Mémoires d’une ex-palladiste parfaite, initiée, indépendante/07/Chapitre III

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chapitre iii

Mon éducation luciférienne

(Suite)




Je viens de dire qu’au temps de mes ténèbres j’ai cru à cette merveilleuse légende. Qu’on me pardonne : j’ai été bercée, à son récit ; elle m’a été dite et redite mille fois, tandis que je grandissais.

Et combien j’étais fière, pauvre crédule, aveuglée par Satan !

Ce nom de Diana, mon père me l’avait donné en mémoire de la fille d’Astarté et de Philalèthe. J’étais la deuxième Diana Vaughan ; j’étais, en quelque sorte, la Diana au sang céleste réincarnée. En moi revivait le fruit d’une alliance qu’aujourd’hui j’appellerais diabolique, si j’y croyais encore, mais qu’alors je considérais comme une union quasi-divine : Astarté étant, pour les Palladistes, la reine des daimons ; occupant, avec Astaroth et Moloch, la première place après Baal-Zéboub.

Pour cette raison, pour commémorer la descente miraculeuse de l’astre des nuits, apportant à Thomas Vaughan sa céleste épouse, pour fixer symboliquement ce fait extraordinaire, on créa, en mon honneur, dans la colonie française de New-York, cet atelier palladique, si actif, si connu parmi tous les Frères et Sœurs de la haute-maçonnerie des deux mondes, qui reçut le titre de Triangle Phébé-la-Rose et dont je fus élue grande-maîtresse ad vitam. Alors, j’ignorais le sens maçonnique de la rose ; sans cela, je n’eusse pas accepté.

« Phébé », nom païen de la lune, équivaut à « Diane ». Mais Diane ou Diana, en occultisme palladique, a un autre sens, plus nettement luciférien. Diana, il me faut le dire pour ma confusion, pour m’humilier aujourd’hui, c’est Lucifer féminisé ; Diana, c’est, en quelque sorte, Lucifera.

On retrouvera ce sens secret, en recourant aux diverses étymologies du mot « diane », données par les philologues. En sanscrit, diva, qui signifie : ciel, a pour racine div, qui veut dire : briller; et de là vient aussi, dit-on, le principal nom aryen de la divinité. Or, du sanscrit diva, le latin a fait divum ; et divum, qui a pour équivalent le substantif dium, comme on le voit dans Varron, Virgile, Horace, etc., signifie : ciel ; et dius, adjectif, dont le féminin est dia, signifie à la fois : divin (dans Ovide, Lucrèce, Virgile), céleste (dans le poète Prudence), et, plus expressément encore, « de Jupiter », selon Varron et le grammairien Festus. Est-il besoin d’ajouter que c’est Lucifer en personne qui se faisait adorer sous le nom de Jupiter, comme la daimone Astarté sous le nom de Vénus ? C’est ainsi qu’au point de vue étymologique, Diana, en latin, veut dire : la céleste, la jupitérienne, si l’on peut s’exprimer ainsi.

On sait aussi que, dans le symbolisme maçonnique, le Grand Architecte de l’Univers, c’est-à-dire Satan, est figuré notamment, en plusieurs enseignements rituels, par l’étoile du matin, laquelle a nom « Lucifer ». Dans ce sens encore, Diana équivaut à Lucifera. Il me suffira de rappeler, avec tous les philologues, que le mot espagnol diana, d’un ancien adjectif diano, dérivé de dia, jour, lequel vient lui-même du latin dies, jour, signifie exactement : l’étoile du matin ; et c’est bien de là que la diane tire son origine, la diane qui est le chant matinal, la diane qui, dans l’armée, sonne ou se bat pour réveiller les troupes, aux premières lueurs du jour, au moment où l’étoile du matin, Lucifer, brille dans les cieux.

Enfin, les alchimistes, en consacrant l’argent à Phébé, à la Lune, et à la Vénus-Astarté ont rappelé encore le sens luciférien de Diana ou Diane, quand ils ont appelé « arbre de Diane » certain amalgame d’argent et de mercure qui forme une sorte d’arborisation de fils métalliques et de cristaux.

J’étais donc simplement Diana, pour tous, mais Lucifera, pour les Mages Élus et les Maîtresses Templières Souveraines. Lorsque je présidais une tenue de Parfait Triangle, les Mages Élus, avant de prendre place à leur siège, venaient ployer le genou gauche devant moi, baiser ma main, et me disaient : « Notre humble salut à toi, Très-Haute Sœur Lucifera ! »

Combien ce prénom me pesa, quand Dieu, dans son infinie bonté, me fit la grâce d’ouvrir mes yeux à la lumière ! Par le saint baptême, je m’affranchis de ce prénom qui m’attristait, maudit souvenir. Et je ne voulais plus l’écrire ; il m’était tourment, cauchemar. Je soumis à mon directeur l’état troublé de mon âme ; il se consulta avec un autre de mes conseillers, vénérable ecclésiastique. Celui-ci jugea que, la notoriété étant acquise à « Diana Vaughan », un brusque changement de signature nuirait à mes révélations. La malice de l’ennemi est si grande, dit-il, que bien vite serait répandu le bruit que « Jeanne Vaughan » n’est point « Diana Vaughan », mais une toute autre personne.

Quoiqu’il pût m’en coûter, il fallait donc garder ce prénom, dans mes écrits publics. Je me résolus d’abord à signer ainsi qu’on l’estimait nécessaire, mais en plaçant ensuite les trois prénoms de mon baptême. Puis, le trouble revint ; je me reprenais à vouloir signer « Jeanne ».

Un jour, j’allais me déterminer, malgré mes conseillers, à abandonner définitivement l’infernal prénom, et je m’apprêtais à en aviser mon directeur, quand mon courrier m’apporta un petit volume, sortant des presses romaines de l’Imprimerie de la Propagande, et mon cœur tressaillit d’aise, aussitôt que mes yeux eurent lu le titre.

Merci à vous, bon Père dominicain, que Dieu inspira en cette circonstance. C’est vous qui m’avez apporté la paix ; c’est à vous que je dois d’avoir pu concilier avec un devoir de conscience l’exigence dont je souffrais.

Édifiant petit livre, avec quelle joie j’ai dévoré tes pages ! Jusque là, j’avais ignoré l’existence de la Bienheureuse Diana d’Andalo, une convertie, elle aussi, et l’une des plus pures gloires de l’Ordre de Saint Dominique. Diana d’Andalo, fille d’un podestat de Bologne, fut conquise à jamais à Dieu par le Bienheureux Réginald, disciple de Dominique, ce Réginald que la Très Sainte Vierge Marie guérit d’une fièvre mortelle, à qui elle apparut, tandis qu’il était à l’agonie, à qui, après lui avoir fait une onction céleste, elle consigna, comme à un mandataire de choix, la forme de vêtement qu’elle avait composée pour ses fils de prédilection, les Frères Prêcheurs.

Alors, je n’ai plus souffert ; alors, ce prénom m’a semblé lavé de la souillure diabolique. Ce prénom, je puis le reprendre, puisqu’il est celui d’une Bienheureuse, d’une Dominicaine que l’Église a placée sur les autels.

Et, en lisant le petit livre, je ne pouvais m’empêcher de faire des rapprochements. Le Bienheureux Réginald état le doyen de la Collégiale Saint-Aignan, à Orléans. Orléans, la ville où Jeanne d’Arc a montré qu’elle était envoyée de Dieu ! Orléans, dont le nom est inséparable de celui de la sainte héroïne, dans la gloire chrétienne et française ! Et la Bienheureuse Diana était de Bologne. Bologne, dont aujourd’hui Giosué Carducci, le chantre de Satan, s’enorgueillit d’être un des fils. Ô Satan, nous te vaincrons ; nous te vaincrons, par la Bienheureuse Diana d’Andalo, par le Bienheureux Réginald, par la Vénérable Jeanne d’Arc ! Oui, nous te vaincrons[1]

La première Diana Vaughan n’a pas d’autre histoire que celle consignée dans le testament de mon bisaïeul James ; ce qui a été dit d’elle en d’autres récits ou conférences de Triangles ne repose que sur des traditions, invérifiées. J’y reviendrai.

Quoiqu’il en soit, il importe surtout de fixer la part qui appartient vraiment à Elias Ashmole dans la composition des trois grades symboliques, base de toute maçonnerie ; c’est là ce qui intéresse. Le grade de Compagnon fut composé en 1648, et à cette époque-là Philalèthe était en Amérique ; mais j’ai dit qu’Ashmole travailla sur les données que lui avait laissées Thomas Vaughan, et je le maintiens.

C’est sur la fin de cette année que mon ancêtre revint en Angleterre, d’où il dirigea dès lors la Fraternité de la Rose-Croix ; car une lettre de Valentin Andreæ, datée de Bebenhausen, du 15 décembre 1650, et conservée aux archives du Souverain Conseil Patriarcal de Hambourg, constate qu’il avait donné pleins pouvoirs à Philalèthe. Cette lettre, d’une haute valeur historique, établit que le chapelain du duc de Brunswick-Wolfenbüttel savait Thomas Vaughan élu son successeur par Lucifer lui-même ; pour cela, il lui reconnaissait la plus grande autorité après lui dans la Fraternité. Il est indiqué aussi par cette lettre qu’en 1649 Philalèthe confia, avec le consentement de Valentin, une mission à l’Italien Francesco Borri. Nous en reparlerons, au sujet de la Divine Eucharistie.

J’ai hâte de démontrer que Thomas Vaughan, et non Elias Ashmole, est le véritable auteur du grade de Maître, le plus important degré symbolique de la Franc-Maçonnerie.

Le grade de Maître fut composé en 1649. Thomas Vaughan avait alors trente-sept ans, et Ashmole trente-deux.

