Mémoires de Thérésa/VII

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Mémoires de Thérésa écrits par elle-même
E. Dentu (p. 109-120).


CHAPITRE SEPTIÈME


La table d’hôte de Clémence. — Portrait de l’hôtesse. — Les habitués. — Le monsieur aux petits verres. — Les femmes. — Réception d’un néophyte. — Les frères Lyonnet. — L’opinion d’Hippolyte sur Anatole. — Ce que Anatole pense d’Hippolyte. Despotisme de Clémence. — Ses rapports avec ses clients. — Les exigences de Reynard. — Le comédien et le garde municipal. — Moutarde et force armée.


I


J’ai promis de parler de la table d’hôte de Clémence ; je tiens parole.


II


Dans la cité Riverin, où je vins au monde, il y avait alors une table d’hôte qui a changé de local depuis, mais qui est restée célèbre dans le monde des théâtres.

Elle est encore tenue par une femme aux allures sauvages, qui a vu défiler à sa table tous les artistes du boulevard, et qui pourrait écrire des choses intéressantes, si elle s’était jamais donné la peine d’écouter ce qui se dit autour d’elle.

On entrait alors par la cité Riverin, on prenait la seconde porte à gauche, on montait trois étages, et l’on pénétrait dans le restaurant borgne.


Pour arriver à la salle à manger, il fallait traverser l’antichambre, qui n’était séparée de la cuisine que par un rideau dont la couleur s’était perdue dans les émanations des fourneaux.

Le rideau n’était jamais fermé tout à fait, et l’on apercevait, au fond, les formes d’un être qui ressemblait à une femme par les vêtements, mais qui avait les mouvements carrés d’un maréchal-des-logis-chef de cuirassiers.


C’était la ménagère.

Elle s’appelait Clémence.

Clémence tout court.


À la voir occupée à ses casseroles, noyée dans une demi-teinte, le visage éclairé par la lueur du charbon, on eût dit une figure fantastique, quelque chose comme une sorcière de Macbeth, préparant une boisson infernale.


En réalité, Clémence manipulait, dans ce coin, le dîner complet qu’elle offrait à ses habitués moyennant trente sous.


Les huîtres de Marennes ne figuraient jamais dans le menu.


III


Quant à la population féminine, elle se composait du fretin dramatique, de ces bonnes filles qui ne se font pas teindre les cheveux et qui n’ont pas les moyens de nourrir un chien vert, de la plupart enfin de celles que le lecteur connaît déjà.


Les unes ne faisaient que ce seul repas dans la journée. Je fus souvent du nombre. Avec les maigres appointements que les actrices non classées au théâtre émargent, elles ne peuvent déjeuner que de loin en loin.

Les autres étaient de pauvres femmes qui vivaient au jour le jour d’un grog qu’on leur offrait au café du Cirque, ou d’une double semelle à la sauce piquante qu’elles récoltaient à minuit au café des Mousquetaires.


Clémence tutoyait tous ses habitués.

De temps en temps, un quart de gandin s’égarait dans ce restaurant.

Le nouveau venu devait être présenté à Clémence, qui, d’un regard, toisait le néophyte, lui donnait un léger coup sur l’estomac, et lui disait avec sa franchise accoutumée :

— Ne fais pas de manières, et assieds-toi là-bas, à côté de Reynard. Tu sais, mon petit, que tu peux demander deux fois du même plat, mais que cela ne t’arrive pas souvent !


IV


Le seul client que Clémence n’ait jamais osé tutoyer, était un homme entre deux âges, l’ami des comédiens, qui avait une petite fortune. Il venait prendre ses repas à la table d’hôte.

Il était généralement considéré comme le Péreire de la maison, car, deux ou trois fois par semaine, il offrait le café aux dames, et, le dimanche, il ajoutait à ses libéralités un petit verre de liqueur.

Clémence eut cet habitué en haute estime ; cependant elle s’oublia un jour où il offrit un petit verre à une femme qui déplaisait à la ménagère.

Ce jour-là, la haine l’emporta sur l’intérêt, et elle dit à son client :

Tu sais, mon p’tit, que si tu continues à offrir des alcools à tout le monde, tu mourras sur la paille.


V


Je l’ai déjà dit, nous étions tous liés chez Clémence, et la conversation y avait l’abandon des mœurs du théâtre.

Deux ou trois fois par semaine, les frères Lyonnet venaient dîner avec nous.


Hippolyte, mélancolique et rêveur, arrivait avant son frère.

