Mémoires de Barry Lyndon (Thackeray, 1865)/09

La bibliothèque libre.
Traduction par Léon de Wailly.
Librairie de L. Hachette et Cie (p. 113-125).


CHAPITRE IX.

Je fais la figure qui convient à mon nom et à ma naissance.


La fortune, souriant à M. de Balibari au moment de son départ, lui permit de gagner une jolie somme avec sa banque de pharaon.

Le lendemain matin, à dix heures, la voiture du chevalier de Balibari arrivait comme d’habitude à la porte de son hôtel ; et le chevalier, qui était à sa fenêtre, voyant son équipage, descendit l’escalier de l’air imposant qui le caractérisait.

« Où est ce drôle d’Ambroise ? dit-il, regardant autour de lui et ne voyant pas son domestique qui aurait dû être là pour lui ouvrir la portière.

— Je vais abaisser le marchepied à Votre Honneur, » dit un gendarme, qui se tenait près du carrosse.

Et le chevalier n’y fut pas plutôt entré, que l’officier de police y sauta après lui ; un autre monta sur le siège à côté du cocher, et ce dernier se mit en route.

« Bonté divine ! dit le chevalier, qu’est-ce que cela signifie ?

— Vous allez à la frontière, dit le gendarme en portant la main à son chapeau.

— C’est abominable ! c’est infâme ! J’insiste pour qu’on me descende à l’ambassade d’Autriche !

— J’ai l’ordre de bâillonner Votre Honneur s’il crie, dit le gendarme.

— Toute l’Europe sera instruite de ceci ! dit le chevalier en fureur.

— Comme il vous plaira, » répondit l’officier ; et là-dessus ils rentrèrent dans le silence.

Le silence ne fut pas interrompu entre Berlin et Potsdam, que le chevalier traversa au moment où Sa Majesté y passait la revue de ses gardes et des régiments de Bulow, de Zitwitz et de Heukel de Donnersmark. Comme le chevalier passait devant Sa Majesté, le roi leva son chapeau et dit en français :

« Qu’il ne descende pas ; je lui souhaite un bon voyage. »

Le chevalier de Balibari reconnut cette courtoisie par un profond salut.

Ils n’étaient pas beaucoup au delà de Potsdam, quand, boum ! le canon d’alarme commença à tonner.

« C’est un déserteur ! dit l’officier.

— Est-il possible ! » dit le chevalier, et il se renfonça dans sa voiture.

Au bruit du canon, les hommes du peuple sortirent le long de la route avec des fusils et des fourches, dans l’espoir d’attraper le fuyard. Les gendarmes avaient l’air fort désireux de le dépister. Le prix d’un déserteur était de cinquante écus pour ceux qui les ramenaient.

« Avouez, monsieur, dit le chevalier à l’officier de police qui était dans la voiture avec lui, que vous mourez d’envie d’être débarrassé de moi, dont vous ne pouvez rien tirer, et de pouvoir vous mettre à la recherche du déserteur, qui peut vous rapporter cinquante écus. Que ne dites-vous au postillon de presser le pas ? Vous pourrez me déposer à la frontière et revenir à votre chasse d’autant plus vite. »

L’officier dit au postillon d’avancer, mais le chemin semblait d’une longueur insupportable au chevalier. Une ou deux fois, il crut entendre le bruit d’un cheval au galop par derrière ; ses propres chevaux ne semblaient pas faire deux milles à l’heure, mais ils les faisaient. Enfin, ils arrivèrent en vue des barrières noires et blanches, tout près de Brück, et en face étaient celles vertes et jaunes de la Saxe. Les douaniers saxons sortirent.

« Je n’ai aucun bagage, dit le chevalier.

— Monsieur n’a point de contrebande, » dirent en ricanant les gendarmes prussiens, et ils prirent congé de leur prisonnier avec beaucoup de respect.

Le chevalier de Balibari leur donna à chacun un frédéric.

