mon père qui prenait soin de ne pas me laisser le temps de mal faire. Le fait est que je suis une victime du travail.

J’étais depuis trois ans dans les douanes quand, tout à coup, on m’envoya exercer mon métier aux colonies. Je ne sais quel nigaud m’avait dénoncé comme un libéral à mon directeur, lequel enchérit encore et envoya à Paris une note détestable sur mon compte. Ils me déclarèrent homme d’opinions fort dangereuses, et Dieu sait si, à dix-neuf ans, après un travail de huit heures dans un bureau étouffé, je songeais à autre chose qu’à obtenir un regard des femmes aimables que le hasard me faisait rencontrer. Mais je ne leur en veux point : ces messieurs avaient tout l’esprit de leur gouvernement.

J’arrivai donc dans la colonie avec un brevet d’homme dangereux. Ce qui me frappa le plus, c’est qu’on me réveillait le matin pour prendre du café.

Afin de me venger du gouvernement qui m’exilait, j’appris l’anglais, et je me mis à étudier le libéralisme.

Je serais encore dans ce pays, qui avait fini par me plaire, et où j’ai béni vingt fois le directeur à ailes de pigeon qui m’y avait exilé. Souvent je commandais un petit bâtiment de la douane, et j’allais d’une île à l’autre. J’étais lié avec des capitaines marchands qui, dans ces climats chauds, mènent joyeuse vie ; j’avais même l’honneur de prendre du punch quelquefois avec des officiers de la marine royale ; mais je commettais des imprudences, non pas politiques, mais bien autrement graves. Un jour que je travaillais au soleil, je fus saisi d’une inflammation si vive, que mon directeur, bon homme qui n’avait qu’une seule idée au monde, la peur de se compromettre, me renvoya pourtant en Europe par humanité, et sans attendre la réponse du ministre. Ce trait fut sublime de sa part.

À moitié chemin, les vents frais d’Europe me rendirent instantanément la santé. En France, je retrouvai la maison paternelle et toutes les petitesses de la vie bourgeoise : la fumée de mon cigare incommodait la servante. Mon père me traitait, moi homme qui savais me faire obéir par d’autres hommes, exactement comme si j’avais eu quinze ans.

Moi, je craignais d’être un monstre, forcé de m’avouer que je n’adorais pas mon père. Au milieu de toutes ses brusqueries, une idée qu’il répétait souvent me frappa :

— Quel fichu métier est-ce que tu fais là ? disait-il en grondant. Qu’est-ce qu’une charrette qu’il faut traîner jusqu’à cinquante ans, pour se rendre apte à obtenir ensuite une retraite de neuf cents francs ?

Mon père me proposa de donner ma démission et de me marier : je n’osai refuser. Je voyais bien qu’il ne me fournirait point la petite somme nécessaire pour renouveler mon équipement, en retournant à la colonie, après l’expiration de mon congé.

J’entrai dans le commerce des fers : c’était la partie de mon beau-père. Je fis des voyages comme commis, pour placer et acheter de la marchandise. Mon beau-père aime à avoir l’air affairé ; mais c’est le plus paresseux des hommes ; me trouvant disposé à travailler, il me laissait tout faire ; je réussis.

Par suite de diverses circonstances, auxquelles le hasard eut beaucoup plus de part que mon habileté, nos affaires prirent un grand développement, et ma fortune éprouva un accroissement notable. J’étais heureux en apparence ; tout le monde eût juré que rien ne manquait à mon bonheur, et cependant le bonheur était bien loin de mon âme.

J’ose croire que ma femme bénissait son sort ; du moins n’épargnais-je rien pour aller au-devant de tous ses désirs, et, je le crois, elle était heureuse. Mais enfin, je ne l’aimais point d’amour ; d’autre part, je n’avais eu que du respect pour mon père. Suis-je donc un monstre ? me disais-je. Suis-je destinée ne jamais aimer ?

Le ciel me punit en m’accordant ce que je demandais : je fus jeune à trente ans ; mes idées changèrent sur tout ; il en fut de même de mes sentiments.

Au plus fort des agitations que me donnait une manière d’être si nouvelle pour moi, j’eus le malheur de perdre ma femme, et j’ai du moins cette consolation que jamais elle n’a même soupçonné des choses qui lui auraient donné du chagrin. Je la pleurai sincèrement ; un dégoût profond pour toutes choses s’était emparé de moi.

