Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome III/VII/Chapitre XXI

La bibliothèque libre.
Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome iii
De 1820 à 1830.
p. 234-246).


CHAPITRE XXI


Abolition de la loi salique en Espagne. — Impression de madame la Dauphine. — Séjour de la Cour de Naples à Paris. — Bal donné par madame la duchesse de Berry. — Bal au Palais-Royal. — Maladie du général de Boigne. — Sa mort. — Incendies en Normandie. — Insurrection à Montauban. — Départ des souverains napolitains. — Modération de madame la Dauphine. — Prise d’Alger. — Ordonnances de Juillet. — Incrédulité, désespoir et fureur du pays.

Le mariage du roi d’Espagne avec la princesse Christine de Naples fut suivi très promptement par la déclaration, désignée sous l’appellation de rappel de la Pragmatique, qui rendait les filles aptes à hériter de la couronne. L’effet de cette mesure fut très vif à notre Cour et nulle part davantage qu’au Palais-Royal.

Madame la duchesse d’Orléans m’en parla avec amertume ; elle se trouvait également blessée comme napolitaine et comme française. Je me rappelle qu’elle me dit que cette mesure, si hostile aux autres branches de la maison de Bourbon, avait été regardée comme une offense tellement personnelle par le roi de Naples, son frère, qu’elle avait décidé son départ de Madrid dans les vingt-quatre heures. Cette circonstance m’a toujours fait douter que la reine Christine eût été pour quelque chose dans cette première décision du roi Ferdinand. La mesure, comme tout le monde sait, avait été déjà préparée sous Charles IV.

Quoi qu’il en soit, madame la duchesse d’Orléans me raconta que, la veille au soir, on avait parlé de cette nouvelle chez madame la Dauphine. Le Roi, monsieur le Dauphin, madame la duchesse de Berry, tous les Orléans, s’étaient prononcés contre cette décision.

Madame la Dauphine seule avait dit : « Oui, je crois bien que c’est une mauvaise chose qui doit déplaire au gouvernement et même à la famille, mais, quant à moi personnellement, je trouve que le roi d’Espagne a raison et que ce qu’il fait est tout simple. »

Madame la Dauphine se serait assez bien accommodée que les filles héritassent des trônes, même de celui de France. Cependant je dois dire qu’elle repoussa avec ridicule et mépris des propositions qui lui arrivèrent de je ne sais quel nid d’intrigants pour l’engager à réclamer la couronne de Navarre.

J’ai quelque souvenir, sans oser l’affirmer, que monsieur de Chateaubriand avait un moment accepté cette idée, croyant par là plaire à madame la duchesse d’Angoulême ; je l’appelle ainsi car c’était sous le règne de Louis xviii.

L’arrivée de la Cour de Naples fut le signal des fêtes. Madame la duchesse de Berry paraissait enchantée de recevoir sa famille chez elle ; je ne l’ai jamais vue plus à son avantage que dans cette circonstance. Le Roi son père, auquel la maladie avait donné les apparences d’une caducité prématurée, ne paraissait que le moins possible en public et s’accommodait mieux de l’intérieur plus tranquille de sa sœur, madame la duchesse d’Orléans.

Mais la reine de Naples, toute grosse, toute ronde, tout enluminée, toute prête à se divertir de toutes les façons possibles, mettait à contribution la bonne volonté de madame la duchesse de Berry à la promener dans tout Paris et dans tous les spectacles. C’était ainsi que, de bon accord, nos deux princesses françaises se partageaient l’accueil à faire à leurs parents.

Il y eut spectacle à la Cour ; et, pour la première fois, nous vîmes la famille d’Orléans paraître dans la loge royale. Le Roi avait témoigné la veille de la représentation un demi regret que cette loge ne fût pas assez grande pour les y admettre avec les voyageurs, leurs si proches parents.

Monsieur de Glandevès, gouverneur des Tuileries, recueillit ces paroles, fit travailler toute la nuit et le lendemain prévint le Roi que la loge pouvait contenir les princes d’Orléans. Le Roi resta un moment étonné, puis il prit son parti de bonne grâce.

