Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome III/VII/Chapitre XIX

La bibliothèque libre.
Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome iii
De 1820 à 1830.
p. 208-222).


CHAPITRE XIX


Chute du ministère Martignac. — Réprobation générale contre le ministère Polignac. — Refus de l’amiral de Rigny. — Démission de monsieur de Chateaubriand. — Projet de mariage pour la princesse Louise d’Orléans. — Maladie de madame la duchesse d’Orléans. — Ovations à monsieur de Lafayette en Dauphiné. — Le Roi croit pouvoir justifier monsieur de Bourmont. — Le maréchal Marmont fait décider l’expédition d’Alger. — Il est complètement joué par monsieur de Bourmont. — Fureur du maréchal.

La session touchait à sa fin. Le Roi s’occupa d’accomplir sa fatale destinée. Monsieur Royer-Collard, dans son style semi-énigmatique, avait dit un jour au Roi que monsieur de La Bourdonnaye était le seul député resté entier à la Chambre.

Charles X avait fait son profit de cette rédaction et avait gardé, dans son cœur royal, la pensée de confier ses affaires à cet homme resté entier devant la Chambre. Il aurait désiré ajouter monsieur Ravez ; mais celui-ci, plus avisé, après avoir poussé de toutes ses forces à la chute du ministère Martignac, refusa d’entrer dans la combinaison Polignac. Peut-être se ménageait-il pour arriver d’une façon un peu moins impopulaire, car, à cette époque de 1829, le pauvre Roi semblait avoir pris à tâche de chercher les noms les plus hostiles au pays pour en composer son gouvernement. Celui de monsieur de Bourmont comblait la mesure : il était également en horreur aux camps et aux cités.

Avouons tout de suite que, malgré l’aveuglement habituel de monsieur de Polignac, il fut renversé lorsqu’en arrivant de Londres il trouva les collègues que le Roi lui avait préparés ; mais il était bien engagé et, d’ailleurs, il désirait trop le ministère pour avoir la pensée de reculer.

Un billet de monsieur Pasquier m’apprit, le 7 août, que tous ces formidables noms paraîtraient le lendemain dans le Moniteur.

J’allai faire une visite à Lormoy, chez la duchesse de Maillé. J’y racontai tristement ma nouvelle ; monsieur de Maillé se mit à rire ; rien n’avait moins de fondement : il arrivait ce matin-là même de Saint-Cloud ; il avait vu monsieur de Martignac la veille en pleine sécurité et faisant des projets pour la session prochaine (et cela était vrai) ; le Roi l’avait traité à merveille. D’ailleurs, le duc de Maillé connaissait bien la figure préoccupée, triste, agitée du monarque lorsqu’il s’agissait d’une seule personne à changer dans son ministère, et jamais il ne lui avait trouvé l’aspect plus serein, l’esprit plus libre que la veille. Il avait fait sa partie de whist pendant laquelle il n’avait cessé de faire des plaisanteries, etc… Ma nouvelle n’avait pas le sens commun.

Au reste, je lui dois la justice que, s’il y avait cru, il en aurait été fort effrayé, et le portrait qu’il me fit de l’ambitieuse et intrigante nullité de Jules prouvait qu’il l’appréciait bien.

En revenant à Châtenay, je trouvai le duc de Mouchy qui venait me demander à dîner. Quoiqu’il arrivât de Paris, il ignorait le nouveau ministère ; mais il n’en accueillit pas la nouvelle avec la gaie incrédulité du duc de Maillé. Lui aussi cependant avait lieu de croire à la pleine sécurité de monsieur de Martignac.