Pendant les trois ou quatre premiers mois qui suivirent cette cruelle séparation, je me retirai à Versailles ; je ne venais à Paris que trois fois la semaine, passer une heure ou deux pour les affaires. Ce désespoir contrariait mon beau-père ; une amie de la maison, assez intrigante, me parla de me remarier ; ce mot fit révolution chez moi.

Ce jour-là, je me trouvais de garde au Château-d’Eau, sur le boulevard, car quoique absent et fort malheureux, il faut monter sa garde. Je ne retournai pas à la maison à deux heures du matin, après avoir fait ma faction, et je me souviens que je passai toute la nuit assis sur une chaise de paille, devant le corps de garde, occupé à réfléchir profondément.

J’étais sûr que madame Vignon allait me faire presser de me remarier par mon beau-père lui-même ; peut-être n’avait-elle parlé qu’à son instigation ? Me remarier ! J’allais donc recommencer le genre de vie que je menais depuis six ans !

J’avais débuté dans la carrière matrimoniale par un acte de férocité ; je savais trop ce que c’était que de dîner tous les jours avec un père ou beau-père ; j’avais voulu avoir mon ménage.

Bientôt, comme nos affaires allaient bien, il fallut donner des dîners. Or, à cause des vins fins, c’est un plaisir fort cher, et de plus ce plaisir est une affreuse corvée pour moi.

L’hiver vint ensuite ; par une conséquence agréable de nos dîners et que je n’avais pas prévue, ma femme fut invitée à un assez grand nombre de bals ; je fus obligé de jouer à l’écarté, et dès qu’il y avait plus de sept à huit pièces de cinq francs sur la table, il en manquait toujours une, lorsqu’il s’agissait de payer. J’avoue que ceci me choqua profondément ; je rougissais jusqu’au blanc des yeux, comme si j’eusse été le coupable. Puis je rougissais de me sentir rougir ; ces parties avec des fripons étaient pour moi un supplice pire que les dîners.

Le commerce de fer continua à rencontrer des circonstances heureuses. Moi je m’y appliquais sérieusement, pour ne pas avoir cette honte de changer une seconde fois d’état au milieu de ma carrière. Il m’arriva plusieurs fois de serrer dans le bureau qui était dans ma chambre un ou deux billets de mille francs ; j’avais la puérilité, je l’avoue, de les regarder avec une certaine complaisance. Jamais je n’avais eu tant d’argent, et cet argent était un pur bénéfice sur des opérations inventées par moi. Je me disais : ces billets, je les ai gagnés, et, selon toute apparence, j’en gagnerai d’autres à l’avenir. Doué d’un caractère fort modéré, je ne songeais nullement à étendre mes spéculations, et j’avoue que, comme un avare, je couvais des yeux ces pauvres billets de mille francs.

Ma femme leur trouva bientôt un emploi. Nous donnions toujours quelques dîners, et par conséquent nos relations s’étaient beaucoup étendues ; ma femme parlait même de me faire nommer lieutenant dans ma compagnie. Elle s’écria un jour, comme d’inspiration : « Faut-il que les personnes qui viennent dîner chez nous se disent : Comment ces gens-là font-ils pour donner à manger ? ils doivent être gênés, à en juger par les meubles qu’ils ont chez eux. — Il faut l’avouer, cher ami, ajouta-t-elle, nos meubles ne conviennent plus au rang que tu t’es donné dans le monde. »

Je fis bien quelque résistance ; mais enfin, cette année-là, ce ne furent pas deux mille francs, mais sept à huit qui passèrent en meubles. Il est vrai que mon beau-père, qui, dans notre commerce, avait les deux tiers des bénéfices, fit cadeau de trois mille francs à sa fille unique. J’oubliais de dire que, pour avoir un appartement digne de nos meubles, nous étions venus occuper un second étage dans la maison de mon beau-père. Nous donnâmes une fête de fort bon goût pour pendre la crémaillère.

