Mémoires de Barry Lyndon (Thackeray, 1865)/04

La bibliothèque libre.
Traduction par Léon de Wailly.
Librairie de L. Hachette et Cie (p. 56-65).


CHAPITRE IV.

Dans lequel Barry voit de près la gloire militaire.


Je n’ai jamais eu de goût que pour la bonne compagnie, et je hais toute description des mœurs vulgaires. Le compte que j’ai à rendre de la société où je me trouvai alors doit nécessairement être court, et la mémoire m’en est même profondément désagréable. Pouah ! le souvenir de l’horrible trou où nous autres, soldats, étions confinés, des misérables avec lesquels nous étions forcés de vivre, des garçons de charrue, des braconniers, des filous qui étaient venus chercher là un refuge contre la pauvreté ou contre la justice, comme, à vrai dire, j’avais fait moi-même, suffit pour faire rougir, même à présent, mes vieilles joues. Je serais tombé dans le désespoir, si heureusement il n’était survenu des événements de nature à relever mes esprits et à me consoler jusqu’à un certain point de mes infortunes.

La première de ces consolations fut une bonne querelle que j’eus, le lendemain de mon entrée sur le bâtiment de transport, avec un gros monstre à cheveux roux, un porteur de chaise qui s’était enrôlé pour fuir son dragon de femme qui, tout boxeur qu’il était, avait été trop forte pour lui. Aussitôt que le drôle, — Toole était son nom, je me rappelle, — fut hors des griffes de sa femme la blanchisseuse, son courage et sa férocité naturelle lui revinrent, et il tyrannisa tout ce qui était autour de lui. Toutes les recrues, spécialement, étaient l’objet des insultes et des mauvais traitements de cette brute.

Je n’avais pas d’argent, comme j’ai dit, et j’étais assis très-désolé devant une gamelle de lard rance et de biscuit moisi, quand, mon tour étant venu, on me servit, comme aux autres, un sale pot d’étain, contenant un peu plus d’une demi-pinte d’eau et de rhum. Le pot était si gras et si malpropre, que je ne pus m’empêcher de me tourner vers l’homme qui l’apportait, et de lui dire : « Camarade, donnez-moi un verre ! » Sur quoi tous ces misérables qui étaient autour de moi éclatèrent de rire, le plus bruyant d’entre eux étant, comme de raison, M. Toole. « Apportez à monsieur une serviette pour ses mains, et servez-lui une écuelle de soupe à la tortue ! » beugla le monstre qui était assis ou plutôt accroupi sur le pont en face de moi ; et, comme il parlait, il saisit soudain mon pot de grog et le vida au milieu d’un tonnerre d’applaudissements.

« Si vous voulez le vexer, demandez-y des nouvelles de sa femme la blanchisseuse, qui le bat, me souffla à l’oreille un autre digne personnage, un porteur de torches retiré, qui, dégoûté de sa profession, avait adopté la vie militaire.

— Est-ce une serviette blanchie par votre femme, monsieur Toole ? dis-je. J’entends dire qu’elle en avait une avec laquelle elle vous frottait souvent le visage.

— Demandez-y pourquoi il n’a pas voulu la voir hier, quand elle est venue à bord, » continua le porteur de torches.

Et je lui fis plusieurs mauvaises plaisanteries sur les savons qu’elle lui donnait, et la manière dont elle lui lavait la tête, qui mirent notre homme en fureur, et réussirent à provoquer une querelle entre nous. Nous l’aurions vidée sur-le-champ ; mais une couple de soldats de marine qui, tout en riant de nous entendre, montaient la garde à la porte, de crainte que le repentir de notre marché ne nous donnât l’envie de nous échapper, s’avancèrent et s’interposèrent entre nous la baïonnette au bout du fusil ; et le sergent, descendant de l’échelle et informé de la dispute, daigna dire que nous pouvions nous battre des poings si nous voulions, et que le gaillard d’avant serait à notre disposition pour cela. Mais l’usage des poings, comme le disait cet Anglais, n’était pas général alors en Irlande ; et il fut convenu que nous aurions une paire de gourdins, avec l’un desquels j’expédiai mon homme en quatre minutes, lui assénant sur son stupide crâne un coup qui l’étendit sans vie sur le pont, sans en avoir reçu moi-même aucun de conséquence.