Il m’exprima une profonde tristesse, puis ajouta : « Peut-être, au reste, ce serait-il pour le mieux. Le Roi ne se tiendra jamais pour satisfait qu’il n’ait fait l’épreuve de cet impraticable ministère. C’est son rêve depuis dix ans ; il s’en passera inévitablement la fantaisie. Il vaut mieux plus tôt que plus tard. Quand il sera lui-même convaincu de son impossibilité, il entrera plus franchement dans une autre combinaison ; et certainement un ministère, formé des noms que vous me dites, tombera devant la première Chambre qui s’assemblera. »

Je lui représentai que Jules était aussi téméraire qu’imprudent et pourrait bien vouloir lutter avec elle. « Ah ! ne craignez pas cela, je connais bien le Roi ; jamais on n’obtiendra de lui de résister aux Chambres ou à la cote de la Bourse. Monsieur de Villèle a fait son éducation sur ces deux points, et elle est complète. »

Je rapporte ces impressions de deux courtisans intimes, l’un premier gentilhomme de la chambre et l’autre capitaine des gardes, pour montrer que, même autour du Roi, tout ce qui n’était pas dans l’intrigue Polignac ne voyait pas arriver ce ministère sans une inquiétude plus ou moins vive.

Le Moniteur proclama le lendemain les noms qu’on avait annoncés, plus ceux de messieurs de Courvoisier et de Rigny. L’un et l’autre étonnèrent leurs amis. Je connaissais le vainqueur de Navarin, et je ne comprenais pas son association avec les autres. J’eus bientôt la satisfaction d’apprendre qu’il s’y était refusé. Il résista, avec une fermeté qui lui coûta beaucoup, aux sollicitations personnelles et aux séductions du Roi.

Il lui fallait une grande conviction pour avoir ce courage, car l’autorité de la couronne exerçait encore beaucoup d’empire sur les esprits ; et Charles X savait trouver les paroles les plus entraînantes quand il voulait réussir, mêlant habilement les apparences de la bonhomie, de la franchise à une dignité qui imposait.

La résistance respectueuse que monsieur de Rigny lui opposa avait donc un mérite réel. On avait mis son nom dans le Moniteur, espérant l’engager malgré lui. Il persista à refuser un poste où il ne croyait ni pouvoir faire le bien, ni pouvoir empêcher le mal, ce sont ses propres expressions en m’en parlant. L’estime que je conçus de sa conduite, en cette circonstance, devint le fondement d’une amitié qui s’est resserrée de plus en plus. La mort vient naguère de l’arracher à ses amis et à la patrie à laquelle il a rendu des services si essentiels et que l’histoire appréciera un jour.

Les cris de joie jetés par les libéraux sur le refus de l’amiral de Rigny furent le texte dont on se servit pour obtenir le consentement de monsieur de Courvoisier. Il se tenait pour être personnellement l’obligé du Roi à l’occasion de grâces accordées à son père, et il n’osa ajouter sa réprobation à celle qu’on faisait sonner si haut. Il accepta donc, fort tristement, le dangereux honneur qu’on lui conférait, en ayant soin, pourtant, de spécifier qu’il ne mettrait son nom à aucune mesure inconstitutionnelle. On lui affirma que la Charte était le catéchisme de tout le conseil.

Peu de temps après, il disait à un de ses amis qui lui avait prédit les coups d’État comme inévitables : « Vous aviez raison, ces gens-là m’ont trompé ; je vois maintenant leurs intentions. Tant que je siégerai avec eux, ils ne les accompliront pas ; mais, si vous me voyez m’en aller, vous pourrez être sûr que j’ai reconnu l’impossibilité d’arrêter leur folle imprudence. Hélas ! ils ne sont pas même en état de voir le précipice, bien moins encore d’en juger la profondeur. »

Aussi, lorsque monsieur de Courvoisier donna sa démission, au mois de mai 1830, la personne à laquelle il avait annoncé ses intentions lui dit à son tour : « Les coups d’État sont donc imminents, puisque vous vous retirez ? » L’ex-ministre se borna à lui serrer la main sans répondre.

