Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome III/VII/Chapitre XV

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Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome iii
De 1820 à 1830.
p. 163-171).

CHAPITRE XV


Loi sur le droit d’aînesse. — Enterrement du duc de Liancourt. — La garde nationale licenciée. — Sosthène de La Rochefoucauld et monsieur de Villèle. — Le Roi au camp de Saint-Omer. — Sagesse de monsieur le Dauphin.

La fatalité, qui semblait pousser la maison de Bourbon à entreprendre tout ce qui pouvait aliéner le plus sûrement les masses, dicta le projet de loi sur le droit d’aînesse. J’avoue qu’il plaisait assez à mes idées anglaises et à mes goûts aristocratiques ; mais je n’étais pas chargée de m’informer si le pays était disposé à le recevoir. Il échoua devant la sagesse de la Chambre des pairs en augmentant sa popularité qui, à cette époque, était au comble, ainsi que sa défaveur à la Cour. Le ressentiment qu’elle montra, à l’occasion de l’enterrement du duc de Liancourt, augmenta encore cette double impression.

Plusieurs enterrements, entre autres celui de monsieur Manuel, avaient été depuis quelque temps l’occasion de manifestations hostiles au gouvernement. En conséquence, on avait publié de nouvelles ordonnances relatives aux pompes funèbres : il était défendu de porter les cercueils à bras.

Le duc de Liancourt, protecteur d’une multitude d’établissements gratuits, avait une énorme clientèle dans la classe des ouvriers. Ils voulaient rendre à leur patron l’hommage de le porter en sortant de l’église. La police s’y opposa vivement. Une rixe s’engagea ; l’esprit de parti l’envenima. Dans le tumulte, la bière tomba et, dit-on, se brisa. Il y eut au moins beaucoup de scandale, et un spectacle aussi affligeant que blessant pour la famille.

Le corps entier de la pairie se tint pour offensé et demanda des explications. Cet incident contribua à augmenter l’alliance qui se formait entre le pays et la Chambre des pairs.

Ce mauvais génie, qui présidait au sort de la branche aînée, inspira, en appelant à son aide la colère et la précipitation, une résolution dont peu de personnes sentirent la portée, mais qui, plus que toute autre, a contribué à la chute du vieux trône, démoli en quelques heures trois années plus tard.

Au printemps de 1827, la bourgeoisie de Paris paraissait assez mal disposée contre le gouvernement pour qu’on dût hésiter à réunir la garde nationale et à la faire passer en revue par le Roi.

Après de longues délibérations on s’y décida : le Roi se rendit au champ de Mars. Il fut, en général, mieux accueilli qu’on ne l’espérait. Un garde national ayant crié : « À bas les ministres ! » le Roi arrêta son cheval et dit, d’un ton calme et digne : « Je ne viens pas ici pour recevoir des conseils, mais des hommages. Faites sortir cet homme des rangs. » Cet acte de force eut grand succès, comme tout ce qui annonce de l’énergie et de la volonté dans les chefs des empires ; les cris de « Vive le Roi » fendirent l’air.

En descendant de cheval aux Tuileries, Charles X était fort content de sa matinée. Il chargea le maréchal Oudinot de faire rédiger un ordre du jour où, en témoignant du mécontentement de quelques cris isolés qui s’étaient fait entendre sur son passage, on vanterait cependant la bonne tenue et l’excellente attitude de l’immense majorité de la garde nationale.

Le Roi répéta deux fois : « Dites que je suis très content ». Monsieur le Dauphin tint le même langage. Toutes les personnes qui faisaient partie de l’état-major avaient reçu la même impression et la répandirent dans la ville. J’en vis plusieurs dans la soirée. Le propos, généralement répété, était que la revue avait été superbe et le Roi parfaitement accueilli.

Toutefois la calèche, où les princesses se trouvaient, avait été constamment suivie par un groupe de populace qui les avait assez mal traitées de propos et presque huées. Tous les partis se sont mutuellement accusés d’avoir préparé cette manifestation hostile.

