Mémoires de Louise Michel/Chapitre III

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F. Roy, libraire-éditeur (p. 18-29).
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III


De tous les feuillets écrits par mon grand-père, il m’en reste un seul ; le vent de l’adversité souffle sur les choses comme sur les êtres. Voici ce feuillet :


À DES ANTIQUAIRES

Vous voulez des antiquités ?
Nous voilà deux dans les tourelles
Que couvrent des nids d’hirondelles :
Ma femme et moi, vieux et cassés.

Les oiseaux sont bien aux fenêtres ;
Nous sommes bien au coin du feu.
Nous aimons l’été, sous les hêtres ;
L’hiver, dans ce paisible lieu.

Ici, tout est vieux et gothique ;
Ensemble tout s’effacera :
Les vieillards, la ruine antique ;
Et l’enfant bien loin s’en ira.


Un autre feuillet ; celui-là de ma grand’mère après la mort de son mari ; c’est tout ce que j’ai d’eux.


LA MORT

Le deuil est descendu dans ma triste demeure :
La Mort pâle au foyer est assise et je pleure.
Tout est silence et nuit dans la maison des morts.
Plus de chants, plus de joie, où vibraient des accords.
On murmure tout bas, et comme avec mystère.
C’est qu’on ne revient plus quand on dort sous la terre.
Pour jamais son absence a fait cesser les chants.


Ces tristes accents sont d’un souffle bien faible, comparés aux vers charmants que je n’ai plus.

Tout s’est évanoui, jusqu’à la guitare de mon grand-père, émiettée pendant que j’étais en Calédonie. Ma mère en pleura longtemps.

Combien étaient différentes mes deux grand’mères ! L’une, avec son fin visage gaulois, sa coiffe de mousseline blanche, plissée à fins plis, sous laquelle passaient ses cheveux arrangés en gros chignon sur son cou ; l’autre, aux yeux noirs, pareils à des braises, les cheveux courts, enveloppée d’une jeunesse éternelle, et qui me faisait penser aux fées des vieux récits.

Mon grand-père, suivant la circonstance, m’apparaissait sous des aspects différents ; tantôt racontant les grands jours, les luttes épiques de la première République, il avait des accents passionnés pour dire la guerre de géants où, braves contre braves, les blancs et les bleus se montraient comment meurent les héros ; tantôt ironique comme Voltaire le maître de son époque, gai et spirituel comme Molière, il m’expliquait les livres divers que nous lisions ensemble.

Tantôt encore, nous en allant à travers l’inconnu, nous parlions des choses qu’il voyait monter à l’horizon. Nous regardions dans le passé les étapes humaines ; dans l’avenir aussi, et souvent je pleurais, empoignée par quelque vive image de progrès, d’art ou de science, et lui, de grosses larmes dans les yeux, posait sa main sur ma tête plus ébouriffée que celle de la vieille Presta.

Ma mère était alors une blonde, aux yeux bleus souriants et doux, aux longs cheveux bouclés, si fraîche et si jolie que les amis lui disaient en riant : Il n’est pas possible que ce vilain enfant soit à vous. Pour moi, grande, maigre, hérissée, sauvage et hardie à la fois, brûlée du soleil et souvent décorée de déchirures rattachées avec des épingles, je me rendais justice et cela m’amusait qu’on me trouvât laide. Ma pauvre mère s’en froissait quelquefois.

Combien je lisais à cette époque, avec Nanette et Joséphine, deux jeunes femmes de remarquable intelligence, qui n’étaient jamais sorties du canton !

Nous parlions de tout ; nous emportions, pour les lire, assises dans la grande herbe, les Magasins pittoresques, les Musées des familles, Hugo, Lamartine, le vieux Corneille, etc. Je ne sais si Nanette et Joséphine ne m’aimaient pas mieux que leurs enfants. Je les aimais beaucoup aussi.

J’avais peut-être six ou sept ans, quand le livre de Lamennais, les Paroles d’un croyant, fut détrempé de nos larmes.

À dater de ce jour, j’appartins à la foule ; à dater de ce jour, je montai d’étape en étape à travers toutes les transformations de la pensée, depuis Lamennais jusqu’à l’anarchie. Est-ce la fin ? Non, sans doute ! N’y a-t-il pas après et toujours l’accroissement immense de tous les progrès dans la lumière et la liberté ; le développement de sens nouveaux, dont nous avons à peine les rudiments, et toutes ces choses que notre esprit borné ne peut même entrevoir.