Monsieur de Chateaubriand arriva à tire-d’aile des Pyrénées, où il se trouvait, pour apporter sa démission de l’ambassade de Rome. Il sollicita vainement la faveur de la remettre lui-même au Roi, et ne put obtenir une audience. En revanche, j’ai la certitude que nulle séduction ne lui fut épargnée. On lui offrit le titre de duc, une grosse somme d’argent pour payer ses dettes, un accroissement d’émoluments, une place à la Cour pour sa femme, enfin tout ce qui pouvait tenter les goûts aristocratiques et dispendieux du ménage. Mais il se montra également sourd à ces propositions.

Ce fut seulement après les refus multipliés de monsieur de Chateaubriand que monsieur de La Ferronnays fut nommé à l’ambassade de Rome, et eut avec le Roi la conversation que j’ai déjà rapportée. Je crois que monsieur de La Ferronnays partageait l’opinion de monsieur de Mouchy qu’il était inévitable que le Roi se passât la fantaisie d’un ministère selon son cœur, afin d’en reconnaître lui-même l’impossibilité. Cette fantaisie lui a coûté la couronne.

Le duc de Laval, ambassadeur à Vienne, fut nommé à Londres à la place de monsieur de Polignac. Il ne fit que traverser la France, et je me rappelle être venue de Pontchartrain pour le voir à Paris. Nous ne pûmes nous rejoindre que dans la cour de la maison de sa mère ; il monta dans ma voiture et il y resta une heure.

Madame Récamier, qui s’y trouvait en tiers, m’a souvent rappelé que je lui avais prédit tout ce qui lui est arrivé depuis. Ce n’est pas que je me prétende plus habile prophète qu’un autre, mais je vivais avec des gens en dehors des illusions qui aveuglaient le duc de Laval et son parti. Tout citoyen français, assez libre avec lui pour ne pas craindre de l’offenser, lui aurait tenu le même langage.

Jamais catastrophe n’a été plus annoncée que celle à laquelle travaillait, avec tant de zèle le parti qui devait y succomber. Ce qu’il y a d’ineffable, c’est que, depuis la chute, c’est nous qui criions gare de toutes nos forces qu’il accuse de l’avoir poussé dans le précipice. C’est ainsi que se manifeste la justice des hommes ! C’est de cette conversation que date le refroidissement du duc de Laval pour moi. Le parti ultra est celui qui tolère le moins l’expression de la vérité.

Il était question du mariage de la princesse Louise d’Orléans avec le prince héréditaire de Naples. Les Orléans le désiraient vivement. Madame la Dauphine et madame la duchesse de Berry étaient entrées dans cette pensée, et le Roi n’en paraissait pas éloigné. Toutefois, au Palais-Royal, on accusait le duc de Blacas, alors ambassadeur à Naples, de ne pas mettre beaucoup de zèle à faire réussir cette négociation.

Les souverains napolitains, en conduisant eux-mêmes leur fille Christine, reine d’Espagne, à son époux Ferdinand vii, traversèrent le midi de la France. Madame la duchesse de Berry alla rejoindre son père, et la famille d’Orléans suivit son exemple.

Le Roi et la Reine témoignaient un grand désir de voir accomplir l’alliance souhaitée chez nous, mais ils dirent que le prince héréditaire s’y refusait. Il se rendait justice ; il ne méritait pas notre charmante princesse. Ce fut un coup très sensible pour madame la duchesse d’Orléans qui avait dès lors une grande passion de marier ses filles.

Elle venait d’être très dangereusement malade, et la crainte de ne les point établir pendant sa vie s’était emparée d’elle. Qui n’a pas vu la désolation de tout le Palais-Royal pendant le danger de madame la duchesse d’Orléans ne peut s’en faire idée : mari, sœur, enfants, amis, serviteurs, valets, personne ne désemparait ; on osait à peine se regarder.

Monsieur le duc d’Orléans, si maître de lui ordinairement, avait complètement perdu la tête. Il ne pouvait dissimuler sa douleur, même au lit de sa femme, et venait pourtant toutes les cinq minutes faire explosion dans la salle attenante, adressant à tout le monde les questions qu’il faisait à chaque instant aux médecins et plus propres à les troubler qu’à les éclairer. Je n’ai jamais vu personne dans un état plus dissemblable de ses propres habitudes.

