Mémoires d’une ex-palladiste parfaite, initiée, indépendante/05/Chapitre III

La bibliothèque libre.

chapitre iii

Mon éducation luciférienne

(Suite)


De l’histoire de mon ancêtre Thomas, j’ai été saturée par mon père et par mon oncle ; on me l’a fait boire, goutte à goutte, dès que je fus jugée en mesure de comprendre ce que mes parents appelaient « le rôle humanitaire de la Franc-Maçonnerie ». À leurs yeux, Thomas Vaughan était, avec Amos Komenski et Valentin Andreæ, l’exécuteur du plan de Fauste Socin, lequel est, — à mon opinion basée sur les plus attentives études, — le Véritable fondateur de la secte maçonnique.

On se rendra un compte exact de mon éducation, en lisant ce résumé nécessaire de la vie de Philalèthe ; en outre, il donnera des aperçus nouveaux et précis à tous ceux qui s’intéressent à la solution de cette question tant discutée : les origines de la Maçonnerie antichrétienne. Car il faut, une bonne fois, laisser de côté les légendes : le rattachement à la construction du temple de Salomon, c’est risible ; la succession des Gnostiques, des Néo-Platoniciens d’Alexandrie, des Manichéens, des Albigeois, des Templiers, c’est soutenable, si l’on se borne à admettre que toutes ces sectes procèdent, avec la Franc-Maçonnerie, du même inspirateur, Satan, mais c’est inexact, si rigoureusement l’on se place au point de vue historique. Entre Jacques Molay et le Rite maçonnique Templier, la chaîne des grandes-maîtres a une interruption de plusieurs siècles ; la vengeance des martyrs saint Jacques et autres est un fertile sujet pour les cérémonies d’arrière-loges, voilà tout ; pas de documents, authentiques ou même apocryphes, pour énumérer une succession ininterrompue. Le maçon, qui soutiendrait sérieusement cette filiation, en atelier d’érudits frères des hauts-grades, ferait moquer de lui.

Historiquement, la Franc-Maçonnerie anti-chrétienne, — non la franc-maçonnerie corporative des ouvriers du bâtiment, — est née de la Réforme, par Fauste Socin. Cela m’été enseigné et prouvé.

Fauste poussa la Réforme à ses extrêmes conséquences, en héritier des deux premiers Socin, Lélio et Dario, en dépositaire des traditions de l’Académie de Vicence, en vengeur de Giulio Ghirlanda et de Francesco di Ruego. Et Lemmi, au lendemain de son élection au siège suprême de la haute-maçonnerie, a été très formel dans ce sens : « Nous ne devons pas oublier, a-t-il écrit, que la Franc-Maçonnerie a eu l’Italie pour vrai berceau et les Socin pour vrais pères, et c’est pourquoi la direction des combats décisifs qui assureront le triomphe devait revenir à l’Italie, devra demeurer jusqu’au bout en Italie. » (Voûte encyclique du 29 septembre 1893.) Les noms des Sociniens sont dans les titres de plusieurs ateliers italiens, afin de rappeler cette origine. À Sienne, le Triangle Bernardo Ochino est souché sur la Loge Socino ; Ochino, moine apostat, était un des associés à Lélio et Dario Socin, dans l’académie secrète de Vicence, et l’on sait que Lemmi a grande vénération pour les apostats. À Venise, sur la Loge Daniele-Manin Marco-Polo est souché le Triangle San-Giulio e San-Francesco ; ces deux saints ne sont autres que Giulio Ghirlanda, de Trévise, et Francesco di Ruego, autres associés des deux premiers Socin ; Giulio et Francesco furent exécutés, sur l’ordre du Sénat de Venise, lorsque la puissante république des doges prit en considération la plainte du pape Paul III et décida de réprimer la propagande impie des Sociniens. À Plaisance, le triangle souché sur la Loge Roma Nuova, se nomme L’Accazia dei Socini. À Udine, le Triangle souché sur la Loge Niccolo Lionello, a pour titre Il Palladio dei Socini. À Vicence, la Loge officielle, avouée, se nomme Lelio Socino, et le Triangle souché sur elle porte le titre La Santa Accedemia ; l’académie secrète fondée à Vicence par les Socin a donc été réveillée sous la forme d’arrière-loge palladique.

Quand Fauste Socin se réfugia en Pologne, où les antitrinitaires avaient plusieurs églises, il projetait déjà de greffer sur cette branche de la Réforme une association secrète enseignant à ses adeptes une doctrine encore plus avancée en irréligion ; il voyait contre lui et les catholiques et même les protestants, car ceux-ci jugeaient qu’il allait trop loin. Lorsque le peuple de Cracovie, édifié sur l’impiété de Fauste, pilla sa maison, jeta au feu ses livres et ses manuscrits et faillit le massacrer (1598), le neveu Lélio avait eu déjà des communications directes de Satan. Il avait juré une haine à mort à l’Église et se préoccupait d’instituer l’association tant rêvée. Deux ans avant sa mort, pendant qu’il vivait caché chez Abraham Blonski, il reçut à Luclavie la visite du jeune Valentin Andreæ, qui lui fut présenté par son père ; celui-ci était le fils de Jacob Andreæ, un des premiers qui adoptèrent les principes de la Réforme, et Valentin n’avait alors que seize ans. C’est dans cette visite que le jeune Valentin fut consacré à Lucifer ; il y eut évocation de Camillo Renato, l’impie sicilien dont Lelio Socin avait reçu les premiers germes de son hérésie ; il est bon de remarquer encore que, dans la Valteline, le Triangle souché sur la Loge Maurizio Quadrio, de Chiavenna, a pour titre Camillo Renato. Puis, les Andreæ père et fils retournèrent dans le Wurtemberg, où bientôt Valentin professa la théologie.

Cependant, jusqu’à sa mort, Fauste Socin avait entretenu des relations avec ceux de ses compatriotes italiens qui acceptaient sa direction occulte. L’académie de Lélio, dispersée en, 1546, s’était reformée avec mystère sur le territoire vénitien. Le nom que les adeptes se donnaient entre eux était : « Frères de la Croix de la Rose ». On se reconnaissait à un petit cordon noir sur le vêtement, cordon minuscule qui passait inaperçu aux yeux des non-initiés. On se saluait par ces mots : Ave frater ; à quoi l’interpellé répondait Rosæ Crucis. C’est à Venise que s’imprima, huit ans après la mort de Fauste, le premier livre-recueil de la Fraternité des Rose-Croix (ce fut ce nom qui prévalut).