Des vieux parents, des amis vieux et jeunes, de ma mère, il ne reste pas plus aujourd’hui que des songes de mon enfance.

Je n’ai rencontré jamais d’enfants à la fois aussi sérieux et aussi fous ; aussi méchants, et craignant autant de faire de la peine ; aussi paresseux et aussi piocheurs, que mon cousin Jules et moi.

Chaque année, aux vacances, il venait avec sa mère, ma tante Agathe, que j’aimais infiniment, et qui me gâtait beaucoup.

Je suis étonnée maintenant des questions de toutes sortes que nous agitions, Jules et moi ; tantôt perchés chacun dans un arbre où nous suivions les chats, tantôt nous arrêtant pour discuter au milieu d’une répétition de quelque drame d’Hugo, que nous arrangions pour deux personnages. Ils ne respectent rien, disait-on !

Pourquoi aimions-nous causer d’un arbre à l’autre ? Je n’en sais vraiment rien ; il faisait bon dans les branches, et puis nous nous jetions l’un à l’autre toutes les pommes que nous pouvions attraper.

Cela faisait des fruits tombés de l’arbre, pour Marie Verdet (une vieille de près de cent ans), qui disait si bien les apparitions des lavandières blanches à la Fontaine aux dames, ou du feullot, rouge comme le feu, sous les saules du Moulin.

Marie Verdet voyait toujours ces choses-là, et nous jamais ! cela ne nous empêchait pas de prendre plaisir à ses récits, tant et si bien que du feullot à Faust, j’en vins à m’éprendre tout à fait du fantastique, et que dans les ruines hantées du châté païot je déclarai, au milieu de cercles magiques, mon amour à Satan qui ne vint pas. Cela me donna à penser qu’il n’existait pas.

Un jour, causant d’arbre en arbre avec Jules, je lui racontai l’aventure et il m’avoua, de son côté, avoir envoyé une déclaration non moins tendre à une femme de lettres célèbre, Mme George Sand, qui n’avait pas plus répondu que le diable : l’ingrate !

Nous résolûmes d’accorder nos luths sur d’autres sujets ; j’en avais justement offert un, fabriqué comme le mien, à mon cousin, après une répétition, je crois, des Burgraves ou d’Hernani, arrangé par nous pour deux acteurs. Dans une discussion orageuse sur l’égalité des sexes, Jules ayant prétendu que si j’apprenais dans ses livres, apportés aux vacances (à peu près de manière à être de niveau avec lui), c’est que j’étais une anomalie. Nos luths, servant de projectiles, se brisèrent dans nos mains, au milieu du combat.

En regardant au fond de ma mémoire j’y retrouve une chanson de cette époque :


LA CHANSON DES POIRES

On nous dit d’aller,
Pour mettre au fruitier,
Surveiller les poires.
Pouvez-vous le croire ?

Pour certains enfants
Dont on craint les dents,
Les poires sont fraîches ;
Les murs ont des brèches !
Nous les appelons
Et tous nous chantons,
Secouant les poires.
Vous pouvez le croire !

Au bruit des chansons
En rond nous dansons,
Et voilà l’histoire
De garder les poires.


Encore deux strophes de ce temps, avant de jeter au feu une poignée de feuillets jaunis.


Venant du soir, que fais-tu de l’humble marguerite ?
Mer, que fais-tu du flot ? Ciel, du nuage ardent ?
Oh ! mon rêve est bien grand et je suis bien petite !
Destin, que feras-tu de mon rêve géant ?

Lumière, que fais-tu de l’ombre taciturne ?
Et toi qui de si loin l’appelles près de toi,
Ô flamme ! que fais-tu du papillon nocturne ?
Songe mystérieux, que feras-tu de moi ?

Il m’a toujours semblé que nous sentons la destinée, comme les chiens sentent le loup ; parfois cela se réalise avec une précision étrange.

Si on racontait une foule de choses dans de minutieux détails, elles seraient bien plus surprenantes.

On croirait parfois voir les Contes d’Edgar Poë.


Que de souvenirs ! Mais n’est-il pas oiseux d’écrire ces niaiseries ? Hier j’avais peine à m’habituer à parler de moi ; aujourd’hui cherchant, dans les jours disparus, je n’en finis plus, je revois tout.