Madame la duchesse d’Orléans s’en apercevait, et n’était occupée qu’à le rassurer et à le calmer. Elle me disait, lors de sa convalescence : « Je priais bien le bon Dieu de me conserver pour ce cher ami ; mais je le remerciais aussi de me donner une occasion de voir combien je lui étais chère. » Elle aurait pu ajouter : et utile. Elle est, bien assurément, l’ange tutélaire de la maison d’Orléans.

Pendant que nos princes parcouraient le midi, réunis à leur famille napolitaine, dont la tournure et les équipages excitaient l’étonnement même de nos provinciaux les moins civilisés, un autre voyageur occupait bien davantage les cent bouches de la renommée, ou, pour parler moins poétiquement, les cent presses des journaux. Monsieur de Lafayette avait été voir sa petite-fille établie à Vizille, chez son beau-père, monsieur Augustin Périer.

L’opinion publique était tellement à la recherche de tout ce qui pouvait témoigner son mécontentement que cette visite, toute naturelle, devint un événement politique. Le vétéran de la Révolution fut fêté à Vizille, puis à Grenoble, puis à Valence, puis à Lyon, puis enfin sur toute la route, et il fut reconduit à Paris d’ovation en ovation.

Monsieur de Lafayette n’était pas homme à faire défaut à cette gloire, lors même qu’elle aurait été plus populacière ; mais, il faut l’avouer, l’opposition, en ce moment, était recrutée de tout ce qu’il y avait de plus capable et de plus honorable dans le pays, et on saisissait avidement les occasions de le témoigner.

Naguère, la mort du général Foy, éloquent député de l’opposition, avait donné l’idée d’une souscription nationale en faveur de ses enfants, restés sans fortune. Monsieur Casimir Périer s’était inscrit le premier et la semaine n’était pas écoulée que le million projeté était rempli. Ce succès avait fait naître la pensée d’une autre souscription destinée à dédommager les personnes qui refuseraient de payer l’impôt illégalement établi. On prévoyait les coups d’État ; on ignorait de quelle nature ils seraient, et on se préparait à la résistance.

Soyons justes et convenons que, par là, on les provoquait, car je ne prétends pas défendre ces démonstrations. Elles étaient coupables ; il n’est pas permis de présumer que le pouvoir doit lui-même sortir de la ligne légale pour s’autoriser par avance à se soustraire aux lois ; mais, si jamais cela a été excusable, c’est dans cette circonstance. Les précédents des personnes investies de l’autorité du Roi donnaient le droit de soupçonner leurs intentions, et le langage de leurs organes, avoués et reconnus, prouvaient qu’ils n’en avaient pas changé.

Les congréganistes et les ultras entonnaient partout l’hymne de triomphe ; mais ils n’étaient pas complètement d’accord entr’eux sur la manière d’agir. Bientôt, les premiers l’emportèrent, et on trouva que monsieur de La Bourdonnaye n’entrait pas suffisamment dans les vues du parti prêtre. Lui-même fut effrayé des folies qu’on méditait, et l’élévation de Jules de Polignac à la présidence du conseil lui servit de prétexte pour solliciter une retraite qu’on était fort disposé à lui accorder.

Enfin, pour achever la série des noms odieux au pays et compléter sa colère, ce fut monsieur de Peyronnet qui le remplaça au ministère de l’intérieur.

Une femme, très liée avec monsieur de La Bourdonnaye, lui ayant reproché d’avoir abandonné les affaires pour la puérile susceptibilité du nouveau titre donné à Jules dans un moment si critique, il lui répondit que cette inculpation était tout à fait erronée, que, si le conseil avait marché dans ses vues, il y serait resté quelqu’eût été son président : « Mais, voyez-vous, avait-il ajouté, quand on joue sa tête il faut tenir les cartes. »

Ce propos, dont je suis bien sûre, confirme les révélations de monsieur Courvoisier. Il montre à quel point les ordonnances étaient préméditées, et combien leur résultat probable était prévu pour tous ceux que Dieu, dans sa colère, n’avait pas frappé d’une irrémédiable cécité.

