Mémoires d’un seigneur russe/Avertissement

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Traduction par Ernest Charrière.
Hachette (p. i-xii).

INTRODUCTION


Le livre de M. Ivan Tourghenief, dont nous donnons ici la traduction, a été publié en russe à Moscou, en 1852, sous le titre, que nous avons cru devoir modifier, de Mémoires ou Journal d’un chasseur (Zapitski Okhotnika). Mais si le livre est devenu, dans notre traduction, les Mémoires d’un seigneur russe, c’est pour prendre avec ce titre le caractère de témoignage de l’aristocratie russe sur la situation réelle du pays qu’elle domine. Quelques parties de l’ouvrage avaient paru par fragments dans une revue littéraire du pays, intitulée : le Moscovien ou le Nouvelliste de Moscou. Ces épisodes, où la vérité expressive des mœurs se détachait sur un fond descriptif plein de suavité et de fraîcheur, avaient vivement frappé l’attention, quoique venant d’une plume encore inconnue et qui n’avait pas fait ses preuves devant le public. Cependant on était loin de prévoir l’impression que produisit la réunion de ces morceaux, lors qu’ayant été mis en volume et complétés dans leur ensemble, on put saisir la donnée supérieure qui s’en dégageait, et qu’on vit s’y manifester la pensée intime de l’auteur ou plutôt l’inspiration sociale à laquelle il avait cédé involontairement.

En effet, la série de ces chapitres, s’éclairant et se fortifiant l’un par l’autre, faisait entrer dans leur cadre toutes les scènes de la vie russe ; et par la variété des aspects sous lesquels elle y était observée comme par l’impression d’ensemble qui en résultait, ce livre, en apparence sans prétention, se trouvait offrir le tableau le plus saisissant des mœurs de la Russie, qu’il révélait en quelque sorte à elle-même ; car ces peintures étant empruntées la plupart à la partie la moins accessible des mœurs locales, elles en faisaient pour les Russes comme une découverte de leur propre pays. Ils y voyaient surtout les institutions du passé se refléter dans le présent ; et la situation relative qu’elles créent entre les classes, montrant l’inf1uence morale qu’elles exercent sur les individus, s’y dessinait pour la première fois avec une puissance de réalité d’autant plus grande qu’elle paraissait moins cherchée. On comprit alors que, sous sa forme nécessairement discrète et contenue, cet ouvrage était un de ces livres hardis venus à propos, qui agissent fortement sur les idées d’un peuple et prennent date dans son histoire. Mais le sens en fut achevé et déterminé en quelque sorte par le commentaire de l’opinion avec laquelle il se rencontrait heureusement, et il reçut d’elle cette signification plus étendue qui fait du public l’auxiliaire et l’associé direct de l’écrivain dans son œuvre.

Presque au même moment, et dans des proportions plus grandes encore, un fait analogue s’était produit sur un autre point. L’Amérique du Nord venait d’élever à la hauteur d’un événement public l’apparition d’un simple roman de mœurs, écrit par une femme inconnue jusque-là, et qui, devenue tout à coup célèbre, put voir l’Europe tout entière se prendre pour le même ouvrage de la sympathie passionnée qu’il avait inspirée au nouveau monde. La connaissance de la langue et de la littérature russes se trouvant moins répandue, le succès de cette production a dû être plus limité au pays qu’elle intéressait : mais cette différence ne doit pas être mise à la charge du livre russe, qui est l’œuvre d’un talent tout viril, et qui, n’empruntant rien aux ressorts et aux émotions convenues du roman vulgaire, appartient, selon nous, à un ordre de conceptions plus élevées et plus originales. Ce qui n’en reste pas moins à remarquer, c’est cette apparition simultanée de deux livres conçus dans le même sentiment et s’attaquant aux mêmes problèmes, venus tous deux des points les plus extrêmes de la civilisation, sans que cette coïncidence ait pu être concertée ; c’est que le même courant d’idées ait pu se faire jour à la même heure dans le nouveau monde, et jusque dans le pays où l’on est convenu de voir avec l’Europe le pôle opposé des mœurs et des institutions sociales.