Fauste Socin, pour les affiliés, était l’Empereur-Maître (magister-imperator). Avant de mourir, il avait désigné pour son successeur Cesar Cremonini, alors âgé de cinquante-quatre ans ; celui-ci, d’abord professeur de philosophie à Ferrare, était venu à Padoue, dans les états vénitiens, en 1590, et l’université de cette ville lui avait confié la chaire de philosophie et en même temps une chaire de médecine. Cremonini avait adopté la doctrine d’Averrhoès, en disant à ses amis qu’elle était la bonne doctrine, « parce que le pape Léon X l’avait condamnée ». Sa devise, qui a été la règle de conduite des Rose-Croix, était : Intus ut libet, foris ut moris est. C’est bien là l’hypocrisie des sectaires posée en principe : intérieurement, fais comme il te plaît ; au dehors, fais comme il est de coutume. Trompons nos contemporains en affectant d’être d’accord avec les idées en cours, mais en secret pensons et agissons à notre guise, voilà la loi première de toutes les sectes impies. Cesare Cremonini est le nom du Triangle de Viareggio, souché sur la Loge Felice Orsini.

Cremonini était théurge ; cela est incontesté. Sa qualité d’Empereur-Maître des Rose-Croix sociniens est moins connue. La raison : les Blonski lui étaient hostiles ; ils ne lui transmirent pas les manuscrits secrets de Fauste Socin, par la raison qu’à leur avis ces précieux documents couraient danger de destruction en Italie. La vérité est qu’ils voyaient dans le jeune Valentin Andreæ le véritable successeur de Fauste pour la direction de l’association secrète naissante.

Le résultat de ces tiraillements fut que Cremonini s’occupa peu d’encourager le recrutement des adeptes Rose-Croix. En 1617, on fit le dénombrement de la Fraternité ; les affiliés actifs étaient tombés au nombre dérisoire de onze, dont deux avaient seulement l’imparfaite initiation. En effet, il faut savoir qu’au-dessous de la Croix de la Rose, il y avait la Croix d’Or, où seulement les principes de l’alchimie étaient enseignés ; à la question Ave, frater, un imparfait initié répondait : Aureæ Crucis, au lieu de Rosæ Crucis.

Maintenant, je prie de bien remarquer ces dates : c’est en cette année du dénombrement des frères de la Rose-Croix (1617) que fut célébré, dans toute l’Allemagne, le premier jubilé protestant, et c’était en 1517 que Luther avait commencé sa révolte, en attaquant publiquement, avec violence, la bulle pontificale des indulgences accordées aux fidèles qui aidaient par leurs aumônes à la construction de Saint-Pierre de Rome. C’est en 1617 que Jacques VI d’Écosse (Jacques 1er  d’Angleterre), l’indigne fils de Marie Stuart la Catholique, le roi protestant et magicien, l’expulseur des jésuites, tenta d’établir la religion anglicane en Écosse et donna les sceaux à Francis Bacon, philosophe et occultiste ; Bacon, dont le Novum Organum est appelé par Voltaire « l’échafaud avec lequel on a bâti la nouvelle philosophie » ; Bacon, que Findel considère comme ayant eu « l’intuition de la Franc-Maçonnerie » dans sa Nova Atlantis ; Bacon, dont l’œuvre, interminée, devait comprendre une sixième partie, que Dieu ne lui laissa pas le temps d’écrire, la Philosophie seconde ou la Science active, et, quand on a lu le reste, en sachant ce qu’était l’auteur, on devine sans peine ce qu’aurait été cette conclusion !

Donc — 1517, la révolte de Luther, l’éclosion de la Réforme ; — 1617, le recensement des Sociniens parfaits initiés, pendant la célébration du premier jubilé protestant ; — 1717, première manifestation de la secte antichrétienne sous le nom de Franc-Maçonnerie, apparition, plutôt que création, de la Franc-Maçonnerie.

Et par qui cette constitution officielle de la secte sous le nom aujourd’hui connu du monde entier ? — Par Anderson, Désaguliers et autres, protestants sociniens, Rose-Croix anglais, Rosicrucians.

Lecteurs, si vous n’avez pas étudié la question des origines maçonniques, vous n’êtes pas au bout de vos étonnements. Dieu a voulu que ces secrets de l’histoire me fussent enseignés par mon père et par mon oncle, et fussent la base de mon éducation, afin qu’un jour, convertie à l’amour de son Christ, je vinsse faire la lumière sur ces mystérieuses origines et dévoiler le plan de Satan.

En 1617, les neuf disciples de Fauste Socin, ayant la parfaite initiation de la Rose-Croix, étaient : Cesare Cremonini, soixante-sept ans ; Michaël Maïer, quarante-neuf ans ; Robert Fludd, quarante-trois ans ; Valentin Andreæ, trente-un ans ; Nick Stone, trente-un ans ; Lodewijk van Geër, trente ans ; Samuel Blonski, vingt-huit ans ; Claude Guillermet de Beauregard, vingt-six ans ; Amos Komenski, vingt-cinq ans.

Cremonini donna sa démission d’Empereur-Maître et fut remplacé par Michaël Maïer, avec désignation de Valentin Andreæ pour être son successeur. C’est celui-ci qui changea le titre : il s’intitula Summmus Magister, Souverain Maître, et c’est ce titre qui est inscrit après le nom de chacun de ses successeurs jusqu’à Johann Wolff inclusivement, dans les documents relatifs à la Rose-Croix socinienne (archives du Souverain Conseil Patriarcal de Hambourg).

Or, les grands-maîtres de la Rose-Croix ont été au nombre de onze, dont deux seulement furent démissionnaires ; huit autres ne furent remplacés qu’à leur mort ; le dernier, qui était un juif, s’occupa plus de ses affaires personnelles que de celles de la haute-maçonnerie, et il en résulta qu’à sa mort plusieurs nouveaux systèmes d’occultisme s’étaient créés ou se créaient en rivalité, et il n’eut aucun successeur.

La liste des grands-maîtres de la Rose-Croix socinienne est bonne à donner, parce qu’elle montre l’exacte origine de la Franc-Maçonnerie officielle.


La voici donc :

Fauste Socin, de 1597 à 1604 ;
Cesare Cremonini, de 1604 à 1617 (démissionnaire) ;
Michaël Maïer, de 1617 à 1622 ;
Valentin Andræe, de 1622 à 1654 ;
Thomas Vaughan, de 1654 à 1678 ;
Charles Blount, de 1678 à 1693 ;
Friedrich Hetvetius, de 1693 à 1709 ;
Richard Simon, de 1709 à 1712 ;
Théophile Désaguliers, de 1712 à 1744 ;
Nicolas de Zinzendorf, de 1744 à 1749 (démissionnaire) ;
Johann Wolff, de 1749 à 1780.


La troisième grand-maître n’est autre que le Maïer, de Rinsbourg, créé comte palatin par l’empereur Rodolphe II, dont il était le médecin. La plupart de ses ouvrages n’étaient publiés que pour l’usage des personnes s’intéressant aux œuvres d’alchimie aussi, les rarissimes exemplaires qui existent encore sont achetés au poids de l’or par les bibliophiles.