Il me faut donner une nouvelle preuve de cet aveuglement royal auquel les personnes qui n’auront pas vécu dans notre temps auront peine à croire et qui n’en est pas moins d’une scrupuleuse exactitude.

Monsieur de Bourmont, après s’être battu bravement dans la Vendée, avait fait sa paix particulière avec l’Empereur, abandonné, d’autres disent livré, ses camarades, et pris du service dans l’armée Impériale si promptement qu’il n’en était guère estimé.

En 1814, il s’était trouvé des plus empressés à saluer le drapeau blanc. En 1815, il avait accompagné le maréchal Ney à Dijon, avait obtenu de l’Empereur le commandement d’une brigade, puis avait déserté la veille de la bataille de Waterloo et porté à l’ennemi les états de l’armée. Lors du trop fameux procès du maréchal Ney, monsieur de Bourmont témoigna contre lui en Cour des pairs, et le maréchal, à son tour, l’accusa d’avoir aidé à la rédaction de la proclamation qu’il dénonçait aujourd’hui.

Toutes ces circonstances, vraies ou fausses mais généralement admises, avaient fait décerner à monsieur de Bourmont l’épithète de traître que personne ne lui contestait et que la presse exploitait à profit chaque matin.

Un jour de cette année 1829, le Roi dit au conseil assemblé : « Ah cela, messieurs, il est temps de faire finir toutes ces clabauderies contre Bourmont ; personne ne sait mieux que moi combien elles sont injustes, et je vous autorise à publier que, dans tout ce qu’on lui reproche, il n’a jamais agi que sur mes ordres secrets et mon exprès commandement. » Monsieur de Bourmont frissonna de la tête aux pieds. Tous les assistants baissèrent les yeux à cette singulière réhabilitation. Quant au Roi, il croyait très consciencieusement qu’aucune action ne pouvait sembler déshonorante lorsqu’il l’avait commandée, et que son ordre justifiait toute démarche. Le sang de Louis XIV parlait encore assez haut pour qu’il n’éprouvât pas même un sentiment de mépris pour des gens qui se seraient prêtés à certaines injonctions. Obéir était le premier devoir.

En sortant du conseil, monsieur de La Bourdonnaye raconta ce qui venait de s’y passer à quelqu’un qui me le répéta le jour même. Cela fut su, dans le temps, de toutes les personnes au courant des affaires. Monsieur de Bourmont obtint probablement que le Roi renonçât à lui accorder ce genre de protection, car il n’en parla plus.

Cependant le général sentait toutes les difficultés de sa position et désirait vivement une occasion de se relever dans l’opinion publique. Il se savait brave et se croyait bon militaire. Un petit bout de guerre lui aurait bien convenu, mais il ne voyait où la placer. Alger s’offrit à sa pensée, et il en hasarda quelques mots. Il fut repoussé par tout le conseil et il se tut sans y renoncer.

Vers la fin de décembre, le maréchal Marmont, que le dérangement de ses affaires pécuniaires retenait à la campagne depuis plusieurs mois, vint passer quelques jours à Paris. Bourmont lui conte, bien légèrement, les velléités qu’il avait eues pour Alger, les difficultés qu’il avait rencontrées, et lui laisse entrevoir qu’il avait jeté les yeux sur lui pour commander l’expédition.

Aussitôt le maréchal s’enflamme ; il se voit déjà Marmont l’africain et se promet de surmonter tous les obstacles. Il rentre chez lui, s’entoure de livres, de cartes, de listes, d’états, de documents de toute espèce et, bien plein de son sujet, va attaquer le Roi.