Cependant on se tromperait si l’on cherchait ici un plaidoyer ardent, un réquisitoire en forme contre le servage et les vices de la société russe ; ce serait ne pas avoir une idée exacte du genre d’esprit de M. Ivan Tourghenief et de la direction particulière de son talent. Nous ne sommes que trop accoutumés, chez nous, à cette déclamation sentimentale, qui est le vice de toutes les œuvres d’art de notre époque, qui nous poursuit partout, dans la polémique, dans le roman, au théâtre, en corrompant tous les genres, pour faire de chaque production une sorte de prédication sentencieuse, un cours en règle d’enseignement, et qui finit par imprimer à toute une littérature la teinte uniforme de l’ennui. Le trait distinctif de ce talent, si naturel et si sobre, est de ne laisser jamais paraître l’auteur, et, quoiqu’il soit toujours en scène dans ses peintures, il s’absorbe si complétement dans son œuvre, que le lecteur, resté tout entier à l’illusion qu’elle produit, peut s’attribuer exclusivement les réflexions ou la moralité qu’il en tire. Que cette réserve soit commandée à l’auteur par la considération du milieu social dans lequel il écrit, ou qu’elle provienne de son goût et de sa disposition naturelle, il n’en est pas moins vrai que cette mesure atteint, chez lui, à un art supérieur ; qu’elle donne à ses tableaux une vie et une réalité saisissante ; que sa pensée, eniin, y paraît d’autant mieux en se dissimulant, et porte plus loin pour s’être repliée sur elle-même. C’est là une forme originale qui mérite d’être signalée comme procédé littéraire, et dont ce livre peut offrir plus d’un modèle digne d’étude. L’auteur se rattache, par là, à cette forte école d’un. sentiment supérieur en littérature, où se placent à part, et dans une sphère si haute, Shakspeare et Molière, chez qui la pensée est toute en action, et ou la leçon morale ressort, par induction, des personnifications vivantes qui la traduisent et de la vérité seule des caractères.

Mais quelle discussion sous sa formule didactique-vaudrait, pour l’évidence persuasive de la démonstration, comme pour la complète conviction de l’esprit, par exemple ce terrible chapitre du Bourmistre, ou l’on voit si bien l’égoïsme froid et cupide du maître civilisé s’accommoder de la tyrannie d’un subalterne, d’autant plus cruelle, comme on a pu l’observer sous toutes les latitudes, que l’instrument qui l’exerce est sorti lui-même de la classe qui en souffre ? Là, tout est impitoyable et dur, comme tout ce qui est irrévocable et sans remède ni compensation possible, comme tout ce qui, par son excès, condamne en principe une institution à se réformer ou à périr fatalement dans un temps ’ donné, si elle est impuissante à le faite par elle-même. Autant cette oppression serre le cœur quand elle est mise à nu dans son effrayante réalité, autant elle est émouvante et pathétique lorsqu’elle se mêle du moins à des sentiments d’humanité qui la tempèrent, comme dans ce chef-d’œuvre de narration précise, si complète dans son expressive brièveté, que nous présente l’histoire du Bireouck. Ici, c’est au contraire l’intermédiaire, forcé de faire sentir les rigueurs de ses fonctions à ses frères de misère et de servitude, qui fait éclater tout à coup, dans une nature rude et violente, une commisération inattendue, dont l’effet est si communicatif. Ce n’est plus alors que l’inégalité sociale, telle que la force l’a constituée partout, avec le cortége inévitable d’abus attachés à toute situation qui laisse le faible sans garantie, et qui n’a pas besoin d’une institution aussi exceptionnelle que le servage pour se retrouver ailleurs, sous d’autres noms, dans nos sociétés les plus avancées.

Mais le plus souvent l’auteur déguise ses attaques sous une forme de critique, dans laquelle il excelle, et qui n’est pas moins agressive dans sa piquante ironie ; c’est de nous montrer la terrible institution sous un point de vue grotesque, amenant les situations les plus ridicules, ou les femmes ont le pas et conservent tout l’avantage. Rien de plus original et de· plus comique en même temps que la peinture de cette domination fantasque et tracassière, telle que l’auteur l’expose ici dans une série d’amusants chapitres. Tantôt c’est, comme dans celui de Lgo/f, la vieille fille prude, soigneuse du bien-être de ses serfs, mais qui leur interdit le mariage par scrupule, et se fait un cas de conscience de les retenir comme elle dans le célibat ; ailleurs, c’est l’amusant tableau tracé dans le chapitre du Comptoir, du petit État régi par une dame russe, qui tranche de l’autocrate dans ses domaines, et y règle tout par ukase, sans échapper au sort commun du despotisme, qui le condamne à être le jouet des subalternes et à ne rien savoir de ce qui se passe chez lui, quand il à la prétention de tout connaître. C’est encore la lutte animée de la passion vraie, telle que le chapitre de la Maitresse esclave la fait ressortir au milieu des incidents les plus naturels qui mettent cette passion aux prises avec la bizarrerie, l’entêtement d’un amour-propre blessé et le caprice obstiné d’une grande dame.

