Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome III/VII/Chapitre XI

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Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome iii
De 1820 à 1830.
p. 122-131).


CHAPITRE XI


Dernière maladie du roi Louis XVIII. — Habileté de madame du Cayla. — Mort du Roi. — « Passez, monsieur le Dauphin. » — Enterrement du Roi. — Le titre de Madame refusé à madame la duchesse de Berry. — Celui d’Altesse Royale donné aux princes d’Orléans. — Réception à Saint-Cloud. — Entrée à Paris du roi Charles X.

J’allai, le jour de la saint Louis 1824, faire ma cour au Roi. Je ne l’avais pas vu depuis le mois de mai et je fus bien frappée de son excessif changement : il était dans son même fauteuil et dans son habituelle représentation, vêtu d’un uniforme très brodé, avec les ordres par-dessus l’habit.

Mais les guêtres de velours noir, qui enveloppaient ses jambes, avaient doublé de circonférence, et sa tête ordinairement forte était tellement amoindrie qu’elle paraissait toute petite. Elle s’appuyait sur le creux de son estomac, au point que les épaules la dominaient. Ce n’était qu’avec effort qu’il la relevait et montrait alors une physionomie si altérée, un regard si éteint qu’on ne pouvait se faire illusion sur son état.

Il m’adressa quelques paroles de bonté lorsque je lui fis ma révérence. J’en fus d’autant plus touchée que j’avais l’impression que je voyais pour la dernière fois ce vieux monarque dont la sagesse avait été mise à tant d’épreuves et qui aurait peut-être triomphé de toutes les difficultés de sa position si la faiblesse et la maladie ne l’avaient jeté, tout désemparé, entre les mains de ceux contre les folies desquels il luttait depuis trente années.

Louis XVIII avait coutume de dire qu’un roi de France ne se devait aliter que pour mourir. Il s’est montré fidèle à ce principe ; car, entre le 25 août et le 16 septembre, dernier jour de sa vie, il a encore paru en public et tenu deux fois sa Cour.

Peut-être un motif plus personnel stimulait-il aussi son courage. Je tiens du docteur Portal, son premier médecin, qu’il lui avait demandé, l’année précédente, comment il mourrait. Portal avait cherché à éloigner ce discours, mais le Roi l’y avait ramené.

« Ne me traitez pas comme un idiot, Portal. Je sais bien que je ne peux pas vivre longtemps, et je sais que je dois souffrir, peut-être plus qu’à présent. Ce que je voudrais savoir, c’est si la dernière crise de mon mal pourra se dissimuler ou s’il me faudra rester plusieurs jours à l’agonie ?

— Mais, Sire, selon toute apparence, la maladie de Votre Majesté sera très lente et graduelle ; cela peut durer bien des années.

— Je ne vous demande pas cela, reprit le Roi avec humeur. Lente et graduelle ! Je n’ai donc pas l’espoir qu’on me trouve mort dans mon fauteuil ?

— Je n’y vois aucune apparence.

— Il n’y aura donc pas moyen d’éviter les surplis de mon frère ? » grommela le Roi entre ses dents après un instant de silence. Puis il parla d’autre chose.

Il parait que ses répugnances ne s’étaient pas affaiblies, car il accueillit avec une froideur marquée toutes les insinuations de ses entours pour chercher du soulagement à ses maux dans l’assistance de l’Église.

Madame la duchesse d’Angoulême, ayant hasardé une démarche plus directe, reçut, pour réponse, un sévère : « Il n’est pas encore temps, ma nièce ; soyez tranquille ». Cependant le danger devenait de plus en plus imminent, et l’anxiété de la famille s’accroissait dans la même proportion.

Madame du Cayla, peu capable de se laisser dominer par un sentiment de fausse délicatesse, calcula qu’il y aurait tout profit à froisser les sentiments du moribond pour acquérir des droits sur les vivants. Elle arriva à l’improviste chez le Roi, la veille de sa mort, et fit si bien qu’à la suite d’une longue conférence le grand aumônier fut averti de se rendre chez le Roi. Au reste, le temporel ne fut pas oublié dans ce dernier tête-à-tête.

Le maréchal Mortier possédait dans la rue de Bourbon un magnifique hôtel qu’il annonçait le dessein de vendre. Ce matin-là même, un homme d’affaires était venu lui en offrir huit cent mille francs. Le maréchal avait un peu hésité, demandé du temps pour se décider, pour consulter sa femme et ses enfants. On lui avait donné une heure. C’était un marché à conclure à l’instant, sinon on avait un autre hôtel en vue. Le maréchal s’était informé du nom de l’acquéreur :

« Que vous importe ?