Déjà, en ce temps, Ashmole préparait, non seulement son petit traité d’alchimie qu’il signa de l’anagramme « James Hasolle » et qui parut l’année suivante, mais encore son grand ouvrage, le Theatrum Chemicum, dont le premier volume parut en 1652. Il réunissait une collection d’anciens traités sur l’alchimie ; lié avec un vieux savant, devenu rose-croix, maître Backhouse, qui l’appelait « son fils », il avait eu son attention attirée sur divers livres de kabbale et d’hermétisme, dont plusieurs écrits en hébreu. C’est alors qu’il s’était mis à l’école du rabbin Salomon Franck, afin de comprendre les auteurs occultistes du judaïsme talmudique ; il avait donc appris les rudiments de la langue sacrée, et ces études le conduisirent à l’examen de quelques Targums.

En deux mots, rappelons que les Targums sont ces paraphrases chaldaïques de l’Ancien Testament, qui, en dehors de la traduction de la Bible, contiennent toutes sortes de légendes ajoutées par la tradition populaire. On sait que la captivité de Babylone avait été fatale à la langue nationale des juifs : le dialecte chaldéen s’était tellement mélangé au dialecte hébreu, qu’a leur retour à Jérusalem les enfants d’Israël parlaient une nouvelle langue et ne comprenaient plus leurs livres saints. Pour prêcher la Bible au peuple et la lui expliquer, les prêtres se livraient à des commentaires en langue plus ou moins chaldaïque ; or, il advint, par une suite toute naturelle des choses, que ces gloses orales finirent par être mises par écrit, et on les appela targum, interprétation.

Les auteurs catholiques antimaçons reprochent assez volontiers à la secte d’avoir créé de toutes pièces la légende d’Hiram, qui est le fond de l’enseignement donné au grade de Maître ; ils ouvrent la Bible et montrent que cet Hiram y est à peine nommé, et ils triomphent. En cela, le reproche est mal fondé, en grande partie.

Il faut être juste en tout ; portons un peu de lumière sur ce point.

Ni Ashmole, ni Thomas Vaughan ne disent d’où ils ont tiré la légende d’Hiram pour l’introduire dans l’enseignement maçonnique. Ashmole, passant pour être l’unique auteur du grade de Maître, a été, en raison de ce fait, traité d’imposteur ; c’est là une injustice.

Mon oncle, qui connaît à fond les langues primitives et qui en remontrerait à M. Le Chartier, a eu la curiosité de se livrer à des recherches. La légende d’Hiram, à peu de chose près, c’est-à-dire déduction faite de ce qui permet une interprétation luciférienne ; se trouve dans l’un des dix principaux Targums, attribué à Jonathan-ben-Uzziel.

Quand mon oncle me donna des leçons d’hébreu, — dont je n’ai guère profité, cela est à dire en passant, — il me traduisit la légende d’Hiram, pour me faire ressortir les différences les plus frappantes entre les deux dialectes, et il s’efforçait de faire entrer dans ma pauvre cervelle (inoubliable torture !) combien cette paraphrase chaldaïque faussement attribuée à Jonathan-ben-Uzziel était d’un style imparfait auprès de la vraie.

Mais voici ce que je n’ai point oublié, ce qui est resté bien gravé dans ma mémoire, et je réponds de ne commettre aucun quiproquo :

Pour faire croire que Jonathan était inspiré de Dieu, quand il écrivit ces Targums, les Juifs ont imaginé quelques prétendus miracles : ainsi, rien ne pouvait le distraire ; l’oiseau qui s’avisait de venir voler auprès de lui et la mouche qui osait se poser sur son papyrus étaient instantanément consumés par le feu du ciel, sans que l’écrivain s’aperçût de rien.

Eh bien, non, Jonathan-ben-Uzziel n’était pas inspiré. D’abord, on n’est guère d’accord sur l’époque de son existence : les Juifs le font contemporain de Zacharie, qui revint tout jeune, avec Zorobabel, de la captivité de Babylone et prophétisa sous Darius ; mais des auteurs sérieux pensent que, bien au contraire, il vivait au deuxième siècle après Jésus-Christ ; c’est l’opinion de beaucoup, et encore ceux-ci doivent se tromper, certainement. L’orientaliste Jahn, dans sa Chrestomrthie chaldéenne, affirme que le Targum qui parait être vraiment de Jonathan, celui qui comprend les livres de Josué, des Juges, etc., est en réalité une compilation de versions plus ou moins anciennes, datant du troisième siècle avant Jésus-Christ. Qui est dans le vrai ? Assurément, ce ne sont pas les Juifs. Un autre Targum attribué à Jonathan contient des anachronismes inouïs, par lesquels la supercherie se dénonce elle-même, et avec quelle maladresse ! Il y est question des… Turcs ; cela me frappa, et je ne pus m’empêcher d’en faire l’observation à mon oncle. Un auteur qui parle des Turcs, ne vivait certes point au temps du prophète Zacharie.

Quoiqu’il en soit en ce qui concerne l’époque où ces Targums furent écrits, un compilateur n’est pas un inspiré. Mais, d’autre part, il est démontré, par l’existence des Targums, que l’invention de la légende maçonnique d’Hiram n’est imputable ni à Philalèthe, ni à Ashmole, ni même à la Franc-Maçonnerie.

Thomas Vaughan connaissait l’hébreu aussi bien et mieux même qu’Ashmole ; mais ce n’est point là-dessus que je me base pour soutenir qu’Elias n’est pas le seul auteur du grade de Maître. Bien plus, je prétends qu’il ne fut qu’un collaborateur de second plan.

En un temps, point éloigné, où le F ▽ Goblet d’Alviella ne demandait pas qu’on se débarrassât de moi n’importe comment, — « cette femme a foulé aux pieds ses serments les plus sacrés et ne mérite plus aucune pitié » (voûte du 30 juin 1894), — en un temps où nous causions amicalement, lui, de sa théorie sur le Feu, moi, des origines sociniennes de la Franc-Maçonnerie, je réussis à convaincre l’illustre chef du Palladisme belge que la preuve de la paternité du grade de Maître réside, éclatante, en faveur de mon ancêtre, dans le cahier interprétatif de Friedrich Helvétius, dont l’original se trouve aux archives du très ancien Chapitre de Rose-Croix Baldwyn, de Bristol, et dont une authentique copie, par Théophile Désaguliers, est en outre au Chapitre Mediterranean, établi à Gibraltar sous la juridiction du Suprême Conseil d’Écosse (Manuscrits autographes de Désaguliers, n° 17). Le F ▽ Goblet connaissait un document confirmant ceux-ci, et il l’avait tenu entre les mains, m’a-t-il dit, dans un voyage aux Indes.

Helvétius, l’alchimiste, rose-croix vivement sympathique au grand chef palladiste de Belgique, fut, — ceci n’est pas contesté, — le disciple de Thomas Vaughan, comme mon ancêtre fut le disciple de Robert Fludd, — cela n’est pas contesté, non plus.

Or, Helvétius, dans sa glose, interprète la légende d’Hiram tout autrement qu’on l’a fait en se basant sur les commentaires personnels d’Elias Ashmole. Ainsi, il est réputé qu’Ashmole fut royaliste, parce qu’il avait été nommé par le roi commis des taxes à Lichfield ; ce qui n’est pas une raison ; et, si l’on s’en rapporte à l’écrit personnel d’Ashmole, le grand-maître assassiné dont il faut venger la mort, c’est Charles Ier. Mais voici la vérité : le cahier du grade qui avait été composé par mon ancêtre et par Ashmole, celui-ci seul le refit plus tard ; ou, en termes plus exacts, il fabriqua un faux cahier, dénaturant le premier, y plaçant le Constructeur Charles, traitreusement mis à mort par trois Compagnons, ses ennemis ; et son but était double. Ce faux cahier du grade fut fabriqué par Elias environ dix années après le vrai : à la faveur de la date de composition primitive et sincère (1649, année de l’exécution de Charles Ier), il rendait sa supercherie acceptable, et de son travail trompeur il se créait un titre de fidélité auprès de Charles II, au moment de la Restauration ; en outre, le faux cahier, frauduleusement daté de 1649, alors qu’il était en réalité de 1659 ou même de 1660, masquait le fond du symbolisme maçonnique, voilait le diabolique sens de la légende formant l’enseignement du grade de Maître.

Seulement, c’est l’Histoire elle-même qui proteste aujourd’hui contre la supercherie doublement intéressée d’Ashmole !… Depuis longtemps, il est acquis que Cromwell était franc-maçon accepté ; on sait aussi qu’il était du nombre, alors encore restreint, des francs-maçons de cette catégorie qui avaient en même temps l’affiliation à la Fraternité de la Rose-Croix. Il est acquis, d’autre part, que c’est exactement à partir de 1649 que les loges, qui comptaient des occultistes rose-croix, pratiquèrent le grade symbolique de Maître, avec légende d’assassinat d’un architecte-constructeur par trois mauvais Compagnons… Et Cromwell, tout-puissant depuis 1649 jusqu’à sa mort (1658), Cromwell aurait toléré que, dans ces Loges dont il faisait partie, où ses amis formaient l’élément occultiste, on conspirât pour le rétablissement de la royauté ? Il aurait toléré qu’on y pratiquât un symbolisme imaginé dans le but d’exciter à venger Charles Ier sa victime ?… Il faut être incapable de la moindre réflexion pour admettre cela un instant.

Charles II put croire cela et donner sa faveur à l’astucieux Ashmole ; c’est compréhensible, puisqu’alors était ignoré dés fois et des peuples le véritable travail souterrain, de la Rose-Croix socinienne, et, à fortiori, celui de la Franc-Maçonnerie philosophique naissante, puisqu’alors la participation de Cromwell aux travaux des Loges et la force secrète qu’il en obtint n’étaient point connues. Aujourd’hui, prendre au sérieux le faux rituel d’Ashmole, roulant sur l’assassinat du Constructeur Charles, ce serait inexcusable naïveté.