Les plus curieux sont les suivants : Arcana arcanissima (Londres, 1614) ; De circulo physico quadrato (Oppenheim, 1616) ; Lusus serius, quo Hermes seu Mercurius rex mundanarum omnium rerum judicatus est (Oppenheim, 1616) ; Symbola aureæ mensæ (Francfort, 1617) ; Emblemata nova physica (Oppenheim, 1618) ; Atalanta fugiens, hoc est emblemata nova de secretis naturæ chimicæ (Oppenheim, 1618) ; Themis aurea (Francfort, 1618) ; Septimana philosophica (Francfort, 1620) ; Cantilenæ intellectuales de Phœnice redivivo (Rome, 1622).

Ce dernier ouvrage porte imprimé la mention « Rome ». En réalité, il fut imprimé à Amsterdam, et c'est Valentin Andreæ qui donna à l’imprimeur le manuscrit du grand-maître ; le livre parut immédiatement après la mort de son auteur. On mit « Rome » comme un défi à la Papauté ; le Phénix renaissant que chantent les cantilènes de Michaël Maïer, c’est Lucifer surgissant, ressuscité et plein de gloire, du royaume de l’éternel feu, et son triomphe sur le dieu de la superstition y est annoncé dans une poésie fortement imagée.

On voit, d’ailleurs, par les titres que je viens de reproduire, que tous ces livres sont des ouvrages d’occultisme. Le Badinage grave, de 1616, ou Lusus serius, est une feinte plaisanterie, en réalité un aperçu, très sérieux au fond, d’une partie de la doctrine luciférienne, reproduite plus tard par l’Apadno, un exposé du système sataniste qui fait présider le daimon Hermès (le Mercure du paganisme gréco-romain) à toutes les choses de ce monde ; ce daimon est proclamé par Maïer roi de la Terre. L’Atalante fuyante est une allégorie s’appliquant à la recherche de la pierre philosophale ; c’est l’ouvrage le plus recherché, parmi ceux de Michaël Maïer, sans doute parce qu’il est le plus étrange ; mais il n’est compréhensible qu’aux lecteurs en possession de la clef des Rose-Croix.

Cependant, le livre capital de Maïer, au point de vue des origines maçonniques, c’est, sans condredit, la Themis aurea. Là, le grand-maître, le second successeur de Fauste Socin, dit en termes formels que les Frères de la Rose-Croix doivent demeurer dans le plus rigoureux secret pendant cent ans ; cela est écrit en toutes lettres, et le livre, imprimé en 1618, composé par Maïer en 1616 et 1617, est le résultat des résolutions prises dans, la réunion de 1617 dite du Dénombrement de la Fraternité, ou encore Convent des Sept.

En effet, à ce conventicule ne furent présents ni Cremonini, qui envoya sa démission de grand-maître, ni Robert Fludd, qui s’excusa de ne pouvoir venir, par une lettre confiée à Nick Stone. Maïer fut donc entouré des jeunes, tous ardents : Stone, Andreæ, van Geer, Samuel Blonski, Beauregard et Komenski. L’assemblée se tint le 31 octobre, à Magdebourg, citadelle du protestantisme, une des premières villes qui avaient adopté la Réforme avec enthousiasme : c’est dans une maison de l’Altstadt que la réunion eut lieu, chez un riche bourgeois, dont la relation ne dit pas le nom, mais qui était, vraisemblablement, ami de Maïer, puisque le fameux médecin alchimiste finit ses jours dans cette ville, sous la protection de l’électeur de Saxe ; d’après la relation, on peut fixer l’emplacement de cette maison dans une rue derrière le Vieux-Marché, rue qui est aujourd’hui la Schwertfegerstrasse ; cela est de tradition chez les palladistes de Magdebourg.

On avait choisi, pour ce rendez-vous, la veille de la Toussaint, parce que c’est le 31 octobre 1517 que Luther afficha ses quatre-vingt-quinze thèses contre les indulgences, à Wittemberg, à la porte de l’église du château. On avait choisi Magdebourg, parce que c’est Albert de Bradebourg, archevêque de Magdebourg et de Mayence, commissaire spécial du Pape, pour l’indulgence de Saint-Pierre, qui avait délégué, à l’effet de prêcher cette indulgence, le dominicain Tetzel, le plus célèbre antagoniste de Luther ; on conserve encore de nos jours une boîte aux indulgences de Tetzel, à la cathédrale de Magdebourg.

Le conventicule fulmina la malédiction contre la Papauté, glorifia la mémoire des Socin, en particulier celle de Fauste, et renouvela le serment socinien de détruire la religion catholique, l’Église de Jésus-Christ. On décida que, durant tout le cours d’un siècle, les Frères de la Rose-Croix se couvriraient du plus grand mystère, se qualifieraient « les Invisibles », et qu’en 1717 seulement ils transformeraient leur Fraternité en une association qui se livrerait plus ouvertement à sa propagande, tout en adoptant et gardant les mesures de prudence qui seraient alors jugées utiles.

Enfin, à ce convent secret de Magdebourg, les Sept adoptèrent définitivement, comme présentant assez d’originalité pour frapper les esprits, l’étrange légende de la Rose-Croix, qui avait été imprimée en secret à Venise, vers 1613.

Cette légende, qui a pour auteur Valentin Andreæ, avait été reproduite en 1615 dans le livre intitulé Fama Fraternitatis Rosæ Crucis, qui est attribué au même par les uns, et, par d’autres, à un certain Iung, bourgeois de Hambourg. Les documents qui sont aux archives du Souverain Conseil Patriarcal de Hambourg n’éclaircissent pas le mystère de la paternité de ce livre si réputé ; dans ma famille, on l’a toujours tenu pour l’œuvre du jeune théologien wurtembergeois (Valentin), attendu que le nom de ce Iung ne se trouve nulle part dans les écrits de Philalèthe. Quoiqu’il en soit, ce livre, dont le but était d’agiter l’opinion sans compromettre aucun des membres de la Fraternité, eut immédiatement, en 1616, une traduction hollandaise et une traduction anglaise, celle-ci de Robert Fludd.

De cette légende il importe surtout de retenir les dates qu’elle fixe d’une manière voilée, pour les rappeler aux initiés. Lelio Socin avait écrit : « Ce n’est pas Luther qui a apporté la lumière à ce monde plongé dans les ténèbres de la superstition, c’est Wiclef ; il faut remonter à l’heureuse année 1378, qui a vu le monstre papal coupé en deux et qui nous a valu l’admirable traité Du Pape romain. » (Lettre à Jacob Andreæ, du 24 mai 1560). Cette date de 1378, on la trouve en point de départ de l’histoire de Christian Rosenkreuz, imaginée par Valentin, fidèle disciple de Socin, de même qu’on y trouve en point terminus la date de la mort du grand-maître vénéré.