Mais presque toujours la souffrance morale que la vue d mal fait éprouver est plus dans l’observateur qui l’analysa que dans la victime qui en ressent les effets : chez celle-ci, l’apathie, l’imitation, l’habitude prise la rendent insensible, et l’amour-propre lui-même s’en mêle singulièrement. Ainsi, dans le chapitre des Deux seigneurs de village, on voit un serf prendre parti pour le seigneur qui l’a fait battre, et s’enorgueillir du châtiment qu’il a reçu à l’idée de l’honneur qui en revient à son maître. Mais l’auteur excelle surtout à montrer comment ce sentiment indomptable de la liberté naturelle sait lui-même se faire sa part’ jusque dans la servitude. Le cadre qui lui fournit son sujet le conduit à mettre en scène à chaque pas ces hommes à tempérament énergique et à caractère indiscipliné, qu’aucun obstacle n’empêche de suivre leur instinct, et qui vivent comme l’outlaw, au milieu des bois, dans l’indépendance la plus absolue. Dès le début de son livre, et sans que cet idéal paraisse en rien exagéré à ceux qui, comme nous, ont pu observer quelques faits du même genre, il nous représente le serf réalisant dans son intérieur toutes les conditions de la liberté, de l’aisance, de la dignité personnelle, du savoir acquis par l’expérience. Malheureusement ces exemples ont toujours le tort de ne pas conclure, puisqu’ils restent des exceptions sociales qu’aucune garantie n’accompagne ; mais ils expliquent du moins la manière dont les mœurs corrigent une mauvaise institution, et donnent ainsi maison qui, malgré tout, la fait se maintenir et se pèrer. Aussi le moraliste est-il sévère et impitoyable pour la classe il laquelle il appartient, toutes les fois qu’elle abuse de son privilège exorbitant ; car il est à remarquer que dans toutes ses inventions il donne constamment le beau rôle à la classe opprimée. C’est de là que sortent les caractères intéressants, et autant il est sympathique pour elle, autant il frappe sans pitié ces personnages, types grossiers d’une aristocratie rustique et mal dégrossie, chez qui le ridicule se mêle à l’odieux, quand il ne va pas quelquefois jusqu’à l’atroce. Aussi nulle part il ne déploie avec plus de verve toute la vigueur et l’énergie de sa manière que quand il se trouve devant ces originalités indigènes, ces médailles historiques déjà effacées et frustes du passé de la Russie. Quoi de plus curieux sous ce rapport que le portrait du velmoge, cet être exceptionnel qui ne pouvait exister que dans les conditions de l’ancienne société russe, avec cette frénésie de caprices et de prodigalités fastueuses, cette insanité bestiale qui résultait pour l’esprit de la satisfaction continue de ces désirs illimités, telles que les font revivre pour nous les chapitres de l’odn0*v01·ets et de l’Eau de framboise ? Remarquons comme dans ce dernier, avec une intention toute philosophique et un art consommé, l’auteur met ici en contraste l’homme de néant atteignant au dernier degré de l’échelle descendante, en face de cette concentration monstrueuse de tous les avantages sociaux accumulés chez celui qui en abuse. Dans l’odnovorets, en moutrant curieusement les progrès des classes intermédiaires, et ceux même de la nouvelle génération aristocratique, qu’il met en regard de cette barbarie native des anciennes mœurs, le peintre, dans sa sincérité, ira, pour mieux la flétrir, jusqu’à frapper sur sa propre famille, s’il vient par hasard a la retrouver dans laqvie de son père. On sent en effet que 1 le reproche s’adresse moins aux hommes qu’à leur temps, y rendu ainsi responsable de leurs écarts et des vices qu’ils lui doivent, et il y a même des cas où cette barbarie devient intéressante et humaine à force de naïveté. Ainsi, dans l’admirable chapitre des Stepniaks, la grossièreté, le burlesque, la bizarrerie excentrique des manières n’empêche pas la noblesse des caractères de se produire avec éclat, · et le sentiment poétique de colorer vivement une nature crue et inculte. C’est que l’auteur est ramené par elle au sentiment qui le domine partout, qui fait que, sans qu’il s’en aperçoive, ceux même des nobles qu’il traite avec le, plus d’indulgence sont encore dans une infériorité morale à l’égard des serfs avec lesquels il les met en rapport ; à ce goût enfin des esprits supérieurs, qui les porte à préférerai la simplicité native des mœurs rustiques aux ridicules affec-1 tés des autres classes et aux vices d’emprunt d’une demi-civilisation.