D’ailleurs, le cahier interprétatif de Friedrich Helvétius est là, au Chapitre Baldwyn, de Bristol, ainsi que l’authentique copie de Désaguliers, au Chapitre Mediterranean, de Gibraltar. Le Très-Sage président de ce Chapitre, qui est le F ▽ Haynes, ne niera pas. Quant au Chapitre Baldwyn, il dépend du Suprême Conseil d’Angleterre, et là, il y a quelqu’un qui ne peut nier, le voudrait-il : c’est le F ▽ Hugh-David Sandeman, grand secrétaire général de ce Suprême Conseil ; car, la copie que le F ▽ Goblet d’Alviella, dans son voyage aux Indes, a eue entre les mains, c’est Sandeman en personne qui l’a écrite, qui l’a portée là-bas, au temps où il appartenait à l’administration civile du Bengale, et l’atelier maçonnique qui actuellement possède cette copie du F ▽ Sandeman, c’est le Chapitre de Calcutta qui porte son propre nom, le Chapitre Sandeman, appartenant à la juridiction du Suprême Conseil d’Angleterre, comme l’antique Chapitre Baldwyn.

Helvétius n’indique pas lequel des deux collaborateurs de 1649, Phllalèthe et Ashmole, a extrait d’un Targum la légende d’Hiram ; mais il est formel pour déclarer que Thomas Vaughan a dirigé la rédaction du grade de Maître et y a mis la main.

Quant à l’interprétation qu’il donne, il dit la tenir de Thomas lui-même. Et voici la preuve éclatante, la preuve devant laquelle il faut s’incliner ! Cette preuve est dans l’interprétation elle-même, dont seul Philalèthe, disciple de Robert Fludd, pouvait avoir eu l’idée, lors de l’introduction de la légende d’Hiram dans le symbolisme maçonnique.

Ici, nous touchons à l’ésotérisme diabolique par excellence. Conception vraiment infernale, ce sens répugnant donné au prétendu assassinat d’Hiram, suivi de sa prétendue résurrection.

Je n’apprendrai rien aux lecteurs catholiques qui ont déjà étudié de près le symbolisme maçonnique ; l’interprétation que je vais indiquer, ils la connaissent, pour en avoir eu la divulgation par divers auteurs antimaçons : mais ils seront mes garants auprès des autres lecteurs. Il est nécessaire de la rappeler, cette interprétation, parce que je dirai ensuite et établirai où Philalèthe a puisé son inspiration ; après quoi, chacun conclura qu’Ashmole fut absolument étranger à l’introduction d’une légende contenant, sous son voile, un tel sens ésotérique.

En quelques mots je résume la partie capitale de l’initiation au grade de Maître.

Le récipiendaire, après avoir enjambé un cercueil et écouté le récit d’un crime dont il a été presque accusé d’être l’un des auteurs, sert de jouet au Très Respectable et aux membres de la Loge. À la fin du récit, il a été frappé comme fut frappée la victime, et il a été couché tout-à-coup dans le cercueil qu’on venait de lui faire enjamber. On recouvre son corps d’un drap mortuaire ; on plante à sa tête une branche d’acacia. Il représente alors Hiram, enterré sous un tertre, au Liban. Des Frères vont et viennent, en interminables promenades ; ils figurent les bons maçons constructeurs du temple de Salomon, à la recherche du cadavre de leur architecte martyr. Enfin, la branche d’acacia, aperçue, conduit les chercheurs auprès du récipiendaire qui fait le mort. On retire le drap noir ; le Très Respectable se penche sur le pseudo-cadavre, l’attire à lui pour l’amener à se mettre debout, et, quand le récipiendaire est sur pied, la salle étant subitement éclairée de vives lumières, tous poussent des cris d’allégresse. Le récipiendaire apprend qu’il est Hiram ressuscité. La farce est terminée.

Dans une harangue, l’orateur de la Loge développe longuement la légende de l’architecte tyrien et soumet au nouveau Maître diverses interprétations, les unes, d’apparence astronomique, les autres, d’un ordre politique ; on lui déclare au surplus, qu’il est d’autres interprétations, historiques, scientifiques et philosophiques, et que c’est à son intelligence qu’il appartient de les découvrir.

La légende d’Hiram est, en effet, une inépuisable source d’interprétations. D’ailleurs, plusieurs d’entre elles, quoique différentes, ne se contredisent pas ; et toutes aboutissent au bouleversement de la croyance en la vérité divine et à la haine de l’Église de Jésus-Christ. Ce n’est donc pas Dieu, mais Satan, qui a inspiré l’auteur du Targum d’où a été extraite cette protéique légende. En ceci, les rabbins talmudistes ont coopéré à la fécondation de l’œuf malsain et maudit d’où la Franc-Maçonnerie est sortie.

Parmi ces interprétations, il en est une, officielle depuis qu’Albert Pike l’a imprimée, contre laquelle mon cœur se soulevait de dégoût. À mes yeux, elle ternissait fort la gloire de mon ancêtre. J’eus encore, à son sujet, des discussions avec mon père et mon oncle ; voyant qu’ils ne pouvaient me convaincre, ils atténuaient, m’ouvraient l’Histoire métaphysique, physique et technique de l’un et l’autre monde, de Robert Fludd, et finalement c’était celui-ci, au lieu de son disciple Philalèthe, qui recueillait mes nausées.

Cette interprétation ésotérique est celle connue en arrière-loges sous le nom de « théorie de la génération et de la putréfaction ».

Lecteur, imite-moi : surmonte ton dégoût ; il faut que je dise et que tu lises ces malsaines rêveries d’un cerveau endiablé.

Hiram, enterré au Liban, a pourri dans l’humus du tertre où était plantée la branche d’acacia ; son cadavre s’est décomposé. « Mac-Benac ! » s’est écrié le Très Respectable ; mots que l’on traduit par : « la chair quitte les os. » Ce phénomène de la décomposition ravit d’aise la Franc-Maçonnerie ; les enfants de la Veuve se plongent avec délices dans l’examen de cette pourriture de cadavre.

Et les extraordinaires raisonnements auxquels ils se livrent à ce sujet !…

Il faut de la putréfaction pour la génération, disent-ils. Voyez le grain de blé : on le met en terre, il pourrit, et de sa pourriture naît l’épi, multipliant les grains de blé. — De toute évidence, c’est ainsi que cela se produit pour le grain de blé ; mais quel rapport cela a-t-il avec le cadavre humain ? quel est l’enfant qui, depuis que le monde est monde, naquit du corps paternel putréfié ? quel sépulcre a produit un berceau ? — Pouah !

Voilà, pourtant, l’absurde comparaison que les Orateurs de Loges posent dans leur discours au récipiendaire ahuri. C’est officiel, c’est rituel. Voir diverses harangues qui ont été imprimées ; voir les Legenda Magistralia, de Pike.

Au fond, cette comparaison aussi absurde que répugnante est destinée à frapper l’esprit de l’initié, dans un but essentiellement luciférien, afin d’ouvrir à sa pensée un horizon où il pourra découvrir le satanique système de la divinité double. Il s’agit de lui rappeler que le Dieu des chrétiens a condamné à mourir Adam et Eva et leur descendance. Adonaï, le Dieu des chrétiens, est l’auteur de la mort, il est le principe destructeur ; Lucifer, dont le nom n’est pas encore prononcé au grade de Maître, — dans la légende hiramique, on se borne à le nommer Eblis, — est l’auteur de la vie, il est le principe créateur.

Or, Lucifer doit triompher d’Adonaï ; c’est lui qui, des deux dieux rivaux, est le Très haut le plus haut, l’Excelsus Excelsior. À la mort infligée à l’humanité par Adonaï, il a répondu d’avance en enseignant les lois de la reproduction à Eva, qui les a enseignées à Adam. Ainsi l’humanité ne périra pas, ainsi elle bravera éternellement la haine du Dieu-Mauvais. « Soyez ensemenceurs le plus qu’il vous sera possible, dit Satan ; jetez le grain de blé là où il est destiné à germer, et sa putréfaction donnera génération. »

Telle est la glose maçonnique. Toute cette écœurante absurdité du Mac-Benac, du cadavre décomposé d’Hiram et de sa résurrection, de l’apologue du grain de blé, débité par l’Orateur en forme de commentaire, tout cela est pour exciter au libertinage, sous prétexte de sauver l’humanité condamnée à mort par Adonaï. Le symbolisme, alors, couvre de son voile le raffinement d’obscénité. La fosse dans laquelle est jeté Hiram, censément cadavre et semence tout à la fois, donne son nom à la Loge, qui à ce grade s’appelle « la Chambre du Milieu » ; voir n’importe quel rituel du grade masculin de Maître. Et le pommier de l’Éden, où Lucifer-Eblis a fait la leçon à Eva, le pommier devient à son tour le symbole sur lequel les Sœurs Maçonnes devront porter leur prédilection, et la Maçonnerie l’appelle « l’Arbre du Milieu » ; voir n’importe quel rituel du grade féminin de Compagnonne. Oui, tout cela est vraiment infect ; mais je ne pouvais le passer sous silence. Pardon.

Eh bien, maintenant, je pose une question ; je vais y répondre, et l’exactitude de ma réponse peut être contrôlée. On aura alors la preuve que le véritable auteur du grade de Maître est, parmi les deux collaborateurs de 1649, celui qui était disciple de Robert Fludd.

Question : — Qui est l’inventeur de la théorie de la génération par la putréfaction ?

Réponse : — C’est Robert Fludd.

Il n’est pas introuvable, son livre Utriusque cosmi metaphysica, physica atque technica Historia, imprimé à Oppenheim en 1617. Il figure en tête de la collection des œuvres de Fludd. Cette collection existe dans les principales bibliothèques scientifiques.

