Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome III/VII/Chapitre XVIII

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Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome iii
De 1820 à 1830.
p. 198-207).


CHAPITRE XVIII


Difficultés suscitées de toute part au cabinet Martignac. — Réponse du Roi au duc de Mortemart. — Campagne des russes contre les turcs. — Le Roi se déclare pour l’empereur Nicolas. — Intrigues dans la Chambre des députés. — Mort de l’évêque de Beauvais. — Progrès du parti prêtre. — Langage différent tenu par le Roi à messieurs de Martignac et de La Ferronnays. — Erreur des prévisions.

La santé de monsieur de La Ferronnays, fort ébranlée depuis longtemps, devint si mauvaise qu’il fut obligé de quitter les affaires étrangères. On eut recours à plusieurs personnes pour le remplacer, entre autres à monsieur Pasquier. Il refusa de nouveau, persuadé que le roi Charles X avait contre lui des préventions qui l’empêcheraient de lui accorder une sincère confiance. Elles dataient de loin. Lorsqu’en 1814, Monsieur, précédant Louis XVIII en France, s’était trouvé gouverner quelques semaines en sa qualité de Lieutenant général, monsieur Pasquier lui avait parlé de l’état du pays, de la force respective des partis et même des importances individuelles avec une franchise que le prince émigré n’avait pas su apprécier et que ses entours avaient qualifiée de haine pour la Restauration.

Rien n’était moins fondé. Monsieur Pasquier s’était rattaché de cœur au nouvel ordre de choses, devenu nécessaire au salut de la patrie ; seulement il aurait voulu qu’elle en profitât. Accoutumé, d’autre part, à servir sous l’Empereur, il suivait les mêmes errements.

Or, Napoléon non seulement trouvait bon mais exigeait qu’on lui dît la vérité tout entière et même qu’on insistât pour faire prévaloir son opinion vis-à-vis de lui. Il admettait la discussion jusqu’à la contradiction. À la vérité, il n’agissait que d’après sa propre volonté, mais jamais il ne savait mauvais gré qu’elle eût été combattue au conseil ou dans le cabinet.

Monsieur n’entendait rien à cette manière d’agir, et quiconque lui opposait une difficulté, même puisée dans son propre intérêt, lui apparaissait en ennemi. Monsieur Pasquier fut assez longtemps à découvrir cette disposition pour permettre à son zèle d’aggraver sa situation et, lorsqu’il s’en fut aperçu, il ne continua pas moins à remplir ce qu’il considérait comme un devoir.

Devenu ministre de Louis XVIII, il lui fallut fréquemment heurter le parti ultra et conséquemment déplaire à Monsieur. Ces précédents ne lui permettaient pas d’entrer au conseil de Charles X, et il répétait aux ministres qui désiraient l’avoir pour collègue qu’il ne leur apporterait aucune force en siégeant avec eux et leur était plus utile dans la Chambre des pairs.

Il ne partageait pas le mécontentement que la plupart des gens de notre opinion exprimaient contre la faiblesse du cabinet Martignac. Il disait hautement qu’il était insensé de lui demander ce qu’il lui était impossible d’obtenir des répugnances du Roi. Ce n’est pas la faute de monsieur Pasquier si ce ministère est tombé, car il le soutenait bien franchement et de tous ses moyens.

Après avoir cherché pendant quelque temps, un successeur à monsieur de La Ferronnays, on se décida à s’en passer. Les dettes que le dernier titulaire avait laissé à payer servirent de prétexte à ne le point remplacer. Monsieur Portalis prit le portefeuille par intérim.

Deux hommes avaient principalement agi pour obtenir ce résultat, le Roi qui voulait faire écrouler le ministère en le minant et monsieur Hyde de Neuville qui voulait dégager sa parole en y forçant l’entrée de monsieur de Chateaubriand. Cette double intrigue réussit à écarter tous les candidats et, entre autres, le duc de Mortemart fort désiré par monsieur de Martignac. Je tiens du duc lui-même que monsieur de Martignac lui demanda comment il pouvait résister aux vives instances du Roi. Il répondit que le Roi ne lui avait jamais témoigné le moindre désir de le voir entrer au conseil.

