Mémoires d’une famille huguenote

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Mémoires d’une famille huguenote
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 3 (p. 1005-1014).

MEMOIRES


D'UNE FAMILLE HUGUENOTE.




Mémoirs of a huguenot Family, etc., translated by Anna Maury ; New-York, 1853.




Je viens de lire ce petit volume avec un vif intérêt. C’est le récit de la vie d’un homme obscur, et qui n’a pris qu’une bien petite part aux événemens de la fin du XVIIIe siècle : cependant cette biographie a son importance historique ; elle permet d’entrevoir les mœurs et les opinions de la société moyenne en France, à une époque où cette classe ne faisait guère parler d’elle, et où les gens de cour et d’église semblaient avoir le privilège exclusif de s’adresser à la postérité. L’auteur de ces Mémoires (ou plutôt de la partie la plus considérable du recueil), Jacques Fontaine, donne des détails curieux sur les persécutions qui précédèrent et suivirent la révocation de l’édit de Nantes, sur l’exil des protestans et leur établissement en pays étranger. Il est inutile de remarquer qu’on ne doit pas s’attendre à trouver dans ce livre des appréciations politiques profondes, ni même ingénieuses ; il n’y faut chercher ni modération, ni vues exactes : livre d’émigré, c’est tout dire. Cependant, malgré sa passion et ses préjugés, le narrateur surprend la sympathie tout d’abord ; c’est un de ces hommes singuliers, tout d’une pièce, qui furent peut-être insupportables dans leur temps, mais auxquels on s’attache involontairement après leur mort. Tel était le fameux Agrippa d’Aubigné, si difficile à vivre pour ses contemporains, si aimable pour nous qui lisons ses mémoires ; tel était l’auteur du livre dont j’ai à rendre compte. Ministre de l’Évangile par profession, fabricant de draps ou négociant par nécessité, soldat par occasion et surtout par inclination. Jacques Fontaine est un mélange de contrastes qui, sous la plume de Walter Scott, ferait la fortune d’un roman. Malheureusement notre auteur, comme la plupart des hommes d’action, n’est pas fort habile dans l’art de raconter. On regrette qu’il passe si rapidement sur maints détails qui nous intéresseraient vivement aujourd’hui ; mais il va toujours droit au but avec une concision lacédénionienne, si ce n’est quand parfois il trouve l’occasion de faire un sermon ; alors il se plaît à faire voir qu’il n’a pas oublié son métier de prédicateur. Observons toutefois que nous n’avons qu’une traduction anglaise de ces Mémoires ; selon toute apparence le style de l’auteur a conservé dans sa langue natale quelque chose de l’originalité de son caractère, et voilà ce qu’une traduction n’a pu reproduire. Je fais des vœux pour qu’on publie un jour la version première de Jacques Fontaine dans cette belle langue du XVIIe siècle, non moins admirable dans les mémoires des gens du monde que dans les livres des grands écrivains.