« Messieurs, dit-il, je vous souhaite le bonjour. Voulez-vous bien aller à la maison d’où nous sommes partis ce matin, et dire à mon domestique d’envoyer mon bagage aux Trois-Rois, à Dresden ? »

Puis, ordonnant des chevaux frais, le chevalier se mit en route pour cette capitale.

Je n’ai pas besoin de vous dire que c’était moi qui étais le chevalier.

Du chevalier de Balibari à Redmond Barry, esquire, gentilhomme anglais,
à l’hôtel des Trois-Couronnes, à Dresde, en Saxe.
« Neveu Redmond,

« Ceci vous sera remis par une main sûre, qui n’est autre que M. Lumpit de la mission anglaise, qui est instruit, comme tout Berlin va l’être, de notre merveilleuse histoire. Ils n’en savent encore que la moitié ; ils savent seulement qu’un déserteur est parti sous mes habits, et tout le monde est dans l’admiration de votre habileté et de votre courage.

« Je confesse que pendant deux heures, après votre départ, j’ai été au lit, dans une anxiété qui n’était pas médiocre, à me demander si Sa Majesté n’aurait pas la fantaisie de m’envoyer à Spandau, pour l’escapade dont nous nous étions rendus coupables tous les deux. Mais, le cas échéant, mes précautions étaient prises ; j’avais écrit un exposé du fait à mon chef, le ministre d’Autriche, avec le récit fidèle et véridique de la manière dont on vous avait placé comme espion auprès de moi ; comme quoi il s’est trouvé que vous étiez mon très-proche parent ; comme quoi vous-même on vous avait enlevé et fait entrer de force au service, et comme quoi nous avions résolu tous les deux d’effectuer notre évasion. Le rire aurait été tellement contre le roi, que jamais il n’aurait osé mettre la main sur moi. Qu’aurait dit M. de Voltaire d’un tel acte de tyrannie ?

« Mais c’était un jour de bonheur, et tout a tourné selon mon désir. Il y avait deux heures et demie que j’étais au lit, depuis votre départ, lorsque entre votre excellent capitaine Potzdorff.

« Redmond, dit-il avec son ton impérieux de Hollandais, êtes-vous là ? »

« Point de réponse.

« Le drôle est parti, » dit-il ; et aussitôt il va à ma boîte rouge, où je garde mes lettres d’amour, le lorgnon dont je me servais, mes dés favoris avec lesquels j’ai passé treize fois à Prague, mes deux râteliers de Paris, et mes autres petits secrets que vous savez.

« Il essaye d’abord un trousseau de clefs, mais aucune ne va à la petite serrure anglaise. Alors, mon gentilhomme tire de sa poche un ciseau et un marteau, et se met à l’œuvre, comme un voleur de profession, à forcer ma petite boîte.

« C’était l’instant d’agir. Je m’avance vers lui armé d’un immense pot à eau. J’arrive sans bruit, juste comme il venait de briser la boîte, et, de toute ma force, je lui donne sur la tête un coup qui met le pot à l’eau en mille pièces, et étend mon capitaine sans connaissance à terre. Je crus l’avoir tué.

« Alors, je sonne toutes les sonnettes de la maison ; et je crie, et jure, et tempête : « Au voleur !… au voleur !… monsieur l’hôte !… Au meurtre !… au feu !… » jusqu’à ce que toute la maison monte en se culbutant.

« Où est mon domestique ? criai-je. Qui est-ce qui ose me voler en plein jour ? Voyez ce misérable que je trouve forçant mon coffre ! Envoyez chercher la police ! envoyez chercher Son Excellence le ministre d’Autriche ! Toute l’Europe saura cette insulte !

« — Juste ciel ! dit l’hôte, nous vous avons vu partir il y a trois heures.

« — Moi ! dis-je ; eh, mon brave, j’ai été au lit toute la matinée. Je suis malade… j’ai pris médecine. Je n’ai pas quitté la maison d’aujourd’hui ! Où est ce vaurien d’Ambroise ? Mais, arrêtez ! Où sont mes habits et ma perruque ? » car j’étais devant eux en robe de chambre et en bonnet de nuit.

