Mémoires d’un révolutionnaire/IV5

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AUTOUR D'UNE VIE
QUATRIÈME PARTIE — Chapitre V.
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Chapitre V


CHEZ LES HORLOGERS DU JURA. — LES DÉBUTS DE L’ANARCHISME — MES AMIS DE NEUCHÂTEL. — LES RÉFUGIÉS DE LA COMMUNE. — INFLUENCE DE BAKOUNINE — MON PROGRAMME SOCIALISTE.


Je me rendis d’abord à Neuchâtel et je passai environ une semaine parmi les horlogers du Jura. Je fis alors une première fois connaissance avec la fameuse Fédération Jurassienne qui joua durant les quelques années qui suivirent un rôle si important dans le développement du socialisme, en y introduisant la tendance anti-gouvernementale ou anarchiste.

En 1872, la Fédération Jurassienne était en train de devenir rebelle à l’autorité du conseil général de l’Association Internationale des Travailleurs. L’Internationale était essentiellement une organisation du prolétariat, pour la lutte directe économique de l’ouvrier contre le patron. Les ouvriers la considéraient comme un mouvement ouvrier et non comme un parti politique. Dans l’est de la Belgique, par exemple, ils avaient introduit dans leurs statuts une clause d’après laquelle on ne pouvait être membre d’une section que si l’on exerçait un métier manuel ; les contremaîtres en étaient exclus.

Les ouvriers étaient en outre fédéralistes en principe. Chaque nation, chaque région séparée et même chaque section locale restait libre de se développer suivant ses propres principes. Mais les révolutionnaires de la vieille école qui appartenaient à la classe moyenne et étaient entrés dans l’Internationale, imbus des idées d’autrefois sur les sociétés secrètes, centralisées et hiérarchiquement organisées, avaient apporté ces idées avec eux dans l’Association Internationale.

A côté des conseils fédéraux et nationaux, un conseil général était établi à Londres pour constituer une sorte d’intermédiaire entre les conseils des différentes nations. Marx et Engels en étaient les esprits directeurs. Mais on s’aperçut bientôt que le simple fait d’avoir une organisation centrale devenait une source de difficultés considérables.

Le conseil général n’était pas satisfait de jouer le rôle de bureau central de correspondance ; il prétendait diriger le mouvement, approuver ou critiquer l’action des fédérations et des sections locales et même des membres individuels. Quand l’insurrection de la Commune commença à Paris — et que les chefs n’avaient qu’à obéir, sans pouvoir dire où le peuple les mènerait dans les vingt-quatre heures, — le conseil général prétendit diriger de Londres l’insurrection. Il réclamait des rapports journaliers sur les événements, donnait des ordres, approuvait ceci et désapprouvait cela, mettant ainsi en évidence l’inconvénient qu’il y a à avoir un centre de direction, même dans une association révolutionnaire. L’inconvénient devint encore plus évident lorsque dans le conciliabule secret tenu en 1871, le conseil général, soutenu par un petit nombre de délégués, décida d’employer les forces de l’Association à provoquer une agitation électorale. Ceci fit réfléchir les gens à l’action funeste de tout gouvernement, même quand ses origines sont démocratiques. Ce fut la première étincelle de l’anarchisme. La Fédération Jurassienne devint le centre de l’opposition organisée contre le conseil général.

La division en deux couches, — les chefs et les ouvriers, que j’avais observée à Genève au Temple Unique, n’existait pas dans les montagnes du Jura. Il y avait là un certain nombre d’hommes qui étaient plus intelligents et surtout plus actifs que les autres : mais c’était tout. James Guillaume, un des hommes les plus intelligents et les plus instruits que j’aie jamais rencontrés, était correcteur d’épreuves et directeur d’une petite imprimerie. Son salaire pour ce travail était si modique qu’il devait passer ses nuits à traduire des romans allemands en français, travaux qu’on lui payait à raison de huit francs pour seize pages. Lorsque j’arrivai à Neuchâtel, il me dit qu’il ne pouvait malheureusement pas distraire quelques heures pour causer avec moi ce jour-là. L’imprimerie publiait une feuille locale, et en dehors de sa tâche habituelle de traducteur et de coéditeur, il devait écrire sur des bandes les adresses d’un millier de personnes, à qui on devait envoyer les trois premiers numéros, et mettre lui-même les journaux sous bande.