Jacques Fontaine commence l’histoire de sa famille parcelle de son arrière-grand-père, lequel était un gentilhomme du Maine, prenait le dedans les actes qu’il signait, et avait été gendarme dans une compagnie d’ordonnance sous François 1er. Cette situation n’était pas quelque chose de considérable, tant s’en faut ; cependant, riches ou pauvres, tous les gentilshommes commençaient ainsi leur carrière au XVIe siècle. Le gendarme des ordonnances quitta le service pour embrasser la religion réformée dès son apparition en France, et vécut quelque temps au Mans, dans la retraite, d’un petit patrimoine qu’il possédait. Là, en 1563, durant les premières guerres civiles, ou pendant une de ces trêves mal observées qui suspendaient à peine les hostilités entre les deux partis, il fut assassiné avec sa femme, dans sa maison, par une bande de fanatiques, ou plutôt de brigands qui prenaient un drapeau religieux pour piller avec impunité. Ses fils se sauvèrent comme ils purent, et gagnèrent La Rochelle, qui était alors la capitale et la citadelle, des réformés. Le grand-père de Jacques Fontaine, arrivant en cette ville à demi nu, dépourvu de toutes ressources, fut heureux d’être recueilli par un cordonnier qui l’adopta et lui apprit à tailler le cuir. Il y réussit, à ce qu’il parait, et gagna même une petite fortune à faire des souliers. C’était un fort bel homme. Il se maria deux fois, — la seconde fois, étant déjà sur le retour, mais encore vert, et portant bien une barbe grisonnante qui lui couvrait la poitrine. Cela n’empêcha pas que sa seconde féminine voulût l’empoisonner ; on ne dit pas pour quels motifs. La France, dès ce temps-là, on s’intéressait fort aux grands coupables, et les bonnes âmes de La Rochelle remuèrent ciel et terre pour empêcher Mme fontaine d’être pendue. Le roi Henri IV se trouvant de fortune en ces parages, on lui remit des placets pour obtenir la grâce de cette femme légère. Avant de rien décider, le roi se fit montrer le mari, qui probablement sollicitait comme les autres. On lui présenta un grand gaillard haut de six pieds, d’apparence plus propre à manier une lance qu’un tranchet. « Elle n’a pas d’excuse, s’écria le roi, qui avait aussi une barbe grise. Ventre saint-gris ! empoisonner le plus bel homme de mon royaume ! qu’on la pende ! » Ainsi fut fait.

La pauvre femme incomprise à qui ce malheur arriva n’avait pas donné d’héritier au cordonnier son époux, et le père de Jacques Fontaine était le dernier enfant du premier mariage. Déjà la famille était en voie de prospérité, car ce fils, au lieu de faire des chaussures, fut ministre de l’Évangile, et s’acquit une certaine réputation d’éloquence par ses prédications. Il avait fait plusieurs voyages à Londres, et même y avait pris femme. À cette époque, les relations de l’Angleterre avec la province de Saintonge étaient assez étroites. Un commerce actif et la contrebande des grains et des eaux-de-vie favorisaient les communications et les intrigues des réformés avec leurs coreligionnaires de la Grande-Bretagne. C’est de ce pays qu’ils tiraient des secours et des munitions pendant les guerres civiles ; ce fut sur l’espoir tant de fois déçu d’une grande expédition anglaise que les Rochelois soutinrent ce long siège qui détruisit leur commerce et leur importance politique.

Jacques Fontaine naquit en 1658. Il fut élevé comme devait l’être l’arrière-petit-fils d’un martyr et le fils d’un ministre ardent et passionné pour sa croyance. Doué d’une constitution robuste et d’une force morale peu commune, il semblait destiné par la nature à la carrière des armes, mais un accident l’ayant rendu boiteux, tout enfant, on le fit étudier pour en faire un jour un pasteur. La mission des ministres protestans commençait à devenir pénible et même périlleuse. Des tracasseries continuelles préludaient à la persécution, et chaque jour la partialité des agens du gouvernement mettait à l’épreuve la constance des prédicateurs évangéliques. Jacques Fontaine était d’un caractère à se distinguer dans ces temps malheureux ; et l’éducation dure de son enfance ne fit que développer sa résolution et son énergie. On en peut juger par cette petite anecdote qu’il rapporte de ses premières années. « M. Arnauld (c’était le maître d’école qui lui apprit à lire) suivait à la lettre le précepte de Salomon qui recommande de ne pas épargner les étrivières à la jeunesse. D’ailleurs c’était toujours en particulier qu’il administrait le fouet à ses élèves, car il avait dans son école des filles aussi bien que des garçons. Nous autres garçons, parlant un jour de la sévérité de notre maître, nous cherchions à supputer de combien de coups de verges se composait une fessée. Personne ne pouvant résoudre le problème, je m’offris pour en avoir le cœur net à la première occasion. Elle ne tarda pas à se présenter. Pendant les préparatifs de l’exécution, je criais et je pleurais à l’ordinaire ; mais au premier coup de verges je me tus, reconnaissant qu’il était impossible de crier et de compter en même temps. Un peu surpris de mon silence, M. Arnauld me regarda en face pour voir ce que j’avais, et, ne me trouvant rien d’extraordinaire, il me donna un second coup plus fort que le premier. Je ne dis mot pas plus que la première fois, comptant mentalement, tout préoccupé de mon addition et de ne pas laisser voir ce que je faisais. Mon maître, encore plus surpris, frappe de toute sa force sans pouvoir me faire oublier mon occupation, mais pourtant je ne pus m’empêcher de crier, et très haut : trois ! – Ah ! petit drôle, tu comptes ? dit M. Arnauld. Eh bien ! compte, compte, compte ! et les coups se succédèrent si rapidement, que je crains fort de m’être embrouillé dans mon calcul. »