« J’y suis !… j’y suis ! dit une petite chambrière. Ambroise est parti dans les habits de Votre Honneur.

« — Et mon argent ! mon argent ! dis-je ; où est ma bourse dans laquelle il y avait quarante-huit frédérics ? Mais il nous reste un de ces coquins. Gendarmes, saisissez-le.

« — C’est le jeune Herr von Potzdorff ! dit l’hôte de plus en plus étonné.

« — Quoi ! un gentilhomme forçant mon coffre avec un marteau et un ciseau !… Impossible ! »

« Herr von Potzdorff, pendant ce temps-là, revenait à la vie avec une bosse au crâne grosse comme une casserole ; et les officiers de police l’emportèrent, et le juge qu’on avait été chercher dressa un procès-verbal de la chose, et j’en demandai une copie, que j’envoyai sur-le-champ à mon ambassadeur.

« Je fus retenu prisonnier dans ma chambre le lendemain ; et un juge, un général, toute une armée d’hommes de loi, d’officiers et d’employés, furent mis à mes trousses pour m’intimider, me troubler, me menacer et me cajoler. Je dis qu’il était vrai que vous m’aviez raconté qu’on vous avait fait entrer de force au service, que je vous en croyais libéré, et que j’avais eu de vous les meilleures recommandations. J’en appelai à mon ministre, qui était tenu de venir à mon aide ; et, pour abréger, le pauvre Potzdorff est en ce moment en route pour Spandau ; et son oncle, le vieux Potzdorff, m’a apporté cinq cents louis, avec une humble requête de quitter Berlin immédiatement et d’étouffer cette déplorable affaire.

« Je serai avec vous, aux Trois-Couronnes, le lendemain du jour où vous recevrez ceci. Invitez M. Lumpit à dîner. N’épargnez pas votre argent, vous êtes mon fils. Tout le monde à Dresde connaît votre affectionné oncle,

« Le chevalier de Balibari. »

Grâce à ces merveilleuses circonstances, je redevins libre, et je gardai la résolution que j’avais faite alors de ne plus retomber dans les mains d’aucun recruteur, et d’être à l’avenir et à tout jamais un gentilhomme.

Avec cette somme d’argent et une bonne veine que nous eûmes bientôt, nous fûmes en état de faire une figure assez passable. Mon oncle m’avait rejoint promptement à l’auberge de Dresde, où, sous prétexte de maladie, je m’étais tenu tranquille jusqu’à son arrivée ; et comme le chevalier de Balibari était tout à fait en bonne odeur à la cour de Dresde (ayant été une connaissance intime du feu monarque l’Électeur, roi de Pologne, le plus dissolu et le plus agréable des princes européens), je fus vite lancé dans la meilleure société de la capitale saxonne, où je puis dire que ma personne, mes manières, et la singularité des aventures dont j’avais été le héros, me firent particulièrement bien venir. Il n’était pas de partie dans la noblesse où les deux messieurs de Balibari ne fussent invités. J’eus l’honneur des baise-mains et d’une gracieuse réception à la cour de l’Électeur, et j’écrivis à ma mère une si flamboyante description de ma prospérité, que la bonne âme en fut bien près d’oublier son salut et son confesseur, le révérend Joshua Jowls, pour venir me retrouver en Allemagne ; mais les voyages étaient fort difficiles à cette époque, et nous évitâmes l’arrivée de la brave dame.