C’est dans ce traité que le fameux médecin rose-croix, sa cervelle bourrée des chimères de Paracelse, d’Hermès Trismégiste et de Cornélius Agrippa, expose le système de l’archétype, du macrocosme et du microcosme. L’univers est par lui divisé en plusieurs mondes, se résumant finalement à trois : l’archétype, qui est la divinité et ses dix manifestations (cette partie, écrite à une époque où il eût été dangereux à l’auteur d’affirmer publiquement son luciférianisme, a une interprétation ésotérique) ; le macrocosme, qui est le monde, image et émanation de la divinité, monde en trois régions, la région empyrée, où résident d’ordinaire les esprits célestes (daimons et maléakhs), la région éthérée ou région stellaire, ciel des étoiles fixes, et la région élémentaire, subordonnée à la précédente et occupée par la terre et les autres planètes connues au temps de Field ; le microcosme, c’est-à-dire le petit monde, qui n’est autre que l’homme, l’individu humain, représentant en abrégé toutes les parties du macrocosme, c’est-à-dire du grand monde. Et c’est dans sa manie qui lui faisait trouver en tout des analogies et des lois identiques, que Robert Fludd, ayant constaté dans la région élémentaire du macrocosme la loi de génération par la putréfaction des semences du règne végétal, en tira, par la plus insensée de ses erreurs d’analogie outrée, cette conclusion absurde, stupide, mais vraiment d’inspiration diabolique : « La même loi s’applique au règne animal, et en particulier à l’homme, au microcosme. »

Or, Thomas Vaughan était disciple de Robert Fludd, et non Ashmole, qui avait seulement vingt ans quand Fludd mourut à Londres (1637) ; alors, Ashmole se préparait à être avocat, et il le devint, en effet, l’année suivante. Thomas Vaughan avait eu un protecteur, auprès des chefs de la Rose-Croix, en Fludd, dont il eut les manuscrits d’occultisme après sa mort et pour qui il professait la plus grande vénération. D’autre part, Helvétius tenait de Thomas Vaughan, et non d’Ashmole, l’interprétation ésotérique de la légende d’Hiram, et il affirme, sans aucune équivoque, sans aucune restriction, que Thomas Vaughan dirigea la rédaction du grade de Maître et y mit la main. Et l’interprétation ésotérique qu’Helvétius donne, en disant la tenir de Philalèthe, son maître en alchimie, reproduit exactement la théorie de la génération par la putréfaction, théorie de Robert Fludd, maître de Thomas Vaughan.

La preuve est-elle faite ?…

D’ailleurs, le cahier du grade de Maître, qu’Elias Ashmole a écrit seul, est celui où il n’est aucunement question d’Hiram, mais du Constructeur Charles.

Mais pourquoi ce que je révèle ici n’est-il pas plus connu ? pourquoi m’a-t-il été nécessaire d’entrer dans ces explications et, précédemment d’avoir à convaincre des hauts-maçons érudits, tels que le F ▽ Goblet d’Alviella, par exemple ?

Parce que, dans la suite, un des rose-croix anglais qui, en 1717, coopéra à la manifestation officielle de la Franc-Maçonnerie, a voulu s’attribuer l’honneur — triste honneur ! — de l’introduction de la légende d’Hiram dans le symbolisme maçonnique.

Le véritable cahier du grade de Maître, celui qu’Ashmole écrivit sous la direction de Thomas Vaughan, a été détruit, après avoir été recopié, plagié. Le plagiaire, c’est le ministre protestant James Anderson, ami intime de Théophile Désaguliers, qui fut à la fois grand-maître et de la Rose-Croix et de la Franc-Maçonnerie. Désaguliers éprouva plus tard le remords d’avoir prêté la main à ce plagiat, et c’est pourquoi, considérant que le manuscrit d’Helvétius (archives du Chapitre Baldwyn, de Bristol) était le seul témoignage de la vérité et pouvait être détruit à son tour, il en fit lui-même une copie authentique ; c’est celle dont j’ai parlé plus haut, qui est aux archives du Chapitre Mediterranean, de Gibraltar.

Quant au plagiat d’Anderson, il existe encore en manuscrit autographe ; il fait partie, sous le numéro 107, de la bibliothèque particulière du duc de Sussex, qui succéda, en 1813, à Georges, prince de Galles, comme grand-maître de la Grande Loge d’Angleterre, et cette collection privée a été léguée et se trouve actuellement à la Grande Loge d’Angleterre, au Mark Masons’Hall, Great Queen-street, à Londres.

Tout en étant convaincue que mon ancêtre est bien le créateur de la Franc-Maçonnerie, telle qu’elle est aujourd’hui, et le principal exécuteur du plan de Fauste Socin, cette irréfutable preuve, qui consiste dans sa rédaction du grade de Maître et que j’ai exposée maintes fois en conférences triangulaires, apportait un nuage assez noir à mon admiration pour Thomas Vaughan. Je me bornais donc à citer le manuscrit d’Helvétius, sans entrer dans aucun de ces détails qui me répugnaient. En moi-même, comme il m’était pénible de trouver amoindrie la gloire de Philalèthe, je rejetais sur Robert Fludd, auteur de la thèse fangeuse, mon sentiment répulsif.

Il en était de même pour la mission donnée à Francesco Borri, autre nuage. En ceci, à mes yeux, le coupable était Valentin Andreæ, et non Thomas Vaughan. Je le crois encore, malgré la lettre de Bebenhausen, citée plus haut, et quoiqu’il semble, d’après les termes de ce document, que le grand-maître Valentin se serait borné à consentir ; en tout cas, il n’y est pas dit non plus, explicitement, que le projet émanait de Philalèthe lui-même.

Cette mission de Francesco Borri est des plus étranges, et voici en quoi elle consistait : discréditer le catholicisme par un zèle outré. Donc, déloyauté. En secret, Borri appartenait à la Rose-Croix. Ces façons d’agir sont indignes toujours, toujours je les ai blâmées.

Qui porta à Borri le projet arrêté par les chefs de la Fraternité ? On l’ignore. Je n’ai pas non plus la date exacte à laquelle il fut affilié.

Cet homme avait eu une immorale jeunesse. Qui le recruta ? Je l’ignore aussi. Pourtant, on le représente vertueux, à l’époque où il s’était enrôlé sous l’étendard de Lucifer, comme alchimiste de la Rose-Croix ; sans doute, c’était là hypocrisie, afin de mieux jouer son rôle. Il n’avoua jamais son satanisme, certes ; au contraire, il parlait aux foules au nom de l’archange saint Michel, qui lui avait remis, affirmait-il, une épée merveilleuse, forgée dans le ciel.

Il affectait une grande dévotion pour l’Eucharistie. Il soutenait que non seulement le Christ est présent dans l’hostie consacrée, mais encore la Très Sainte Vierge, à qui il donnait une nature divine ; elle avait été, disait-il, conçue par Dieu le Père, conçue par inspiration ; il l’égalait presque à la première personne de la Sainte Trinité, et, d’autre part, il attribuait un rang inférieur au Fils et au Saint-Esprit. C’était le bouleversement du dogme catholique.

Telle était sa prédication, en vertu du mot d’ordre donné par les chefs de la Rose-Croix.

Il réussit à faire un certain nombre de dupes ; il troubla beaucoup la paix de l’Église, en Italie. Le Saint-Office ordonna des poursuites contre ; lui mais il réussit à s’enfuir. Les sociniens italiens lui fournirent les moyens de gagner Strasbourg ; de là, il se rendait à Amsterdam, où les rose-croix ses confrères lui firent un accueil enthousiaste. On note encore un séjour de lui à Hambourg, et un autre à Copenhague, où il écrivit des lettres sur la façon de préparer la pierre philosophale. Mais c’est en Suède qu’il demeura le plus longtemps ; là, grâce à l’appui de Lodwijk van Geer, il eut la faveur d’Oxenstiern et soutira des sommes considérables à la reine Christine, qui, avant sa conversion, crut quelque temps au pouvoir surnaturel des mystérieux kabbalistes et alchimistes, sana soupçonner pourtant leur satanisme.

Borri eut encore des déplacements à travers l’Europe. Messager de la Fraternité socinienne, il semait partout la haine de l’Église.

Philalèthe rapporte qu’il avait pour épouse une salamandre. Elle se nommait Elkbamstar.

« Un jouir, le frère Borrus nous annonça qu’il allait nous présenter son épouse. Il fit fermer toutes les portes de la maison, une vieille maison bâtie à Cologne sur des fondations romaines, où j’eus souvent l’hospitalité quand je passai par cette ville.

« Il prit une petite ampoule de verre, qu’il portait toujours sur lui. Après l’avoir débouchée, il en répandit le contenu sur le sol. C’était du sang ; mais l’ampoule semblait inépuisable ; le sang s’en échappait à gros bouillons, et bientôt la chambre en fut inondée ; nos pieds baignaient dans ce liquide rougeâtre.

« Alors notre frère se coucha dans le sang, et il le battait avec les mains, le faisant jaillir tout autour de lui et agitant en même temps la petite ampoule, d’où sortit une voix. Le sang s’amassa, tout-à-coup coagulé en une forme vivante. La tête et le tronc étaient d’une femme, très belle ; les parties charnues se terminaient en queue d’immense lézard ; c’était la salamandre Elkbamstar, avec quatre pattes qui avaient des griffes. Sa couleur, était de feu blanc, lumineuse.

« Elle se dressa comme une personne, et le frère Borrus nous dit :

« — Voici mon épouse.

La salamandre dit à son tour :

« — Bons frères, je l’ai choisi ; ne soyez point jaloux de son bonheur, puisque vous avez aussi des joies célestes, j’aime Borrus ; il s’est donné à moi pour l’éternité. »

Le frère Igniculus dit :

« — Belle et bonne Elkbamstar, donnez-moi des nouvelles de Goëmon, qui m’est infidèle. La sylphide ne répond plus à mes appels, quand je voudrais la consulter. »

« La salamandre dit à Igniculus :

« — Si Goëmon ne vient plus quand tu l’appelles, c’est parce que tu as laissé voler le pied de bouc qu’elle t’avait donné. Ne dis-je point la vérité ? »

« Le frère Igniculus courba la tête et répondit :

« — J’ai pleuré sept mois la perte du pied de bouc. N’est-ce point assez ? »

« La salamandre se mit à rire.