Le fouet avait une place considérable dans toutes les éducations de ce temps, et Jacques Fontaine aurait été sans doute bien embarrassé pour donner le chiffre exact des corrections qui lui furent infligées. Jamais Spartiate ne reçut plus galamment les étrivières devant la statue de Diane Orthie. Il avait un camarade, un copin, comme nous disions au collège, avec lequel il partageait tout. Il voulut partager avec lui jusqu’au fouet. Lorsqu’un des deux amis avait mérité une correction, l’autre aussitôt, de propos délibéré, commettait quelque faute pour s’associer au châtiment, si bien que le maître, averti bientôt de ce dévouement si contraire à la discipline, fut obligé de transiger avec Nisus et Euryale, et de tenir un registre spécial où il marquait leurs mauvais points, pour ne les fouetter qu’ensemble, et lorsque leurs comptes respectifs se balançaient à peu près exactement.

Malgré l’excellence de cette vieille méthode selon laquelle furent élevés nos pères, Jacques Fontaine demeura longtemps un fort mauvais écolier. Il ne fit de progrès dans ses études qu’assez tard et lorsqu’il fut confié aux soins d’un professeur fort avancé pour son temps. Celui-ci, piquant avec adresse l’amour-propre de cet enfant opiniâtre et audacieux, en fit un bon humaniste et lui apprit plus de latin qu’il ne lui en fallait pour argumenter sur la théologie contre tout venant.

Au moment où Jacques Fontaine se disposait à embrasser le ministère évangélique, une crise décisive allait éclater. Depuis assez longtemps déjà, le protestantisme n’était plus que toléré dans le royaume, si l’on peut appeler tolérance le régime d’exception qui pesait sur les religionnaires. Louis XIV voyait en eux, non-seulement des hérétiques qui troublaient l’ordre et la paix de l’église, mais, ce qui était peut-être non moins grave à ses yeux, des rebelles toujours prêts à secouer le joug et à réclamer l’assistance des ennemis de sa maison. À son apparition en France, la réforme, qui avait trouvé comparativement beaucoup plus de prosélytes dans les châteaux que dans les chaumières, ressemblait un peu à une révolte de la haute noblesse contre l’autorité royale. Bientôt les grands seigneurs huguenots, mauvais théologiens, embarrassés d’ailleurs pour soutenir une guerre difficile, avaient appelé des ministres dans leurs conseils pour leur fournir des argumens, rédiger leurs manifestes et leur recruter des soldats. De là un élément démocratique tout nouveau et parfois quelque peu embarrassant. Les ministres devinrent des espèces de tribuns du peuple, sortis de ses rangs, interprètes de ses plaintes et de ses passions. Les synodes provinciaux, où les ministres dominaient par leur éloquence et leur caractère sacerdotal, étaient plus dangereux et plus irritans pour les rois que les grandes compagnies telles que les parlemens ; il était plus difficile de les gagner ou de les intimider, car si l’on écartait un pasteur populaire, cent autres se présentaient pour lui succéder. Lorsque l’abjuration de Henri IV et la politique de ses successeurs eurent enlevé à la cause protestante la plupart des grands noms qui l’avaient soutenue d’abord, la tendance républicaine des synodes n’en devint que plus manifeste et plus intolérable pour la royauté. À cette époque, l’issue d’une lutte entre le souverain et les sectaires ne pouvait être douteuse. D’ailleurs la réforme n’avait pour elle ni le nombre ni la force morale ; l’enthousiasme et l’ardeur de ses débuts commençaient à lui faire défaut. La grande majorité du peuple haïssait les religionnaires. L’orgueil des chefs était insupportable, l’austérité de toute la secte semblait un masque odieux ou ridicule à une nation gaie, railleuse, amie du plaisir. On se souvenait des irruptions et des surprises qui avaient livré quantité de villes à une poignée d’hérétiques. Partout des églises profanées, des tombes violées, rappelaient les exploits des protestans. On ne pouvait surtout leur pardonner un crime, dont à la vérité les catholiques s’étaient rendus coupables à leur tour, celui d’avoir appelé les étrangers en France, et de les avoir mêlés à nos querelles nationales.