Cette victoire sur le coq de ce vil fumier me valut la considération des misérables dont je faisais partie, et servit à remonter mes esprits qui, sans cela, s’affaissaient ; et ma position devint bientôt plus supportable par l’arrivée à bord d’un ancien ami. Ce n’était autre que mon second dans le fatal duel qui m’avait lancé de si bonne heure dans le monde, le capitaine Fagan. Il y avait un jeune seigneur qui avait une compagnie dans notre régiment (les fantassins de Gale), et qui, préférant les plaisirs du Mail et des clubs aux dangers d’une rude campagne, avait fourni à Fagan l’occasion d’un échange qu’il avait été heureux de faire, n’ayant point d’autre fortune que son épée. Le sergent nous faisait faire l’exercice sur le pont, en vue des officiers et soldats de marine qui nous regardaient en riant, lorsqu’un bateau arriva du rivage amenant notre capitaine à bord, et, quoique j’eusse tressailli et rougi lorsqu’il reconnut un descendant des Barry dans cette position dégradante, je vous promets que la vue de Fagan me fit grand plaisir, car elle m’assurait que j’avais un ami près de moi. Avant cela, j’étais si triste que j’aurais certainement déserté si j’en eusse trouvé le moyen, et que les inévitables soldats de marine n’eussent pas été aux aguets pour empêcher ces sortes d’évasions. Fagan me fit de l’œil un signe d’intelligence, mais ne laissa point voir publiquement qu’il me connaissait, et ce ne fut que deux jours après, et lorsque nous eûmes dit adieu à la vieille Irlande, et que nous étions en pleine mer, qu’il m’appela dans sa cabine, et alors me secouant cordialement la main, il satisfit le besoin que j’avais d’avoir des nouvelles de ma famille. « J’ai eu de vos nouvelles à Dublin, dit-il ; ma foi, vous avez commencé de bonne heure, comme le fils de votre père, et je ne pense pas que vous eussiez de meilleur parti à prendre que celui que vous avez pris. Mais pourquoi n’avoir pas écrit à votre pauvre mère ? Elle vous a adressé une demi-douzaine de lettres à Dublin. »

Je répondis que j’avais demandé des lettres à la poste, mais qu’il n’y en avait pas pour M. Redmond. Je ne me souciai pas d’ajouter qu’après la première semaine j’avais été honteux d’écrire à ma mère.

« Il faut lui écrire par le pilote, dit-il, qui va nous quitter dans deux heures, et vous pouvez lui dire que vous êtes en sûreté, et marié. »

Je soupirai à ce mot de marié ; sur quoi il dit en riant : « Je vois que vous pensez à certaine jeune personne de Brady’s Town.

— Miss Brady va-t-elle bien ? » dis-je. Et c’est à peine si je pus faire cette question, car je pensais effectivement à elle ; et quoique je l’eusse oubliée au milieu des dissipations de Dublin, j’ai toujours remarqué que l’adversité rend l’homme très-affectueux.

« Il n’y a plus que sept miss Brady maintenant, répondit Fagan d’une voix solennelle ; pauvre Nora !…

— Bonté divine ! que lui est-il arrivé ? »

Je la voyais morte de douleur.

« Elle a pris votre départ si fort à cœur qu’elle a été obligée de se marier pour se consoler. Elle est maintenant mistress John Quin.

— Mistress John Quin ! Est-ce qu’il y avait un autre M. John Quin ? dis-je frappé de stupeur.

— Non, c’est le même, mon garçon. Il s’est remis de sa blessure. La balle dont vous l’avez frappé ne pouvait pas lui faire de mal. Elle était faite d’étoupe. Pensez-vous que les Brady vous auraient laissé leur enlever d’un coup de pistolet quinze cents livres de rente ? » Et alors Fagan me raconta qu’afin de m’écarter, car ce poltron d’Anglais ne voulait pas consentir à se marier par peur de moi, on avait conçu le plan de ce duel. « Mais vous l’avez certainement touché, Redmond, et avec un beau petit tampon d’étoupe, et notre homme en fut si effrayé, qu’il fut une heure à reprendre ses sens. Nous avons conté après coup l’histoire à votre mère, et elle a fait une jolie scène ; elle vous a expédié une dizaine de lettres à Dublin ; mais je suppose qu’elle vous les adressait sous votre nom, qui n’était pas celui sous lequel vous les demandiez.

