Mémoires d’un bourgeois de Paris/À mes lecteurs

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Librairie Nouvelle (1p. v-xii).

À MES LECTEURS


Avant de publier ces souvenirs sur les hommes et sur les choses de mon temps, je m’adressai deux questions.

La première fut celle-ci : Ai-je dans le cœur une haine, un désir de vengeance, une rancune contre qui que ce soit ? — Non.

L’homme, aussi bien que tous les animaux, a reçu de la nature un instinct de conservation pour sa vie. L’homme seul a reçu de la société un instinct de conservation pour ses intérêts. Il y a donc dans l’homme un moi animal qui se défend contre la douleur et contre la mort, et un moi social toujours prêt à se défendre contre des événements et des rivalités qui offensent son orgueil ou le privent de bien-être. Quiconque cherche à nuire à son prochain cède à une douleur morale. C’est là certainement une circonstance atténuante pour les méfaits de l’humanité. Aussi, n’ai-je jamais pu prendre sur moi d’entretenir au fond de mon âme une haine, un désir de vengeance, ni même une rancune. Je n’ai jamais, si j’excepte les outrages qui blessent l’honneur, suivi le conseil de ce vers de Corneille traduit de Sénèque :


Qui pardonne aisément invite à l’offenser.


Quelques critiques m’ont reproché cet excès de bienveillance. Je prétends que la bienveillance et l’impartialité sont de notre temps. Pendant le dix-huitième siècle, blasé, oisif, la satire était presque un besoin pour la société. Quand on n’a rien à faire, on ne trouve rien de mieux que de médire du prochain. Depuis une trentaine d’années, notre société se préoccupe, au contraire, d’intérêts matériels, et s’est faite laborieuse. Elle montre plus de goût pour les faits que d’admiration pour les phrases ; elle recherche la vérité.

Il y a plus : un écrivain qui ose, devant le public, défendre ses intérêts personnels blessés, et lui faire confidence de ses ressentiments, n’excite ni sympathie ni commisération. Les plus hautes intelligences sont d’ordinaire mal inspirées lorsqu’elles n’obéissent qu’à des instincts égoïstes. La défense d’un intérêt public, la défense de l’humanité, au contraire, en exaltant le cœur, élèvent aussi l’esprit.

Cette bienveillance dont on m’a fait reproche, en termes indulgents à la vérité, était donc un parti pris à l’avance.

La seconde question que je m’adressai fut celle-ci : Ai-je quelque chose à dire, à apprendre au public ? — Oui.

Les heureux hasards de ma vie m’avaient mis en situation de voir de près beaucoup de choses et beaucoup d’hommes de mon temps : choses et hommes singuliers ou remarquables. De nombreuses relations assez intimes avec des personnages politiques ayant servi divers gouvernements m’assuraient de curieuses révélations et des renseignements précis sur plus d’un fait devenu historique. Des documents nombreux, des papiers de famille de la branche aînée et de la branche cadette des Bourbons étaient, en outre, tombés entre mes mains. Je ne pouvais songer à me faire historien ; le talent et l’autorité me manquaient. J’ai donc encadré ces matériaux si précieux pour l’histoire dans des récits familiers, rapides, mais où du moins je n’ai jamais exagéré ni amoindri la vérité.

Peut-être ces Mémoires seront-ils un jour utiles à ceux qui écriront l’histoire de la première moitié du dix-neuvième siècle, et seront-ils consultés par eux. C’est le seul honneur auquel puisse prétendre et qu’ait ambitionné ma plume sans expérience et inhabile.

Quelle que soit la destinée de mon œuvre, je devrai à ce long travail d’avoir traversé sans plainte, avec résignation, cette difficile transition entre une vie militante et une situation désarmée. Chacun naît avec des instincts, avec des besoins de repos ou d’activité. Il m’a fallu, toute ma vie, sinon me jeter dans des aventures, du moins tenter d’incessantes et de nouvelles entreprises. Toutefois, je puis dire que la cupidité n’était pas l’aiguillon qui me harcelait. Entreprises littéraires, entreprises théâtrales, campagnes politiques dans des temps de révolution, ne sont pas les chemins les plus sûrs pour atteindre la fortune, assez fantasque, mais qui, cependant, prend souvent les mêmes routes. Le long des chemins divers que j’ai suivis, on trouve plus à moissonner pour les plaisirs et les satisfactions de l’intelligence, que pour assouvir cette triste monomanie d’accumuler des richesses. Certes, ce n’est pas non plus, par le temps qui court, marcher sur les brisées d’un Pereire ou d’un Rothschild, que de consacrer plus d’une année de sa vie à écrire six volumes pour s’exposer, peut-être, au dédain d’un public distrait, dont la sympathique attention est d’ailleurs si légitimement réclamée par nos écrivains en crédit.