Leurs malheurs, il faut le dire, n’excitèrent que peu de sympathie. Les catholiques fervens applaudissaient aux rigueurs, les indifférens ne voyaient dans les religionnaires que des fous entêtés. Pour obtenir des conversions, toutes les manœuvres étaient permises, et c’était à qui s’ingénierait pour forcer les sectaires à L’abjuration. On leur payait l’apostasie, on leur faisait payer l’attachement à leur croyance. Leurs contributions étaient doublées, on faisait peser sur eux la lourde charge des logemens militaires. Ce dernier moyen de persuasion, qui ruinait en peu de temps toute une famille, fut inventé, dit-on, par M. de Louvois, alors ministre de la guerre, et le succès en fut si merveilleux, qu’on attribua à son département la direction des conversions ou des dragonades. « Les pères seront hypocrites, disait Mme de Maintenon, mais les enfans seront catholiques. » et pour beaucoup de gens de bonne foi, ce résultat justifiait les contraintes les plus odieuses. M. Pierre Clément, dans son excellent livre sur le gouvernement de Louis XIV de 1683 à 1689, explique fort bien comment les ministres du roi le trompèrent indignement sur la sincérité de ces conversions et sur les moyens employés pour parvenir à l’extirpation de l’hérésie. Chaque fois que la vérité se fit jour jusqu’au prince, il défendit les violences, et les malheureux réformés obtinrent un instant de répit ; mais bientôt, abusé de nouveau par de faux rapports, il laissait les persécutions suivre leur cours, et ces alternatives de sévérité et de clémence furent encore plus funestes aux protestans que ne l’aurait été un système de rigueur franchement maintenu. Passant tour à tour de l’espérance au découragement, ils ne savaient à quel parti se résoudre. Ils épuisaient leurs ressources dans une résistance inutile, et lorsque enfin, à bout de patience, ils ne virent plus que l’émigration pour remède à leurs maux, la plupart, réduits au dernier dénûment, ne pouvaient faire les frais du voyage, ou bien arrivaient en mendians sur la terre étrangère.

Pendant les premières persécutions, favorisées, mais non encore avouées par le gouvernement, Fontaine se fit remarquer par sa fermeté et son adresse à se tirer des mauvais pas où l’entraînait son zèle enthousiaste. Mis en prison pour avoir prêché, bien qu’il n’eût pas encore reçu l’ordination, il se défendit fort bien, railla très agréablement le ministère public, et finit par être acquitté devant le parlement de Bordeaux. On voit par ses Mémoires que cette compagnie était en général fort peu disposée à la rigueur contre les réformés et n’obéissait qu’à contre-cœur aux ordres de la cour ; mais les ministres inférieurs de la justice voyaient dans la persécution des hérétiques une bonne occasion de les rançonner, et malgré les injonctions très précises du premier président, Jacques Fontaine ne sortit du guichet que débarrassé de tout son argent.