Le soir, madame la duchesse de Berry s’en expliquait en termes très courroucés. Lorsque le Roi et Madame arrivèrent chez elle où se tenait la Cour, elle porta plainte à Charles X. Madame la Dauphine, interpellée à son tour, répondit avec sa sécheresse accoutumée que cela avait été assez mal, mais qu’elle craignait pire. Le Roi ne fit qu’un seul rubber de whist, et retourna chez lui où monsieur de Villèle l’attendait.

Dans la nuit, le maréchal Oudinot fut réveillé. Le Roi lui envoyait, au lieu de la rédaction de l’ordre du jour fait selon ses ordres et soumis à son approbation, l’ordonnance qui cassait la garde nationale. Au même instant, la garde royale s’emparait des corps de garde de la garde nationale, en expulsait les bourgeois qui s’y trouvaient et poussait la grossièreté jusqu’à jeter hors la porte les armes et fournitures des gardes nationaux absents dans le moment. Cette insulte sema dans le cœur de la population de Paris un germe de haine dont les fruits se trouvèrent mûrs en 1830.

Voici ce qui l’avait provoqué. Une des légions, en revenant du champ de Mars, s’était arrêtée devant l’hôtel des finances, avait crié : À bas Villèle ! et brisé quelques vitres. Cette conduite, il faut le reconnaître, très coupable d’un corps sous les armes exaspéra d’autant plus le ministre qu’il apprenait, en même temps, que le Roi se tenait satisfait de sa propre réception.

Or, il ne lui convenait pas que leurs fortunes se trouvassent séparées. Il recueillit à la hâte et envenima tous les rapports qu’il put se procurer des propos tenus et des cris isolés jetés au champ de Mars, puis écrivit au Roi de ne point se prononcer avant de lui avoir donné audience.

Charles X se trouva préparé par les plaintes de madame la duchesse de Berry et le mécontentement de sa belle-sœur. En peu de minutes, monsieur de Villèle emporta la plus fatale mesure qui pût être adoptée.

Louis XVI avait perdu le trône dans son ardeur à se débarrasser de la pacifique opposition des anciens parlements. Charles X a renversé le sien en refusant toute barrière légale, oubliant la phrase si heureusement rédigée par monsieur de Talleyrand : On ne peut s’appuyer que sur ce qui résiste.

Au reste, je crois bien que le ministre, encore tout puissant à cette époque, n’avait pas calculé l’effet de son périlleux conseil.

La garde nationale était parvenue à cette inertie où elle tombe toujours dès que ses services ne sont plus nécessaires. Elle se montrait très peu empressée à peupler les corps de garde ; mais cette insulte gratuite réveilla son zèle.

Je faisais travailler à Châtenay et j’avais donné rendez-vous à plusieurs ouvriers de Paris pour le lendemain de la revue ; je partis, sans avoir lu le Moniteur et sous l’impression qu’elle s’était très bien passée. Les gens que j’attendais arrivèrent tard, sachant la nouvelle, et dans un état d’exaspération incroyable.

Tous appartenaient à la garde nationale, et tous étaient furibonds. À peine s’ils écoutaient les ordres que je donnais pour les travaux et, quand je leur parlais trumeaux, ils répondaient baïonnettes. Après avoir vainement cherché à les calmer par le souvenir de l’ennui que leur causait les gardes à monter, je renonçai à fixer leur attention et les laissai retourner dans leurs quartiers où ils allèrent rapporter leur fureur, après l’avoir fait partager à tout mon village. J’étais moi-même empressée de venir apprendre ce qui avait pu amener une si singulière péripétie.

Il n’y a jamais eu d’autres motifs ostensibles que ceux que j’ai déjà relatés. Cependant, j’ai peine à croire que monsieur de Villèle n’ait pas eu quelque arrière-pensée ignorée pour prendre une mesure si violente. Quoi qu’il en soit, à dater de cette époque, il devint la bête noire de la population parisienne et, bientôt, celle de toute la France.

Le duc de Doudeauville, ministre de la maison du Roi, comprit mieux que les autres la tendance de ce qui se faisait et donna sa démission à l’occasion de la dissolution de la garde nationale.