Ce fut dix-huit mois après que j’eus le malheur de perdre ma femme. Comme je n’avais pas d’enfant, j’eus l’idée de retourner aux colonies. Mon beau-père le sut et se mit à m’aimer avec passion. Un beau jour, pour me consoler un peu, dit-il, il me présenta un acte signé de lui qui, en considération de mon travail et de mon assiduité, m’admettait à la moitié des bénéfices. Un ami que j’avais et qui l’était aussi de mon beau-père, me dit que je serais un monstre si j’abandonnais ce malheureux père dans sa douleur. Je ne répondis pas tout de suite, de peur de passer pour un monstre. Le brave homme, occupé de sa santé, fort chancelante il est vrai, n’avait pas eu de douleur du tout de la perte de sa fille.

Nous en étions là, quand on vint me parler d’un second mariage, et voilà les idées sur lesquelles je délibérai toute une nuit, assis sur ma chaise, devant le corps de garde du Château-d’Eau. Je pesais, j’analysais chaque situation ; je me demandais bien sérieusement : à telle époque, par exemple, quand nous renouvelâmes notre mobilier et de l’acajou passâmes au palissandre, étais-je heureux ?

Le résultat que le lecteur prévoit fut que, moins d’un an après la mort de ma femme, pour qui j’avais été un fort bon mari, comme elle fut une excellente femme pour moi, je m’aperçus d’une chose dont j’eus une bien grande honte d’abord : c’est qu’à l’exception du premier moment d’angoisse qui avait été terrible, j’étais beaucoup plus heureux depuis que j’étais seul. J’eus tant de honte de cette découverte, que je devins un coquin pour la première fois, je fus hypocrite ; et deux jours après je déclarai à mon beau-père, d’un ton presque tragique, que je garderais une fidélité éternelle à la femme adorable que le ciel m’avait enlevée.

— En ce cas, me répondit-il d’un air fort tranquille, il faut renvoyer Augustine, en lui donnant une gratification de cinquante écus, et prendre une gouvernante qui s’entende un peu mieux aux affaires du ménage ; car les choses ne peuvent durer ainsi : quand on met des draps blancs à mon lit les samedis, ils sont toujours humides.

Et de sa fille pas un mot. Je faillis partir d’un éclat de rire à la vue de ma sottise, ce qui eût tout à fait compromis ma tristesse.

Maintenant, nous avons une gouvernante qui sort de chez un pair de France, et je prends soin de mon beau-père ; rien n’est plus facile, je vérifie moi-même l’état de siccité des draps que l’on met à son lit.

Ce brave homme l’a su et m’a embrassé en pleurant. Me promettez-vous, m’a-t-il dit, de ne jamais abandonner le malheureux père de votre épouse ? — J’ai promis, et il a voulu absolument passer un acte en vertu duquel, non-seulement j’ai droit à la moitié des profits, mais, le cas arrivant de prédécès de sa part, je pourrai, si je le désire, rester nanti de l’existant en caisse et en magasin, et de tout le commerce, moyennant une somme de cent mille francs payée à la personne qui se trouvera indiquée dans son testament.

— Et cette personne ce sera vous, mon cher Philippe, me dit-il fort souvent d’un air attendri ; mais je n’en crois rien. Souvent je fais des opérations qui lui semblent trop hardies, et je suis obligé de forcer un peu son consentement, ce que certainement la vanité d’un Parisien ne saurait pardonner. Mais actuellement j’ai un but, j’aime l’argent, et voici bientôt deux ans[1] que j’ai ce goût. Je soignerai mon beau-père tant qu’il aura besoin de moi ; mais je suis riche. Si je le perds, je vends le commerce et je retourne aux colonies. Je n’ai pas assez d’esprit pour en mettre à chacune des petites actions de la journée, comme il le faut à Paris. Il paraît que je vais devenir fort riche. Comme je n’aime point le commerce en général, et en particulier celui des fers, j’agis toujours avec un sang-froid parfait.