Que dit cette légende ?

Christian Rosenkreuz avait été inscrit au livre du Destin pour vivre cent-six ans sur terre. À vingt ans, désireux d’étudier à fond la magie, il se rendit à Damas, et les maîtres de la philosophie orientale lui révélèrent des choses extraordinaires. Ils lui racontèrent, d’abord, les faits les plus intimes de sa vie passée ; puis, ils dirent qu’ils l’attendaient depuis bien longtemps, car il était désigné pour être le promoteur d’une rénovation totale du monde. Ils lui communiquèrent alors une partie de leurs secrets, afin de le mettre en état de remplir la grande mission à laquelle il était prédestiné. Rosenkreuz passa quelques annés avec ces philosophes de l’Orient ; ensuite, il se rendit dans le Maroc, à Fez, pour se parfaire dans la science de la kabbale. Étant passé en Espagne, où il tenta de semer dans les esprits les principes rénovateurs qui devaient changer la face de la terre, il fut chassé de ce pays par l’intolérance sacerdotale. Il retoura alors en Allemagne, d’où il était originaire, révéla à trois disciples le secret des secrets, le grand arcane de la thésophie, et enfin il se renferma dans une grotte pour y finir ses jours en solitaire. Il mourut en l’an âge 1484, âgé de cent-six ans, ainsi que les Mages de l’Orient le lui avaient prédit.

Or, ses trois disciples vinrent, l’ensevelirent et disparurent. Il fallait que le tombeau de Rosenkreuz demeurât ignoré pendant six fois vingt ans, et, au bout de cette période, ce tombeau serait le foyer de la lumière destinée à illuminer le monde, aux temps voulus par Dieu.

En 1604, le hasard attira des hommes purs à cette grotte ; ils y pénétrèrent, et grande fut leur surprise en apercevant un tombeau qui resplendissait d’une vive lumière. Il y avait là un autel, avec cette inscription gravée sur une plaque de cuivre : Vivant, je me suis réservé pour sépulcre cet abrégé de la lumière. Une figure mystérieuse était accompagnée de cette épigraphe : Jamais vide. Une deuxième figure : Le Joug de la Loi. Une troisième : la Liberté de l’Évangile. Une quatrième : la Gloire de Dieu entière. La salle contenait encore des lampes ardentes, qui brûlaient sans qu’on put découvrir une goutte d’huile ; des miroirs, des formes les plus diverses ; des livres, parmi lesquels on remarquait les ouvrages de Paracelse. Enfin, on lisait, écrit en grosses lettres sur le mur : Dans six-vingts ans, je serai découvert. La prédiction s’était réalisée, ajoute la légende, en manière de conclusion.

Dans cette légende de magie et de kabbale, on remarquera que les cent-six ans de vie précédant l’an 1484, donnent exactement l’année de 1378, proclamée heureuse par Lelio Socin ; l’année du grand schisme d’Occident qui déchira si longtemps la papauté ; l’année en laquelle Wiclef, hérésiarque de la plus violente impiété, précurseur de Jean Huss, écrivait, en se réjouissant de voir la chrétienté scindée entre le pape de Rome et le pape d’Avignon, que les peuples ne devaient pas laisser échapper l’occasion qui leur était offerte de rejeter le catholicisme, attaquait la société civile non moins que l’Église, et vomissait contre Dieu lui-même les blasphèmes les plus épouvantables.

Mon père, en m’instruisant, me donnait à admirer Wiclef, en qui il voyait un véritable luciférien. Et Wiclef, comme Thomas Vaughan, était un professeur distingué de l’université d’Oxford ; autre motif pour les unir dans une même sympathie. Wiclef, c’était l’homme hardi qui sans aucun ménagement avait attaqué l’Église catholique, ses usages, ses institutions, sa doctrine, ses droits spirituels et temporels, ses sacrements, son chef ; Wiclef, c’était l’homme dont les prédications et les écrits avait déchaîné cent mille hommes du peuple sous la conduite de John Ball, de Watt-Tyler, le forgeron, et de James Straw, lesquels avaient massacré l’archevêque de Cantorbéry (Simon de Sudbury) sur l’autel même d’Adonaï où il célébrait la messe, et mon père rappelait avec orgueil que notre ancêtre Thomas avait versé le sang d’un autre archevêque de Cantorbéry ; Wiclef, c’était le prophète de la grande révolte antichrétienne, dont s’étaient inspirés les Hussites et ce Jean Ziska, l’un de leurs chefs, tout particulièrement vénéré par les Palladistes, Ziska homme-démon qui saluait les nations au nom de Lucifer !

Voilà, me disait mon père, ce que représente l’an 1378, placé en termes voilés en point de départ de la légende de la Rose-Croix socinienne.

Quant à Rosenkreuz, il m’expliquait que c’était un personnage symbolique, incarnant l’alchimie, la kabbale et la théosophie ; c’était l’emblème humanisé de l’Art-Royal, persécuté par les prêtres des ténèbres, obligé de se cacher, acceptant le seul joug de la loi du Dieu-Bon, attendant dans la retraite la liberté de prêcher au monde le nouvel Évangile, s’ensevelissant vivant au sein d’une caverne pour y concentrer les rayons de la divine science luciférienne, puisque les yeux des profanes n’en peuvent encore supporter l’éclat, travaillant en silence à préparer l’avènement du règne social de Lucifer Dieu-Roi dans toute sa gloire. Ce sépulcre, que l’inscription dit n’être jamais vide, c’est celui des victimes de la superstition : Jacques Molay, Jean Huss, Jérôme de Prague, Savonarole, Lucilio Vanini ; et mon père m’énumérait tous ceux qu’il appelait « les martyrs ».

Il me signalait encore, en y insistant, cette date de 1604, qui termine la légende de la Rose-Croix ; année qui est bien celle de la mort de Fauste Socin. Le divin Fauste est entré au tombeau, et c’est ce tombeau, qui est foyer d’éclatante lumière. Il faut comprendre le langage ésotérique, il faut savoir déchiffrer ses énigmes, deviner quelle est parfois la phrase qu’il convient d’interpréter à rebours. Deux périodes séculaires : l’une de vie, l’autre de mort ; les deux phases successives de la haute-maçonnerie, de l’occultisme socinien. Le sépulcre qui ne devra être découvert que dans cent-vingt ans, signifie encore la période de l’impénétrable mystère dont se couvriront les Rose-Croix du divin Fauste. L’indication de la date 1717, pour l’apparition de la Franc-Maçonnerie officielle, est là bien précise, puisque c’est de 1597 que part la grande-maîtrise du fondateur ; c’est en l’année qui précéda l’explosion des chrétiennes colères du peuple de Cracovie contre Fauste Socin, qu’il eut les communications directes de Lucifer ; c’est en cette année 1597 que Satan en personne l’avait sacré Rosæ Crucis Magister Imperator. Entre 1597 et 1717, différence exacte : cent-vingt ans.