« C’est étonnant, mais, s’il ne vous a pas encore parlé, il vous en parlera. »

En effet, le Roi fit appeler monsieur de Mortemart : « Eh bien ! lui dit-il, vous ne voulez donc pas entrer avec eux ? »

Monsieur de Mortemart déclina ses raisons, toutes personnelles. Le Roi les combattit très faiblement, comme on débite une leçon, puis il ajouta :

« Au fond, je n’en suis pas fâché, vous avez raison. Il vaut mieux ne pas vous associer avec ces gens-là. »

Voilà quelles furent les instances irrésistibles du Roi. Monsieur de Mortemart, éminemment loyal, chercha à éclairer monsieur de Martignac sur sa situation ; mais il ne put lui persuader qu’il ne jouissait pas de la confiance entière du monarque.

Le duc de Mortemart, que les événements ont appelé à jouer un rôle politique qu’il n’a pas cherché et qu’il n’avait pas l’étoffe nécessaire pour soutenir dans des circonstances aussi perplexes, est un homme parfaitement loyal, honnête, indépendant, français de cœur, ne manquant ni d’esprit ni de raison. À la Cour de Charles X, il était un véritable phénix ; et le pays qui, au fond, ne demandait qu’à s’accommoder avec la Restauration, s’attacha sincèrement à un grand seigneur qui ne le répudiait pas. Monsieur de Mortemart, flatté de sa popularité, voulut la justifier et se montra de plus en plus éloigné des extravagances où sa position sociale l’appelait à prendre part. Il renonça même à la vie de chasseur qu’il avait exclusivement menée depuis dix ans, et se montra plus souvent à la Chambre des pairs.

Nommé ambassadeur en Russie, il accompagna l’empereur Nicolas dans la première campagne de Turquie. Il y acquit plus d’estime personnelle qu’il n’en rapportait pour le talent et les goûts militaires de son impérial hôte. Celui-ci lui apparut comme se trouvant plus à l’aise sur une esplanade de revue que sur un champ de bataille, et l’absence qu’il fit pour aller voir l’Impératrice à Odessa, pendant le plus chaud du siège de Varna, ne fit que [peu] d’honneur à son audace.

Lorsqu’il était bien en confiance, monsieur de Mortemart attribuait les revers de la campagne à la présence de l’Empereur au camp et à son absence des combats qu’il ne se souciait jamais de laisser engager de bien près. Probablement Nicolas lui-même sentit qu’il nuisait au succès de ses troupes, car il se laissa assez facilement persuader de renoncer à faire la campagne suivante dont le résultat fut en effet plus favorable à ses armes.

La situation de la Russie était assez précaire à ce moment ; l’Autriche et l’Angleterre n’auraient pas mieux demandé que d’en profiter pour ébranler le colosse dont le poids les oppresse et leur apparaît en forme de cauchemar. Peut-être cela aurait-il été dans un intérêt européen bien entendu, mais nous n’avions, à vrai dire, pas de cabinet, et Pozzo eut l’habileté de faire entrer le roi Charles X personnellement dans la question russe.

Il établit une correspondance autographe entre les deux souverains, et le roi de France, flatté de protéger à son tour le czar de Russie, s’engagea vivement et utilement dans les négociations en faveur du jeune autocrate. C’est de cette circonstance que sont nés les sentiments affectueux que Nicolas a professés pour Charles X depuis sa chute, arrivée si promptement après la signature du traité d’Andrinople.

Si la France était entrée dans les voies de l’Angleterre et de l’Autriche, la seconde campagne était impossible. Les troupes russes n’auraient pas même essayé de franchir les Balkans. L’Empereur en était si persuadé qu’il avait sollicité la médiation de la Prusse. Des négociateurs avaient été expédiés, avec des instructions fort peu exigeantes de la part de la Russie ; mais elles furent changées à l’arrivée d’un courrier de Paris. On fit courir après les envoyés. La seconde campagne et la paix d’Andrinople en furent les conséquences. Les événements ultérieurs décideront si Charles X, en facilitant les succès de l’Empereur, a rendu un service au monde civilisé, comme on le lui persuadait à cette époque.

J’aurais dû mettre en tête de tous les candidats au portefeuille des affaires étrangères celui toujours présenté par le Roi, monsieur de Polignac. Il vint faire une apparition à Paris, immédiatement après l’accident survenu à monsieur de La Ferronnays ; mais le monarque jugea lui-même le moment encore inopportun ; on prétexta une affaire de famille ; il ne resta que peu de jours sans faire de démarche ostensible. Il n’en fut pas de même au printemps.

Monsieur de La Ferronnays était positivement dehors. Sa place était vacante, et on dit que lui-même, dans la pensée d’acquérir la faveur du Roi, avait désigné Jules de Polignac pour son successeur. Quoi qu’il en soit, Charles X crut le moment arrivé et monsieur de Polignac fut mandé. Le public accusa monsieur Portalis d’être entré dans cette intrigue. Des gens mieux informés m’ont assuré depuis que c’était injustement.