La joie en fut des plus vives au Palais-Royal, et la reconnaissance pour monsieur de Glandevès si sincère que j’en ai constamment retrouvé les traces, même après que les journées de Juillet eurent changé tous les rapports.

Madame la duchesse de Berry donna, dans ses appartements et ceux de ses enfants aux Tuileries, un magnifique bal. Je n’en ai jamais vu de mieux ordonné. Le local forçait à occuper deux étages ; mais un escalier, qui n’était pas celui par lequel on arrivait, avait été élégamment décoré ; les paliers en étaient transformés en salons confortables, et, les quelques marches qui les séparaient les uns des autres se trouvaient tellement dissimulées sous les tapis et les fleurs que cet escalier fut autant occupé qu’aucune autre pièce et semblait faire partie des appartements.

Malgré la recherche, l’élégance de ce bal où la bonne compagnie se trouvait réunie en nombre immense sans qu’il y eût cohue, malgré la bonne ordonnance et l’air satisfait de la maîtresse de la maison, il régnait dans tous les esprits un instinct d’alarme qui arrêtait la gaîté.

Ce bal fut suivi d’un voyage à Rosny des plus magnifiques. On m’en fit de pompeux récits, mais, n’y ayant pas assisté, je n’ai rien à en dire.

Je voudrais pouvoir passer également sous silence la fête donnée au Palais-Royal, au retour de Rosny, car le souvenir ne m’en est pas agréable. Le roi Charles x ayant consenti à accompagner celui de Naples à ce bal, il semblait naturel que la fête fût pour eux, mais il en arriva tout autrement.

Lorsque j’arrivai au Palais-Royal, les rues étaient tellement encombrées de monde que ce n’était qu’avec beaucoup de peine et à travers les imprécations de la foule que les voitures circulaient. Mon cocher avait dû tourner dans dix rues différentes pour se frayer un chemin. Parvenue enfin à la petite porte de la rue du Lycée, il fallut que les gendarmes, les suisses, etc., fissent une espèce de sortie pour se réunir à mes gens et parvenir à me faire entrer dans le Palais en m’arrachant de la foule.

Dans l’intérieur, la cohue n’était guère moins grande. Tout ce qui avait voulu demander des billets en avait obtenu, et c’était à grand’peine que les aides de camp du prince, réunis à ceux du Roi et aux officiers des gardes du corps, conservaient un espace de quelques pieds autour de la troupe royale. La faire circuler fut longtemps chose impossible.

Je me trouvai lancée par la foule, dans cet espace réservé où je n’avais aucune intention de pénétrer, au point de tomber sur le prince de Salerne.

Le duc de Blacas, qui était de service et avec lequel je n’étais pas en trop bons rapports, eut pitié de moi et me prit sous sa protection pendant le passage d’un des flots de cette foule.

J’eus occasion alors d’examiner la physionomie des princes. Le Roi paraissait de bonne humeur, les napolitains étonnés, madame la Dauphine assez mécontente et je le conçois, madame la duchesse d’Orléans fâchée, Mademoiselle embarrassée, monsieur le duc d’Orléans satisfait. Cette satisfaction me déplut, je ne saurais trop dire pourquoi ; mais j’avais un sentiment de peur, de chagrin et hâte de m’en aller.

J’étais rentrée chez moi à dix heures ; ma mère me voyant arriver de si bonne heure craignit quelque accident. Je lui dis que j’aimais trop les Orléans pour avoir été contente de ma soirée et que, pour la première fois, je ne pouvais me défendre de croire des arrière-pensées à monsieur le duc d’Orléans.

Cette manière de remplir ses salons, fort au delà de ce qu’ils pouvaient contenir, de tous les gens les plus désagréables au Roi pendant qu’il était censé lui donner une fête, et, plus encore, cette illumination de tous les jardins, ce soin de les tenir tous grands ouverts à la multitude, dans un temps où l’impopularité du souverain n’était un secret pour personne, cette affectation à se présenter perpétuellement sur la terrasse pour faire crier : « Vive monsieur le duc d’Orléans », tout cela avait quelque chose de plus que populaire, de populacier, si j’ose le dire, qui me blessait d’autant plus que la circonstance le comportait moins.