Dira-t-on que ce sont là des calculs faits après coup, des interprétations fantaisistes d’une obscure légende ?

Mais cette légende du mythe symbolique Rozenkreuz a été imprimée en plusieurs langues, au cours des années 1615 et 1616 ! Mais il y a mieux que cela : il y a le coup que frappa publiquement Valentin Andreæ, pour marquer sa prise de possession de la grande-maîtrise !

C’est au convent de Magdebourg, présidé par Michaël Maïer (1617), que l’on décida d’inscrire dans l’acte, signé par les Sept la période d’un siècle à courir, avant que les Frères de l’association puissent se faire connaître. On inscrivit cent ans, précisément parce que vingt s’étaient écoulés depuis la consécration de Fauste, suivie d’une énergique mise en œuvre après le pillage de Cracovie, et parce qu’alors Lucifer avait dit : six-vingt ans. Or, Michel Maïer mourut cinq années après le conventicule de Magdebourg (1622). Valentin Andreæ, qui avait trente-six ans, lui succéda ; toujours ardent, il avait hâte de se signaler. Précédemment, les Rose-Croix s’étaient bornés à faire imprimer et répandre, d’une façon à peu près clandestine, quelques petits livres, en nombre tout à fait restreint. Toutefois, il convient de dire que, pendant la grande-maîtrise de Maïer, le recrutement avait fonctionné à merveille, les adeptes s’étaient multipliés.

En 1623, — quelques auteurs disent à tort en 1625, — un matin, les Parisiens, en se réveillant, trouvèrent les murs de leur ville couverts d’affiches au texte tellement stupéfiant, que quatre-vingt-dix-neuf sur cent crurent à une mystification. Ces affiches, dont le texte est rapporté par un grand nombre d’auteurs de l’époque, étaient ainsi conçues :


« Nous, députés du Collège principal des Frères de la Rose-Croix, faisons séjour visible et invisible en cette ville, par la grâce du Très-Haut, vers lequel se tourne le cœur du juste. Nous montrons et enseignons à parler sans livres ni marques, et nous parlons toutes sortes de langues des pays où nous voulons être, pour tirer les hommes, nos semblables, d’erreur et de mort.

« S’il prend envie à quelqu’un de nous voir, par curiosité seulement, il ne communiquera jamais avec nous ; mais, si la volonté le porte réellement et de fait à s’inscrire sur le registre de notre Confraternité, nous, qui jugeons des pensées, lui ferons voir la vérité de nos promesses ; tellement, que nous ne mettons point le lieu de notre demeure, puisque les pensées, jointes à la volonté réelle du lecteur, seront capables de nous faire connaître à lui et lui à nous. »


Ce fut une moquerie générale ; la Confraternité de la Rose-Croix fut tournée en dérision de toutes manières, par la chanson, par la caricature, et jusque par les bouffons publics, amuseurs du peuple dans les foires. Ce persiflage faisait le jeu des sectaires ; à la suite de ce manifeste, ils surent bien reconnaître, dans les conversations, par les tendances plus ou moins découvertes, ceux qu’ils pouvaient attirer à eux et ceux dont ils devaient se garer ; et, d’autre part, les railleries dont les invisibles initiés étaient criblés empêchaient de considérer leur association comme dangereuse.

Néanmoins, divers religieux éclairés, principalement les Jésuites, ne furent pas dupes. Un certain Henry Neuhous, se disant docteur en médecine et philosophie, de Dantzick, publia à Paris, vers la fin de cette même année 1623, un petit livre assez énigmatique qui traitait la question des Rose-Croix et prétendait donner satisfaction à l’opinion publique intriguée. Cette brochure portait ce long titre : Advertissement pieux et très utile. Des frères de la Rose-Croix : à sçavoir s’il y en a ? quels ils sont ? d’où ils ont pris ce nom ? et à quelle fin ils ont espandu leur renommée ? Escrit et mis en lumière pour le bien public. Cet opuscule était une nouvelle manœuvre de la secte ; après l’avoir lu, il était difficile de se prononcer sur le vrai but de l’auteur ; la curiosité était plus vivement excitée qu’auparavant. Mais une précieuse indication était donnée à ceux qui désiraient s’affilier : l’écrivain, sans nommer personne, disait que les Frères de la Rose-Croix se recrutaient exclusivement parmi les Anabaptistes et les Sociniens.

Ce fut un trait de lumière pour deux Pères jésuites. Ils firent des recherches et les publièrent : le P. Garasse, dès 1623, dans la Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ; le P. Gaultier, dans l’édition de 1626 de sa Table chronologique de l’estat du Christianisme. Je cite ces écrivains ecclésiastiques, afin qu’on puisse contrôler l’exactitude des assertions que j’apporte pour élucider la question et que j’émets par suite de l’enseignement reçu de mon père et de mon oncle, et par suite des constatations faites aux archives du Souverain Conseil Patriarcal de Hambourg, où sont réunis les principaux documents concernant la Fraternité des Rose-Croix, depuis Fauste Socin jusqu’à Johann Wolff.

Le P. Gaultier s’est enquis sérieusement des Rose-Croix. Il les appelle « une secte secrète, qui court depuis quelques années par l’Allemagne, de laquelle on n’est pas bien informé en particulier, parce que telles gens sèment en cachette leur venin, craignant d’estre découverts. » Il a tenu entre les mains la Themis aurea, du grand-maître Michaël Maïer, ce livre dont j’ai parlé plus haut et qui fut imprimé à Francfort en 1618, c’est-à-dire immédiatement après la tenue du convent de Magdebourg.

Or, le P. Gaultier reproduit, en un court sommaire, six lois essentielles de la Fraternité des Rose-Croix, d’après le chapitre II du livre de Michaël Maïer ; et voici la sixième prescription : « Cette Fraternité devra être celée (tenue cachée) durant cent ans. » Encore une fois, ceci nous mène très exactement à l’an 1717.

On me pardonnera si j’appuie. Tout en faisant connaître mon éducation antichrétienne, j’ai à cœur de fixer, d’une façon irréfutable, l’origine socinienne de la Franc-Maçonnerie par les Rose-Croix, dont mon ancêtre Thomas Vaughan a été le cinquième grand-maître. Les érudits catholiques, qui s’intéressent à cette question et en comprennent toute l’importance, me sauront gré d’être précise, ce qui permet le contrôle, et de donner des preuves, chaque fois que cela m’est possible.

Il ne faut pas, en effet, mêler les questions ; surtout, parce que les fabrications de rites variés et l’orgueil de certaines Loges ont créé un véritable chaos.