Je lui offris mon aide pour écrire les adresses, mais ceci n’était pas possible parce qu’elles étaient mises par lui de mémoire ou inscrites sur des bouts de papier d’une écriture illisible... « Bien, dis-je, dans ce cas je viendrai dans l’après-midi à l’imprimerie et je collerai les bandes, et vous me consacrerez le temps que je vous aurai épargné. »

Nous nous comprîmes immédiatement. Guillaume me donna une chaude poignée de main et ce fut le commencement de notre amitié. Pendant les quelques jours que je fus à Neuchâtel, nous passions nos après-midi à l’imprimerie, lui, écrivant les adresses, moi, collant les bandes, et un communard français, qui était compositeur, causait avec nous, tandis qu’il composait rapidement un roman, entremêlant des phrases dont il disposait les caractères et qu’il lisait à haute voix.

« Le combat dans les rues, disait-il, devint très violent... — « Chère Marie, je vous aime !... » — Les ouvriers étaient furieux et combattaient à Montmartre comme des lions... « et il tomba à genoux devant elle »... et cela dura quatre jours. Nous savions que Gallifet faisait fusiller tous les prisonniers, et la lutte était d’autant plus terrible », et il continuait ainsi — tout en levant rapidement les caractères dans les cases.

Ce n’était que le soir très tard que Guillaume quittait sa blouse de travail et que nous pouvions sortir et consacrer quelques heures à une causerie amicale ; car il reprenait ensuite son travail en sa qualité de rédacteur du Bulletin de la Fédération Jurassienne.

A Neuchâtel, je fis aussi la connaissance de Malon. Il était né dans une famille de paysans et avait été berger dans son enfance. Plus tard, il vint à Paris, y apprit un métier, celui de vannier, et, comme le relieur Varlin et le charpentier Pindy, avec lesquels il s’était affilié à l’Internationale, il était arrivé à se faire connaître comme un des esprits dirigeants de l’Association, quand celle-ci fut poursuivie par Napoléon III, en 1869. Tous les trois avaient su gagner les cœurs des ouvriers parisiens et quand l’insurrection de la Commune éclata, ils furent membres du Conseil de la Commune avec un nombre de voix considérable. Malon fut aussi maire d’un des arrondissements de Paris. Maintenant, il gagnait sa vie en Suisse comme vannier. Il avait loué pour quelques sous par mois une petite échoppe ouverte en dehors de la ville, sur le penchant d’une colline, d’où il jouissait, tout en travaillant, d’une vue magnifique sur le lac de Neuchâtel. Le soir, il écrivait des lettres, un livre sur la Commune, de courts récits pour les journaux ouvriers — et c’est ainsi qu’il devint écrivain. J’allais le voir tous les jours pour entendre ce que ce Communard au large visage et un peu poétique, avait à me raconter sur l’insurrection dans laquelle il avait joué un rôle prépondérant et qu’il a décrite dans un livre intitulé : La troisième défaite du prolétariat français.