Je ne sais plus si c’est avant ou après cet événement qu’il faut placer une démarche de Sosthène de La Rochefoucauld que je tiens de lui-même et que je ne puis me refuser de répéter.

J’ai déjà dit le rôle qu’il avait joué entre monsieur de Villèle et madame du Cayla. Il est indubitable qu’il avait conduit monsieur de Villèle au pouvoir et qu’il l’y avait soutenu, par l’influence de la favorite, tant que Louis XVIII avait vécu. Depuis sa mort, monsieur de Villèle s’était émancipé d’une protection qui lui pesait. Cependant l’intimité avait été trop grande pour qu’il n’en restât pas des habitudes de familiarité.

Sosthène en profita pour arriver, un beau matin, dans le cabinet de monsieur de Villèle. Après quelques phrases d’affection, il lui rappela les sentiments patriotiques qu’il exprimait lorsqu’il cherchait le ministère, uniquement dans l’intérêt du pays, parce que l’opinion publique l’y appelait ; et, partant de cette base, il l’avertit que l’opinion publique se déclarait fortement contre son administration. Mieux situé qu’un autre par ses relations avec toutes les classes de la société pour s’en apercevoir, il venait lui faire part de ses découvertes. Il lui était évident qu’il n’était plus au pouvoir de monsieur de Villèle de faire le bien, et, comme il ne l’avait placé où il était que dans l’intention d’être utile au Roi et au pays, il venait le sommer, au nom de l’amitié, de l’honneur, de la reconnaissance, de ne pas le compromettre plus longtemps en s’obstinant à conserver sa place.

On peut imaginer comment cette harangue fut reçue par monsieur de Villèle, alors tout-puissant. Il eut un moment d’inquiétude que monsieur de La Rochefoucauld ne fût l’organe du roi Charles X dont il était aide de camp et parfois bien traité. Mais la nature de la communication le rassura promptement.

Il traita Sosthène de façon à ce qu’ils se séparassent brouillés, ce qui lui était infiniment agréable et commode, puis courut raconter la scène au Roi. Celui-ci, qui ne se rappelait pas volontiers les intrigues ourdies pendant les dernières années du règne de son frère et dont Sosthène avait été l’agent, fut très empressé de rompre aussi les rapports auxquels il avait été forcé de l’admettre et de lui faire subir les honneurs de la disgrâce.

J’ai rapporté cette anecdote, dont je suis sûre, parce que, si ce personnage, semi-ridicule, semi-historique, de Sosthène figure jamais dans les Mémoires du temps, il est assez curieux de savoir comment, au travers d’une vie uniquement dévouée à l’intrigue, il avait conservé une sorte de loyauté chevaleresque poussé jusqu’à la niaiserie.

Madame du Cayla, moins candide dans ses démarches, ne se brouilla avec personne. Elle n’avait pu être duchesse, comme le feu Roi le souhaitait, parce que monsieur du Cayla avait obstinément refusé de se laisser faire duc. Charles X lui accorda les entrées de la salle du trône et une forte pension.

Madame la Dauphine, qui la traitait plus que froidement pendant sa faveur, était très gracieuse pour elle maintenant, en reconnaissance du service qu’elle avait rendu en faisant accomplir à Louis XVIII ses devoirs religieux au moment de la mort.

Les espérances du parti ultra avaient été encouragées par l’attitude et les paroles du prince de Metternich dans un voyage qu’il fit à Paris. La Cour le combla de distinctions. Il fut engagé à dîner avec la famille royale aux Tuileries, honneur qui n’a été partagé que par le duc de Wellington et des princes de familles régnantes. Dans les idées des rois de France, la faveur ne pouvait aller au delà, et eux-mêmes s’étonnaient de l’accorder.