— Le lâche ! dis-je (quoique, je l’avoue, j’eusse l’esprit fort soulagé de penser que je ne l’avais pas tué). Et les Brady de Castle Brady ont consenti à admettre un poltron comme celui-là dans une des plus anciennes et des plus honorables familles du monde ?

— Il a remboursé l’hypothèque de votre oncle, dit Fagan ; il donne à Nora un carrosse à six chevaux ; il va vendre sa compagnie, qui va être achetée par le lieutenant de la milice, Ulick Brady. Ce lâche est la providence de la famille de votre oncle. Ma foi ! le tour a été bien joué. » Et alors il me conta en riant comme quoi Mick et Ulick ne l’avaient pas perdu de vue, quoiqu’il voulût se sauver en Angleterre, jusqu’à ce que le mariage fût consommé, et l’heureux couple en route pour Dublin. « Avez-vous besoin d’argent, mon garçon ? continua le bon capitaine. Vous pouvez tirer sur moi, car j’ai eu une couple de cent livres de maître Quin pour ma part, et, tant qu’elles dureront, vous ne manquerez de rien. »

Et là-dessus il me fit asseoir et écrire à ma mère, ce que je fis sur-le-champ dans des termes pleins de sincérité et de repentir, disant que j’avais fait des folies, que je n’avais pas su jusqu’à ce moment à quelle fatale erreur j’étais en proie, et que je m’étais embarqué pour l’Allemagne comme volontaire. Et la lettre était à peine finie, que le pilote annonça qu’il allait à terre ; et il partit, emportant avec lui, de bien d’autres cœurs émus que le mien, nos adieux à nos amis de la vieille Irlande.

Quoiqu’on m’ait appelé le capitaine Barry pendant bien des années de ma vie, et que j’aie été connu comme tel des premiers personnages de l’Europe, cependant je ferai aussi bien de confesser que je n’ai pas plus de droits à ce titre que tant d’autres qui le prennent, ni même à aucune épaulette ni signe de distinction quelconque au-dessus du galon de laine de caporal. J’obtins ce grade de Fagan durant notre voyage vers l’Elbe, et je fus confirmé dans ce rang in terra firma. Il m’avait été promis aussi une hallebarde, et ensuite peut-être un grade d’enseigne, si je me distinguais ; mais il n’était pas dans les intentions du Destin que je restasse longtemps soldat anglais, comme on le verra présentement. En attendant, notre traversée fut très-favorable ; mes aventures furent racontées par Fagan aux autres officiers, qui me traitèrent avec bonté ; et ma victoire sur le gros porteur de chaise, on le sait, m’avait valu la considération de mes camarades de l’avant. Encouragé et fortement exhorté par Fagan, je fis résolument mon devoir ; mais, quoique affable et de bonne humeur avec les soldats, je ne m’abaissai jamais jusqu’à frayer avec des gens de si bas étage, et entre eux ils m’appelaient généralement : « Milord. » Je crois que ce fut le porteur de torches, un facétieux drôle, qui me donna ce titre, et je me sentais digne de ce rang autant qu’aucun pair du royaume.