« — Faut-il que je pleure encore sept mois ? »

« La salamandre continua sa moquerie ; mais elle dit encore :

« — Il ne faut point pleurer. Brise un crucifix le soir sur ta route, et la sylphide te reviendra. »

« Ensuite, la salamandre se jeta sur Borrus et l’étreignit dans ses pattes. Le sang de notre frère coulait ; mais Borrus criait :

« — Encore ! encore ! je vois notre dieu qui m’ouvre le ciel. »

« Tous, nous aperçûmes une palme de feu, éblouissante, qui se balançait dans l’espace au-dessus de nos têtes.

« Pendant que hurlant le frère Borrus se débattait, la salamandre, tout en le griffant, recueillait des gouttes de son sang dans la petite ampoule. Elle s’arrêta enfin ; mais notre frère, qui semblait heureux de souffrir, la suppliait de le déchirer encore avec ses griffes.

« Elle lui rendit l’ampoule ; puis elle lécha ses plaies, de sa langue de feu, et elles furent cicatrisées aussitôt.

« Nous la vîmes diminuer de volume, en peu de temps ; elle se rapetissait de plus en plus ; en moins d’une minute, progressivement, elle devint moins grosse que le petit doigt d’une main humaine, et ensuite si minuscule, qu’on la distinguait à peine. Elle brillait toujours, semblable à une étincelle, et enfin il nous fut impossible de l’apercevoir ; elle avait disparu.

« Le frère Borrus nous expliqua que l’apparition de son épouse Elkbamstar s’effectuait toujours de la même sorte ; c’était son sang, conservé sur lui dans l’ampoule, qui était répandu et s’augmentant de quantité servait à la salamandre pour prendre forme. »

Francesco Borri, dans ses prédications, ne se vantait pas de son commerce avec les daimons ; il s’avoua plus tard alchimiste, mais ce fut tout.

Après beaucoup d’incidents d’une vie nomade, très active pour le mal, cet aventurier finit par être arrêté et livré au gouvernement pontifical. Il mourut en prison, en 1685.

Thomas Vaughan, lui aussi, fut grand voyageur ; mais il se tint toujours assez rusé pour ne pas perdre sa liberté.

L’année qui suivit celle de la composition du grade de Maître, il commença à publier ses ouvrages d’alchimiste rose-croix. Les quatre premiers sont bien connus, de titre. Ce sont :

1° L’Anthroposophia theomagica ;

2° La Magia adamica ;

Ces deux livres parurent en 1650 ; ils sont entièrement consacrés aux œuvres de magie, présentées sous un aspect scientifique.

3. Lumen de Lumine, imprimé en 1651 ;

4. Aula Lucis, imprimé en 1652 ;

Dans ces deux livres-ci, le caractère luciférien de l’auteur se devine mieux. Ces ouvrages sont fort estimés dans l’occultisme palladique ; deux Triangles, l’un d’Allemagne, l’autre du Bengale, ont pris leur titre.

L’année de la publication — publication restreinte — de l’Aula Lucis fut aussi celle de la mort du pasteur John Cotton, qui avait si bien accueilli Philalèthe à son premier voyage en Amérique.

Mon ancêtre raconte qu’il eut, plusieurs fois, la visite du défunt, se manifestant à lui comme spectre, visible, mais non parlant, ni tangible.

Philalèthe lui posait des questions pouvant se résoudre par une réponse affirmative ou négative. Le fantôme répondait « oui » ou « non », d’un signe de tête.

En 1654, ce fut Valentin Andreæ qui mourut, à Stuttgard, dans les honneurs de la prélature protestante. Ses contemporains ne soupçonnèrent jamais le rôle qu’il joua en Europe, à la tête de la Rose-Croix socinienne ; pendant longtemps, beaucoup même considérèrent ses ouvrages, où il faisait connaître l’existence de la Fraternité, comme persiflage et satire de la magie et de la théosophie ! La lumière ne commença à se faire, un peu, très peu, sur son compte, qu’a partir du dix-huitième siècle. Le franc-maçon Herder, le continuateur de Lessing, le grand ami de d’Alembert et Diderot, a le premier laissé comprendre, en parfait initié, dans ses Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité, que Valentin Andreæ n’était pas ce que l’on avait cru. Il juge que trois des ouvrages du chapelain du duc de Brunswick-Wolfenbuttel (la Reipublicæ Christianopolitanæ descriptio, le Turris Babel judiciorum de Fraternitate Rosaceæ-Crucis chaos, et la Christianæ societatis Idea) ouvrent des aperçus suffisamment clairs sur l’organisation, non en projet, d’une société secrète destinée à détruire l’Église romaine ; et Herder, appréciant au point de vue doctrinal, dit : « Valentin Andreæ, dans ces livres, exprime des vérités que nous oserions à peine dire aujourd’hui, quoique nous soyons plus avancés d’un siècle. »

Thomas Vaughan était à Amsterdam, quand mourut le grand-maître de la Rose-Croix.

Ce qu’il rapporte vaut la peine d’être reproduit ; je traduis textuellement :

« J’étais occupé à distiller de l’esprit de nitre ; la vapeur rouge se dégageait et s’élevait. Soudain, je fus rejeté en arrière, renversé sur le sol, et je poussai un cri, ne sachant ce qui m’arrivait.

« Tout avait disparu autour de moi ; quand je me relevai, la chambre était vide, les murs nus. Et voici que j’entendis une immense clameur, lointaine d’abord, ensuite se rapprochant : et les murailles de l’appartement s’élargissaient ; et voici que je me trouvai seul dans une salle des plus vastes ; et elle s’agrandissait encore de tous côtés, excepté en hauteur.

« Alors, un aigle parut, portant le frère Minutatim, que je savais en Suède ; puis, un lion ailé, portant le frère Serenus, que je savais en Silésie ; puis, un taureau ailé, portant le frère Procubans, que je savais en Angleterre. »

Par le nom de Minutatim, Philalèthe désigne le fils du baron van Geer, qui avait succédé à son père dans la Rose-Croix et qui se nommait Louis comme lui ; c’est Louis van Geer, professeur au collège des mines de Stockholm. Par le nom de Serenus, il désigne Komenski, et Henri Blount par le nom de Procubans.

« Ils étaient tout étonnés de se trouver sur pareilles montures ; ils me racontèrent plus tard qu’ils avaient été enlevés instantanément, à l’instant même où j’avais été renversé par terre.

« Les murailles s’étaient entr’ouvertes, pour leur livrer passage ; elles s’étaient refermées aussitôt.

« Voici encore : mes trois frères ayant repris leur assurance, l’aigle, le lion ailé et le taureau ailé s’évanouirent, et Minutatim, Serenus et Procubans, debout, avaient auprès d’eux trois daimons, d’une haute stature et d’une martiale beauté. Ils se nommèrent : Léviathan, Cerbère, Belphégor.

« Un siège d’acier, où je me trouvais assis, s’était formé sous moi. Les trois daimons vinrent à moi et baisèrent ma main gauche.

« De grands bruits se firent entendre de nouveau, avec des éclats de foudre. Il y eut une irruption soudaine de daimons ; ils arrivaient en épaisses nuées, innombrables, et la vaste salle en était pleine.

« Leurs voix me criaient :

« — Salut, Philalèthe ! te voici souverain-maître de la Fraternité ! Salut, tes œuvres seront glorieuses ! Salut, salut, Philalèthe ! »

« Le frère Serenus demanda si le grand-maitre était mort.

« — Oui, répondit Cerbère, et le royaume de notre grand-maître divin est en fête. Nous avons été envoyés pour reconnaître et saluer le nouveau souverain-maître de la Fraternité, le quatrième successeur du patriarche Fauste. Vous autres, vous êtes ses légats ; rendez-lui votre hommage. »

« Ils s’avancèrent l’un après l’autre et baisèrent avec respect ma main gauche, ainsi que les daimons avaient fait. Leur hommage me remplit de fierté, surtout celui du frère Serenus, qui était un vieillard de plus de soixante ans.

« Cerbère dit encore, s’adressant aux autres daimons d’ordre inférieur, qui remplissaient la salle :

« — À votre tour, fidèles esprits, rendez l’hommage. »

« Ils se précipitaient et baisaient ma main.

« Quand tous eurent rendu l’hommage, Léviathan parla d’une voix forte :

« — Avant de retourner au céleste royaume d’où nous venons, célébrons l’avènement de Philalèthe ; réjouissons-nous. »

« Les frères Serenus, Minutatim et Procubans se rangèrent auprès de moi, et derrière eux se tenaient Cerbère, Léviathan et Belphégor. La salle s’agrandit encore en largeur, et sa hauteur s’éleva d’une façon considérable, tandis que l’air se remplissait de suaves parfums. Des globes de feu étaient suspendus dans l’espace, répandant une douce clarté. Des milliers de sylphides parurent, et il y eut une danse générale de tous les fidèles esprits.

« Les murailles s’étaient revêtues de harpes, qui vibraient d’elles-mêmes. Des trompettes, des cymbales, des flûtes, des fifres, des olifants, des pictites, des violons, des clochettes d’argent, s’agitaient dans la hauteur de la salle, et tous ces instruments rendaient d’eux-mêmes leurs sons, avec harmonie.

« Daimons et sylphides, s’enlaçant, s’entraînaient dans un joyeux tourbillon, ne touchant plus le sol et se livrant aux plus gracieux ébats de la danse, pendant que des gnomes, ayant des grelots attachés aux jambes, se culbutaient gaiement par terre, avec rebondissements et cabrioles de mimes (cum mimorum saltationibus).

« Les réjouissances se terminèrent par des cris d’allégresse en mon honneur. Daimons, sylphides et gnomes partirent en tempête ; mes trois frères furent emportés par Léviathan, Cerbère et Belphégor, qui s’étaient transformés de nouveau en aigle, lion ailé et taureau ailé.

« Ma chambre était telle qu’avant l’évènement, et je repris mes travaux. »

Thomas Vaughan donne dans l’une de ses lettres, « qui ne doivent être lues que par les Mages », des renseignements complémentaires sur Van Geer le fils.

Il assure qu’il jouissait d’un singulier privilège, par le pouvoir de Léviathan son protecteur.