Lorsque la Franc-Maçonnerie eut fait son apparition officielle en 1717, il ne s’écoula pas un long temps avant que des innovateurs, soit par but de perfectionnement, soit par intrigue, voulussent se signaler dans une sorte de surenchère, chacun imaginant de nouveaux rites et de nouveaux grades. Le F∴ Ragon a compté que, jusqu’en 1860, il avait été créé, en Maçonnerie, cent quatre-vingt-treize rites ou ordres, comportant ensemble plus de quatorze cents grades[1].

Tous ces innovateurs rivalisèrent donc d’imagination, chacun pour rattacher son rite à quelque institution ancienne : c’est ainsi que les divers Écossismes ont adopté pour leurs hauts-grades la légende des Templiers ; il est d’autres rites qui se sont donnés comme ressuscitant les mystères de l’ancienne Égypte, etc. Mais ces rattachements et ces légendes se rapportent aux grades au-dessus de celui de Maître ; il importe de le bien remarquer. Bon nombre de ces innovateurs fabriquèrent donc des documents, à l’appui de l’antique origine qu’ils attribuaient à leur rite ; de là est venu ce chaos, ce dédale dans lequel il semble qu’on n’a, de nos jours, aucun fil conducteur.

Pourtant, puisque tous les rites maçonniques, quels qu’ils soient, posent leurs hauts-grades sur une seule base, — la trilogie des grades symboliques, Apprenti, Compagnon et Maître, — il n’est point nécessaire de réfléchir beaucoup pour comprendre que tous les grades maçonniques, en dehors de ces trois, sont uniquement des superfétations, et sont, par conséquent, de création postérieure aux trois degrés symboliques, en dépit de tous les prétendus documents.

Quand Albert Pike, pour les besoins de sa dispute contre le Rite Cernéau, a traité en quelques pages cette importante question des origines, il a constaté le chaos ; mais il parlait exclusivement des hauts-grades, et c’est pourquoi il n’a pas fait la lumière sur l’origine socinienne.

Pour avoir la vérité, c’est donc l’origine des trois premiers degrés d’initiation qu’il faut rechercher, tout système maçonnique n’étant que le développement ou une nouvelle, interprétation ésotérique des grades d’Apprenti, Compagnon et Maître. La vérité : il la possédait, Albert Pike ; il savait que les trois grades symboliques, unique base de toute maçonnerie, sont l’œuvre de deux Frères de la Rose-Croix socinienne, le troisième grade (Maître) étant composé sur les données de Robert Fludd, dont Thomas Vaughan fut le disciple ; je l’ai démontré cent fois en conférence triangulaire, et je le prouverai ici. Le grade d’Apprenti a été composé par la collaboration de Thomas Vaughan et d’Élias Ashmole ; celui de Compagnon, par Élias Ashmole seul ; celui de Maître, par la collaboration de Thomas Vaughan et d’Élias Ashmole. — Pourquoi Albert Pike ne l’a-t-il pas dit ? — Pour plusieurs raisons : grand-maître du Rite Écossais Ancien et Accepté, il ne lui déplaisait pas de laisser croire à l’origine templière ; souverain pontife de la Maçonnerie universelle, ayant son suprême siège à Charleston, il ne tenait pas à fournir l’argument de l’origine socinienne aux maçons européens, qui toujours ont eu des tendances à ramener le siège pontifical de la secte en Europe, et de préférence en Italie, patrie des Socin.

Parmi les fabricateurs de documents, qui ont tant contribué à obscurcir cette question d’histoire, les seuls quelque peu habiles sont les membres de cette Loge hollandaise qui prétendirent, un beau jour, posséder dans leurs archives une Charte censément trouvée, en 1637, dans une Loge de La Haye (Het Frederiks Vredendall) et datée de Cologne, 24 juin 1535. Le F ▽ Findel a fait bonne justice de cette paperasse sans valeur, dans son Histoire de la Franc-Maçonnerie, tome II ; elle abusa beaucoup de Frères ; il a démontré qu’elle fut fabriquée vers la fin du dix-huitième siècle. Cette Charte de Cologne donne à la vraie Maçonnerie, celle qui nous occupe, non celle des ouvriers de bâtiment, une existence d’association philosophique au seizième siècle, remontant aux premiers chrétiens, avec cinq grades : 1er , Apprenti ; 2e , Compagnon ; 3e, Maître ; 4e, Maître Élu ; 5e, Suprême Maître Élu. Or, je prouverai que les grades de la Maçonnerie spéculative, militant contre l’Église, Apprenti, Compagnon et Maître, ont été composés, le 1er  en 1646, le 2e  en 1648 (Thomas Vaughan étant alors en Amérique), le 3e en 1649.

Voilà le terrain déblayé, pour la continuation de mon récit.

Les Frères de la Rose-Croix, cherchant de plus en plus, sous la grande-maîtrise de Valentin Andreæ, à faire parler d’eux, sans toutefois se laisser découvrir, répandirent divers bruits, en vue du recrutement des amateurs d’occultisme et des ennemis secrets du catholicisme. C’est ainsi que, par des opuscules habilement rédigés et adroitement distribués, ils donnaient à entendre que les six principales règles de leurs parfaits initiés étaient :


« D’exercer la médecine charitablement et sans recevoir aucune rémunération de quiconque ;

« D’adopter les coutumes des pays où leur mission les conduisait et d’y vivre de telle sorte que personne ne puisse les soupçonner d’appartenir à la Fraternité ;

« De se rendre une fois par an au lieu fixé pour l’assemblée générale, et, en cas d’empêchement majeur, de faire tenir au grand-maître une lettre exposant les motifs de l’absence ;

« Le nombre des plus hauts initiés étant limité, de choisir, chacun, avant l’heure de se mort, un successeur capable d’occuper sa place et de le représenter dignement ;

« De garder une fidélité inviolable à l’association et de tenir d’une façon impénétrable, le secret des Frères (cette règle était générale, quelque fût le degré d’initiation) ;

« De maintenir absolument secrètes pendant cent ans les œuvres et les personnes de l’association, et de croire fermement que, si la Fraternité venait à faillir, elle pourrait être réensevelie dans le sépulcre de son premier fondateur. »


À cet aperçu de leurs régles, les Rose-Croix mêlaient plusieurs affirmations hardies, pour impressionner davantage le public.