Un matin que j’avais monté la colline, il m’accueillit tout radieux à mon entrée dans sa cabane. — « Savez-vous que Pindy est encore vivant ! Voici une lettre de lui ; il est en Suisse, » s’écria-t-il. Personne n’avait entendu parler de Pindy depuis qu’on l’avait vu pour la dernière fois aux Tuileries, le 25 ou le 26 mai, et on l’avait cru mort, tandis qu’en réalité il était resté caché à Paris. Et pendant que ses doigts continuaient à ployer les brins d’osier et à les façonner en une élégante corbeille, Malon me racontait de sa voix tranquille, qu’agitait seulement par instants un léger tremblement, combien d’hommes avaient été fusillés par les Versaillais parce qu’on les soupçonnait d’être Pindy, Varlin, Malon ou quelque autre chef. Il me racontait ce qu’il savait du relieur Varlin, que les ouvriers de Paris adoraient, ou du vieux Delécluze, qui ne voulut pas survivre à la défaite, et de tant d’autres ; il me parlait des horreurs dont il avait été le témoin pendant l’orgie de sang par laquelle les classes riches de Paris avaient célébré leur rentrée à Paris, et aussi l’esprit de vengeance qui s’était emparé d’un certain nombre de Parisiens, conduits par Raoul Rigault, qui exécutèrent les otages de la Commune.

Ses lèvres frémissaient quand il parlait de l’héroïsme de la jeunesse ; et il était prêt d’éclater en sanglots quand il me racontait l’histoire de ce jeune homme que les troupes de Versailles allaient fusiller et qui demanda à l’officier la permission de remettre auparavant la montre en argent qu’il avait sur lui à sa mère qui demeurait près de là. Cédant à un mouvement de pitié, l’officier le laissa partir, espérant probablement qu’il ne reviendrait pas. Mais un quart d’heure plus tard, l’enfant était de retour et prenant place devant le mur au milieu des cadavres, il dit : « Je suis prêt. » Douze balles mirent fin à sa jeune existence.

Je crois que je n’ai jamais tant souffert qu’en lisant le livre terrible intitulé : Le Livre Rouge de la Justice rurale, qui ne contenait rien que des extraits des lettres écrites au Standard, au Daily Telegraph et au Times par leurs correspondants parisiens pendant les derniers jours de mai 1871, et relatant les horreurs commises par l’armée de Versailles commandée par Gallifet. Il y avait aussi quelques articles du Figaro de Paris, inspirés par une haine de cannibale contre les insurgés. En lisant ces pages, je désespérais de l’humanité et je n’aurais pas cessé d’en désespérer si je n’avais vu par la suite chez les membres du parti vaincu, qui avaient traversé toutes ces horreurs, cette absence de haine, cette confiance dans le triomphe final de leurs idées, — le regard triste mais calme de leurs yeux fixés sur l’avenir, — cette volonté d’oublier le cauchemar du passé, qui me frappait chez Malon et chez presque tous les réfugiés de la Commune rencontrés à Genève et que je retrouve encore chez Louise Michel, Lefrançais, Élisée Reclus et d’autres amis.

* * *

De Neuchâtel j’allai à Sonvilliers. Dans un vallon des monts du Jura se trouve une série de petites villes et de villages dont la population de langue française s’occupait à cette époque exclusivement d’horlogerie : des familles entières travaillaient dans d’étroits ateliers. Dans l’un d’eux, je trouvai un autre homme influent du parti, Adhémar Schwitzguébel, avec lequel je me liai, dans la suite, d’une étroite amitié. Il était assis au milieu de jeunes gens qui gravaient des boîtes de montres en or et en argent. On m’invita à prendre place sur un banc ou une table et bientôt nous fûmes tous engagés dans une conversation animée sur le socialisme, le gouvernement ou la suppression de tout gouvernement et sur les congrès en perspective.

Le soir, se déchaîna une violente tempête de neige qui nous aveuglait et glaçait le sang dans nos veines, tandis que nous nous rendions au prochain village. Mais malgré la tempête, une cinquantaine d’horlogers, des gens âgés pour la plupart, arrivèrent des bourgs et des villages voisins — quelques-uns éloignés de plus de dix kilomètres, pour assister à une petite réunion extraordinaire qui avait été fixée pour ce soir-là.