Nul n’aurait pu trouver extraordinaire que monsieur le duc d’Orléans, recevant les rois de France et de Naples, s’occupât principalement de ses hôtes royaux. Il y avait donc une sorte de préoccupation politique à transformer cette fête pour des rois en une fête pour le peuple, et cette disposition me peinait.

Au reste, elle porta ses fruits. Cette nuit peut être considérée comme la première émeute de l’année 1830, si fertile en ce genre. La foule, admise sans aucune surveillance dans les jardins et les galeries, finit par s’exalter, sous les conseils de quelques prédicateurs de désordre, et devint tellement turbulente qu’il fallut la faire expulser par la force armée.

Faut-il conclure de là, comme je l’avais exprimé dans ma mauvaise humeur, que monsieur le duc d’Orléans avait des arrière-pensées ? Oui et non. Je suis persuadée qu’il n’avait aucun plan de conspiration, mais il soignait ce qu’il appelait sa popularité, et il voulait toujours, selon l’expression de ce pauvre duc de Berry, faire pot à part.

Le lendemain de ce bal, une lettre de Chambéry m’apprit que monsieur de Boigne devenait de plus en plus souffrant et que ses médecins s’en inquiétaient. Je le connaissais trop bien pour hasarder à l’aller trouver sans sa permission. Je lui écrivis sur-le-champ pour demander, sans l’alarmer, à lui faire une visite. Il me fit répondre qu’il venait d’être assez souffrant pour être trop faible pour écrire lui-même, mais qu’il était beaucoup mieux, qu’aussitôt qu’il serait en état de supporter la voiture il se rendrait à des eaux qu’on lui conseillait dans la Tarentaise et qu’il me priait de remettre ma visite à son retour vers la fin de juillet.

Rassurée par cette lettre et celles qui suivirent, mais ne voulant pas aller dans le monde, je m’établis à la campagne dans le commencement de juin. Ce fut là que j’appris que monsieur de Boigne, qu’on disait en pleine convalescence, avait succombé le 21 à une nouvelle attaque d’une maladie dont il était atteint depuis bien des années. Cette dernière crise n’ayant duré que peu d’heures, on assurait qu’il avait été impossible de m’en prévenir. Je dus le croire. Cependant je regrettai de n’avoir pas insisté plus fortement pour me rendre à Chambéry au mois de mai, malgré sa résistance.

Il se passait depuis quelques mois une circonstance bien singulière et qui n’a jamais été expliquée. Nos provinces du nord étaient dévorées d’incendies. Le nombre s’en était tellement multiplié qu’il était impossible de les supposer accidentels et, d’ailleurs, la malveillance se prouvait dans la plupart. La terreur était au comble dans ces pays, et les paysans voyaient partout des incendiaires. Ce fléau gagnait de plus en plus et se rapprochait des environs de Paris. De pauvres bergers, des jeunes filles furent accusés et convaincus du crime d’incendie. Il était évident qu’ils avaient été séduits, fanatisés, mais par qui ? C’est ce qu’on n’a jamais pu découvrir. Les partis se sont mutuellement reproché d’avoir employé cette coupable manœuvre pour exalter les esprits. Je ne comprendrais pas dans quel but. Ce qu’il y a de sûr, c’est que les faits étaient vrais et qu’ils n’ont pas été expliqués.

Les élections pour une nouvelle Chambre se faisaient dans un sens de plus en plus hostile au ministère. Les 221, qui avaient voté l’adresse, étaient tous réélus par acclamation, et, dans les autres collèges, les députés sortants étaient en assez grand nombre remplacés par les libéraux.

L’inquiétude commençait à gagner le cabinet et on attendait avec anxiété les nominations successives dont le courrier ou le télégraphe apportait la nouvelle. Lorsqu’il avait appris dans la journée un choix qui lui semblait favorable, le Roi donnait généralement pour mot d’ordre le nom de la ville où l’élection avait eu lieu, en l’accompagnant d’une épithète obligeante.

Le collège de Montauban nomma monsieur de Preissac qui avait voté la fameuse adresse. Mais la canaille de la ville, soulevée par quelques ultras, attaqua les électeurs, poursuivit monsieur de Preissac, força sa maison, insulta sa vieille mère, blessa ceux qui la voulaient défendre et monsieur de Preissac ne dut son salut qu’à la fuite et à la fermeté du duc de La Force qui protégea sa retraite.

