Mémoires de deux jeunes mariées/Chapitre 46

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Mémoires de deux jeunes mariées
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux2 (p. 149-152).


XLVI

MADAME DE MACUMER À LA COMTESSE DE L’ESTORADE.


1829.

Les journaux t’auront appris, ma bonne et tendre Renée, l’horrible malheur qui a fondu sur moi ; je n’ai pu t’écrire un seul mot, je suis restée à son chevet pendant une vingtaine de jours et de nuits, j’ai reçu son dernier soupir, je lui ai fermé les yeux, je l’ai gardé pieusement avec les prêtres et j’ai dit les prières des morts. Je me suis infligé le châtiment de ces épouvantables douleurs, et cependant, en voyant sur ses lèvres sereines le sourire qu’il m’adressait avant de mourir, je n’ai pu croire que mon amour l’ait tué ! Enfin, il n’est plus, et moi je suis ! À toi qui nous as bien connus, que puis-je dire de plus ? tout est dans ces deux phrases. Oh ! si quelqu’un pouvait me dire qu’on peut le rappeler à la vie, je donnerais ma part du ciel pour entendre cette promesse, car ce serait le revoir !… Et le ressaisir, ne fût-ce que pendant deux secondes, ce serait respirer le poignard hors du cœur ! Ne viendras-tu pas bientôt me dire cela ? ne m’aimes-tu pas assez pour me tromper ?… Mais non ! tu m’as dit à l’avance que je lui faisais de profondes blessures… Est-ce vrai ? Non, je n’ai pas mérité son amour, tu as raison, je l’ai volé. Le bonheur, je l’ai étouffé dans mes étreintes insensées ! Oh ! en t’écrivant, je ne suis plus folle, mais je sens que je suis seule ! Seigneur, qu’est-ce qu’il y aura de plus dans votre enfer que ce mot-là ?

Quand on me l’a enlevé, je me suis couchée dans le même lit, espérant mourir, car il n’y avait qu’une porte entre nous, je me croyais encore assez de force pour la pousser ! Mais, hélas ! j’étais trop jeune, et après une convalescence de quarante jours, pendant lesquels on m’a nourrie avec un art affreux par les inventions d’une triste science, je me vois à la campagne, assise à ma fenêtre au milieu des belles fleurs qu’il faisait soigner pour moi, jouissant de cette vue magnifique sur laquelle ses regards ont tant de fois erré, qu’il s’applaudissait tant d’avoir découverte, puisqu’elle me plaisait. Ah ! chère, la douleur de changer de place est inouïe quand le cœur est mort. La terre humide de mon jardin me fait frissonner, la terre est comme une grande tombe, et je crois marcher sur lui ! À ma première sortie, j’ai eu peur et suis restée immobile. C’est bien lugubre de voir ses fleurs sans lui !

Ma mère et mon père sont en Espagne, tu connais mes frères, et toi tu es obligée d’être à la campagne ; mais sois tranquille : deux anges avaient volé vers moi. Le duc et la duchesse de Soria, ces deux charmants êtres, sont accourus vers leur frère. Les dernières nuits ont vu nos trois douleurs calmes et silencieuses autour de ce lit où mourait l’un de ces hommes vraiment nobles et vraiment grands, qui sont si rares et qui nous sont alors supérieurs en toute chose. La patience de mon Felipe a été divine. La vue de son frère et de Marie a pour un moment rafraîchi son âme et apaisé ses douleurs.

— Chère, m’a-t-il dit avec la simplicité qu’il mettait en toute chose, j’allais mourir en oubliant de donner à Fernand la baronnie de Macumer, il faut refaire mon testament. Mon frère me pardonnera, lui qui sait ce qu’est d’aimer !

Je dois la vie aux soins de mon beau-frère et de sa femme, ils veulent m’emmener en Espagne !