Monsieur de Polignac chercha assez publiquement à former un ministère. Il s’adressa à des gens de diverses nuances d’opinions, et trouva partout une telle résistance qu’il dut renoncer à ses projets. Il convint avec le Roi de les ajourner jusqu’après la session et retourna à Londres.

Si la couronne était en conspiration contre la législature, la législature ne se montrait pas plus confiante envers la couronne. Après la sotte taquinerie exercée pour une somme de trente mille francs dépensée par monsieur de Peyronnet pour l’embellissement de l’hôtel de la chancellerie et qui fut refusée par la Chambre, elle montra la même malveillance, dans une question d’ordre, pour la présentation de lois fort importantes sur l’administration départementale et communale.

Le ministère avait eu grand’peine à les faire adopter au Roi qui ne dissimula pas sa joie, lorsque le mauvais vouloir des députés lui fournit prétexte à les faire retirer. À dater de ce moment, il reprit son rôle d’opposition ouverte à son propre cabinet ; les députés, plus particulièrement attachés au Roi et caressés par lui, se mirent ostensiblement dans l’opposition au ministère.

La Chambre, dans sa discussion du budget, avait tenu un langage offensant pour l’armée et adopté des mesures qui froissaient ses intérêts. Il en était résulté la haine des militaires contre elle. Tout ce qui portait un sabre disait, assez volontiers, qu’il était temps d’en finir avec les gouvernements de partage, qu’il fallait imposer silence aux avocats et renverser l’adage : Cedant arma togæ.

Cette disposition des militaires était soigneusement entretenue par le parti ultra et n’a pas laissé que d’encourager aux folies qui se préparaient ; mais cette velléité d’absolutisme ne résista pas à l’accession du ministère Polignac. À dater de cette époque, le cœur du citoyen se retrouva battre sous le revers de l’uniforme.

Vers la même époque, monsieur de Chateaubriand avait inventé d’adresser au conclave un discours plein d’idées libérales et philosophiques qui avait singulièrement scandalisé le Sacré Collège et rendu sa position à Rome assez gauche. Le nouveau pape [Pie viii, successeur de] Léon xii, écrivit à Paris pour s’en plaindre ; et monsieur de Chateaubriand, sous prétexte de santé, revint en France.

Il avait toujours un vif désir de rentrer dans l’hôtel, alors vacant, des affaires étrangères ; mais le Roi le conservait pour un autre, et, hormis monsieur Hyde de Neuville, personne ne se souciait d’un collègue aussi absorbant que monsieur de Chateaubriand. Ne voyant aucun jour à réussir pour le moment, il se rendit aux eaux dans les Pyrénées.

Les jésuites, habiles à ces manœuvres temporisantes, avaient replié leurs voiles depuis les ordonnances de Juin rendues contre eux et qu’ils avaient consenties. Ils se cachaient dans l’ombre, mais n’en travaillaient pas moins activement. L’évêque de Beauvais (Feutrier), prélat vertueux et habile, signataire de ces ordonnances, leur avait inspiré une de ces haines claustrales qui ne pardonnent jamais, devant laquelle il a perdu successivement sa place et la vie.

On a beaucoup répété qu’il avait été empoisonné, mais je crois que cette expression doit se prendre au figuré : c’est en lui suscitant des tracasseries de toute espèce que sa vie a été tellement empoisonnée qu’il a succombé. Il est certain que, jeune et jouissant d’une santé florissante en 1829, il est mort dans le marasme au commencement de 1830. Le parti congréganiste ne s’est pas fait faute de proclamer que c’était un jugement de Dieu contre celui qui avait touché à l’arche sainte des jésuites. Je crois que le roi Charles x s’est exprimé dans ce sens ; du moins, cela a passé pour constant. Le pauvre prince s’enfonçait de plus en plus dans la bigoterie. On a prétendu qu’il disait la messe blanche ; je crois que c’est une fable.

Cependant, les jésuites ont quelquefois permis à leurs adeptes de s’amuser à dire la messe en réformant les paroles de la consécration, et il ne serait pas impossible que le Roi eût eu cette fantaisie. Le vulgaire en était persuadé. Ce qui parait à peu près positif, c’est qu’il s’était fait affilier à la société de Jésus et reconnaissait des directeurs spirituels auxquels il obéissait dans les affaires temporelles. Je tiens de monsieur de Martignac un fait assez singulier.