Il se remit à prêcher de plus belle, et comme l’humeur s’aigrit vite dans de pareilles luttes, ce n’était plus par un appel aux lois qu’il voulait défendre sa croyance ; le moment était venu, disait-il, de la soutenir à coups de fusil. Heureusement ses exhortations à la guerre civile ne produisirent aucun effet. Les dragons de mons de Louvois étaient redoutables et redoutés, et la Saintonge n’a pas, comme les Cévennes, des rochers et des précipices pour lasser et détruire des soldats réguliers dans une guerre d’escarmouches incessantes. D’ailleurs tel était alors en France le respect de la nation pour son roi, que beaucoup de protestans zélés, longtemps inébranlables dans leur croyance, se firent scrupule de résister à la volonté du souverain dès qu’il l’eut manifestée. « Plusieurs personnes, dit Fontaine, qui avaient supporté sans broncher les épreuves de la persécution et qui s’étaient laissé dépouiller de tous leurs biens sans succomber à la tentation, y cédèrent à la fin, vaincues par les argumens de faux amis qui leur représentaient que Dieu commande d’honorer les rois et de leur obéir, si bien que c’était manquer à son devoir envers le Seigneur que de refuser obéissance aux décrets monstrueux du roi. C’est ainsi qu’ils devinrent d’idolâtres renégats, et se mirent à adorer ce qu’ils savaient n’être qu’un morceau de pain. »

Parmi cette loyauté et cette timidité générales, Fontaine courait le pays armé jusqu’aux dents et déguisé, prêchant dans les solitudes, gourmandant les indécis, échauffant les braves, et mourant d’envie de rencontrer au coin d’un bois quelques-uns de ces soldats qui faisaient l’œuvre du démon en Saintonge. À sa confiance dans le Seigneur, Fontaine joignait, comme Cromwell l’exigeait de ses soldats, quelques précautions temporelles. Il était excellent cavalier : il montait un barbe fin coureur, et dès son enfance il s’était exercé à abattre un blanc en tirant au galop ; enfin il connaissait tous les bois, tous les sentiers de la province. « Je savais bien, dit-il, que pas un seul des dragons ne pourrait m’atteindre à la course, et j’étais décidé, s’ils me poursuivaient, à fuir en Parthe. J’aurais attendu que le mieux monté eût dépassé ses camarades pour me retourner et lui casser la tête ; puis, piquant des deux, j’aurais rechargé pour en faire de même à un autre. » D’après quelques expressions obscures, peut-être à dessein, je serais porté à croire que cette manœuvre ou quelque autre semblable n’aurait pas été inutile au digne ecclésiastique, et il adresse des louanges au Seigneur pour certaines grâces occultes qu’il en aurait reçues, lesquelles peut-être ont coûté cher aux dragons de Louis le Grand.

Mais avec un barbe et une paire de pistolets on ne fait pas une révolution ni même une révolte. Bientôt, n’ayant plus d’autre ressource que la fuite, il fit marché avec un capitaine anglais qui, pour cent francs par tête, transportait dans son pays les protestans qui voulaient émigrer. De par le roi, la fuite était interdite à ces malheureux, et tandis que les dragons les traquaient dans les bois, des vaisseaux croisaient le long des côtes pour arrêter les fugitifs. Fontaine décrit avec une certaine verve les péripéties de cet embarquement hasardeux. Neuf femmes et deux hommes s’étaient jetés avec lui dans une petite barque qui devait accoster le vaisseau anglais à quelque distance au large. Pour que leur manœuvre ne parut pas suspecte à une frégate française qui croisait le long de la côte, ils passèrent plusieurs heures à portée de la voix de ce bâtiment, dont le capitaine pouvait avoir envie de les visiter. Les douze protestans étaient couchés au fond de la barque, cachés sous des voiles et des filets de pêche. La nuit et le vent les favorisèrent, et ils purent gagner le vaisseau anglais.

À peine débarqué sur le sol britannique, Fontaine entra chez un boulanger pour acheter du pain. Frappé du bon marché, il emploie aussitôt le peu d’argent qu’il avait apporté à faire une spéculation sur les farines, charge un bâtiment, fait vendre ses farines en France, et malgré les droits de commission et les tours de bâton de ses associés, il réalise un très honnête bénéfice. C’était un assez brillant début pour un pauvre ecclésiastique.