Le jeune professeur de Stockholm, au dire de Philalèthe, se mettait en pièces à volonté, pour démontrer à ses frères son importance de magicien. Il prononçait certaines paroles du langage des daimons ; aussitôt son corps s’émiettait, en minuscules fragments, sans effusion de sang. On ramassait tous ces débris humains, et on les mettait dans un sac. Après quoi, le sac était porté sur un antique bouclier, autour d’un cercle tracé au milieu de la salle ; Léviathan paraissait dans ce cercle, et, au septième tour de promenade, le sac s’agitait ; le magicien en sortait avec un corps tout reconstitué, comme auparavant. Ce serait pour ce motif que Van Geer le fils avait dans la Fraternité le nom de Minutatim.

Quant à Henri Blount, nous allons voir dans un instant ce que Lucifer déclara lui accorder, en la personne de son second fils.

En l’année 1655, Philalèthe publia son Euphratès. L’année suivante, Komenski se retira en Hollande, et Thomas Vaughan fit d’Amsterdam la capitale de la Rose-Croix socinienne.

Et voici encore une preuve de ce que mon ancêtre est vraiment l’Eirenœus Philaléthès. C’est en 1656, sa troisième année de grande-maîtrise, qu’il entreprit la publication des œuvres de Fauste Socin, à Amsterdam. Les ouvrages du patriarche de Luclavie commencèrent la série de ce qui fut intitulé Bibliotheca Fratrum Polonorum : cette bibliothèque forme huit gros volumes in-folio ; les écrits de Fauste y occupent les tomes I et II. Or, l’impression fut faite à Amsterdam, cela est reconnu, établi. Eh bien, suivant l’usage de l’époque, la Bibliothèque des Frères Polonais porte, pour le lieu d’impression, un pseudonyme de ville. Et quel est le pseudonyme qui figure en tête des volumes ? — Eirenœopolis, c’est-à-dire la ville d’Eirenœus, la ville de Philalèthe, la capitale de la Fraternité, la cité à laquelle le grand-maître donnait son nom.

En 1659, Thomas Vaughan publiait, en anglais, la Fraternity of R. C. ; en 1664, la Medulla Alchymiæ. Puis, en 1665, c’est Amos Komenski qui fait imprimer à Amsterdam son infernal ouvrage, Lux in tenebris, dont j’ai déjà dit quelques mots.

Cette année-là mérite une mention spéciale.

Blount avait eu un second fils ; cet enfant, qui reçut à sa naissance le nom de Charles, était âgé alors de onze ans ; il était venu au monde en la même année que Philalèthe succéda à Valentin Andreæ.

Henri Blount se rendit à Amsterdam et présenta l’enfant au grand-maître. Celui-ci, en présence du père et de Komenski, consacra le jeune Charles au dieu des Rose-Croix : il évoqua Lucifer, qui apparut et dit aux Mages que l’âme de Valentin passait en l’enfant.

« — Valentin m’a demandé aujourd’hui de revivre encore sur terre, afin de voir son œuvre, déclara le suprême imposteur. J’illumine le fils de Procubans (Henri Blount) ; cet enfant a maintenant une âme double. Il sera le successeur de mon bien-aimé Philalèthe. »

Enfin, en 1667, Thomas Vaughan se décida à publier l’Introïtus apertus, son ouvrage capital, qu’il avait écrit dès l’âge de trente-trois ans ; on se rappelle que cela est dit, en termes formels, au commencement du livre, et que cette importante mention fixe la date de naissance de mon ancêtre, contrairement aux inexactes assertions d’Alibone.

C’est dans les premiers jours de cette même année que Philalèthe, se trouvant à La Haye, convertit à l’occultisme le célèbre médecin Helvétius, de qui descend l’Helvétius, ami de Voltaire. Et voilà une conversion luciférienne qui éclaire d’un jour nouveau le prétendu scepticisme de ces fameux philosophes du dix-huitième siècle, dont quelques-uns affectaient même l’athéisme !

Et d’abord, qu’était le premier Helvétius connu, celui qui fut le disciple de Thomas Vaughan ?

Son vrai nom est Johann-Friedrich Schweitzer ; venu de la Suisse allemande en Hollande, où il se fixa pour exercer la médecine, il s’appela Helvetius. Médecin principal du prince d’Orange, il jouissait d’une grande considération ; il porta même le titre de médecin en chef des États-Généraux. Il était d’une haute science[2]. Il avait quarante-deux ans, quand il se lia avec Philalèthe.

Helvétius était un adversaire déterminé de l’alchimie. En 1650, il avait vivement critiqué ceux de ses confrères qui s’occupaient de pierre philosophale et d’élixir de longue vie ; il avait publié alors, à Francfort, contre les adeptes, un livre intitulé De alchymia opuscula comptura veterum philosophorum. Plus tard, il avait écrit contre le chevalier Digby, rose-croix, et sa poudre sympathique, dont il se moqua fort. Il lui fallut sa rencontre avec Philalèthe pour changer du tout au tout ses idées.

Voici comment il raconte l’aventure dans son Vitulus aureus (Amsterdam, 1667) :

« Le 27 décembre 1666, je reçus à la Haye la visite d’un étranger, vêtu en bourgeois hollandais, qui refusa obstinément de se faire connaître à moi. Il m’annonça que, sur le bruit de ma dispute avec le chevalier Digby, il venait m’apporter les preuves matérielles de l’existence de la pierre philosophale.

« En effet, après une longue conversation sur les principes hermétiques, cet étranger ouvrit une petite boîte d’ivoire où se trouvait une poudre d’une métalline couleur de soufre, et il me dit qu’il y avait et de quoi faire vingt tonnes d’or.

« Je le conjurai de me démontrer par le feu les vertus de sa poudre ; ce fut en vain ; il se retira, en me promettant de revenir dans trois semaines.

« En examinant sa poudre, j’avais eu soin d’en détacher adroitement quelques parcelles, que je tins cachées sous mon ongle. Aussitôt seul, je me hâtai de faire l’expérience : je mis du plomb en fusion, et je fis la projection. Mais tout se dissipa en fumée ; il ne resta au fond du creuset que du plomb et de la terre vitrifiée.

« Trois semaines après, l’étranger reparut. Il refusa encore de faire l’opération ; mais il me fit cadeau d’un peu de sa pierre, à peu près la grosseur d’un grain de millet. Et comme je ne cachai pas mon incrédulité sur l’effet d’une si petite quantité de substance, l’alchimiste en enleva la moitié, disant que le reste était suffisant pour changer en or une once et demie de plomb. Mais il me recommanda bien, au moment de la projection, d’envelopper la pierre philosophale d’un peu de cire, afin de la garantir des fumées du plomb. Puis, il me promit de revenir le lendemain pour assister à l’expérience.

« La journée s’étant passée sans que l’étranger reparût, je n’eus pas la patience de l’attendre un autre jour, et je me mis à l’œuvre. Cette fois, l’opération réussit admirablement. Au bout d’un quart d’heure de fusion, le métal avait pris la couleur de l’or ; coulé et refroidi, c’était un lingot d’or ; dont tous les orfèvres de la Haye estimèrent très haut le degré. »

Voilà ce qu’Helvétius raconte dans son Vitulus aureus. Émerveillé du résultat, il s’adonna dès lors à l’alchimie, cherchant à son tour le moyen de produire la pierre philosophale, mais ne le trouvant pas… jusqu’au jour où, s’étant affilié à la Rose-Croix socinienne, il fut initié, par Thomas Vaughan, au 9e et dernier degré, Magus.

On aura remarqué qu’Helvétius ne dit pas qu’il sut jamais le nom du mystérieux étranger ; dans aucun autre ouvrage, il ne revint sur cette étrange aventure de 1666-1667. Pourtant, l’opinion de ses contemporains fut que cet étranger n’était autre que Philalèthe ; car les relations ultérieures de mon ancêtre avec le Médecin du prince d’Orange furent connues. Lenglet-Dufresnoy relate cette opinion comme très accréditée ; Louis Figuier la rapporte aussi et ne paraît pas douter de son exactitude. En tout cas, il est bien certain qu’Helvétius devint un des adeptes les plus actifs de la Rose-Croix, puisqu’il en fut le grand-maître de 1693 à 1709, année de sa mort. Mais les preuves mêmes de l’initiation donnée par Thomas Vaughan existent dans les Notes de Philalèthe pour les parfaits initiés, et Louis Figuier, en sa qualité de franc-maçon occultiste, n’a pas dû les ignorer. J’y viendrai tout-à-l’heure, en reproduisant quelques extraits de ces Notes, notamment ceux où il enseigne, aux Mages seuls, comment s’obtient la pierre philosophale, comment un rose-croix élu au dernier degré peut avoir de l’or à volonté.

Auparavant, je dois parler de son plus important ouvrage connu, l’Introïtus apertus, dont mon père et mon oncle en m’instruisant, m’ont expliqué tout ce qui ne peut être compris que par les élus du prétendu Dieu-Bon ; cet ouvrage a eu une grande part dans mon éducation luciférienne.

C’est dans l’Introïtus Apertus que Thomas Vaughan s’écrie :

« Plût à Dieu que l’or et l’argent, ces idoles du genre humain, fussent aussi communs que le fumier ! Nous ne serions pas obligés de nous cacher, le monde nous regardant comme si nous étions chargés de la malédiction de Caïn (sic). Pour ma part, il semble que je sois contraint à mener une existence vagabonde, comme fuyant sans cesse la présence du Seigneur ; dans une incertitude continuelle et par une légitime crainte, je me vois obligé de me priver de la société de mes anciens amis. Et, comme si j’étais poursuivi par les Furies, je ne me crois en sûreté dans aucun lieu ; et, semblable à Caïn, il me faut élever souvent ma voix vers le ciel et demander protection à mon Dieu, en disant avec douleur : « Ceux qui me découvriront me feront mourir ! »

« Errant de royaume en royaume, sans aucune demeure fixe, à peine osé-je prendre souci de ma famille, si loin de moi, et quoique je possède tout, je suis obligé de me contenter de peu. Quel est donc mon bonheur ? Je n’en aurais aucun, si je ne m’étais voué au triomphe d’une idée ; idée qui, à la vérité, donne une grande satisfaction à mon esprit.