Il ne le trouve pas fort récalcitrant, quoiqu’il n’adopte pas tous ses plans. Monsieur de Polignac les repousse avec sa douceur accoutumée ; monsieur le Dauphin s’y oppose avec véhémence, et la marine déclare l’expédition impossible à moins de préparatifs qui prendraient au moins une année. Tout autre se serait tenu pour battu ; mais le maréchal n’en mit que plus de zèle à vaincre les oppositions. Il prit pour auxiliaire l’amiral de Mackau. Ils travaillèrent ensemble et produisirent un mémoire qui prouvait que les impossibilités de mer pouvaient se discuter et que les difficultés de terre n’existaient pas. Monsieur de Bourmont avait suscité ces dernières pour ne pas effaroucher monsieur le Dauphin, mais ne demandait pas mieux que d’aider à les lever.

L’affaire sembla prendre couleur ; le maréchal, avec la candeur qui le caractérise, alla franchement s’expliquer avec le ministre de la guerre. Il lui dit que, s’il pensait à commander l’expédition lui-même, ce qui lui semblerait très simple, il renonçait à toute prétention et n’en continuerait pas moins à employer ses soins pour qu’elle eût lieu, mais que, si, lui, Bourmont, ne comptait pas y aller, il demandait à en être chargé.

Le ministre se récria fort sur la prétention qu’on lui supposait, protesta qu’en tout cas il serait trop heureux de servir sous les ordres de l’illustre maréchal, démontra combien la personne du ministre de la guerre était indispensable au centre des affaires pendant le temps de l’expédition et conclut que, malgré la gloire qui devait s’acquérir en Afrique, ses engagements politiques lui faisaient un devoir de la sacrifier à la conservation de son portefeuille. Faisant ensuite passer en revue tous les rivaux qui auraient pu disputer le commandement au maréchal, il trouva tant d’inconvénients à chacun que le choix du général en chef ne pouvait laisser aucun doute, si toutefois on parvenait à vaincre les répugnances de monsieur le Dauphin pour l’expédition.

Le maréchal se promit bien de n’y rien épargner. Bourmont avait l’air de se laisser traîner à la remorque, mais fournissait au maréchal tous les arguments. Celui-ci était on ne saurait plus reconnaissant de cet empressement à le faire valoir. Il nous racontait chaque jour ses succès, et s’étonnait un peu de mon incrédulité.

J’avais su que monsieur le Dauphin, importuné de ses démarches, avait dit, en le voyant sortir : « Va, agite-toi ; si cela réussit, au moins ce ne sera pas pour toi. » Je ne pouvais rapporter ce propos, tenu dans l’intimité, au maréchal ; mais je cherchais à l’inquiéter sur le résultat probable des soins qu’il se donnait.

Tantôt il nous racontait que telle dame de madame la Dauphine lui demandait d’emmener son fils, que tel aide de camp du Roi voulait faire la campagne avec lui, etc. Enfin son succès lui paraissait assuré, l’expédition était décidée, son état-major tout composé ; il ne manquait plus que l’insertion au Moniteur du nom du chef ; mais cette insertion n’arrivait pas.

Je me rappelle, un samedi soir, lui avoir dit : « Prenez garde, monsieur le maréchal, ne vous avancez pas trop, vous pourriez bien être joué par monsieur de Bourmont. »

Il m’accusa de prévention contre un homme calomnié, plein de loyauté au fond. Il en prenait à témoin sa conduite envers lui. Je souris avec incrédulité.

« Eh bien ! que direz-vous, si je suis nommé demain, et que le Roi l’annonce au sortir de la messe ?

— Je dirai que je suis enchantée de m’être trompée, mais je ne l’espère pas.

— Eh bien ! si je vous apporte la lettre de commandement, serez-vous plus incrédule que saint Thomas ? »

Le Roi ne dit rien ni le dimanche, ni le lundi, ni le mardi ; ces mêmes jours se passèrent sans que la lettre arrivât. Monsieur de Bourmont caressait toujours le maréchal, mais monsieur de Polignac, un peu moins faux, commençait à s’en éloigner. Il se décida enfin à aller trouver le ministre de la guerre et à lui représenter que la nomination du chef de l’expédition devenait urgente à son succès.