Quelques-uns s’étaient d’abord imaginé que je demanderais le succès de ces Mémoires à des indiscrétions sans mesure et à l’attrait du scandale. Ce n’eût été ni respecter le public ni me respecter moi-même. — Vous ne nous dites pas tout ce que vous savez, me reproche-t-on quelquefois. — Cela est vrai ; mais si ces Mémoires obtiennent quelque approbation des honnêtes gens, ce sera peut-être moins pour ce qu’on y trouve que pour ce qu’on n’y trouve pas. C’eût été bien certainement donner une fausse idée des quarante dernières années de notre temps que d’accorder trop de place à ces excentricités de vices et de scandales qui se reproduisent à toutes les époques, et, comme des gaz impurs, montent, se dégagent à fleur d’eau, sans laisser trace de leur passage. Répudiant toute ressemblance de mœurs et de goûts avec le dix-huitième siècle, nous ne portons plüs ni talons rouges, ni mouches ; hommes et femmes ne s’affublent plus de paniers ou de larges basques d’habits qui ne permettaient de s’asseoir que sur de spacieux fauteuils. Simple, modeste dans son costume, notre société honore surtout les vertus et l’esprit de famille. Le dix-neuvième siècle n’est ni débauché, ni chevaleresque ; et s’il aimait moins l’argent, le dix-neuvième siècle serait tout à fait un galant homme. Les sociétés changent peu en haut et en bas ; mais le milieu obéit au courant des idées et des progrès du temps. Ces Mémoires n’eussent été qu’un infidèle tableau de l’époque que j’ai essayé de peindre, s’ils fussent devenus une galerie de portraits représentant l’antique dynastie de tous les vices humains.

Par une contradiction fâcheuse avec la vérité, nos romans et notre théâtre ne reflètent pourtant que les mœurs exceptionnelles des bas-fonds de la société, que la physionomie immorale de ces vices plus ou moins élégants qui se produisent à la surface, mais heureusement ne pénètrent point dans le milieu sain et honnête des populations. Nos romanciers et nos poëtes ont toutefois une excuse. Vêtus du même costume, tous élevés au collège, nous ne leur offrons ni des ridicules effrontés, ni des vices sans pudeur, ni des passions ardentes. Passions, vices ou ridicules foisonnent, au contraire, dans ces ruelles où la jeunesse fait ses premières armes, et où l’âge mûr vient quelquefois chercher le ridicule, la ruine et la honte. Nos romanciers et nos poëtes prennent leur bien où ils le trouvent. Les honnêtes gens rougissent devant ces tableaux, et les recherchent pourtant avec une vive curiosité, tout en criant au scandale.

Dans ces Mémoires, j’ai tenu surtout à rappeler les folies politiques de notre temps : folies politiques qui, en se succédant à de courts intervalles, expliquent même cette vivacité des sentiments de famille et des sentiments religieux. Lorsque des troubles et des désordres agitent la place publique, on se retire au sein du foyer domestique, au milieu des siens ; on se réfugie au pied des autels.

En racontant comment se préparent, comment s’accomplissent et comment finissent toutes les révolutions, je me suis proposé pour but de montrer sur quelle pente rapide on glisse, pour arriver bientôt aux premiers tumultes de l’insurrection, et pour tomber ensuite dans tous les abîmes de l’anarchie et de la démagogie. Ne pouvons-nous pas dire de tous ces mouvements désordonnés et convulsifs des peuples, après en avoir tant vu : Ab uno disce omnes !

J’ai regardé comme un devoir de faire parvenir les six volumes des Mémoires d’un Bourgeois de Paris à Sa Majesté l’Empereur. Voici la lettre dont, à cette occasion, elle a bien voulu m’honorer.


Palais des Tuileries, 8 mars 1855.

Mon cher monsieur Véron, j’ai reçu avec plaisir vos Mémoires d’un Bourgeois de Paris, et je lirai les deux derniers volumes, surtout, avec d’autant plus d’intérêt qu’ils résument les souvenirs fidèles d’un homme qui a vu beaucoup, qui a jugé sainement, et qui a raconté sans passion.

Il me sera bien agréable, n’en doutez pas, de retrouver, dans l’écrivain réunissant d’utiles matériaux pour l’histoire de notre époque, celui-là même dont la sympathie désintéressée m’a donné, aux jours difficiles, l’important appui de l’un des premiers organes de la presse. Recevez mes remercîments sincères, et croyez à mes sentiments.


Napoléon.


M. L. Véron, député.