« Ceux qui n’ont pas la parfaite connaissance de notre Art se flattent qu’ils accompliraient beaucoup de choses, s’ils le savaient. J’ai pensé de même, autrefois ; mais les dangers que j’ai courus m’ont rendu plus circonspect. Voilà pourquoi, afin de mener à bien ma mission, j’ai adopté les voies les plus secrètes. Quiconque a couru le péril de la mort et y a échappé devient plus prudent pour le reste de sa vie. »

Parlant des guérisons qu’il opéra, il dit :

« J’ai remarqué tant de corruption dans le monde, que, parmi ceux mêmes qui passent pour honnêtes gens, à peine s’en trouve-t-il quelqu’un qui ne se propose un gain sordide ou quelque vil intérêt. On ne saurait faire seul ce que l’on souhaite, pas même dans les œuvres de miséricorde, sans mettre sa vie en danger. Je l’ai éprouvé depuis peu, dans les pays étrangers où, m’étant hasardé à donner une médecine à des moribonds abandonnés des médecins ou à d’autres malades réduits à de fâcheuses extrémités, par une espèce de miracle ils ont recouvré la santé. À l’instant, ces guérisons ont fait du bruit, et l’on a publié qu’elles avaient été faites par l’élixir des Sages ; de manière que plusieurs fois je me suis trouvé dans l’embarras, obligé de me déguiser, de me faire raser la tête pour prendre une perruque, de changer de nom et de m’évader nuitamment ; sans quoi, je serais tombé entre les mains des méchants ou des gens malintentionnés que la passion de l’or portait à me surprendre sur le seul soupçon que j’avais le secret d’en faire. Je pourrais raconter beaucoup d’incidents pareils qui me sont arrivés. »

Philalèthe raconte aussi, toujours dans l’Introïtus apertus (chapitre XIII), une mésaventure qui lui arriva, un jour qu’il voulut vendre de l’argent obtenu par œuvre occulte. Son or et son argent étaient si purs, que les marchands le reconnaissaient pour provenir d’une opération magique :

« Les hommes sont devenus si méchants, n’est pas rare que l’on ait étranglé, à ma connaissance, des gens qui cependant étaient étrangers à notre Fraternité. Il suffisait que quelque énergumène les dénonçât pour avoir entendu dire qu’ils avaient la réputation d’être habiles dans notre art.

« Je vous ennuierais, si je vous racontais tout ce que j’ai éprouvé moi-même, tout ce que j’ai et entendu rapporter à ce sujet, dans ce temps surtout, plutôt que dans tout autre. À tout propos, c’est à qui mettra en avant l’alchimie ; de telle sorte que, si vous travaillez à quelque chose en secret, c’est vous exposer à être dénoncé comme rose-croix.

« Plus vous aurez de précaution, plus l’on aura de jalousies contre vous ; l’on ira jusqu’à vous accuser de fabriquer de la fausse monnaie. Si au contraire vous vous hasardez à agir plus ouvertement, vous n’en serez que plus tôt tenu pour suspect, et votre perte sera certaine pour peu que vous opériez des choses extraordinaires dans la médecine et dans l’alchimie. Si l’on vous voit avec des lingots d’or et d’argent très pur, on voudra savoir d’où vous les tirez, parce que le plus parfait, qui vient en poudre d’Afrique ou de Guinée, se trouvera toujours d’un moindre titre que le vôtre, qui sera néanmoins en gros lingots. Il n’en faudra pas davantage pour donner prise à la malveillance de ceux qui murmureront contre vous.

« Les marchands, malgré leur apparente simplicité, sont trop rusés pour ne pas vois reconnaître. Ils ont beau dire en jouant, à l’instar des enfants : « Venez, nous ne voyons pas, nous achetons les yeux fermés » ; si vous vous présentez, d’un clin d’œil, ils en voient plus qu’il ne faut pour vous compromettre vis-à-vis des autorités.

« On sait que notre argent est beaucoup plus fin que celui qui vient de toute autre part. Le meilleur, qui vient d’Espagne, dépasse de peu en bonté le sterling anglais : ce sont des piastres, assez mal frappées même et que l’on transporte furtivement, contrairement aux lois du royaume. Si donc vous vendez une grande quantité d’argent, vous vous trahissez vous-même ; et si vous voulez y mettre de l’alliage, sans être monnayeur, vous encourez la mort, selon les lois d’Angleterre, de Hollande, et de presque tous les pays, qui ont soin d’empêcher, même sous peine de la vie, que le titre de ces métaux soit changé par des personnes autres que celles proposées à cela, même si vous les mettiez au titre du Souverain.

« Je l’ai éprouvé moi-même, lorsque, dans un pays étranger, je me présentai déguisé en marchand, pour vendre douze cents marcs d’argent très fin ; car je n’avais pas osé y mettre de l’alliage, chaque nation ayant son titre particulier qui est connu de tous les orfèvres. Ceux à qui je me présentai hochèrent la tête, traitant mon argent de produit alchimique. Quand je leur demandai à quoi ils le reconnaissaient tel, ils me répondirent qu’ils n’étaient point apprentis dans leur profession, qu’ils le connaissaient à l’épreuve, qu’ils le distinguaient fort bien et qu’ils distinguaient fort bien l’argent qui venait d’Espagne, d’Angleterre et des autres pays, et que celui que je leur offrais n’était au titre d’aucun État connu. Ce langage me fit évader en cachette, laissant et mon argent et la valeur, sans jamais réclamer.

« Si néanmoins vous affirmez que vous avez tiré d’un pays étranger cette grande quantité d’or et d’argent, il vous sera impossible de le démontrer ; car une telle importation ne saurait s’effectuer sans qu’on le sache. Le capitaine du navire, interrogé, dira : « Une telle quantité d’argent n’a point été apportée par moi ; elle n’a pu entrer à mon insu dans mon navire. » Tous les marchands, à cette nouvelle, se moqueront de vous, et diront : « Est-il vraisemblable que cet homme puisse acheter et charger sur un navire une pareille masse d’or et d’argent, en dépit de la sévérité des lois et des recherches si minutieuses que l’on fait à cet égard ? » Votre aventure sera aussitôt publiée, non seulement dans une région, mais dans toutes les régions voisines.

« Quant à moi, instruit par les dangers que j’ai courus, j’ai pris la résolution de me tenir caché, et je ne communiquerai qu’avec toi qui songes à posséder notre Art, afin de voir ce que tu feras toi-même pour le bien public, quand tu seras Adepte. »

Et plus loin, Philalèthe écrit encore (toujours dans le même chapitre XIII de l’Introïtus apertus) :

« Croyez-moi, jeunes hommes, et vous aussi, vieillards ; le temps va bientôt paraître ; il est aux portes. Je n’écris point ceci par l’effet d’une vaine imagination ; mais je vois en esprit que, nous tous, Adeptes, nous allons nous rassembler des quatre coins du monde ; alors, nous ne craindrons plus les embûches, les trames ourdies contre notre vie, et nous rendrons grâces au Dieu qui est Notre Seigneur. Mon cœur me murmure des choses inouïes ; l’esprit que j’ai en moi tressaille dans ma poitrine au sentiment du bien qui va bientôt arriver à tout l’Israël du Dieu-Bon.

« Je prédis ces choses au monde, afin de n’être pas inutile avant d’avoir ma fin sur terre.

« Ô mon livre, sois le précurseur d’Élie, préparant la royale voie du Seigneur ! et plaise au Dieu-Bon que tous les gens d’esprit connaissent et pratiquent notre Art ! car alors on n’estimerait plus, vu leur abondance, ni l’or, ni l’argent, ni les pierres précieuses, mais uniquement la science qui les produirait, avec l’aide de notre Dieu…

« Fasse le Dieu-Bon, que pour la gloire de son nom, je parvienne au but que je me propose ! Alors, tous les Adeptes, qui savent qui je suis, se réjouiront de la publication de mes écrits. »

Je rappelle que l’ouvrage commence ainsi :

« Moi qui suis Philosophe Adepte, connu sous le seul nom de Philalèthe, j’ai résolu, en l’an 1645 de notre salut, et le trente-troisième de mon âge, d’écrire ce Traité, propre à dévoiler les secrets de la Médecine, de la Chimie et de la Physique, pour payer ma dette aux Fils de l’Art et pour tendre la main à ceux qui sont égarés dans le labyrinthe de l’erreur.

« Les Adeptes qui liront ce livre reconnaîtront aisément qu’il est écrit par un de leurs Frères, et je me dis avec humilité leur égal. Parmi les autres lecteurs, ceux qui sont séduits par les niaiseries des sophistes, nos adversaires, recevront quelques rayons de la lumière qui doit les ramener sûrement à la vérité, et peut-être ouvriront-ils les yeux pour la recevoir ; j’espère que beaucoup se trouveront illuminés par mon livre.

« Tout Adepte constatera que je n’avance pas des fables, mais des expériences réelles, des choses que j’ai vues, opérées et étudiées à fond. C’est pourquoi, écrivant ceci pour le bien de mon prochain, il me suffira de dire que personne n’a écrit sur notre Art avec autant de clarté que moi. Plusieurs fois, en écrivant, j’aurais voulu quitter la plume ; j’étais tenté de cacher la vérité, jaloux de la garder ; mais le Dieu à qui je n’ai pu résister, celui qui seul connaît les cœurs, à qui seul est la gloire pour l’éternité, me forçait de reprendre la plume. Je ne doute donc pas que, dans ce dernier âge du monde, beaucoup seront heureux de posséder ces arcanes.

« J’en connais déjà beaucoup qui sont, en même temps que moi, possesseurs de ces arcanes, et je suis persuadé qu’il y en aura bien davantage encore, qui, pour les posséder, bientôt se feront connaître à moi, de plus en plus nombreux chaque jour.