Il faudrait un plus grand philosophe et un autre historien que moi pour expliquer les causes de la fameuse guerre de sept ans dans laquelle l’Europe fut engagée ; et, vraiment, son origine m’a toujours paru si compliquée, et les livres écrits là-dessus étaient si prodigieusement difficiles à comprendre, que j’ai rarement été plus avancé à la fin d’un chapitre qu’au commencement : en conséquence, je ne fatiguerai pas mon lecteur de mes investigations personnelles à ce sujet. Tout ce que je sais, c’est qu’après que l’amour de Sa Majesté pour ses États de Hanovre l’eut rendu fort impopulaire dans son royaume d’Angleterre, quand M. Pitt était à la tête du parti anti-allemand, tout d’un coup, M. Pitt devenant ministre, le reste de l’empire applaudit à la guerre autant qu’il la détestait auparavant. Les victoires de Dettingen et de Crefeld étaient dans toutes les bouches, et le héros protestant, comme nous appelions cet athée de vieux Frédéric de Prusse, était adoré par nous comme un saint peu de temps après que nous avions été sur le point de lui faire la guerre, de concert avec l’impératrice-reine. Maintenant, de façon ou d’autre, nous étions pour Frédéric ; l’impératrice, les Français, les Suédois et les Russes étaient ligués contre nous, et je me souviens que lorsque la nouvelle de la bataille de Lissa nous arriva au fond de notre Irlande, nous la considérâmes comme un triomphe pour la cause du protestantisme, et illuminâmes, et allumâmes des feux de joie, et eûmes un sermon à l’église, et célébrâmes le jour de naissance du roi de Prusse, à l’occasion de laquelle mon oncle se grisa, comme il faisait, du reste, en toute autre occasion. La plupart des malotrus enrôlés avec moi étaient, comme de raison, papistes (l’armée anglaise était pleine de ces païens-là, qui ne manquent jamais dans notre cher pays) ; et ces gens-là, ma foi, soutenaient les intérêts du protestantisme avec Frédéric, qui vous battait les protestants suédois et les protestants saxons, aussi bien que les Russes de l’Église grecque, et les troupes papistes de l’Empereur et du roi de France. C’était contre ces derniers que les auxiliaires anglais étaient employés, et nous savons que, la querelle soit ce qu’elle voudra, un Anglais et un Français sont assez disposés à en faire un sujet de bataille.

Nous abordâmes à Cuxhaven, et je n’avais pas été un mois dans l’Électorat, que j’étais transformé en un grand jeune soldat de bonne tenue ; et, ayant une aptitude naturelle pour les exercices militaires, je fus bientôt aussi ferré sur la manœuvre que le plus ancien sergent du régiment. Il fait bon, néanmoins, rêver de guerres glorieuses dans un bon fauteuil chez soi, ou de les faire en qualité d’officier, entouré de gens comme il faut, somptueusement habillé, et stimulé par des chances d’avancement. Mais ces chances ne sont pas pour les pauvres diables à galons de laine ; le drap grossier de nos habits rouges me rendait honteux quand un de nos officiers passait à côté de moi ; j’avais le frisson dans l’âme, lorsqu’en faisant des rondes, j’entendais leurs voix joyeuses à la table de leur pension ; mon orgueil se révoltait d’être obligé de m’enduire les cheveux de farine et de suif, au lieu d’employer la pommade qui convenait à un gentilhomme. Oui, mes goûts ont toujours été relevés et élégants, et j’avais mal au cœur de l’horrible compagnie dans laquelle j’étais tombé. Quelles chances d’avancement avais-je ? Aucun de mes parents n’avait de quoi m’acheter une commission, et j’entrai bientôt dans un tel découragement, que j’aspirais après une action générale et une balle pour en finir, et que je fis vœu de saisir la première occasion de déserter.