Je pense que l’âme de Harry Barry, mon père, qui eut toujours des goûts si distingués, dut être réjouie de voir la position que j’occupais alors. Toutes les femmes avides de me recevoir, tous les hommes furieux ; trinquant avec les ducs et les comtes à souper, dansant le menuet avec de hautes baronnes bien nées (comme elles s’appellent absurdement en Allemagne), avec d’adorables Excellences, que dis-je ! avec les Altesses, et les transparences elles-mêmes ; qui pouvait rivaliser avec le galant et jeune noble irlandais ? Qui aurait supposé que sept semaines auparavant j’étais un simple… bah ! J’ai honte d’y penser ! Un des plus agréables moments de ma vie fut à un grand gala au palais électoral, où j’eus l’honneur de valser une polonaise avec la margrave de Bayreuth, en personne, la propre sœur du vieux Fritz ; du vieux Fritz dont j’avais porté la livrée de gros drap bleu, dont j’avais blanchi les ceinturons, et dont j’avais avalé pendant cinq années les abominables rations de petite bière et de choucroute.

Ayant gagné au jeu, d’un gentilhomme italien, un carrosse anglais, mon oncle fit peindre nos armes sur les panneaux d’une façon plus splendide que jamais, surmontées (comme nous descendions des anciens rois) d’une couronne irlandaise, magnifique de dimension et de dorure. J’avais cette royale couronne gravée sur une grande améthyste que je portais en bague à mon index ; et je ne me gênerai pas pour avouer que j’avais coutume de dire que ce joyau était dans ma famille depuis plusieurs milliers d’années, ayant originairement appartenu à mon ancêtre direct, feu Sa Majesté le roi Brian Boru ou Barry. Je vous réponds que les légendes du Herald’s College ne sont pas plus authentiques que ne l’était la mienne.

D’abord le ministre et les gentilshommes de l’hôtel anglais furent passablement réservés avec nos deux seigneuries irlandaises, et contestèrent nos prétentions. Le ministre était un fils de lord, il est vrai, mais il était également le petit-fils d’un épicier, et je le lui dis au bal masqué du comte de Lobkowitz. Mon oncle, comme un noble gentilhomme qu’il était, connaissait la généalogie de toutes les familles considérables de l’Europe. Il disait que c’était la seule érudition qui convînt à un gentilhomme ; et quand nous n’étions point aux cartes, nous passions des heures sur Gwillim ou d’Hozier, à lire les généalogies, à apprendre les blasons, et à nous mettre au courant des parentés de notre classe. Hélas ! cette noble science est maintenant tombée en discrédit : il en est de même des cartes, études et passe-temps sans lesquels j’ai peine à concevoir qu’un homme d’honneur puisse exister.

Ma première affaire avec un homme de qualité incontestable eut lieu, à propos de ma noblesse, avec le jeune sir Rumford Bumford, de l’ambassade anglaise, mon oncle envoyant en même temps un cartel au ministre, qui refusa de venir. Je blessai sir Rumford à la jambe, au milieu des larmes de joie de mon oncle, qui m’avait accompagné sur le terrain ; et je vous promets qu’aucun des jeunes gentilshommes ne mit plus en question l’authenticité de ma généalogie, et ne rit plus de ma couronne irlandaise.

Quelle délicieuse vie nous menions à présent ! Je vis que j’étais né gentilhomme, rien qu’au goût que je pris à la besogne, car réellement c’en était une. Quoique cela semble tout plaisir, cependant j’assure à toutes les personnes de basse condition qui pourront lire ceci, que nous autres, leurs supérieurs, nous avons à travailler aussi bien qu’elles ; si je ne me levais qu’à midi, est-ce que je n’avais pas été au jeu bien longtemps après minuit ? Maintes fois nous sommes rentrés nous coucher comme les troupes se rendaient à la parade du matin, et quel bien cela me faisait au cœur d’entendre les clairons sonner la diane avant le point du jour, ou de voir les régiments aller à l’exercice, et de penser que je n’étais plus assujetti à cette dégoûtante discipline, mais rendu à ma condition naturelle !