« Que la sainte volonté de notre Dieu fasse donc de moi ce qu’il lui plaira. Je m’avoue indigne d’être l’instrument de telles choses ; cependant, dans ces choses, j’adore la sainte volonté de notre Dieu, à laquelle tout ce qui est créé doit être soumis, puisque toute intelligence a été créée et est conservée par lui seul.

« Ô Dieu-Bon, que vos œuvres sont admirables ! C’est vous seul qui opérez ce miracle : la transmutation des métaux. Je vous rends grâces, Père du Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché ces merveilles aux grands et aux habiles, pour les découvrir à vos enfants, humbles et petits. »

Voici la distribution de l’ouvrage, par chapitres :

I. — De la nécessité du Mercure des Sages pour l’œuvre de l’Élixir.

II. — Des principes qui composent le Mercure des Sages.

III. — De l’acier des Sages.

IV. — De l’aimant des Sages.

V. — Le chaos des Sages.

VI. — De l’air des Sages.

VII. — De la première opération pour la préparation du Mercure des Philosophes, par les Aigles volantes.

VIII. — Du travail et de l’ennui que cause la première préparation.

IX. — Du pouvoir de notre Mercure sur tous les métaux.

X. — Du soufre qui se trouve dans le Mercure philosophique.

XI. — Comment on a découvert le Parfait Magistère.

XII. — De la manière générale de faire le Parfait Magistère.

XIII. — De l’usage du soufre mûr dans l’œuvre de l’Élixir.

XIV. — Des circonstances qui surviennent et qui sont requises à l’œuvre en général.

XV. — De la purgation accidentelle du Mercure et de l’Or.

XVI. — De l’amalgame du Mercure et de l’Or, et du poids convenable de l’un et de l’autre.

XVII. — De la proportion du vase, de sa forme, de sa matière, et de la manière de le boucher.

XVIII. — De l’Athanor ou fourneau philosophique.

XIX. — Du progrès de l’œuvre pendant les quarante premiers jours.

XX. — De l’arrivée de la noirceur dans l’œuvre du Soleil et de la Lune.

XXI. — Comment on peut empêcher la combustion des Fleurs.

XXII. — Du régime de Saturne, et pourquoi il est ainsi nommé.

XXIII. — Des différents régimes de l’œuvre.

XXIV. — Du premier régime de l’œuvre, qui est celui de Mercure.

XXV. — Du second régime de l’œuvre, qui est celui de Saturne.

XXVI. — Du troisième régime, ou de Jupiter.

XXVII. — Du quatrième régime, ou de la Lune.

XXVIII. — Du cinquième régime, ou de Vénus.

XXIX. — Du sixième régime, ou de Mars.

XXX. — Du septième régime, ou du Soleil.

XXXI. — De la fermentation de la Pierre Philosophale.

XXXII. — De l’imbibition de la Pierre.

XXXIII. — De la multiplication de la Pierre.

XXXIV. — Manière de faire la projection.

XXXV — Des différents usages de la Pierre Philosophale : conversion de tous les métaux en or et en argent ; diamants et pierres précieuses ; médecine universelle.

Voici, enfin, quelles sont les lignes de conclusion de l’ouvrage

« Cet ouvrage a été commencé et fini l’an 1645, par moi qui ai pratiqué et qui pratique cet Art secret, sans m’embarrasser des applaudissements des hommes ; mais qui souhaite seulement secourir ceux qui cherchent sérieusement la connaissance de cette science, afin qu’ils me regardent comme leur frère et leur ami.

« Je signe donc cet écrit du nom : Eirenœus Philaléthès, anglais de naissance et habitant de l’Univers. »

Quoiqu’en ait dit Thomas Vaughan dans sa préface, pour comprendre son ouvrage, il faut avoir déjà reçu une première initiation. Il avait écrit, en réalité, pour les initiés de la Croix d’Or et pour attirer les profanes à l’alchimie ; mais les initiés de la Croix d’Or eux-mêmes ne pouvaient tout comprendre.

Il est certain qu’il était nécessaire, par exemple, d’avoir le 9e et dernier degré, Magus, pour comprendre ces mots du chapitre XIII : « Je possède la Pierre Philosophale ; je ne l’ai volée à personne, je la tiens de notre Dieu seul ! »

Aujourd’hui, republier l’Introïtus apertus serait inutile, sans explications ; et trop long, avec explications. Donc, laissons. Mais je choisirai quelques unes des Notes, réservées aux Mages, aux très-parfaits initiés ; en même temps, ceci expliquera mieux la conversion luciférienne d’Helvétius et dira par quel crime des crimes s’obtient l’or à volonté. Or, ceci n’est plus du rétrospectif ; c’est de l’actuel, du contemporain ; Albert Pike en a usé.

  1. Voici en quels termes est racontée la conversion de Diana d’Andalo :
    « Elle naquit dans un milieu à la fois noble et religieux, mais passionné et militant (la charge de son père n’était pas une simple magistrature civile ; elle lui imposait le commandement des troupes en cas de guerre, chose fréquente en ces temps de factions et de discordes sans cesse renaissantes). Le caractère de Diane dut s’en ressentir.
    « Il y avait en elle quelque chose de l’intelligence, de la grandeur d’âme et de la vaillance de son père et de ses frères, tempéré toutefois par les qualités naturelles à son sexe ou dont la Providence l’avait personnellement enrichie en prévision de son avenir : esprit vif et sincère, âme sensible, cœur expansif et miséricordieux, élocution séduisante, volonté ferme dans la poursuite du bien. À ces dispositions morales, s’ajoutait une rare beauté de corps, qui inspirait pour elle une sympathie mêlée de respect et servait comme de miroir aux dons de son âme pour les faire mieux resplendir. S’il est vrai, comme certains auteurs le racontent, qu’au baptême on choisit pour elle le nom de Diana par allusion à l’étoile du matin, il est certain qu’elle justifia l’augure et fut un astre pur, doux et joyeux, pour la consolation de sa famille d’abord, pour la gloire de l’Ordre de Saint Dominique ensuite.
    « Sa piété cependant n’offrait rien, durant son enfance, de ces aspirations précoces qui ravissent, dans l’histoire de plusieurs Saintes ; Diane montrait, au contraire, semble-t-il, un penchant à la mondanité, particulièrement au luxe dans les parures, que les richesses de sa famille lui rendaient si faciles, et les grâces de sa personne si avantageuses. Il fallut une circonstance inattendue pour opérer en elle un total changement. »
    L’auteur raconte la mission du Bienheureux Réginald à Bologne.
    « Le peuple de Bologne accourut aux sermons de Réginald, attiré d’abord par le nouveau vêtement, quoiqu’il en ignorât l’origine, mais bientôt, transporté par sa parole évangélique, austère, entraînante, enflammée. Toute la cité était en effervescence ; on croyait entendre un autre Élie au zèle dévorant, un autre Paul aux accents populaires et dominateurs. Qu’il prêchât à la Mascarelia, ou à la Cathédrale, ou sur la place publique, c’était même saisissement dans l’auditoire, qui comptait nombre d’étudiants et de docteurs de l’Université. Ce fut au point que certains Maitres des plus illustres, non contents de goûter les flots de vie qui sortaient de ses lèvres, voulurent en partager la source en se donnant à lui comme religieux (B. Clair de Bologne, B. Moneta de Crémone, F. Roland, célèbre maitre en philosophie, etc.). Leur entrée en religion fit dans les écoles une impression si profonde, que des étudiants, amis de leurs plaisirs, se défendaient de venir au sermon, par crainte d’être subjugués à leur tour.
    « Mais ces docteurs ne furent pas la seule conquête de Réginald. Diane ne tarda pas à devenir un de ses plus fervents disciples. Entre les dons naturels qu’elle avait reçus, était celui de la parole ; et ses contemporains n’ont pas craint de lui donner un qualificatif insolite pour une femme, en l’appelant « très éloquente, très diserte, eloquentissima, disertissima. » Ce qu’elle possédait, elle l’appréciait chez les autres, et parmi les dames de la cité, elle se montrait l’une des plus assidues aux pieds de la chaire. Or, un jour qu’elle venait à l’Église, parée selon sa coutume de trop somptueux vêtements, elle entendit le Bienheureux prendre précisément pour thème l’abus du luxe et de la vanité chez les femmes du monde ; et à l’appui de son sujet il commenta les paroles de Saint-Paul à Timothée : « Que les femmes, dans l’ornement des habits, veillent à la sobriété et à la retenue » ; puis, ces autres de Saint-Pierre dans la Ière épître canonique : « Qu’elles se gardent de la recherche extérieure dans la chevelure, les joyaux d’or et les vêtements. » Ces paroles, tombant dans le casier de Diane comme dans une terre préparée de longue main, y jetèrent de profondes racines et y produisirent sur le champ des fruits parfaits. Sans délai, docile aux mouvements de l’Esprit-Saint, elle se défit de ses plus beaux habits, de ses rubans, de ses pierreries, et d’autres ornements semblables dont les dames du monde font tant de cas. Et, pour que la transformation de l’âme correspondît à ce changement extérieur, elle vint demander à Réginald ses conseils, docile comme un agneau. Elle put ainsi admirer de près le genre de vie des Frères et se sentit portée à l’imiter. Elle était changée ; elle avait compris la malice du monde, le danger de ses usages, le devoir de le fouler aux pieds sans respect humain, le triste état d’un cœur qui, sans commettre de grandes fautes, vit habituellement en dehors de Dieu. » (Vie de la Bienheureuse Diana d’Andalo, fondatrice du couvent de Sainte-Agnès de l’Ordre des Frères-Prêcheurs à Bologne, par, le P. Fr. Hyacinthe Marie Cormier. Rome, Imprimerie de la Propagande ; 1892).
  2. Son fils, Adrien Helvétius, grand’père du philosophie voltairien, est connu pour avoir introduit dans la thérapeutique l’ipécacuanha, dont il avait constaté les vertus ; ce qui fit sa fortune.