Tout le monde fut fort indigné de cette violation brutale de tous les droits constitutionnels. Charles X inventa de donner pour mot d’ordre le nom de la ville de Montauban et ne se refusa pas le sourire de satisfaction. Le duc de Raguse se redressa avec l’air si blessé que le Roi devint fort rouge, balbutia Mont… Mont… Montpellier : « Oui, Sire, j’entends, Montpellier », reprit le duc. Ils n’ajoutèrent rien, mais tous deux s’étaient compris ; tous deux étaient mécontents l’un de l’autre.

Le duc de Raguse me raconta ce court colloque le soir même. Je trouve que ces petites circonstances dévoilent souvent mieux les hommes que les longs détails de leurs actions.

À mesure que les élections étaient connues, les bruits de coup d’État médités prenaient plus en plus de la consistance. Monsieur le duc d’Orléans s’en était expliqué avec Charles X dans une longue conversation qu’ils avaient eue à Rosny, et le Roi lui assura avec une telle apparence de franchise que rien ne le déciderait à sortir des mesures constitutionnelles qu’il réussit à le tromper.

Malgré toutes les batteries qui se dressaient pour résister légalement à un ministère détesté par le pays, malgré tous les embarras qui en pouvaient surgir, monsieur le duc d’Orléans était persuadé, je le lui ai entendu dire alors et depuis, que la Couronne elle-même ne courait aucun danger tant qu’elle restait dans la lettre de la Charte. La Charte, toute la Charte, rien que la Charte, tel était le vœu du pays et son expression.

La prolongation du séjour des souverains napolitains, établis au palais de l’Élysée, commençait à gêner le Roi. Il voulait quitter Paris pour Saint-Cloud. Madame la Dauphine se chargea de leur demander le jour de leur départ, sous prétexte de fixer celui où elle se mettrait en route pour les eaux. Ils furent très blessés de cette façon de les éconduire, et en nommèrent un assez prochain.

Madame la Dauphine avait une excuse pour cette apparente inhospitalité. Son voyage était annoncé ; elle n’aurait pu que difficilement y renoncer, et elle voulait être de retour avant le moment où la réunion des Chambres pouvait être le signal des mesures extrêmes qu’elle combattait seule, mais avec persévérance. Il est étrange, mais pourtant exact, qu’elle avait complètement changé de rôle avec son mari. Plus il était devenu violent et exagéré dans le parti ultra, plus elle, en revanche, était modérée et sage.

Je n’ai pas été suffisamment initiée dans les secrets de cet intérieur pour savoir les motifs de ce revirement de conduite, mais très certainement, à cette époque, madame la Dauphine était contraire à toutes les mesures acerbes et monsieur le Dauphin y poussait. Madame la Dauphine n’avait aucune confiance dans le ministère Polignac ; monsieur le Dauphin n’espérait qu’en lui.

La princesse partit, emportant la promesse du Roi qu’aucune décision importante ne serait prise en son absence. Les ordonnances de Juillet ont prouvé comment elle a été tenue.

Mes affaires personnelles m’ayant amenée un matin à Paris, je me trouvai dans les rues au moment où le canon raconta aux habitants la prise d’Alger. Un long cri de joie s’éleva dans toute la ville. Je fus frappée de l’impression générale que je remarquai. J’avais tant entendu tirer ce glorieux canon et avec si peu d’effet sur le citoyen, dans des occasions bien autrement importantes sous l’Empire que je fus très étonnée de la part personnelle prise par tout le monde à ce succès.

Chaque porte ou boutique était remplie des gens de la maison, et les passants s’arrêtaient sans se connaître pour exprimer leur satisfaction. Était-ce la désuétude où était tombé ce genre de bulletin chez nous qui lui donnait plus de prix, ou bien la fatigue des longues guerres de la Révolution et de l’Empire, les sacrifices qu’elles avaient coûtés à presque toutes les familles empêchaient-ils cet airain triomphant de frapper aussi directement sur le timbre de l’orgueil national ? Je ne sais. Mais il m’a semblé que la joie pour l’entrée dans Alger a été plus expressive que pour celle dans Vienne ou Berlin. Je ne parle que de mon impression, sans affirmer qu’elle soit exacte.