J’y entrai de plein saut, et comme si je n’avais jamais fait autre chose de ma vie. J’avais un valet de chambre, un friseur français pour me coiffer le matin ; je connaissais le goût du chocolat presque par intuition, et pouvais distinguer entre le véritable espagnol et le français avant d’avoir été une semaine dans ma nouvelle position. J’avais des bagues à tous les doigts, des montres dans mes deux goussets, des camées, des bijoux et des tabatières de toute sorte, et chacune surpassant l’autre en élégance ; j’avais un meilleur goût naturel que personne pour la dentelle et la porcelaine. Je pouvais juger d’un cheval aussi bien qu’aucun maquignon de l’Allemagne ; à la chasse à tir et aux exercices athlétiques j’étais sans rival ; l’orthographe, je ne dis pas ; mais je savais parler admirablement l’allemand et le français ; j’avais au moins douze habits complets, trois richement brodés d’or, deux galonnés d’argent, une pelisse de velours grenat garnie de zibeline, une de gris français, galonnée d’argent et garnie de chinchilla. J’avais des robes de chambre en damas. Je prenais des leçons de guitare, et chantais des canons français d’une façon exquise. Où trouver, dans le fait, un gentilhomme plus accompli que Redmond de Balibari ?

Tout le luxe qui convenait à mon rang ne pouvait pas, comme de raison, s’acheter sans crédit ni argent, et pour s’en procurer, comme notre patrimoine avait été dissipé par nos ancêtres, et que nous étions au-dessus de la vulgarité, et des lents profits et chances douteuses du commerce, mon oncle tenait une banque de pharaon. Nous étions associés avec un Florentin bien connu dans toutes les cours de l’Europe, le comte Alessandro Pippi, un aussi habile joueur qu’on en ait jamais vu ; mais il a tourné abominablement depuis peu, et j’ai découvert que monsieur le comte n’était qu’un imposteur. Mon oncle était estropié, comme j’ai dit ; Pippi, comme tous les imposteurs, était un poltron ; c’était mon adresse sans rivale à l’épée, et mon empressement à la tirer, qui maintenaient la réputation de la banque, pour ainsi dire, et réduisaient au silence maint timide joueur qui aurait hésité à payer ses pertes. Nous jouions toujours sur parole avec tout le monde ; tout le monde, c’est-à-dire les gens d’honneur et de noble lignage. Nous ne tourmentions jamais ceux que nous avions gagnés, et nous ne refusions pas de recevoir des billets d’eux au lieu d’or. Mais malheur à l’homme qui ne payait point à l’échéance ! Il était sûr de voir Redmond de Balibari se présenter chez lui avec son billet, et je vous promets qu’il y avait fort peu de mauvaises dettes ; au contraire, on était reconnaissant de nos ménagements, et notre réputation d’honneur était inattaquée. Dans ces derniers temps, un vulgaire préjugé national s’est plu à jeter une tache sur le caractère des gens d’honneur qui exercent la profession de joueurs. Mais je parle du bon vieux temps de l’Europe, avant que la lâcheté de l’aristocratie française dans la honteuse Révolution qui l’a traitée comme elle le méritait, n’eût causé le discrédit et la ruine de notre ordre. Les gens crient haro maintenant sur les hommes qui jouent ; mais je voudrais savoir si leurs moyens d’existence