— Cela m’importe beaucoup ; il me faut savoir s’il est solvable.

— Très solvable, car vous serez payé dans la journée, mais son nom doit rester un mystère. »

Le maréchal consentit et, immédiatement après la visite de madame du Cayla au Roi, les huit cent mille francs lui furent comptés en numéraire. Un ordre, signé d’un Louis à peine lisible, avait suffi à la bonne volonté du duc de Doudeauville pour payer cette somme considérable. Le Roi respirait encore et, rigoureusement parlant, avait le droit d’en disposer.

Toutefois, madame du Cayla a toujours été un peu honteuse de cette acquisition et surtout de sa date. Elle n’a jamais osé habiter l’hôtel. Plusieurs années après, elle l’a vendu au duc de Mortemart.

Le Roi, ayant une fois pris son parti, montra la plus grande fermeté. Il donna lui-même les ordres pour que les cérémonies s’accomplissent avec toutes les formes usitées envers les rois ses prédécesseurs que sa prodigieuse mémoire lui rappelait dans tous les plus petits détails. Peu d’heures avant sa mort, le grand aumônier s’étant trompé en récitant les prières des agonisants, Louis XVIII le reprit et rétablit l’exactitude du texte avec une présence d’esprit et un calme qui ne l’abandonnèrent pas un moment.

La famille était réunie au fond de sa chambre et profondément affectée. Les médecins, le service, le clergé environnaient le lit. Le premier gentilhomme de la chambre soutenait le rideau. Au signal, donné par le premier médecin, que tout était fini, il le laissa tomber et se retourna en saluant les princes.

Monsieur sortit en sanglotant ; Madame se préparait à le suivre. Jusque-là, elle avait toujours pris, comme fille de roi, le pas sur son mari ; arrivée à la porte elle s’arrêta tout court et, à travers les larmes sincères dont son visage était inondé, elle articula péniblement : « Passez, monsieur le Dauphin ». Il obéit sur-le-champ à l’appel, sans remarque et sans difficulté.

Le premier gentilhomme annonça : le Roi ; les gardes du corps répétèrent : le Roi et Charles X arriva dans son appartement.

Des voitures étaient déjà attelées. Il en ressortit aussitôt, avec toute sa famille, pour se rendre à Saint-Cloud, selon l’usage des rois de France qui ne séjournent jamais un instant dans le palais où leur prédécesseur vient de rendre le dernier soupir.

On a beaucoup reproché aux princes de la maison de Bourbon la sujétion qu’ils voulaient imposer aux lois de l’étiquette, mais on voit à quel point elle est inhérente à leur nature. Certainement madame la Dauphine était fort affectée de la mort de son oncle. N’eût-elle pas eu d’attachement pour lui, le terrible spectacle auquel elle assistait suffisait pour l’émouvoir vivement. À peine quelques secondes s’étaient écoulées, le dernier gémissement résonnait encore à son oreille, et rien ne pouvait la distraire d’une question de pure étiquette, dans un intérieur où personne n’aurait remarqué qu’elle y manquait.

De son côté, si monsieur le Dauphin n’avait pas réclamé son droit, il avait du moins trouvé tout simple qu’on y pensât et n’en avait témoigné ni étonnement, ni impatience. Quand on est si esclave soi-même, il n’est pas étonnant qu’on impose les mêmes devoirs aux autres et que les exigences arrivent à un point qui paraît absurde aux personnes élevées dans d’autres idées.

Mon frère, de service auprès de monsieur le Dauphin, a été témoin oculaire de cette dernière scène de la vie du roi Louis XVIII, et c’est de lui que je la tiens.

L’appartement du feu Roi fut tendu de noir et décoré en chapelle ardente. On y disait des messes toute la matinée. Le service se faisait, près du corps, par les grands officiers. Ce spectacle dura plusieurs jours. Le public y était admis avec des billets. On dit que c’était fort beau. Ma paresse accoutumée et un peu de répugnance à ce genre de représentation m’empêchèrent d’y aller, aussi bien que d’assister aux funérailles à Saint-Denis.