Voici les pierres rondes au fond du clos près de la butte et du bosquet de coudriers ; des milliers de jeunes crapauds y subiraient en paix leurs métamorphoses, s’ils ne servaient à être jetés dans les jambes des vilaines gens. Pauvres crapauds !

Dans la cour, derrière le puits, on mettait des tas de fagots de brindilles, des fascines ; cela nous servait à élever un échafaud, avec des degrés, une plate-forme, deux grands montants de bois, tout enfin ! Nous représentions les époques historiques, et les personnages qui nous plaisaient. Nous avions mis Quatre-vingt-treize en drame et nous montions l’un après l’autre les degrés de notre échafaud où l’on se plaçait en criant : Vive la République !

Le public était représenté par ma cousine Mathilde, et quelquefois par la gent emplumée qui faisait la roue ou picorait et gloussait.

Nous cherchions dans les annales des cruautés humaines. L’échafaud de fascines devenait le bûcher de Jean Huss ; plus loin encore, la tour en feu des Bagaudes, etc.

Comme nous montions un jour sur notre échafaud en chantant, mon grand-père nous fit observer qu’il valait mieux y monter en silence et faire au sommet l’affirmation du principe pour lequel on mourait ; c’est ce que nous faisions après.

Nos jeux n’étaient pas toujours aussi graves : il y avait, par exemple, la grande chasse, où, les porcs nous servant de sangliers, nous allumions des balais pour servir de flambeaux et nous courions avec les chiens au bruit épouvantable de cornes de berger que nous appelions des trompes de chasse ; un vieux garde nous avait appris à sonner je ne sais quoi qu’il appelait l’hallali.

Il paraît que les règles de la vénerie étaient observées dans ces poursuites échevelées qui se terminaient en reconduisant, bon gré, mal gré, les cochons chez eux, et quelquefois, par leur chute dans le trou à l’eau du potager où, la graisse les soutenant, ils faisaient des « oufs », désespérés jusqu’à ce qu’on les retirât. Ce n’était pas toujours facile. Des hommes avec des cordes s’en chargeaient en criant après nous. Je passais particulièrement pour jouer comme un cheval échappé : — c’était peut-être vrai.

Il faut me laisser écrire les choses comme elles me viennent !

On dirait des tableaux passant à perte de vue et s’en allant sans fin dans l’ombre, — je ne sais où.

Vous avez vu, dans Macbeth, sortir de l’inconnu et y rentrer ainsi les fils de Banquo.

Je vois ceux qui ont disparus d’hier ou de longtemps, tels qu’ils étaient, avec tout ce qui les entourait dans leur vie, et la blessure de l’absence saigne comme aux premiers jours.

Je n’ai pas le mal du pays, mais j’ai le mal des morts.

Plus j’avance dans ce récit, plus nombreuses se pressent autour de moi les images de ceux que je ne reverrai jamais, et la dernière, ma mère, il y a des instants où je me refuse à le croire, il me semble que je vais m’éveiller d’un horrible cauchemar et la revoir.

Mais non, sa mort n’est pas un rêve.

La plume s’arrête, dans cette poignante douleur ; on aimerait à raconter, on n’aime pas à écrire !

Que ma vue se reporte une fois encore sur Vroncourt !

Près du coudrier, dans un bastion du mur du jardin, était un banc, où ma mère et ma grand’mère venaient pendant l’été, après la chaleur du jour.

Ma mère, pour lui faire plaisir, avait empli ce coin de jardin de rosiers de toutes sortes.

Tandis qu’elles causaient, je m’accoudais sur le mur.

Le jardin était frais dans la rosée du soir.

Les parfums, s’y mêlant, montaient comme d’une gerbe ; le chèvrefeuille, le réséda, les roses exhalaient de doux parfums auxquels se joignait l’odeur pénétrante de chacune.

Les chauves-souris volaient doucement dans le crépuscule et, cette ombre berçant ma pensée, je disais les ballades que j’aimais, sans songer que la mort allait passer.

Et les ballades, et la pensée, et la voix s’en allaient au souffle du vent, — il y en avait de belles :


Enfants, voici les bœufs qui passent.
Cachez vos rouges tabliers !


Et les Louis d’or ? et la Fiancée du timbalier ? et tant d’autres ?

Avec ces jours d’aurore s’en sont allés les refrains tristes ou rêveurs. Je ne dis plus même la chanson de guerre : en silence je m’en vais, en silence, comme la mort.