Dans les derniers jours de la session de 1829, monsieur de Villefranche, pair congréganiste, fit un discours fort violent mais assez bien fait et dont évidemment il n’était pas l’auteur où il attaqua fortement le ministère du Roi et toute sa conduite et particulièrement sur les ordonnances dites de Juin. Monsieur de Martignac répondit avec son talent accoutumé et fit un morceau plein d’éloquence et de sagesse au sujet des ordonnances.

Le soir, il alla chez le Roi, en fut très bien accueilli ; le monarque lui fit compliment sur ses succès à la Chambre des pairs. Le lendemain, il y eut péripétie. Monsieur de Martignac vint travailler avec le Roi qui le reçut on ne peut plus mal ; le ministre ne pouvait deviner en quoi il avait offensé. Enfin, le travail fini, il fut interpellé en ces termes :

« Que diable aviez-vous besoin de parler hier ?

— Comment ! Sire ! était-il possible de laisser passer la diatribe de monsieur de Villefranche sans lui répondre ?

— Ah ! bah, la session va finir, cela n’en valait pas la peine.

— C’est précisément parce que la session finit que le gouvernement du Roi ne pouvait pas rester sous le poids de toutes ces calomnies. »

Le Roi se prit à marcher vivement dans la chambre :

« Vous pouviez bien, au moins, vous dispenser de parler de ces ordonnances ?

— Monsieur de Villefranche avait pris l’initiative, Sire, et j’étais bien forcé d’expliquer une mesure qui est l’œuvre de Votre Majesté aussi bien que du conseil.

— Expliquer !… Expliquer !… D’abord, voyez-vous, monsieur de Martignac, ils ne vous le pardonneront jamais, tenez cela pour certain.

— Quoi ! Sire.

— Oh ! je m’entends… Bonjour, Martignac. »

Et le ministre ainsi congédié fut obligé de se retirer, sans vouloir comprendre que sa perte était jurée. Il ne fut pas longtemps à attendre son sort.

Pour faire contre-partie à cette anecdote que je tiens de monsieur de Martignac, voici ce qui m’a été raconté par monsieur de La Ferronnays. J’anticipe un peu sur les événements pour les mettre en regard.

Lorsque, sous le ministère Polignac, monsieur de La Ferronnays remplaça monsieur de Chateaubriand à Rome, il dit au Roi qu’il ne pouvait accepter cette ambassade si le projet était de rappeler les ordonnances de Juin. Elles avaient été faites sous son administration, discutées au conseil où il siégeait, elles portaient sa signature, et il ne pouvait se charger d’en annoncer le changement.

Le Roi entra dans une grande colère, demanda quel motif il avait de le croire capable d’une telle palinodie, affirma que les ordonnances de Juin étaient son ouvrage autant que celui du ministère, rappela qu’il les avait gardées trois semaines chez lui avant de les signer et sembla très indigné qu’on le pût soupçonner d’une pareille faiblesse. Voilà ce que monsieur de La Ferronnays m’a raconté dans le temps même. Comment faire cadrer ce récit avec celui de monsieur de Martignac ? Je ne m’en charge pas ; je cite textuellement les paroles et livre mes auteurs.

Je me souviens, dans le courant de cet été, m’être trouvée à la campagne avec mesdames de Nansouty, de Jumilhac et le duc de Raguse. Nous nous amusions à passer en revue les événements de l’Empire, nous racontant, les uns aux autres, l’aspect sous lequel nous les envisagions de nos divers points de vue, le maréchal à l’armée, madame de Nansouty à la Cour impériale, madame de Jumilhac dans l’opposition royaliste absolutiste, et moi dans celle des royalistes constitutionnels. Nous nous disions : « Quoi, vous avez cru cela !… Vous avez espéré ceci ?… mais c’était absurde !… D’accord… »

Nous prîmes tellement goût à cet examen de conscience politique que deux heures du matin nous trouvaient encore en pleine discussion et que nous n’étions avertis de nos longues veillées que par les lampes dont la lumière s’affaiblissait tout à coup. Nous nous disions :

« La morale à tirer de notre conversation c’est que les révolutions sont finies. Quand les personnes de tous les partis se réunissent ainsi pour se rire ensemble de leurs propres travers, quoi qu’il arrive, il ne peut plus y avoir de divisions politiques dans la société. L’esprit de parti est mort. Les haines de personnes usées. »

Hélas ! quels malhabiles prophètes nous nous montrions ! Je ne m’attendais guère que l’animosité des discordes les plus vives était prête à renaître autour de moi, briserait jusqu’aux liens de l’amitié et diviserait les familles.