sont beaucoup plus honorables que les nôtres. L’agent de change qui joue la hausse et la baisse, et vend, et achète, et tripote, avec les valeurs en dépôt, et trafique des secrets d’État, qu’est-il, sinon un joueur ? Le marchand qui fait le commerce du thé et de la chandelle, est-il quelque chose de mieux ? Ses balles de sale indigo sont ses dés ; ses cartes lui arrivent chaque année au lieu de toutes les dix minutes, et la mer est son tapis vert. Vous appelez la robe une profession honorable, où un homme ment pour quiconque le paye, écrase la pauvreté pour toucher des honoraires de la richesse, écrase le juste parce que l’injuste est son client. Vous appelez honorable un médecin, un escroc de charlatan, qui ne croit point aux élixirs qu’il prescrit, et vous prend votre guinée pour vous avoir dit à l’oreille qu’il fait beau ce matin ; tandis qu’un galant homme qui s’assoit devant un tapis vert et provoque tous les arrivants, son argent contre le leur, sa fortune contre leur fortune, est proscrit par votre monde moral d’à présent. C’est une conspiration des classes moyennes contre les gentilshommes, c’est le cant du boutiquier qu’il faut subir de notre temps. Je dis que le jeu était une institution de chevalerie ; il a fait naufrage avec les autres privilèges des hommes de naissance. Quand Seingalt tenait tête à un homme trente-six heures de suite sans quitter la table, pensez-vous qu’il ne faisait pas preuve de courage ? Comment avons-nous eu le meilleur sang, et aussi les yeux les plus brillants de l’Europe, palpitant autour de la table, quand mon oncle et moi tenions les cartes et la banque contre quelque terrible joueur, qui risquait quelques milliers sur ses millions de guinées contre tout notre avoir, qui était sur le tapis ? Quand nous engageâmes la lutte contre cet audacieux Alexis Kossloffsky, et que nous lui gagnâmes sept mille louis d’un coup, si nous eussions perdu, le lendemain nous étions des mendiants ; lui, lorsqu’il perdit, il ne s’agissait pour lui que d’un village et de quelques centaines de serfs à mettre en gage. Quand, à Tœplitz, le duc de Courlande amena quatorze laquais, chacun avec quatre sacs de florins, et provoqua notre banque à tenir la somme qui était dans les sacs cachetés, que lui demandâmes-nous ? Nous lui dîmes : « Monsieur, nous n’avons que quatre-vingt mille florins dans la banque, ou deux cent mille à trois mois ; si les sacs de Votre Altesse n’en contiennent pas plus de quatre-vingt mille, nous acceptons ; » et nous le fîmes, et après onze heures de jeu, pendant lesquelles notre banque fut un moment réduite à deux cent trois ducats, nous lui gagnâmes sept mille florins. N’est-ce pas là de la hardiesse ? Cette profession ne demande-t-elle pas de l’habileté, et de la persévérance, et de la bravoure ? Quatre têtes couronnées regardaient la partie ; et une princesse impériale, quand je tournai l’as de cœur et fis paroli, se mit à fondre en larmes. Nul homme, sur le continent européen, n’avait alors une plus haute position que Redmond Barry ; et quand le duc de Courlande perdit, il voulut bien dire que nous avions gagné noblement ; et c’était vrai, et nous dépensâmes noblement aussi ce que nous avions gagné.