Si Fontaine avait l’instinct du commerce, il croyait, que tout n’est pas matière à spéculations, et que l’argent n’est pas le bien le plus désirable en ce monde. Parmi les neuf compagnes de son aventureuse évasion, il y avait une demoiselle Boursiquot qu’il voyait d’un œil fort doux ; sous les voiles et les filets où ils avaient passé de longues heures, l’amour leur avait tenu compagnie, et ils avaient échangé une promesse de mariage écrite, engagement autorisé par les lois de ce temps. Cette demoiselle, fort jolie à ce qu’il parait, attira tout d’abord l’attention d’un Anglais très riche, qui voulut l’épouser. Mlle Boursiquot ne savait pas un mot d’anglais, l’Anglais pas un mot de français ; il s’adressa bravement en latin à Fontaine, et le pria de faire la proposition à Mlle Boursiquot, offrant à son interprète une sœur à lui avec une belle dot en dédommagement. Les deux émigrés soutinrent noblement cette épreuve, envoyèrent promener l’Anglais et sa sœur, et se marièrent riches d’amour, mais sans un sou vaillant.

Peu de temps après, nouvelle tentation du malin. Le mariage romanesque de ces deux jeunes gens avait fait une certaine sensation et leur avait procuré des protecteurs. On offrit à Fontaine une prébende de trente livres sterling par an, situation assez bonne alors, même pour tout autre qu’un émigré ; mais, pour l’obtenir, il fallait confesser le symbole de l’église d’Angleterre, et Fontaine fut pris de scrupules. « Je ne trouvais rien à redire à la liturgie de cette église, dit-il : je l’avais étudiée à fond, et j’adoptais de grand cœur les trente-neuf articles ; mais le gouvernement de l’église et le point capital de l’épiscopat me parurent avoir un peu trop de ressemblance avec le papisme. De plus, j’appris que l’église anglicane persécutait cruellement ses frères calvinistes à cause de cette question de l’épiscopat. On me dit encore que tous les pauvres gens qui, peu de jours avant notre arrivée, avaient été exécutés à cause de la rébellion du duc de Monmouth (et dont les têtes et les membres, exposés aux portes des villes et des carrefours, donnaient le spectacle d’étaux de boucher) n’étaient coupables d’aucun crime, sinon de professer la croyance des presbytériens. » Il n’en fallut pas davantage pour le décider. Échappé aux dragons, il était prêt à braver les jurés de Jeffreys ; il se reconnut aussitôt pour presbytérien et refusa le bénéfice qu’on lui offrait. D’ailleurs Jeffreys, qui en voulait surtout aux presbytériens riches, laissa en repos les pauvres réfugiés français.

Pour vivre et faire vivre sa femme, qui bientôt lui donna un nombre très respectable d’enfans, Fontaine se fit tout à la fois épicier, mercier, chapelier : puis il s’avisa de fabriquer du drap. Telle était alors l’ignorance des arts industriels en Angleterre, que notre brave ministre se fit une petite fortune en inventant ou plutôt en important un procédé très grossier pour débarrasser le drap des longs poils qui restent à sa surface après le tissage. Aujourd’hui on connaît vingt machines plus ingénieuses les unes que les autres pour tondre les draps. Fontaine brûlait tout bonnement les longs poils avec une torche de paille dont la flamme passait assez rapidement pour ne pas roussir l’étoffe. Il avait tout d’abord trouvé le tour de main qu’il fallait pour réussir dans cette opération délicate. Pour le temps, c’était une découverte assez importante, qui naturalisait une industrie en Angleterre. On sait que ce n’est pas la seule qu’elle ait gagnée à la révocation de l’édit de Nantes.