L’organisation même de l’industrie horlogère, qui permet aux hommes de se connaître parfaitement l’un l’autre, et de travailler dans leurs propres maisons, où ils ont la liberté de parler, explique pourquoi le niveau intellectuel de cette population est plus élevé que celui des ouvriers qui passent toute leur vie, et cela dès l’enfance, dans les fabriques. Il y a plus d’indépendance et plus d’originalité chez les ouvriers des petites industries. En outre, l’absence de distinctions entre chefs et membres dans la Fédération Jurassienne faisait aussi que chaque membre de la fédération s’efforçait de se former sur toutes les questions une opinion personnelle et indépendante. Je vis là que les ouvriers n’étaient pas une masse menée par une minorité dont ils servaient les buts politiques ; leurs leaders étaient simplement des camarades plus entreprenants — des initiateurs plutôt que des chefs. La netteté de vue, la rectitude de jugement, la faculté de résoudre des questions sociales complexes, que je constatais chez ces ouvriers, principalement chez ceux qui étaient entre deux âges, firent sur moi une impression profonde ; et je suis fermement convaincu que si la Fédération Jurassienne a joué un rôle sérieux dans le développement du socialisme, ce n’est pas seulement à cause de l’importance des idées anti-gouvernementales et fédéralistes dont elle était le champion, mais c’est aussi à cause de l’expression que le bon sens des horlogers du Jura avait donné à ces idées. Sans eux, ces conceptions seraient restées longtemps encore à l’état de simples abstractions.

L’exposé théorique de l’Anarchie tel qu’il était présenté alors par la Fédération Jurassienne, et surtout par Bakounine ; la critique du Socialisme d’État — la crainte d’un despotisme économique, beaucoup plus dangereux que le simple despotisme politique — que j’entendis formuler là, et le caractère révolutionnaire de l’agitation, sollicitaient fortement mon attention. Mais les principes égalitaires que je rencontrais dans les montagnes du Jura, l’indépendance de pensée et de langage que je voyais se développer chez les ouvriers, et leur dévouement absolu à la cause du parti, tout cela exerçait sur mes sentiments une influence de plus en plus forte ; et quand je quittai ces montagnes, après un séjour de quelques jours au milieu des horlogers, mes opinions sur le socialisme étaient fixées. J’étais anarchiste.

Un voyage que je fis ensuite en Belgique, où j’eus l’occasion de comparer une fois de plus l’agitation politique centralisée à Bruxelles avec l’agitation économique et indépendante, qui était en train de se développer parmi les ouvriers drapiers de Verviers, ne fit que me confirmer dans mes opinions. Ces tisserands en drap étaient une des populations les plus sympathiques que j’aie jamais rencontrées dans l’ouest de l’Europe.

Bakounine était à cette époque à Locarno. Je ne le vis pas, et je le regrette maintenant beaucoup, car il était mort quand je retournai en Suisse, quatre ans plus tard. C’était lui qui avait aidé les camarades du Jura à mettre de l’ordre dans leurs idées et à formuler leurs aspirations ; lui qui leur avait inspiré son enthousiasme révolutionnaire, puissant, ardent, irrésistible. Dès qu’il vit que le modeste journal que Guillaume commençait à publier à Locle dans le Jura, faisait entendre dans le mouvement socialiste des idées nouvelles et indépendantes, il vint à Locle, s’entretint pendant des journées et des nuits entières avec ses nouveaux amis sur la nécessité historique de faire un nouveau pas dans le sens anarchique : il écrivit pour ce journal une série d’articles profonds et brillants sur le progrès historique de l’humanité vers la liberté  ; il communiqua son enthousiasme de liberté à ses nouveaux amis, et créa ce centre de propagande d’où l’anarchisme rayonna dans la suite sur toutes les parties de l’Europe.