Sans doute l’auteur nous fait partager cette préférence par les vives et attrayantes inspirations qu’il doit à son sentiment de chasseur et d’amant de la nature, mais elle contribue à faire paraître mesquine et sans distinction cette partie de la société que l’imitation rapproche de la nôtre et qui tend à se confondre partout dans un type banal et de plus en plus généralisé. Plusieurs de ces esquisses en petit nombre se rapportent au tableau de genre ou à l’anecdote privée, avec des détails qui n’ont rien d’exclusivement spécial à la Russie ; mais si le modèle s’en retrouve ailleurs, elles regagnent par la pensée ou le talent de l’écrivain ce qui leur manque au fond en originalité : soit que dans le Médecin de district il se propose, par une observation curieuse qui semble avoir échappé à tous les autres moralistes, d’expliquer une touchante énigme du cœur de la femme, soit qu’il se borne à offrir une délicate peinture d’une situation souvent traitée, y comme dans la charmante idylle des Amours de village. Ceux même de ces tableaux qui reproduisent des rapports analogues à ce qu’on trouve dans les autres pays gardent encore des y traits de singularité locale et de particularité russe, comme l’état de gentilhomme commensal décrit dans Radîlof, ce type très-répandu et qu’on rencontre souvent du noble russe ruiné par ses folies, admis dans sa vieillesse à se réfugier dans la maison d’un membre de sa classe, où il achève sa vie de dissipation en jouant à demeure le rôle de boulïon. On distingue également sous ce rapport les originaux qui passent dans la piquante revue que l’auteur fait de la petite ville russe dans Lébédiane, et l’homme incompris du Hamlet russe. dont les saillies de caractère paraîtront un peu longues et un peu cherchées, malgré leur incontestable finesse : ce qui pourra du reste servir en passant à noter la différence des goûts entre les peuples ; car ce chapitre est précisément celui que l’on cite et vante le plus en Russie comme offrant l’expression de la fantaisie particulière au pays, et dont les traits caractérisent essentiellement l’humour national. Mais où l’auteur retrace cette vérité universelle qui jaillit et se fait reconnaître sous la diversité même des impressions locales, c’est lorsqu’il est en plein dans ce qui compose la partie originale de son sujet et lui en fournit l’expression la plus poétique. Quoi qu’elle dise d’elle-même, la race slave est au fond peu accentuée, et ne promet pas à la poésie des sources bien nouvelles et bien fécondes. Nulle part, dans la vaste surface qu’elle occupe, elle ne dépasse la légende et le chant populaire, et partout elle s’arrête à ce degré de simplicité enfantine qui marque un âge dans la vie des peuples, mais dont l’expression, après une première et apparente nouveauté, n’offre bientôt plus que la même note et finit par être monotone. Elle a besoin, pour se relever et paraître intéressante, d’exposer à son tour les contrastes et les sentiments plus compliqués que la civilisation crée dans le cœur de l’homme, de sonder les abîmes et les perspectives indéfinies qu’elle ouvre à sa pensée, et dont le spectacle peut seul répandre la v variété sur ce fond nu et toujours semblable de l’inspiration primitive. C’est là ce que l’auteur fait avec une grande supériorité, lorsque, transporté devant cette nature nouvelle, il semble la contempler du sein même de la civilisation à laquelle il appartient par son intelligence ; et la manière dont il nous la rend tout aussitôt sensible vient de ce qu’il nous communique lui-même sa faculté compréhensive.