La révolution de 1688, en émancipant les presbytériens, rendit Fontaine à ses travaux spirituels, sans pourtant l’arracher entièrement à ses spéculations industrielles et commerciales. Nommé ministre d’une communauté de réfugiés établis à Dublin, il ne tarda pas à se brouiller avec ses ouailles, qu’il paraît avoir menées un peu militairement. Il les quitta pour aller prêcher l’Évangile et fonder un établissement de pêcheries dans le nord de l’Irlande, en pays de catholiques ou plutôt de sauvages. Là avec sa femme, ses enfans et quelques domestiques, la plupart français, il pêchait et prêchait, toujours sur le qui-vive, au milieu de paysans qui le haïssaient doublement en sa qualité d’étranger et d’hérétique. Le gouvernement anglais favorisait autant qu’il lui était possible alors ces établissemens dans la partie septentrionale de l’Irlande ; c’étaient comme autant de petites colonies protestantes intéressées à y maintenir l’autorité du nouveau prince. Fontaine, ayant remarqué que la baie où il avait fixé sa demeure recevait d’assez fréquentes visites des corsaires français, s’adressa au duc d’Ormond, lord-lieutenant d’Irlande, et lui proposa d’élever un fort qui défendrait ses pêcheries et toute la baie. Surpris de voir un ministre disserter doctement sur l’art de la guerre, le duc lui répondit un peu sèchement : « Priez Dieu pour nous, monsieur ; nous saurons bien vous défendre. » Fontaine se mordit les lèvres, et rempocha son projet de fort ; mais quelques mois plus tard il écrivait au duc : « Milord, je me suis acquitté fidèlement de mon devoir de prier pour vous ; mais votre grâce a oublié sa promesse, car elle ne m’a pas défendu, et il a bien fallu que j’en prisse le soin moi-même. » Un corsaire français avait débarqué auprès des pêcheries et avait voulu piller la maison de Fontaine : il avait trouvé à qui parler. Le brave ministre n’avait que deux ou trois domestiques en état de combattre ; mais sa maison était un arsenal. Mme Fontaine et les enfans chargeaient les fusils, et le saint homme canardait vigoureusement les corsaires, qui, désespérant d’en venir à bout, furent obligés de lever le siège après huit heures de combat. Ils laissaient trois morts sur la place et emportaient bon nombre de blessés. Pendant cette bataille, deux cents paysans irlandais, rassemblés en amateurs sur les falaises voisines, regardaient tranquillement les prouesses de leur pasteur et jugeaient les coups.

Ce siège si galamment soutenu fit grand bruit en Irlande et attira les faveurs du gouvernement sur l’émigré français qui payait de son sang sa dette d’hospitalité. Le duc d’Ormond adopta les idées de Fontaine et fit bâtir un fort auprès de ses pêcheries ; mais ces précautions ne firent qu’irriter les corsaires. Bien servis par leurs espions irlandais catholiques, ils surprirent la petite garnison et s’emparèrent du fort sans coup férir. La maison du pasteur se défendit mieux, mais comment résister au nombre ? Après avoir épuisé ses munitions, grièvement blessé et entouré de flammes, Fontaine capitula avec les pirates et ouvrit ses portes. Ils le traitèrent fort mal, et il put dire avec Cicéron : Beneficium latronis non occidere. Durement rançonné, pillé et incendié, Fontaine déjà vieux parait avoir renoncé dès lors aux aventures. Il termine ses Mémoires domicilié à Dublin, où il subsistait d’une pension du gouvernement, Ses fils étaient établis. Un d’eux, qui avait servi comme officier dans l’armée de milord Peterborough, en Catalogne, alla s’établir en Amérique, emportant une copie des Mémoires dont nous venons de rendre compte. C’est celle qui vient d’être publiée à New-York, traduite, je crois, par une des petites-nièces de l’auteur.

Le reste du volume contient le journal assez insignifiant du fils de Fontaine qui passa en Amérique, et quelques lettres de différens membres de sa famille qui paraissent avoir oublié assez vite leur origine française. On remarque une lettre d’un colonel William Fontaine, de l’armée de Washington, qui vient de voir les troupes de lord Cornwallis, prisonnières de guerre, défiler devant les milices américaines et leurs auxiliaires français. « Croyez, dit-il à son correspondant, que ces derniers ne ressemblent pas du tout à ces mangeurs de grenouilles et de mauvais légumes dont on nous apprenait à nous moquer. Je n’ai jamais vu de plus belles troupes. »


PROSPER MÉRIMÉE.