Après son départ pour Locarno — d’où il détermina un mouvement analogue en Italie et aussi en Espagne par l’intermédiaire de Fanelli, son sympathique et intelligent émissaire — l’œuvre qu’il avait commencée dans les montagnes du Jura fut continuée d’une façon indépendante par les Jurassiens eux-mêmes. Le nom de « Michel » revenait sans cesse dans leurs conversations, non pas comme le nom d’un chef absent dont les opinions feraient loi, mais comme celui d’un ami personnel, dont chacun parlait avec amour et dans un esprit de camaraderie. Ce qui me frappait le plus, c’était que l’influence de Bakounine tenait moins à sa supériorité intellectuelle qu’à sa personnalité morale. Dans les conversations sur l’anarchisme ou sur l’attitude de la Fédération, je n’ai jamais entendu dire : « Bakounine a dit cela » ou « Bakounine pense ainsi », comme si un pareil argument pouvait clore la discussion. Ses écrits et ses paroles n’avaient pas force de loi, comme c’est malheureusement souvent le cas dans les partis politiques. Dans toutes les questions où l’intelligence juge en dernier ressort, chacun apportait dans la discussion ses arguments personnels. Ils pouvaient avoir été suggérés dans leur forme et leur teneur générales par Bakounine, ou bien Bakounine avait pu les emprunter à ses amis du Jura ; en tous cas, ils revêtaient chez tous un caractère individuel et propre. Je n’ai jamais entendu invoquer le nom de Bakounine comme une autorité qu’une seule fois, et cela me surprit tellement que je me souviens encore du lieu où cette conversation eut lieu et des circonstances qui l’entourèrent. Des jeunes gens s’étaient mis un jour à tenir devant des femmes des propos peu respectueux pour l’autre sexe. L’une des femmes présentes y mit tout à coup fin en s’écriant : « Dommage que Michel ne soit pas ici ; il vous aurait remis à votre place ! » Ils étaient toujours sous l’influence de la grande figure du révolutionnaire qui avait tout sacrifié pour la cause de la révolution, qui ne vivait que pour elle, et tirait de la conception qu’il s’en faisait des idées les plus hautes et les plus pures pour la vie pratique en général.

Je revins de ce voyage avec des idées sociologiques arrêtées que j’ai gardées jusqu’à ce jour, et j’ai fait ce que j’ai pu pour les développer et leur donner une forme de plus en plus claire et concrète.

Il y avait cependant un point un point que je n’acceptai qu’après y avoir beaucoup réfléchi et consacré une partie de mes nuits. Je voyais clairement que l’immense changement qui ferait passer dans les mains de la société tout ce qui est nécessaire à la vie et à la production — que ce fût l’État populaire des social-démocrates ou l’union libre de groupes librement associés, comme le veulent les anarchistes, — je voyais, dis-je, qu’un pareil changement impliquait l’idée d’une révolution infiniment plus profonde que toutes celles dont l’histoire fait mention.

De plus les ouvriers avaient contre eux, s’ils voulaient tenter une semblable révolution, non plus l’aristocratie pourrie contre laquelle les paysans et les républicains français avaient eu à lutter au siècle dernier, — et cette lutte même avait été une lutte désespérée — mais les classes moyennes, infiniment plus puissantes au point de vue intellectuel et physique, qui ont à leur service l’organisme puissant de l’État moderne. Mais je reconnus bientôt qu’il ne se produirait aucune révolution, pacifique ou violente, tant que les idées nouvelles et le nouvel idéal n’auraient pas pénétré profondément dans la classe même dont les privilèges économiques et politiques étaient menacés. J’avais été témoin de l’abolition du servage en Russie et je savais que si un grand nombre de propriétaires de serfs n’avaient pas été pénétrés de l’injustice de leurs droits (c’était là une conséquence de l’évolution qui suivait les révolutions de 1789 et 1848), l’émancipation des serfs ne se serait jamais accomplie aussi aisément qu’elle le fut en 1861. Et je voyais que l’idée d’une émancipation des ouvriers du système actuel du salariat faisait son chemin au sein des classes moyennes elles-mêmes. Les plus ardents défenseurs des conditions économiques présentes avaient déjà renoncé à défendre les privilèges existants en se plaçant sur le terrain du « droit » : ils ne discutaient déjà plus la question d’« opportunité » d’une pareille transformation. Ils ne niaient pas qu’un changement fût désirable, et contestaient seulement que la nouvelle organisation économique réclamée par les socialistes fût réellement préférable à l’état de choses actuel : ils se demandaient si une société dans laquelle les ouvriers auraient voix prépondérante serait capable de diriger la production avec plus de succès que les capitalistes, agissant individuellement et uniquement guidés par leur intérêt personnel.