À cette époque, mon oncle, qui allait régulièrement à la messe tous les jours, mettait chaque fois dans le tronc dix florins. Partout où nous allions, les maîtres des tavernes nous faisaient plus d’accueil qu’à des altesses royales. Nous avions coutume de faire distribuer les débris de nos soupers et de nos dîners à des vingtaines de mendiants, qui nous bénissaient. Tout homme qui tenait mon cheval ou nettoyait mes bottes avait un ducat pour sa peine. J’étais, je puis le dire, l’auteur de notre fortune à tous deux, ayant introduit l’audace dans notre jeu. Pippi était une poule mouillée, qui devenait poltron lorsqu’il commençait à gagner. Mon oncle (je parle de lui avec grand respect) avait trop de superstition et trop peu de fantaisie pour jamais jouer largement. Son courage moral était incontestable, mais sa hardiesse n’était pas suffisante. Tous deux, quoique plus âgés que moi, me reconnurent bien vite pour leur chef, et de là l’éclat que j’ai décrit.

J’ai parlé de S. A. I. la princesse Frédérique-Amélie, qui fut si émue de mon succès, et je me souviendrai toujours avec gratitude de la protection dont m’honorait cette auguste dame. Elle aimait passionnément le jeu, comme en général les dames de presque toutes les cours de l’Europe à cette époque, et il en résultait pour nous des ennuis qui n’étaient pas minces ; car il faut dire la vérité, les dames aiment à jouer, certainement, mais elles n’aiment pas à payer. Le point d’honneur n’est pas compris de ce charmant sexe ; et c’était avec la plus grande difficulté que, dans nos pérégrinations parmi les différentes cours du nord de l’Europe, nous les tenions éloignées de la table, que nous nous faisions payer si elles perdaient, ou que, si elles payaient, nous les empêchions d’user des plus furieux et plus extraordinaires moyens de vengeance. Dans ces grands jours de notre fortune, je calcule que nous ne perdîmes pas moins de quatorze mille louis par de telles banqueroutes. Une princesse de maison ducale nous donna de faux diamants au lieu des vrais qu’elle avait solennellement engagés ; une autre organisa un vol des diamants de la couronne, et en aurait jeté l’odieux sur nous, sans la précaution de Pippi qui avait gardé un billet que nous avait donné « Sa Haute Transparence, » et l’envoya à son ambassadeur, précaution qui, je le crois vraiment, sauva notre cou. Une troisième dame d’un rang élevé (mais non princier, cette fois), après que je lui eus gagné pour une somme considérable de diamants et de perles, envoya son amant avec une bande de coupe-jarrets pour me dresser un guet-apens, et je ne dus qu’à un courage, une adresse et un bonheur extraordinaires, d’échapper à ces scélérats, blessé moi-même, mais laissant mort sur la place le principal agresseur. Mon épée lui entra dans l’œil et s’y brisa, et ses complices, voyant leur chef tomber, prirent la fuite. Autrement, c’était fait de moi, car je n’avais plus d’arme pour me défendre.

On peut voir par là que notre vie, avec toute sa splendeur, était remplie de périls et de difficultés, et demandait beaucoup de talents et de courage pour réussir ; et souvent, quand nous étions pleinement en veine de succès, nous étions soudain chassés du théâtre de nos exploits par quelque caprice d’un prince régnant, quelque intrigue d’une maîtresse désappointée, ou quelque querelle avec le ministre de la police. Si ce dernier n’était pas acheté ou influencé, rien n’était plus commun pour nous que de recevoir un ordre subit de départ, et ainsi, forcément, nous menions une vie errante et décousue.

Si les gains d’une pareille vie sont, comme j’ai dit, très-grands, les dépenses aussi sont énormes. Notre extérieur et notre train de maison étaient trop magnifiques pour l’esprit étroit de Pippi, qui se récriait toujours sur mon extravagance, quoique obligé d’avouer que sa propre mesquinerie et sa parcimonie n’auraient jamais obtenu les grandes victoires que ma générosité avait remportées. Malgré tout notre succès, notre capital n’était pas très-grand. Ce que nous avions dit au duc de Courlande, par exemple, était pure fanfaronnade, du moins en ce qui concernait les deux cent mille florins à trois mois. Nous n’avions pas de crédit et pas d’autre argent que celui qui était sur table, et nous eussions été obligés de fuir si Son Altesse eût gagné et accepté nos billets. Parfois aussi nous étions rudement atteints. Une banque est presque une certitude ; mais de temps en temps il survient un mauvais jour, et les hommes qui ont du courage dans la bonne chance devraient au moins en montrer dans la mauvaise ; de ces deux tâches, croyez-moi, la première est la plus difficile.

Une de ces mauvaises chances nous arriva sur le territoire du duc de Baden, à Manheim. Pippi, qui était toujours aux aguets pour nous trouver de la besogne, offrit de faire une banque à l’auberge où nous étions descendus, et où soupaient les officiers des cuirassiers du duc ; en conséquence, on organisa un petit jeu, et quelques misérables écus et louis changèrent de main, plutôt, je crois, à l’avantage de ces pauvres gentilshommes de l’armée, qui certainement sont les plus pauvres diables qu’il y ait sous le soleil.