Le convoi eut cela de particulier que le clergé n’y parut pas. Une querelle de juridiction s’étant élevée entre le premier aumônier et l’archevêque de Paris, monsieur de Quélen défendit aux ecclésiastiques du diocèse d’accompagner le cortège. Il paraît que cette défense ne s’étendit pas sur le chapitre de Saint-Denis, car, arrivé à l’église, le service fut digne et religieux.

J’en eus le récit le jour même par beaucoup de témoins oculaires, particulièrement par le duc de Raguse dont l’imagination mobile avait été vivement saisie par les formes, antiques et féodales, de la cérémonie à laquelle il avait été appelé à prendre part. Il les racontait avec ce bonheur d’expression qu’il trouve bien plus fréquemment en parlant qu’en écrivant et qui rend sa conversation charmante.

Je me rappelle, entre autres, sa description du moment où le chef des hérauts d’armes, prenant successivement le casque, le bouclier et enfin le glaive du Roi, les précipitait après lui dans le caveau. On les entendait rouler de marche en marche, tandis que le héraut disait trois fois à chaque objet : « le Roi est mort, le Roi est mort, le Roi est mort ! »

Puis, après ce cri de mort, répété neuf fois d’une voix lugubre dans le silence de l’assemblée, la porte du caveau se refermait avec fracas ; tous les hérauts se retournaient vers le public, criaient simultanément : « Vive le Roi ! » et tous les assistants se joignaient à cette acclamation.

J’avoue que le casque et le glaive de Louis XVIII pouvaient prêter au ridicule ; mais, lorsque le maréchal racontait l’effet du bruit de ces armures tombant dans la profondeur de cette royale sépulture, il causait d’autant plus de frémissement que lui-même en éprouvait encore.

Cette cérémonie donna lieu à une querelle littéraire qui dure encore à l’heure qu’il est. Monsieur de Salvandy, déjà connu avantageusement par quelques brochures politiques, fit insérer dans le Journal des Débats une chaleureuse relation des funérailles de Saint-Denis. Beaucoup de personnes crurent y reconnaître la plume de monsieur de Chateaubriand. On lui en fit des compliments jusqu’au point de lui dire qu’il n’avait jamais rien écrit de mieux. Il n’a pu pardonner à Salvandy cette erreur du public dont il fut blessé de toute la hauteur de son incommensurable vanité.

Le roi Charles X dit quelques mots d’obligeance à monsieur de Brézé, grand maître des cérémonies, sur la manière intelligente dont il avait préparé et conduit les détails de la pompe funèbre.

« Oh ! Sire, répondit l’autre modestement, le Roi est bien bon ; il y a manqué bien des choses, une autre fois ce sera mieux.

— Je vous remercie, Brézé, répondit le Roi en souriant, mais je ne suis pas pressé. » Monsieur de Brézé s’effondra.

En prenant le titre de dauphine, madame la duchesse d’Angoulême renonçait à l’appellation de Madame qu’elle avait porté jusque-là. Madame la duchesse de Berry eut la fantaisie de se l’approprier. Elle en demanda l’autorisation au Roi qui lui répondit fort sèchement : « À quel titre ? Je vis et vous êtes veuve, cela ne se peut pas. »

En effet, si monsieur le duc de Berry avait vécu, il n’aurait été Monsieur qu’à l’avènement de son frère à la couronne. Mais la prétention de madame la duchesse de Berry avait une origine plus politique.

On avait été rechercher, pour elle, que la duchesse d’Angoulême, mère de François Ier, s’appelait exclusivement Madame, et c’était à la mère de monsieur le duc de Bordeaux qu’elle voulait faire déférer ce titre, se préparant ainsi une existence à part et peut-être une éventualité de régence le cas échéant ; mais elle ne jouissait pas d’assez de considération dans sa famille pour obtenir cette distinction, contre laquelle madame la Dauphine se déclara formellement.

Quelques courtisans ayant essayé du Madame les premiers jours, elle reprit sévèrement : « Est-ce la duchesse de Berry dont vous voulez parler ? » Le Roi s’expliqua dans le même sens, et le Madame n’eut cours que parmi les personnes attachées à la maison de madame la duchesse de Berry, quelques familiers intimes et des subalternes cherchant à se faire bien voir. Madame de Gontaut, quoique gouvernante des enfants, le refusa et ce fut le commencement du refroidissement avec la princesse.