De plus, je commençai à comprendre peu à peu que des révolutions, c’est-à-dire, des périodes d’évolution accélérée et de transformations rapides, sont aussi conformes à la nature de la société humaine que l’évolution lente qui s’accomplit actuellement au sein des races civilisées ; je compris aussi que chaque fois qu’une période d’évolution rapide et de reconstitution sociale commence, la guerre civile peut éclater sur une échelle plus ou moins vaste. La question est alors, non pas tant de savoir comment éviter les révolutions, que de trouver le moyen d’obtenir les meilleurs résultats en enrayant le plus possible la guerre civile, en restreignant le nombre des victimes, en y mettant réciproquement le moins d’acharnement. Il n’y a pour cela qu’un moyen : c’est que la partie opprimée de la société ait une idée aussi claire que possible du but qu’elle prétend atteindre et des moyens qu’elle veut employer, et qu’elle soit pénétrée de l’enthousiasme qui lui est nécessaire pour accomplir son œuvre ; car dans ce cas elle est assurée d’attirer à elle les éléments les meilleurs, les forces intellectuelles les plus saines de la classe en possession des privilèges accumulés par le passé.

La Commune de Paris fut un exemple terrible d’une révolution sans but déterminé. Quand les ouvriers devinrent, en mars 1871, les maîtres de la grande cité, ils n’attaquèrent pas les droits de propriété appartenant à la bourgeoisie. Au contraire, ils prirent ces droits sous leur protection. Les chefs de la Commune firent à la Banque de France un rempart de leurs corps, et malgré la crise qui avait paralysé l’industrie et par suite privé de leur salaire une foule de travailleurs, ils protégèrent par leurs décrets les droits des propriétaires de fabriques, d’établissements de commerce et de maisons habitées. Mais quand le mouvement fut vaincu, les classes moyennes ne tinrent aucun compte de la modération qu’avaient montrée les insurgés dans leurs revendications communistes. Ayant vécu pendant eux mois dans la terreur que les ouvriers ne vinssent à s’attaquer à leurs droits de propriété, les riches se vengèrent des ouvriers, absolument comme s’ils avaient justifié ces craintes par des actes. Près de trente mille ouvriers furent massacrés, comme on le sait, non pas pendant la lutte mais après la défaite de l’insurrection. Si les ouvriers avaient fait une tentative pour socialiser la propriété, la vengeance n’aurait pas été plus terrible.

Je concluais donc que, s’il y a ans l’évolution de l’humanité des périodes où un conflit est inévitable et où la guerre civile éclate en dépit de la volonté des individus pris en particulier, il faut au moins que ces conflits soient déterminés, non par de vagues aspirations, mais par une vue claire du but visé ; non par des considérations secondaires, dont l’insignifiance n’atténue pas la violence de ce conflit, mais par de grandes idées qui exaltent les hommes en leur ouvrant un large et vaste horizon.

Dans ce dernier cas, la solution dépendra beaucoup moins de l’efficacité des armes à feu et des canons que de la force du génie créateur mis en œuvre pour la reconstitution de la société sur des bases nouvelles. La solution dépendra surtout des forces reconstitutrices de la société, qui pourront, pendant quelque temps, exercer librement leur action, et de la valeur morale du but poursuivi ; car alors le parti trouvera plus de sympathie chez ceux-là même qui, en tant que classes, sont opposés au changement. Le conflit étant ainsi engagé sur des questions plus hautes, purifiera l’atmosphère sociale ; et le nombre des victimes sera certainement, de part et d’autre, beaucoup plus restreint qu’il ne l’aurait été si la lutte s’était engagée sur des questions d’importance secondaire, où les hommes trouvent à satisfaire leurs plus vils instincts.

C’est pénétré de ces idées que je rentrai en Russie.