Depuis que mon père entend dire que je suis à la tête de ma partie, il s’est mis à avoir de la considération pour moi, et si je voulais, comme je le puis, me lancer dans les hauts grades de la garde nationale, il me parlerait avec respect. Mais je suis bien loin de ces idées ; je ne demande rien aux hommes, père ou non, que de ne pas me troubler dans ma tranquillité, et peut-être finirai-je par m’aller établir aux colonies, où je trouve les hommes beaucoup plus philosophes. C’est un grand rempart contre la sottise vaniteuse qui est le péché de notre siècle, que d’être obligé de sortir en chapeau de paille et en jaquette de toile les trois quarts de l’année. On dirait que le naturel et la simplicité du costume passent dans les actions. D’ailleurs, à mon avis, le bonheur est contagieux, et je trouve qu’un esclave est mille fois plus heureux qu’un paysan de Picardie. Il est nourri, soigné quand il est malade ; il n’a nul souci au monde et danse tous les soirs avec sa maîtresse. Il est vrai que tout ce bonheur va cesser le jour où on lui apprendra d’Europe qu’il est malheureux. Je ne voudrais pas moi-même retarder d’une minute leur émancipation[2], je me repens même un peu de la phrase précédente ; regardez-la, ô mon lecteur ! comme non avenue ; je ne voulais que vous dire que la vie habituelle au milieu des esclaves ne me rendrait point malheureux. Ici, comme dans beaucoup d’autres choses, je pense que ce qui passe généralement pour vrai est parfaitement faux.

Mais je ne dis ces choses-là que par écrit ; autrement je serais déshonoré parmi les gens à argent, mes confrères ; ils ont beaucoup de considération pour moi ; ils me croient un bon homme, seulement un peu bête. Si j’avais des idées, si je parlais, je serais à leurs yeux un horrible jacobin, un ennemi du juste-milieu, etc.

Cette idée, encore bien peu arrêtée, d’aller finir mes jours à la Martinique, ou du moins y passer les huit ou dix années qui me séparent encore de la vieillesse, me porte à comparer.

Je me disais, il y a huit jours : Je quitterai la France, peut-être pour toujours, et je ne la connais pas.

Je m’aperçois que j’ai oublié de dire que, deux ans après mon mariage, une banqueroute que nous éprouvâmes à Livourne, et dont le dividende fut soldé par des valeurs sur Vienne, en Autriche, me donna l’occasion de voir l’Italie, l’Autriche et la Suisse, sans que ma femme elle-même pût me taxer de vaine curiosité.

En Italie, j’achetai quelques tableaux. Le goût des arts, qui ne fut d’abord qu’une consolation, mais à la vérité la seule que je pusse supporter, s’empara bientôt d’une âme qui, depuis longtemps, ne connaissait d’autres émotions que celles de la douleur la plus profonde. J’eus cette idée que, si je me livrais sans réserve au chagrin, une certaine personne ne trouverait plus en moi qu’un vieillard morose, jamais le sort nous permettait de nous revoir : cette pensée changea tout mon être.

J’avais compris que mon devoir strict était de remplacer la fille qu’il avait perdue auprès du vieux père de ma femme. Or, M. R…, élevé dans le commerce, ne connaît d’autre bonheur au monde que celui d’acheter et de vendre. Il a donc fallu continuer les affaires, et le sort, m’ayant refusé le bonheur de l’âme, s’est obstiné à me donner celui de la fortune. Mon beau-père est fort âgé ; quand je n’aurai plus de soins à lui donner, il me semble que je trouverai quelque plaisir à aller passer un an ou deux dans ces beaux climats où jadis j’ai trouvé une jeunesse si exempte de soucis et si gaie.

Avant donc de quitter la France, j’ai voulu la connaître. Après l’avoir parcourue comme un commis voyageur et avec la rapidité qu’exigent les affaires, ne pourrais je pas voyager maintenant en regardant autour de moi ? Malheureusement, je ne suis point tout à fait maître de mon temps ; le grand âge de mon beau-père lui donne une timidité inquiète, qui devient du malheur dès que je ne suis plus à ses côtés pour lui prouver que nos spéculations sont avantageuses.

Mon père, me voyant riche, fut heureux. Il a été membre de la Chambre des députés pendant les quinze dernières années de sa vie, et m’a laissé quelques petites terres valant cent cinquante mille francs et grevées de quatre-vingt mille francs de dettes. C’était un homme intègre et sévère qui se glorifiait de sa pauvreté.



  1. Départ pour les colonies à 19 ans,
    6 ans aux colonies,
    6 ans de mariage,
    2 ans veuf.

    Total… 33 ans.
  2. Cette émancipation, adoptée en principe par un décret du gouvernement provisoire du 4 mars 1848, a été proclamée en France et réglementée, par un autre décret de la même autorité, en date du 27 avril suivant (Note de l’éditeur.)