Ah ! Renée, ce désastre, je ne puis en dire qu’à toi la portée. Le sentiment de mes fautes m’accable, et c’est une amère consolation que de te les confier, pauvre Cassandre inécoutée. Je l’ai tué par mes exigences, par mes jalousies hors de propos, par mes continuelles tracasseries. Mon amour était d’autant plus terrible que nous avions une exquise et même sensibilité, nous parlions le même langage, il comprenait admirablement tout, et souvent ma plaisanterie allait, sans que je m’en doutasse, au fond de son cœur. Tu ne saurais imaginer jusqu’où ce cher esclave poussait l’obéissance : je lui disais parfois de s’en aller et de me laisser seule, il sortait sans discuter une fantaisie de laquelle peut-être il souffrait. Jusqu’à son dernier soupir il m’a bénie, en me répétant qu’une seule matinée, seul à seule avec moi, valait plus pour lui qu’une longue vie avec une autre femme aimée, fût-ce Marie Hérédia. Je pleure en t’écrivant ces paroles.

Maintenant, je me lève à midi, je me couche à sept heures du soir, je mets un temps ridicule à mes repas, je marche lentement, je reste une heure devant une plante, je regarde les feuillages, je m’occupe avec mesure et gravité de riens, j’adore l’ombre, le silence et la nuit ; enfin je combats les heures et je les ajoute avec un sombre plaisir au passé. La paix de mon parc est la seule compagnie que je veuille ; j’y trouve en toute chose les sublimes images de mon bonheur éteintes, invisibles pour tous, éloquentes et vives pour moi.

Ma belle-sœur s’est jetée dans mes bras quand un matin je leur ai dit : — Vous m’êtes insupportables ! Les Espagnols ont quelque chose de plus que nous de grand dans l’âme !

Ah ! Renée, si je ne suis pas morte, c’est que Dieu proportionne sans doute le sentiment du malheur à la force des affligés. Il n’y a que nous autres femmes qui sachions l’étendue de nos pertes quand nous perdons un amour sans aucune hypocrisie, un amour de choix, une passion durable dont les plaisirs satisfaisaient à la fois l’âme et la nature. Quand rencontrons-nous un homme si plein de qualités que nous puissions l’aimer sans avilissement ? Le rencontrer est le plus grand bonheur qui nous puisse advenir, et nous ne saurions le rencontrer deux fois. Hommes vraiment forts et grands, chez qui la vertu se cache sous la poésie, dont l’âme possède un charme élevé, faits pour être adorés, gardez-vous d’aimer, vous causeriez le malheur de la femme et le vôtre ! Voilà ce que je crie dans les allées de mes bois ! Et pas d’enfant de lui ! Cet intarissable amour qui me souriait toujours, qui n’avait que des fleurs et des joies à me verser cet amour fut stérile. Je suis une créature maudite ! L’amour pur et violent comme il est quand il est absolu serait-il donc aussi infécond que l’aversion, de même que l’extrême chaleur des sables du désert et l’extrême froid du pôle empêchent toute existence ? Faut-il se marier avec un Louis de l’Estorade pour avoir une famille ? Dieu serait-il jaloux de l’amour ? Je déraisonne.

Je crois que tu es la seule personne que je puisse souffrir près de moi ; viens donc, toi seule dois être avec une Louise en deuil. Quelle horrible journée que celle où j’ai mis le bonnet des veuves ! Quand je me suis vue en noir, je suis tombée sur un siége et j’ai pleuré jusqu’à la nuit, et je pleure encore en te parlant de ce terrible moment. Adieu, t’écrire me fatigue ; j’ai trop de mes idées, je ne veux plus les exprimer. Amène tes enfants, tu peux nourrir le dernier ici, je ne serai plus jalouse ; il n’y est plus, et mon filleul me fera bien plaisir à voir ; car Felipe souhaitait un enfant qui ressemblât à ce petit Armand. Enfin, viens prendre ta part de mes douleurs !…