La Congrégation essaya d’entrer dans la voie des miracles. Il y en eut plusieurs de constatés. Entre autres une croix lumineuse vue à Migné, en Poitou. On en fit imprimer et répandre des relations à profusion. Mais la Cour de Rome les défendit, et il fallut renoncer à ce genre de séduction qui prêtait trop au ridicule dans le dix-neuvième siècle. Le Roi lui-même ne voulut pas encore reconnaître là les ordres de la Providence. D’ailleurs, il était assez bien disposé, pour qu’il n’y eût pas occasion de stimuler son zèle personnel. Il n’était arrêté que par la crainte des obstacles qu’il rencontrerait.

La réception qui lui fut faite au camp de Saint-Omer, où les troupes l’accueillirent avec la satisfaction la plus marquée, ainsi que les hommages qu’il recueillit sur la route, même à Lille (ville notée pour mal penser), faisaient compensation au silence qui l’entourait à Paris ; et il crut pouvoir réaliser ses propres espérances en accomplissant les promesses qu’il n’avait cessé de faire.

Monsieur de Villèle en retardait l’exécution depuis longtemps ; mais son crédit était battu en brèche par des gens dont le pouvoir s’accroissait chaque jour des terreurs qu’on inspirait à Charles X pour son salut dans ce monde et dans l’autre.

Le Roi et ses amis réclamaient la restitution des biens du clergé et la reconnaissance des ordres monastiques. On les voulait dotés par l’État et propriétaires territoriaux. Monsieur de Villèle était loin d’admettre ces souhaits comme réalisables ; mais il voulait s’assurer une longue vie ministérielle. Ces deux volontés excentriques tombèrent d’accord sur la nécessité d’une nouvelle législature. Les ultras, avec toutes les illusions qui distinguent ce parti, ne doutaient pas qu’elle ne fût nommée dans leur sens ; et, de son côté, monsieur de Villèle comptait sur son habileté pour obtenir des députés à sa dévotion.

Il leur aurait, d’ailleurs, volontiers pardonné de se montrer récalcitrants aux prétentions des exaltés pour le trône et l’autel dont il était bien importuné mais qu’il osait d’autant moins brusquer qu’il se sentait miné dans l’esprit du Roi et que son crédit diminuait visiblement.

La Chambre des pairs offusquait, et le ministre tombait d’accord, avec les conseillers de la conscience du Roi, qu’une grande fournée de pairs était nécessaire pour y changer l’esprit de la majorité actuelle. En ajoutant cette mesure à de nouvelles élections, monsieur de Villèle comptait s’assurer un long bail ministériel.

Monsieur le Dauphin se tenait en dehors de ces intrigues. Respectueusement soumis aux ordres du Roi, il ne témoignait aucune hostilité à son ministre, mais encore bien moins de faveur. Il se bornait à faire de son mieux ce dont on le chargeait spécialement. Il était à la tête de l’administration des prisons et tenait quelquefois des assemblées où les intérêts de ces établissements étaient discutés devant lui. Il présidait avec beaucoup de convenance et de sagesse, et ne manquait pas une occasion d’exprimer des sentiments élevés et libéraux.

J’ai souvent vu des personnes, sortant de ces réunions, enchantées de monsieur le Dauphin. Je citerai entre autres monsieur Pasquier et monsieur Portal dont les suffrages valent bien la peine d’être comptés.

Dans le même temps, monsieur le Dauphin tenait un conseil militaire où il obtenait aussi d’honorables approbations. On lui reconnaissait des idées saines, accompagnées d’une grande modération et d’un esprit d’impartialité, fort recommandables dans un prince vivant d’une façon si isolée et d’une dévotion si éminente.

Quoiqu’elle n’aimât pas les prêtres, madame la Dauphine était plus sous l’influence de ses entours.

Madame la duchesse de Berry en voulait à monsieur de Villèle de ce qu’il ne faisait, ni assez vite, ni assez violemment, toutes les extravagances qu’elle et sa petite coterie ultra nobiliaire rêvaient ; mais elle était trop légère et trop occupée de ses plaisirs pour travailler sérieusement contre lui ; elle se bornait à des sarcasmes qui commençaient à amener un sourire sur les lèvres du Roi, au lieu de la réprimande qu’elle aurait subie quelques mois plus tôt.