— Ah ! mes enfants, disait-il, nous avons chanté hier chez le baron Z***. Quel succès ! Je ne dis pas cela pour moi, mais pour mon frère : Allez ! Anatole a bien du talent !


Un quart d’heure après, Anatole arrivait.

Il profitait de la première occasion pour nous dire :

— Ah ! mes enfants, nous avons chanté hier chez la comtesse G***…

— Tiens ! Je croyais que c’était chez le baron Z***, hasardait Schey.

— Non… Chez la comtesse G***, faisait Anatole.

— Mais Hippolyte nous a dit que vous avez été chez le baron.

— Mais oui, mon ami, disait le mélancolique Hippolyte ; où as-tu la tête ? Hier, nous avons chanté chez la baronne… tu confonds… nous avons été chez la comtesse avant-hier !

— Je m’y perds ! s’écriait Anatole en passant la main sur son front. Au fait, c’est vrai, nous étions chez le baron… Allez ! Hippolyte a eu un rude succès.


VI


Je constate avec plaisir la vogue de ces deux jeunes gens, car ils ont toujours eu du succès. À cette époque, ils se ressemblaient à s’y méprendre. Hippolyte nous faisait rire quelquefois avec ses imitations de Grassot ; Anatole, plus sérieux, disait des romances sentimentales en mettant la main dans son gilet et en regardant le plafond avec des regards inspirés.


VII


Il ne fallait jamais s’aviser de réclamer contre le menu.

Clémence ne supportait pas ces choses-là.

Un jour, Reynard, qui était alors au théâtre Beaumarchais, osa faire cette observation :

— Dis donc, Clémence, tu n’aimes donc pas la moutarde ?

— Pourquoi ça ?

— Parce que tu n’en mets jamais sur la table.

— Ah ! s’écria Clémence, il te faut de la moutarde à présent ? Pourquoi pas tout de suite des truffes ?


Le lendemain Reynard revint.

Mais il attendit en vain son potage.

Il interpella Clémence, qui lui répondit :

— C’est pas assez bon pour toi, mon fiston. Faut que tu ailles à la Maison-d’Or ou au restaurant du Cirque.

— Ah ! mais… ah ! mais !

— Il n’y a pas d’ah ! mais ; fais-moi le plaisir de décamper plus vite que ça et ne reviens jamais.

— Ah ! tu refuses ?

— Absolument.

— Eh bien, nous allons bien voir !

Reynard disparut.

Sur le boulevard il rencontra un garde municipal, et alla droit à lui.


— Hé ! bonjour, mon brave, vous ne me reconnaissez pas ?

— Attendez, non !… si… non !

— M. Reynard, du théâtre Beaumarchais. Ça va bien depuis que nous ne nous sommes vus ?… moi aussi, merci… Avez-vous dîné ?

— Non, j’allais dîner chez moi.

— Voulez-vous me faire le plaisir de dîner avec moi ?

— Ah ! monsieur Reynard, vous êtes bien bon.

— Je vous en prie.

— Soit, mais où vais-je vous trouver ?

— Mais nous y allons tout de suite.

— C’est que je voulais rentrer…

— Pourquoi faire ?

— Dam ! pour me mettre en bourgeois.

— Ne vous en avisez pas, s’écria Reynard !

Et il passa son bras sous celui du militaire.


Reynard remonta chez Clémence.

— Eh bien, me voilà, dit-il, veux-tu me donner à dîner ?

— Jamais.

— Eh bien, nous allons voir.


— Entrez donc, mon ami, dit le comédien au garde municipal, qui était resté à la porte.

À la vue de l’autorité, les traits de Clémence se décomposèrent.

— N’est-ce pas, mon ami, dit Reynard au soldat, nous dînerons ici tous les deux ?

— Tous les deusse, assurément.

— Et avec de la moutarde encore.

— Oui, avec de la moutarde, sabre de bois ! dit le garde municipal d’un ton qui ne souffrait pas de réplique.

Reynard et son invité vinrent s’asseoir à la table.

Clémence était aux petits soins !

Au dessert, Reynard lui dit :

— Écoute bien, Clémence : la première fois qu’il n’y aura pas de moutarde sur la table, je le ramène.

Et se tournant vers le municipal, qui ne se doutait pas du rôle qu’on lui faisait jouer, il ajouta :

— N’est-ce pas, mon brave, vous reviendrez ?

— Assurément ! fit le soldat, autant de foisse qu’il vous sera agréable.

Depuis ce jour, Clémence ne manquait jamais de donner de la moutarde.