Mémoires de deux jeunes mariées/Chapitre 8

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Mémoires de deux jeunes mariées
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux2 (p. 37-39).
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VIII

LA MÊME À LA MÊME.


Janvier.

Nous avons pour maître un pauvre réfugié forcé de se cacher à cause de sa participation à la révolution que le duc d’Angoulême est allé vaincre ; succès auquel nous avons dû de belles fêtes. Quoique libéral et sans doute bourgeois, cet homme m’a intéressée : je me suis imaginée qu’il était condamné à mort. Je le fais causer pour savoir son secret, mais il est d’une taciturnité castillane, fier comme s’il était Gonzalve de Cordoue, et néanmoins d’une douceur et d’une patience angéliques ; sa fierté n’est pas montée comme celle de miss Griffith, elle est tout intérieure ; il se fait rendre ce qui lui est dû en nous rendant ses devoirs, et nous écarte de lui par le respect qu’il nous témoigne. Mon père prétend qu’il y a beaucoup du grand seigneur chez le sieur Hénarez, qu’il nomme entre nous Don Hénarez par plaisanterie. Quand je me suis permis de l’appeler ainsi, il y a quelques jours, cet homme a relevé sur moi ses yeux, qu’il tient ordinairement baissés, et m’a lancé deux éclairs qui m’ont interdite ; ma chère, il a, certes, les plus beaux yeux du monde. Je lui ai demandé si je l’avais fâché en quelque chose, et il m’a dit alors dans sa sublime et grandiose langue espagnole : — Mademoiselle, je ne viens ici que pour vous apprendre l’espagnol. Je me suis sentie humiliée, j’ai rougi ; j’allais lui répliquer par quelque bonne impertinence, quand je me suis souvenue de ce que nous disait notre chère mère en Dieu, et alors je lui ai répondu : — Si vous aviez à me reprendre en quoi que ce soit, je deviendrais votre obligée. Il a tressailli, le sang a coloré son teint olivâtre, il m’a répondu d’une voix doucement émue : — La religion a dû vous enseigner mieux que je ne saurais le faire à respecter les grandes infortunes. Si j’étais Don en Espagne, et que j’eusse tout perdu au triomphe de Ferdinand VII, votre plaisanterie serait une cruauté ; mais si je ne suis qu’un pauvre maître de langue, n’est-ce pas une atroce raillerie ? Ni l’une ni l’autre ne sont dignes d’une jeune fille noble. Je lui ai pris la main en lui disant : — J’invoquerai donc aussi la religion pour vous prier d’oublier mon tort. Il a baissé la tête, a ouvert mon Don Quichotte, et s’est assis. Ce petit incident m’a causé plus de trouble que tous les compliments, les regards et les phrases que j’ai recueillis pendant la soirée où j’ai été le plus courtisée. Durant la leçon, je regardais avec attention cet homme qui se laissait examiner sans le savoir : il ne lève jamais les yeux sur moi. J’ai découvert que notre maître, à qui nous donnions quarante ans, est jeune ; il ne doit pas avoir plus de vingt-six à vingt-huit ans. Ma gouvernante, à qui je l’avais abandonné, m’a fait remarquer la beauté de ses cheveux noirs et celle de ses dents, qui sont comme des perles. Quant à ses yeux, c’est à la fois du velours et du feu. Voilà tout, il est d’ailleurs petit et laid. On nous avait dépeint les Espagnols comme étant peu propres ; mais il est extrêmement soigné, ses mains sont plus blanches que son visage ; il a le dos un peu voûté ; sa tête est énorme et d’une forme bizarre ; sa laideur, assez spirituelle d’ailleurs, est aggravée par des marques de petite vérole qui lui ont couturé le visage ; son front est très proéminent, ses sourcils se rejoignent et sont trop épais, ils lui donnent un air dur qui repousse les âmes. Il a la figure rechignée et maladive qui distingue les enfants destinés à mourir, et qui n’ont dû la vie qu’à des soins infinis, comme sœur Marthe. Enfin, comme le disait mon père, il a le masque amoindri du cardinal de Ximenès. Mon père ne l’aime point, il se sent gêné avec lui. Les manières de notre maître ont une dignité naturelle qui semble inquiéter le cher duc ; il ne peut souffrir la supériorité sous aucune forme auprès de lui. Dès que mon père saura l’espagnol, nous partirons pour Madrid. Deux jours après la leçon que j’avais reçue, quand Hénarez est revenu, je lui ai dit, pour lui marquer une sorte de reconnaissance : — Je ne doute pas que vous n’ayez quitté l’Espagne à cause des événements politiques ; si mon père y est envoyé, comme on le dit, nous serons à même de vous y rendre quelques services et d’obtenir votre grâce au cas où vous seriez frappé par une condamnation. — Il n’est au pouvoir de personne de m’obliger, m’a-t-il répondu. — Comment, monsieur, lui ai-je dit, est-ce parce que vous ne voulez accepter aucune protection, ou par impossibilité ? — L’un et l’autre, a-t-il dit en s’inclinant et avec un accent qui m’a imposé silence. Le sang de mon père a grondé dans mes veines. Cette hauteur m’a révoltée, et je l’ai laissé là. Cependant, ma chère, il y a quelque chose de beau à ne rien vouloir d’autrui. Il n’accepterait pas même notre amitié, pensais-je en conjuguant un verbe. Là, je me suis arrêtée, et je lui ai dit la pensée qui m’occupait, mais en espagnol. Le Hénarez m’a répondu fort courtoisement qu’il fallait dans les sentiments une égalité qui ne s’y trouverait point, et qu’alors cette question était inutile. — Entendez-vous l’égalité relativement à la réciprocité des sentiments ou à la différence des rangs ? ai-je demandé pour essayer de le faire sortir de sa gravité qui m’impatiente. Il a encore relevé ses redoutables yeux, et j’ai baissé les miens. Chère, cet homme est une énigme indéchiffrable. Il semblait me demander si mes paroles étaient une déclaration : il y avait dans son regard un bonheur, une fierté, une angoisse d’incertitude qui m’ont étreint le cœur. J’ai compris que ces coquetteries, qui sont en France estimées à leur valeur, prenaient une dangereuse signification avec un Espagnol, et je suis rentrée un peu sotte dans ma coquille. En finissant la leçon, il m’a saluée en me jetant un regard plein de prières humbles, et qui disait : Ne vous jouez pas d’un malheureux. Ce contraste subit avec ses façons graves et dignes m’a fait une vive impression. N’est-ce pas horrible à penser et à dire ? il me semble qu’il y a des trésors d’affection dans cet homme.