Le général en convint, puis il balbutia quelques paroles et finit par dire au maréchal combien il était désolé que monsieur le Dauphin exigeât absolument que ce fût lui, Bourmont, qui la commandât, son consentement étant à ce prix.

Le maréchal enfin vit à quel point il avait été mystifié. Monsieur de Bourmont s’était habilement servi de son activité et de ses connaissances militaires pour lever tous les obstacles qui s’opposaient à ses propres désirs et vaincre, sans lui déplaire, les répugnances de monsieur le Dauphin. Elles tenaient, je pense, à sa jalousie du crédit qu’il se croyait sur le soldat. Il reconnaissait ne pouvoir faire campagne sur la rive africaine et craignait les succès d’un autre général, car, je l’ai déjà dit, monsieur le Dauphin s’était persuadé qu’il avait des talents militaires.

Le maréchal Marmont avait reçu et accepté les compliments de toute la Cour et de toute l’armée. Les engagements d’obligeance qu’il avait pris ne semblaient plus que des ridicules. Il avait préparé des équipages, enfin il apparaissait à tous les yeux comme ayant été attrapé. En outre, monsieur le Dauphin ne lui épargna pas le sarcasme.

Pour qui connaît le caractère du duc de Raguse, il est facile de comprendre sa fureur. Il voyait détruire de la façon la plus outrageante les rêves de gloire dont il vivait depuis plusieurs semaines, et il ne pouvait se dissimuler que lui seul avait décidé cette expédition, avait levé les obstacles, aplani les difficultés et ramené tous les esprits récalcitrants à la désirer, ou du moins à n’oser s’y refuser. Son bon sens l’avait toujours empêché d’être aucunement partisan de la politique du ministère Polignac, mais, depuis cette aventure, le mécontentement personnel s’était joint à ses autres répugnances ; il ne cacha pas son ressentiment.

Toutefois, ses obligations personnelles au Roi ne lui permettaient pas de se retirer, mais il ne parut plus à la Cour que lorsque son service l’y forçait, et se tint dans la réserve la plus absolue avec les ministres. Tel était le prédicament où il se trouvait lorsque les événements du mois de juillet lui firent un devoir de se sacrifier pour des principes qu’il détestait et des gens qu’il n’aimait guère.

La connaissance que j’avais de cette situation me fit trouver d’autant plus cruelle la fatalité qui le poursuivait, et, comme il se mêle apparemment toujours un peu d’enthousiasme dans les actions des femmes même de celles qui s’en croient le plus exemptes, je me pris à vouloir combattre le sort, et, pendant bien des mois, je pourrais dire des années, j’ai mis une véritable passion à ramener l’opinion à plus de justice envers le maréchal.

J’étais assistée dans cette œuvre par quelques amis sincères. Peut-être aurions-nous réussi ; mais lui-même, comme tous les gens à imagination, a trop de mobilité dans le caractère pour conserver longuement l’attitude austère et persévérante qui convient à un homme calomnié. Je ne le connaissais que sous des rapports de société assez intimes, mais où l’esprit joue le plus grand rôle, et il en a beaucoup. Il faut y ajouter un grand fond de bonhomie et même, je crois l’avoir déjà dit, de candeur qui le rend fort attachant ; mais il est incapable de la conduite suivie qui peut faire tomber les attaques et prouver leur injustice en les repoussant avec cette froide dignité, seule défense d’un grand caractère.

J’ai été contrainte de m’avouer que le maréchal apportait lui-même plus d’obstacle à ma chevaleresque entreprise que qui que ce soit, et, comme au fond il faut servir ses amis ainsi qu’ils veulent l’être, en conservant une très tendre amitié pour lui, je me suis résignée à lui laisser gaspiller un reste d’existence que j’aurais désiré voir rendre utile à notre pays.

Je reviens à 1830.