Parmi les chapitres d’où ressort le mieux cette pénétration} on distinguera celui des superstitions populaires. Quoi dei plus neuf et de plus charmant que cette veillée passée près du taboun de chevaux sauvages, en compagnie des jeunes enfants qui les gardent, dont les paroles nous révèlent toute cette partie de l’âme et de la pensée populaire, pendant quel l’auteur assiste à cet entretien sans s’y mêler, et, par cette attitude, nous rend en quelque sorte visible le procédé littéraire qu’il emploie ? Dans le Nain Kaciaruz, c’est encore, l’homme supérieur dont la civilisation a éclairé la pensée, ouvert l’intelligence, rectifié et agrandi le regard, comme pour lui rendre perceptible ce qui lui échapperait sans cela et lui seul pourra surprendre cette végétation spontanée de la poésie germant dans la solitude sous la forme la plus bizarre, sous l’image qui lui semble la plus opposée. Elle se retrouvera également, mais avec plus de splendeur encore, dans ce merveilleux poëme du Cabaret et des chanteurs, où) éclate l’intention de relever la dignité de l’homme sous les dégradations qui la déguisent et l’avilissent fatalement. Les préparations de l’auteur peuvent paraître un peu longues à notre impatience française ; mais ces détails minutieux, employés a faire ressortir les difformités physiques, la vulgarité, le prosaïsme des individus qu’il appelle à former l’auditoire, et les juges de cette lutte du chant, concourent à l’effet qu’elle devra produire. Aussi ils s’expliquent bientôt par cette merveilleuse explosion de l’âme que le sentiment musical élève et transfigure en la dépouillant de cette enveloppe d’abjection ne lui impriment au dehors les fatigues du travail journalier, l’esprit de la profession et les habitudes vicieuses u caractère. Mais ce rayonnement est d’autant plus imprévu et puissant d’effet que la matière reprend aussitôt dessus, et que l’inspiration sublime vient s’éteindre dans orgie brutale, au milieu de tous les contrastes et des harmonies extérieures que la nature apporte à ce magique tableau.

Arrêtons ici ces réflexions qui ont le tort d’anticiper sur les impressions du lecteur ; mais l’idée qu’il en recevra ne sera pas inutile si elle le décide à les éprouver par lui-même. C’est le voyage le plus agréable qu’on puisse faire aussi bien dans le domaine de l’imagination et du cœur humain qu’à la recherche des mœurs et des singularités de Russie. En s’engageant dans ce pays, objet de tant de contestations diverses, et où l’on ne saurait avoir un guide plus sûr et plus sympathique avec nos croyances et nos sentiments de prédilection[1], on pensera comme nous que, s’il était vrai que cet état dût disparaître dans le cataclysme dont le menacent les prédictions de certains publicistes expéditifs et sommaires, ce livre ferait sentir l’étendue d’une catastrophe toujours à déplorer quand il s’agit d’une portion importante de l’humanité. Mais alors, et on comprend que nous admettions cette hypothèse qu’a cause de son invraisemblance même, il serait venu d’autant plus à propos pour aider au besoin la science à recomposer cette société avec son mélange de bien et de mal, d’ombre et de lumière, afin de lui retrouver sa place, au moins pour l’histoire, parmi les diversités de la grande famille humaine.



  1. L’auteur de ce livre, observateur exact s’il en fut, dans le tableau si complet qu’il trace des sentiments de son pays et où il n’en omet aucun, ne trouve à signaler d’autres vestiges des antipathies nationales soulevées par la fameuse invasion de 1812, que l’aventure d’un tambour français qui doit à un péril passager l’avantage de devenir un seigneur et de passer dans le corps de la noblesse russe, et la leçon burlesque d’histoire qu’un grand-père donne à son petit-fils, dans laquelle le ridicule qu’il lerche à déverser sur Napoléon retombe en plein sur le personnage et fait ressortir sa sottise. On sait que nulle part les souvenirs de la première époque impériale ne sont plus admirés qu’en Russie, où tout est calqué sur ce modèle depuis les moindres détails de l’armée et de l’administration jusqu’aux manières du souverain et de la cour.