Charles X n’avait pas hérité de la maussaderie de Louis XVIII pour la famille d’Orléans ; il la traitait avec bienveillance ; et la sincère amitié qui existe entre madame la Dauphine et madame la duchesse d’Orléans avait adouci les répugnances de la fille de Louis XVI.

Le Roi donna à tous les princes d’Orléans le titre d’Altesse Royale, éteint depuis deux générations. Il faut être prince, et dès longtemps en butte à toutes les petites vexations de la différence de rang, pour pouvoir apprécier la joie qu’on en ressentit au Palais-Royal.

Malgré toutes les prétentions au libéralisme éclairé, l’Altesse Royale y fut reçue avec autant de bonheur qu’elle eut pu l’être au temps décrit par Saint-Simon. Il y a de vieux instincts qui n’admettent de prescription, ni du temps, ni des circonstances, tel effort qu’on fasse pour se le persuader à soi-même. Les d’Orléans sont et resteront princes et Bourbons, quand même.

Le lendemain de la mort du feu Roi, Charles x avait reçu à Saint-Cloud les grands corps de l’État. Il leur avait fait une déclaration de principe où on avait trouvé des assurances tellement plus libérales qu’on n’osait en espérer de lui que la joie en fût aussi vive que générale. Ces paroles, redites dans la soirée et répétées le lendemain dans le Moniteur, firent éclater dans Paris, et bientôt après dans toutes les provinces, un mouvement d’enthousiasme pour le nouveau souverain, et sa popularité était au comble le jour où il fit son entrée dans Paris, par une pluie battante qui ne réussit, ni à diminuer l’affluence des spectateurs, ni à calmer la chaleur de leurs acclamations.

Le Roi était à cheval, se laissant mouiller de la meilleure grâce du monde et ayant repris cette physionomie, ouverte et satisfaite, qui charmait le bourgeois de Paris en 1814. Le peuple, toujours avide de nouveauté et se prêtant volontiers aux espérances, accueillit avec satisfaction le nouveau règne. Toutes les méfiances accumulées depuis des années contre Monsieur, comte d’Artois, s’évanouirent, en un instant, devant quelques phrases prononcées par Charles X en honneur de la Charte constitutionnelle.

Il n’aurait tenu qu’à lui de faire fructifier ces heureuses dispositions. Il en jouissait parfaitement ; car l’instinct de Charles X est de rechercher la popularité. Il a le désir de plaire et, s’il a repoussé l’amour des peuples, ce n’est pas sans se faire quelque violence ; mais il y était entraîné par l’esprit de parti et de secte qui le dominait ainsi que ses conseillers.

J’aurais voulu me faire illusion en espérant que le poids de la couronne avait changé ses idées, mais je le connaissais trop bien pour oser m’en flatter.

Je me rappelle avoir eu, ces jours-là, une longue discussion avec Mathieu de Montmorency, monsieur de Rivière et quelques autres personnages de leur bord.

« Vous prétendez, leur disais-je, que la France ne sait pas ce qu’elle veut, qu’il n’y a pas d’opinion publique ? Hé bien, vous convenez que Monsieur était très impopulaire et qu’au contraire Charles x est très populaire. De là, vous établissez que la nation est aussi mobile qu’extravagante et qu’il ne faut avoir aucun égard à ses impressions. Toutefois il s’est passé quelque chose depuis une semaine : l’impopulaire Monsieur était tenu pour hostile aux nouvelles lois du pays ; le populaire Charles x s’est proclamé leur protecteur et leur protégé. Ne serait-il pas plus logique de conclure que la France a une opinion, une volonté, et que c’est le maintien des intérêts nouveaux et de la Charte constitutionnelle acquise par trente ans de souffrances ?

— Eh ! bon Dieu, me répondait-on d’un ton dénigrant, personne n’a envie d’y toucher à votre Charte, ni de molester les intérêts révolutionnaires. Qu’ils vivent en paix. Mais il n’est pas juste de leur sacrifier le peu d’avantages restés aux classes supérieures… et puis, enfin, il faut pouvoir gouverner. »

Monsieur de Villèle profita du nouveau règne pour ôter la censure dont il était déjà embarrassé. Il n’y gagna pas grand’chose, car les attaques permises furent aussi vives que lorsqu’elles étaient défendues.

La veine libérale ne fournit pas longuement. Le Roi et ses conseillers revinrent à leurs habitudes, et l’animadversion contre le gouvernement s’augmenta de toute la force des espérances qu’on avait si vivement et si légèrement conçues.