Quand je songe que moi, le descendant des rois d’Irlande, je fus menacé de coups de canne par un polisson qui sortait du collège d’Eton ; quand je songe qu’il me proposa d’être son laquais, et que, dans aucun de ces deux cas, je ne l’égorgeai ! La première fois je fondis en larmes, peu m’importe de l’avouer, et je fus sérieusement tenté de me suicider, tant était grande ma mortification. Mais mon cher ami Fagan vint à mon aide en cette circonstance avec une consolation fort opportune. « Mon pauvre enfant, dit-il, il ne faut pas prendre ainsi la chose à cœur. Des coups de canne ne sont qu’une honte relative. Le jeune enseigne Fakenham a été fouetté lui-même à Eton il n’y a qu’un mois ; je gagerais que ses cicatrices ne sont pas encore guéries. Il faut reprendre courage, mon garçon ; faites votre devoir, conduisez-vous en gentleman, et il ne vous arrivera rien de sérieux. » Et je sus plus tard que mon champion avait pris fort sévèrement à partie M. Fakenham pour cette menace, et avait dit que de pareils procédés seraient considérés par lui à l’avenir comme une insulte personnelle ; sur quoi le jeune enseigne était devenu civil pour le moment. Quant aux sergents, je dis à l’un d’eux que si quelqu’un me frappait, quel qu’il fût, ou quelle que fût la peine, j’aurais sa vie. Et vraiment il y avait dans mon langage un air de sincérité qui les convainquit tous ; et tant que je restai au service de l’Angleterre, aucun rotin ne toucha les épaules de Redmond Barry. Effectivement, j’étais dans un tel état d’irritation, que j’en avais tout à fait pris mon parti, et que j’étais sûr comme de mon existence d’entendre jouer ma marche funèbre. Quand je fus fait caporal, mes maux diminuèrent en partie ; je mangeais avec les sergents par faveur spéciale, et je leur payais à boire et perdais au jeu avec ces gredins l’argent que mon bon ami, M. Fagan, me fournissait avec ponctualité.

Notre régiment, qui était en quartier aux environs de Stade et de Lunebourg, reçut bientôt l’ordre de marcher au sud vers le Rhin, car la nouvelle arriva que notre grand général, le prince Ferdinand de Brunswick, avait été défait ; non, pas défait, mais il avait échoué dans son attaque contre les Français, sous les ordres du duc de Broglie, à Berghen, près de Francfort-sur-le-Mein, et avait été obligé de se replier ; à mesure que les alliés battaient en retraite, les Français se précipitaient en avant et faisaient une pointe hardie sur l’Électorat de notre gracieux monarque en Hanovre, menaçant de l’occuper comme ils avaient déjà fait quand d’Estrées avait battu le héros de Culloden, le vaillant duc de Cumberland, et lui avait fait signer la capitulation de Closter-Zeven. Une marche sur le Hanovre causait toujours une grande agitation dans l’auguste sein du roi d’Angleterre ; on nous envoya de nouvelles troupes et des convois d’argent pour nous et pour les soldats de notre allié le roi de Prusse ; et quoique, en dépit de toute assistance, l’armée commandée par le prince Ferdinand fût de beaucoup plus faible que celle des agresseurs, cependant nous avions l’avantage d’avoir de meilleurs approvisionnements, un des plus grands généraux du monde, et j’allais ajouter, l’avantage de la valeur britannique ; mais moins mous parlons de cela, mieux cela vaut. Milord Georges Sackville ne se couvrit pas précisément de lauriers à Minden, sans quoi il aurait pu se gagner là une des plus grandes victoires des temps modernes.

Se jetant entre les Français et l’intérieur de l’Électorat, le prince Ferdinand prit sagement possession de la ville libre de Brême, dont il fit son dépôt d’approvisionnements et sa place d’armes, et autour de laquelle il rassembla toutes ses troupes, s’apprêtant à livrer la fameuse bataille de Minden.

