Mémoires de Cora Pearl/15

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XV

POUR UN MILLION DE PARURES. — QUINZE CENTS FRANCS DE VIOLETTES DE PARME AU LIEU DE MOUSSE AUTOUR DES FRUITS. — QUATRE VERRES CASSÉS. — UN QUATORZIÈME CONVIVE.


J’ai beaucoup donné, surtout aux femmes : très peu m’en ont su gré. Mais s’il fallait, quand on donne, compter sur la reconnaissance, je dirai, comme Gavroche, qu’il n’y aurait plus alors de plaisir. Ce sont celles auxquelles j’ai rendu le plus service, qui m’ont presque toujours fait le plus d’égratignures. Si encore elles avaient eu des mains propres ! J’ai le sale en horreur ; et quoique n’ayant pas l’avantage d’être Parisienne par la naissance — j’ai scrupuleusement suivi le conseil de Musset : je n’ai jamais laissé traîner mon bras sur le manche du premier venu. Maîtresse de mon choix, j’ai gardé envers et contre tous mon indépendance. C’était le seul moyen de me faire aimer des gens à sac, ou de chambarder les malins.

J’ai eu beaucoup d’argent, beaucoup de bijoux, des parures magnifiques. La marquise de Kaiserlick profitait de ce que j’étais à Fontainebleau avec Marut, pour venir voir mes toilettes, et faire connaissance avec ma modiste et ma couturière, rue de la Victoire, place du Havre, rue Lepelletier, — où je payais mille francs par mois, — rue Grange-Batelière, puis, rue de Ponthieu, rue des Bassins. Dans mon petit hôtel, rue de Chaillot, avenue des Champs-Élysées, rue Christophe-Colomb, rue de Bassano, partout, mon appartement renfermait la plus étourdissante collection de ces petits riens qui coûtent si cher, potiches, curiosités, bibelots. À l’époque la plus brillante, j’avais pour un million de parures.

L’hiver, je donnais des soupers avec quinze cents francs de violettes de Parme, au lieu de mousse autour des fruits. Je ne crois pas que mes hôtes aient eu à me reprocher un manque d’attentions. Je me suis toujours piquée de remplir avec honneur mes devoirs de maîtresse de maison.

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Un soir on prend le café. Un monsieur casse un petit verre et paraît très vexé. J’ai la maladresse cherchée, d’en casser quatre. Et notez que je tenais beaucoup à ce service. Je ne pouvais moins faire pour un galant homme, et je n’aurais voulu pour rien au monde le laisser partir, avec l’arrière-pensée qu’il m’eût contrarié en quelque chose.

Mon désir de contenter ceux qui me faisaient l’amitié d’accepter chez moi une invitation me poussait parfois à des excentricités plus ou moins divertissantes.

Une nuit, nous étions à table. Je vois la figure de Pothier s’allonger désagréablement.

— Pothier, êtes-vous malade ?

— C’est le fond turc qui ne va pas bien, me dit tout bas Talsis.

— Fabrice, murmure sombrement Pothier, ne faites donc pas tourner votre couteau comme ça !

— Toujours facétieux, ce cher ami !

Talsis me regarde, puis tourne les yeux du côté de Pothier, dont l’expression d’inquiétude ajouta un nouveau charme à l’ébahissement habituel de sa physionomie.

On apporte le premier service. Le domestique renverse la salière. Le malheur est vite réparé, On parle d’un changement possible de ministère. Cette conversation ennuie bien vite. Barberousse conte l’histoire d’une jarretière, qui s’est retrouvée accrochée à la cravate d’un vieux brave. La plupart des personnes présentes savaient l’affaire : mais il y avait contestation sur la qualité attribuée au héros de l’aventure, vieux ? on accorde ça ; brave ?… c’est moins établi.

Pothier est blême.

De]bourg prétendait que l’histoire était apocryphe : selon lui, la chose était impossible.

— Voici, dis-je à mon tour, ce qui m’est arrivé à moi-même, à Bade en 1865. Je revenais d’une promenade avec des amis. Je ressentais une légère oppression. Je vais dans ma chambre pour me desserrer. Savez-vous ce que je trouve ? Un grand lézard vert à tête plate, marbré de jaune. Il était entré par mon bras, par ma ceinture, ce qui me semble extravagant, mais n’en est pas moins exact, et se tenait pelotonné dans le creux de mon estomac.

— C’est plus fort que la jarretière !

— Si vous ne me croyez pas, ajoutai-je ; demandez à Lassema, ici présent et qui m’a débarrassé de la petite bête.

Un fou rire accueillit mon invitation.

Lassema mit La main sur sa poitrine et dit :

— Sur mon honneur, et sur ma conscience !

Pothier était sépulcral. Tout à coup il se lève :

— Pouvez-vous rire ?

— Qu’y a-t-il ?

On se regarde étonné.

— Comment ? Vous ne voyez donc pas ? Comptez ! mais comptez donc ! nous sommes treize !!

Ces mots étouffèrent le rire comme un seau d’eau étouffe le feu. Quelques braves haussèrent les épaules, mais ça jeta tout de même un froid.

Je me lève, passe dans la salle de billard, ouvre la fenêtre, résolue d’inviter le premier passant. Personne dans la rue. Au bout d’un instant, des pas se font entendre. J’expose à l’individu ma requête.

— Je ne dis pas non !

On l’introduit. Il se met à table, cause beaucoup, mange plus encore, et réveille l’appétit et la gaieté. Quand le souper fut fini, je le remerciai de sa complaisance : il me salue avec bonté en me disant : Tout à votre service !

Heureusement il n’était pas trop mal mis ! Et nous n’avions pas été treize à table !