« Les Frères de la Rose-Croix affirment :

« Qu’ils sont destinés à accomplir le rétablissement de toutes choses en un état meilleur, avant que la fin du monde arrive ;

« Qu’en quelque endroit qu’ils se trouvent, ils connaissent les évènements qui se passent dans le reste du monde mieux que les personnes qui assistent à ces évènements ;

« Qu’ils ne sont sujets ni à la faim, ni à la soif, ni à la vieillesse, ni aux maladies, ni à aucune incommodité de la nature ;

« Que, par la kabbale et la science des nombres, ils découvrent les choses les plus cachées ;

« Qu’ils connaissent par révélation ceux qui sont dignes d’être admis dans leur Fraternité ;

« Qu’ils ont un livre dans lequel ils peuvent apprendre tout ce qui est dans les autres livres faits ou à faire ;

« Qu’ils ont trouvé un nouvel idiome pour exprimer la nature de toutes choses, et que cet idiome deviendra un jour la langue universelle, parlée par toutes les nations, comme avant la Tour de Babel ;

« Que, par leur pouvoir, au jour marqué par le Très-Haut vers lequel se tourne le cœur du juste, le triple diadème du Pape sera réduit en poudre ;

« Que leur Collège, qu’ils nomment Collège du Saint-Esprit, ne peut souffrir aucune atteinte, quand même cent mille personnes, l’ayant découvert, lui donneraient l’assaut ;

« Qu’ils reconnaissent le Saint-Empire comme suprême puissance politique et apostolique, et qu’ils lui donneront plus d’or et plus d’argent que le roi d’Espagne n’en a tiré des Indes, tant orientales qu’occidentales, d’autant plus que leurs trésors sont inépuisables ;

« Qu’en souvenir de l’empereur Charles IV, mort en la bienheureuse année 1378, ils ont adopté le sceau impérial, tel que ce monarque le modifia, c’est-à-dire l’aigle à deux têtes, en remplacement des deux aigles employées par le Saint-Empire depuis Louis V de Bavière ;

« Qu’ils ont dans leurs bibliothèques plusieurs livres mystérieux ; dont un, qui est le plus utile après la Bible, est le même que le révérend père illuminé Rosenkreuz tenait en sa main droite au moment de sa mort ;

« Qu’ils ont enfin la certitude et la garantie, par la grâce du Très-Haut, leur Dieu tout-puissant, que la vérité de leurs maximes doit durer jusqu’à la dernière période du monde. » (Traduction du manuscrit de Guillermet de Beauregard, dit Bérigard ; archives du Souverain Conseil Patriarcal de Hambourg. Une copie latine, avec traduction hollandaise, se trouve aussi aux archives de la Loge Royale-Union, de La Haye, laquelle possède grand nombre de documents provenant de l’antique Collège de Rose-Croix établi dans cette ville dès 1619.)


Tandis que les Rose-Croix agitaient ainsi l’opinion en Europe, Thomas Vaughan avait entre onze et douze ans.

On aura remarqué, dans le document que je viens de reproduire, l’expression Sint-Empire ; il ne s’agit aucunement de l’empereur de l’époque, comme on pourrait le croire, ni de son gouvernement, mais bien du Sanctum Imperium des Rose-Croix. L’empereur était si peu le monarque protecteur de ces sectaires, qu’en 1624 il proscrivait Amos Komenski, le plus jeune des parfaits initiés présents au convent de Magdebourg.

J’ai dit tout à l’heure que mon ancêtre Thomas avait été, avec Komenski et Andreæ, l’exécuteur du plan de Fauste Socin. On va voir que Komenski fut beaucoup mêlé à la vie de Philalèthe, quoique cela soit peu connu.

Komenski, réputé surtout comme savant pédagogue sous le nom latin de Comenius, était l’un des principaux chefs de la secte des Frères Moraves ; c’est lui qui a signé l’alliance avec les Sociniens. L’origine des Frères Moraves est antérieure aux effroyables guerres des Hussites, ces fanatiques qui avaient adopté pour religion les impiétés de Wiclef : leur petite église, dès longtemps dans les siècles du moyen-âge, haïssait la Papauté et la religion catholique romaine ; ils étalent fixés en Moravie, et, aussitôt que Jean Ziska se proclama vengeur de Jean Huss, ils s’allièrent aux Bohèmes massacreurs, formèrent un corps dans leur barbare armée, pillèrent et incendièrent avec eux les couvents, commirent partout les mêmes atrocités. Ils avaient juré l’extermination de tout le clergé catholique, l’assassinat du dernier moine et de la dernière religieuse. On sait que Jeanne d’Arc avait formé le beau rêve d’entreprendre, après la délivrance de la France, une croisade pour mettre un terme aux crimes de Ziska et des Bohèmes et Moraves qui massacraient sous ses ordres. Et voici que nous retrouvons les débris de la secte hussite unis aux Sociniens comme fondateurs de la Franc-Maçonnerie ! et voici que Jeanne semble, dans son autre vie, la céleste et glorieuse, avoir reçu de Dieu la mission d’anéantir la secte maçonnique ! Son rêve va-t-il donc se réaliser ?…

Quand les Taborites de Bohême et de Moravie furent vaincus par les Calixtins, ils disparurent, puis se reformèrent en petit nombre sous le nom de Frères Bohèmes de l’Unité ; enfin, chassés de Bohême et réfugiés en Moravie, ils s’appelèrent Frères Moraves, nom qui leur est resté. Mais leur hérésie était à bon droit suspectée de cacher un satanisme, secrètement pratiqué ; l’empereur rendit un édit contre eux, et ils durent quitter la Moravie. Komenski, qui avait été, jusqu’en 1616, professeur à Fulnek, se rendit au pays qui avait déjà accueilli les Sociniens ; il s’établit à Lissa, en Pologne (1624) ; un grand nombre de ses coreligionnaires vinrent l’y rejoindre. Alors, la communauté des Frères Moraves, dont il était devenu surintendant, vivait en la meilleure intelligence avec celle des Sociniens, communément appelés Frères Polonais. Pourtant, en ne considérant que les apparences, les deux sectes pouvaient paraître rivales ; l’union secrète était celle des chefs, d’une part Komenski, et les Blonski d’autre part, puisqu’en réalité le convent de Magdebourg avait scellé leur haine commune à l’Église par leur occultisme de Rose-Croix.

En 1631, Komenski réussit à faire imprimer à Prague son Labyrinthe du Monde, livre qui contient sa profession de foi religieuse, en phrases éclatantes de mysticisme, mais pleines de double-sens. On trouve aussi, dans cet ouvrage, une partie de ses mémoires ; il est bon de dire qu’il n’y raconte pas ses conspirations. C’est seulement dans un de ses livres postérieurs (Lux in tenebris), qu’il se montrera nettement adepte de l’occultisme et que son sentiment luciférien sera plus marqué.