Mais le malheur voulut qu’une couple de jeunes étudiants de l’université de Heidelberg, qui étaient venus à Manheim pour toucher leur trimestre, furent présentés à la table, et n’ayant jamais joué auparavant, commencèrent par gagner, comme c’est toujours le cas. Le malheur voulut aussi qu’ils fussent gris, et contre l’ivresse j’ai souvent remarqué que les meilleurs calculs au jeu échouent entièrement. Ils jouaient de la manière la plus insensée, et pourtant ils gagnaient toujours. Chaque carte pour laquelle ils pariaient leur était favorable. Ils nous avaient gagné cent louis en dix minutes ; et voyant que Pippi devenait de mauvaise humeur et que la chance était contre nous, j’étais d’avis de fermer la banque pour ce soir-là, disant que nous n’avions joué que par plaisanterie, et que maintenant nous en avions assez.

Mais Pippi, qui s’était querellé avec moi dans la journée, avait mis dans sa tête de persister, et le résultat fut que les étudiants continuèrent de jouer et de gagner ; puis ils prêtèrent de l’argent aux officiers qui se mirent à gagner aussi ; et de cette ignoble manière, dans une salle de taverne empuantie de fumée de tabac, sur une table de sapin tachée de bière et de liqueur, contre un tas de subalternes affamés et une paire d’étudiants imberbes, trois des plus habiles et renommés joueurs de l’Europe perdirent dix-sept cents louis. J’en rougis encore quand j’y songe. C’était Charles XII ou Richard Cœur de Lion tombant devant une misérable forteresse et sous une main inconnue (comme l’a écrit mon ami, M. Johnson), et c’était en réalité une honteuse défaite.

Et ce ne fut pas la seule. Quand nos pauvres vainqueurs furent partis, éblouis du trésor que la fortune avait jeté devant leurs pas (un de ces étudiants s’appelait le baron de Clootz, peut-être celui qui plus tard perdit sa tête à Paris), Pippi recommença la querelle du matin, et de très-gros mots furent échangés entre nous. Entre autres choses que je me rappelle, je le terrassai d’un coup d’escabeau et je voulais le jeter par la fenêtre ; mais mon oncle, qui était de sang-froid et qui avait fait maigre avec sa solennité habituelle, s’interposa entre nous, et une réconciliation eut lieu, Pippi faisant des excuses et convenant d’avoir eu tort.

J’aurais dû, toutefois, douter de la sincérité de ce perfide Italien ; vraiment, comme je n’avais jamais cru un mot de ce qu’il disait, je ne sais pas pourquoi je fus assez sot pour m’y fier cette fois, et aller me coucher en lui laissant la clef de notre caisse. Elle contenait, après notre perte avec les cuirassiers, en billets et argent, près de huit mille livres sterling. Pippi insista pour que notre réconciliation fût ratifiée avec un bol de vin chaud, et je ne doute pas qu’il n’y ait mis quelque drogue soporifique, car mon oncle et moi nous ne nous réveillâmes que très-tard le lendemain matin, et avec de violents maux de tête et la fièvre. Nous ne nous levâmes pas avant midi. Il était parti depuis douze heures laissant notre trésor vide, et derrière lui une sorte de calcul par lequel il s’efforçait d’établir que c’était sa part des profits, et que toutes les pertes avaient été encourues sans son consentement.

Ainsi, après dix-huit mois, il fallait recommencer sur nouveaux frais. Mais étais-je abattu ? Non. Notre garde-robe valait encore une forte somme d’argent, car les gentilshommes en ce temps-là ne s’habillaient pas comme des clercs de paroisse, et une personne de qualité portait souvent, habits et joyaux, de quoi faire la fortune d’un garçon de boutique. Sans nous plaindre un seul instant, sans une seule parole d’humeur (le caractère de mon oncle à cet égard était admirable), et sans laisser connaître le secret de notre perte à âme qui vive, nous mîmes en gage les trois quarts de nos joyaux et de nos habits chez Moïse Lowe, le banquier, et avec cet argent et celui qui nous restait en poche, le tout montant à un peu moins de huit cents louis, nous rentrâmes dans la lice.