Si ces mémoires n’étaient pas caractérisés par leur véracité, et si je daignais prononcer une seule parole qui ne fût pas revêtue par ma propre expérience personnelle de la plus haute autorité, j’aurais pu aisément me faire le héros de quelques étranges et populaires aventures, et, à l’exemple des auteurs de romans, introduire mes lecteurs auprès des grands personnages de cette remarquable époque. Ces gens-là (je parle des romanciers), s’ils prennent un tambour ou un laquais pour leur héros, trouvent moyen de le mettre en contact avec les plus grands seigneurs et les plus grandes notoriétés de l’empire, et je garantis bien qu’il n’en est pas un seul qui, en décrivant la bataille de Minden, n’eût fait comparaître le prince Ferdinand, et milord Georges Sackville, et milord Granby. Il m’eût été facile de dire que j’étais présent quand l’ordre fut donné à lord Georges de charger avec la cavalerie et d’achever la déroute des Français, et lorsqu’il refusa de le faire et gâta par là cette grande victoire. Mais le fait est que j’étais à deux milles de la cavalerie quand eut lieu la fatale hésitation de Sa Seigneurie, et qu’aucun de nous autres, soldats de la ligne, ne sut ce qui s’était passé que lorsque nous en vînmes à causer du combat, le soir auprès de nos chaudrons, et à nous reposer après les labeurs d’une rude journée. Je ne vis, ce jour-là, personne d’un grade plus élevé que mon colonel et une couple d’officiers d’ordonnance passant à cheval dans la fumée, — personne de notre côté, c’est-à-dire. Un pauvre caporal (j’avais alors ce déshonneur) n’est pas généralement invité dans la compagnie des chefs et des grands personnages ; mais en revanche je vis, je vous le promets, fort bonne compagnie du côté des Français, car leurs régiments de Lorraine et de Royale-Cravate nous chargèrent tout le jour ; et dans cette sorte de mêlée, tous les rangs sont assez également bien reçus. Je déteste la forfanterie, mais je ne puis m’empêcher de dire que je fis connaissance de très-près avec le colonel des Cravates, car je lui passai ma baïonnette au travers du corps, et expédiai un pauvre petit enseigne, si jeune, si mince, si fluet, que j’aurais pu le dépêcher d’un coup de ma queue, je crois, au lieu de la crosse de mon mousquet avec laquelle je l’assommai. Je tuai, de plus, quatre autres officiers et soldats, et dans la poche du pauvre enseigne je trouvai une bourse de quatorze louis d’or et une bonbonnière en argent, et le premier de ces cadeaux me fut fort agréable. Si les gens voulaient faire leurs récits de batailles avec cette simplicité, je crois que la vérité n’en souffrirait pas. Tout ce que je sais de ce fameux combat de Minden (excepté par les livres) est relaté ci-dessus. La bonbonnière d’argent de l’enseigne et sa bourse d’or ; la face livide du pauvre diable quand il tomba ; les vivats des hommes de ma compagnie quand j’allai le tuer sous un feu très-vif ; leurs cris et leurs imprécations quand nous en vînmes aux mains avec les Français ; ce ne sont pas là, en vérité, de très-dignes souvenirs, et il vaut mieux passer dessus brièvement. Quand mon bon ami Fagan fut tué, un autre capitaine, et son très-cher ami, se tourna vers le lieutenant Rawson et dit : « Fagan est par terre ; Rawson, voilà votre compagnie. » Ce fut là toute l’oraison funèbre qu’eut mon brave patron. « Je vous aurais laissé cent guinées, Redmond, ce furent les derniers mots qu’il me dit, si je n’avais pas eu tant de guignon au pharaon hier au soir ; » et il me serra faiblement la main ; et comme l’ordre était donné d’avancer, je le quittai. Quand nous revînmes à notre ancien poste, ce qui ne tarda pas, il était encore couché là, mais il était mort. Quelques-uns de nos gens lui avaient déjà arraché ses épaulettes, et, sans aucun doute, lui avaient raflé sa bourse. Les hommes deviennent de tels voleurs et de tels gredins à la guerre ! C’est fort bien aux gentilshommes de parler de l’époque de la chevalerie ; mais songer aux brutes affamées qu’elle menait, des hommes nourris dans la pauvreté, d’une ignorance complète, qu’on habituait à s’enorgueillir de verser le sang ; des hommes qui n’avaient pas d’autre amusement que l’ivrognerie, la débauche et le pillage ! C’est avec ces affreux instruments que nos grands guerriers et monarques ont fait leur œuvre de meurtre dans le monde ; et tandis que, par exemple, nous admirons en ce moment le grand Frédéric, comme nous l’appelons, et sa philosophie, et son libéralisme, et son génie militaire, moi qui ai servi sous lui et qui étais pour ainsi dire dans les coulisses de ce grand spectacle, je ne peux l’envisager qu’avec horreur. Que de crimes, de misère, d’esclavage, pour composer ce total de gloire ! Je me rappelle un certain jour, environ trois semaines après la bataille de Minden, et une ferme dans laquelle entrèrent quelques-uns de nous, et comme quoi la vieille femme et ses filles nous servirent du vin en tremblant ; et comme quoi nous nous grisâmes, et que bientôt la maison fut en flammes ; et malheur à l’infortuné qui, plus tard, revint chez lui pour retrouver sa maison et ses enfants !