Thomas Vaughan était devenu un homme, pendant ce temps-là. À vingt-quatre ans (1636), il allait à Londres et se liait avec Robert Fludd. C’est cette liaison qui décida de sa vie. Fludd était alchimiste, socinien et Rose-Croix de la première heure. Pourtant, il ne ressort d’aucun des écrits de Philalèthe que Fludd lui donna toute l’initiation ; il se borna à lui enseigner les mystères de la Croix d’Or, qui étaient la préparation. Les grades de Zelator à Philosophus sont de la Croix d’Or, et l’on entre à la Rose-Croix qu’en recevant le grade d’Adeptus Minor (5e degré). Mais Fludd voyait dans le jeune échappé d’Oxford un futur luciférien, et il avait la plus grande confiance en son avenir. L’ayant imbu d’une partie de ses idées et se réservant de compléter plus tard son instruction d’adepte, il lui conseilla de voyager. Il l’avait eu auprès de lui durant une année presque entière.

Une des lettres de recommandation qu’il lui donna pour le grand-maitre Andreæ, et que celui-ci lui rendit en 1640 par l’intermédiaire de Komenski, est fort curieuse.

Robert Fludd, écrivant au Summus Magister, s’exprime ainsi (je traduis, les Rose-Croix s’écrivaient en latin) :

« Le jeune homme qui te remettra cette lettre est choisi par notre Dieu pour de hautes destinées. Il fera de si grandes choses, qu’il devrait remplir le monde de l’éclat de son nom ; mais sa personnalité disparaîtra dans la grandeur de l’œuvre. Notre Dieu veut qu’il soit ton successeur. Toutefois, accueille-le sans lui laisser soupçonner son avenir dans notre Fraternité. L’heure n’est point encore venue de lui découvrir nos derniers secrets ; il faut qu’il connaisse d’abord les hommes et qu’il voie de près, en voyageant, la perversité de nos ennemis.

« Je ne sais s’il y aura d’autres illustrations dans sa famille ; le Dieu des Mages est demeuré muet à ma question. Il s’irrita, quand j’insistai, et ne voulut me parler, que de mon disciple. Le nom de sa famille serait-il destiné à être maudit dans la suite des siècles ?

« Quant à lui, traitons-le comme il le mérite. Notre Dieu affirme qu’il aura une descendance, sans pourtant épouser jamais une fille des humains. Vénus elle-même vivra avec lui sur terre, au lointain pays qui est au-delà de l’Océan (en Amérique), et lui donnera une fille dont le nom signifiera celui de notre Dieu.

« Interroge, toi aussi, le Très-Haut sur ce prédestiné. Quand tu auras vu le jeune homme, dirige-le vers Fidelis (nom de Rose-Croix adopté par Samuel Blonski) et recommande-le aux égards de tous les nôtres. »

Mon père était très fier de cette lettre, qu’il tenait de ses aïeux ; elle est d’une écriture extrêmement fine et serrée, sur du parchemin pourpré assez épais, pas plus grand qu’une carte à jouer. Les Rose-Croix de l’époque faisaient ainsi leur correspondance secrète, et la lettre, réduite à son plus petit volume, se portait cousue dans le vêtement. Mon père a conservé plusieurs documents semblables ; pour lui, ils étaient plus précieux que des bijoux ; cette lettre de Robert Fludd est gardée dans une sorte d’écrin.

Et mon père, avec enthousiasme, me faisait ressortir quelle gloire était la nôtre. Il y avait du sang céleste, du sang de la daimone Astarté (Vénus), dans notre sang ! — Plus loin, je dirai cette légende. — Et cet ancêtre, ce Thomas Vaughan, quel homme extraordinaire ! quel génie supérieur ! quel prédestiné parmi les prédestinés ! Quel mortel pouvait lui être comparable, à lui qui n’avait point connu la mort, mais avait passé, vivant, de cette terre au, royaume du feu, dans les bras de Lucifer !

Le deuxième alinéa de la lettre de Robert Fludd, mon père me l’expliquait ainsi :

Parmi les Vaughan d’Amérique, ceux qui descendent de Thomas sont originaires de Monmouthshire, et ils sont restés éloignés du catholicisme, au point d’être lucifériens. Au contraire, la branche Vaughan demeurée anglaise, provenant des mêmes ascendants du pays de Galles, compte parmi les plus vieilles familles fidèlement attachées à la foi romaine. Mon père pensait que là était la cause de l’irritation du Dieu des Mages, lorsque Fludd l’interrogea sur les illustrations que pourrait avoir notre race.

En effet, quoiqu’il n’y ait plus de parenté après un tel dispersement remontant à trois siècles, je sais combien est ardent le catholicisme des Vaughan anglais du Monmouthshire ; les Vaughan, de Courtfield, et les Vaughan (John) de Clytha, sont l’honneur des antiques traditions catholiques du pays de Galles. Les uns et les autres procèdent des ancêtres de Thomas, d’Henry et de Robert ; mais ils n’ont pas dégénéré, eux, ils n’ont pas abandonné la sainte religion de la grande famille. En ce montent, les Vaughan de Courtfield n’ont pas moins de neuf membres ecclésiastiques : S. E. le cardinal Vaughan, archevêque de Westminster, Mgr Vaughan, évêque de Plymouth ; son oncle, et sept autres, Edmund, Jérôme, Bernard, ceux-ci religieux, John, secrétaire du cardinal, Kenelm, Richard et William, prêtres séculiers, sans compter plusieurs sœurs et nièces qui sont religieuses. Et Dieu sait les ferventes prières qu’ils lui ont adressées pour la conversion des Vaughan protestants et franc-maçons d’Amérique, et particulièrement pour la plus indigne des indignes !

Ah ! si le Tout-Puissant seul Dieu souleva vraiment un coin du voile de l’avenir, aux yeux de Satan, quand Robert Fludd l’interrogeait, je comprends la colère, la rage du Maudit, lorsqu’il put voir, à travers trois siècles, les vertus de cette famille de saints !…

Et mon père, dans son fanatisme, tendait le poing dans la direction de cette Angleterre où il savait tant de Vaughan si bons catholiques…


  1. La Fraternité de la Rose-Croix comporte 9 degrés d’initiation : 1er , Zelator ; 2e , Theoricus ; 3e, Practicus ; 4e, Philosophus ; 5e, Adeptus Minor, selon les cahiers de Valentin Andreæ, ou Adeptus Junior, selon les cahiers de Nick Stone (ce sont ces cahiers de Nick Stone qui censément furent brûlés en 1720 par le grand-maître Théophile Désaguliers, mais qui ne l’ont été aucunement ; transmis, à des Frères de confiance, Anglais, après la mort de Désaguliers, ils ont passé de mains sûres en mains sûres, jusqu’à la reconstitution de la Rose-Croix ; car l’association reconstituée existe actuellement en Angleterre, en Écosse, aux États-Unis et au Canada, et les cahiers des grades, rédaction de Nick Stone, sont aujourd’hui en dépôt chez le docteur W. W. W., demeurant Camden Road, à Londres, Suprême Mage de la Rose-Croix pour l’Angleterre, chez qui je les ai recopiés) ; 6e, Adeptus Major ; 7e, Adeptus Exemptus ; 8e, Magister Templi ; 9e, Magus.