Le Roi voulut rendre grâce à Dieu du succès de ses armes. Un Te Deum solennel fut chanté à Notre-Dame. Charles x, arrivant dans toute la pompe de la royauté, y fut reçu et harangué par monsieur l’archevêque de Paris. Son discours, fidèlement répété dans le Moniteur, promettait au Roi l’appui de la sainte Vierge pour la croisade qu’il lui prêchait contre les infidèles de l’intérieur aussi bien que contre ceux d’Afrique.

Cet appel du parti prêtre au parti ultra eut un long et fatal retentissement et acheva d’exaspérer les esprits. Les paroles du prélat doivent être comptées au nombre des circonstances qui ont le plus immédiatement provoqué la résistance au gouvernement de Charles x.

L’événement du succès d’Alger, l’espoir d’exploiter la satisfaction que le pays en avait ressenti, peut-être aussi le désir de profiter de l’absence de madame la Dauphine qui annonçait son retour décidèrent le conseil à signer ces historiques ordonnances que les directeurs occultes du Roi réclamaient depuis longtemps et que Charles X souhaitait de toute sa persévérante obstination. C’est bien de lui qu’on a pu dire avec vérité : « Il n’a rien appris, il n’a rien oublié. »

On m’a raconté qu’au dernier conseil, tenu le dimanche, ces fatals papiers, dont la teneur avait été discutée et convenue le mercredi précédent, se trouvèrent sur la table ; mais, au moment de les signer, toutes les mains semblèrent se paralyser. Le nom du Roi y était apposé ; il s’impatientait des hésitations et sortit du cabinet. Alors monsieur de Polignac, qui a toujours plus de cœur que de cervelle pour savoir le conduire, prit la plume et mit le nom de Polignac sous celui de Charles : « Maintenant, messieurs, dit-il, la signature du Roi est légalisée ; la vôtre n’est plus nécessaire, vous signerez si vous voulez. Pour moi, je ne crains pas la responsabilité de mes actes. » Tous signèrent a l’envi.

Malgré le secret dont on entourait cette déplorable décision, il en perçait assez pour provoquer une sérieuse inquiétude. Toutefois, on voyait une telle incurie dans les gens chargés des affaires publiques que les indiscrétions des ultras et des amis du Roi n’éveillaient pas suffisamment l’attention. Cependant plusieurs prêtres avaient parlé, même en chaire, de l’abaissement prochain de l’impie.

Les jésuites se montraient plus exultants que jamais. Le conseil de conscience du Roi ne cachait pas sa satisfaction, et enfin monsieur Rubichon avait révélé à monsieur Greffulhe le texte même des ordonnances sans réussir à le persuader. Cela paraissait si extravagant que l’on n’y pouvait croire, d’autant que rien n’annonçait des mesures prises pour soutenir la révolution qu’on méditait dans le gouvernement du pays.

Monsieur de Rothschild, banquier de l’État et se croyant très avant dans la confiance du gouvernement, alla le dimanche même demander à monsieur de Peyronnet ce qu’il fallait penser des bruits qui circulaient. Le ministre lui exprima son étonnement qu’un homme aussi sage y pût accorder la moindre importance ; la malveillance seule, selon lui, pouvait les répandre : « Du reste, ajouta-t-il, voulez-vous une preuve matérielle de leur fausseté ? Tenez, regardez. »

Il lui montra son bureau couvert des lettres closes qu’il signait pour convoquer les députés à la séance royale de l’ouverture de la session. La plupart, en effet, furent expédiées pas le courrier de ce jour.

Monsieur de Peyronnet, en quittant monsieur de Rothschild, se rendit à Saint-Cloud où l’on signait les ordonnances ; et monsieur de Rothschild alla dîner à la campagne chez madame Thuret où se trouvait invité tout le corps diplomatique.

La visite qu’il avait faite au ministre de l’intérieur et les lettres closes, vues sur son bureau, firent la nouvelle de ce dîner et rassurèrent les esprits. Quelques-uns des convives s’arrêtèrent chez moi au retour, et me racontèrent ce qu’ils y avaient appris.

Le Moniteur du lendemain contenait les ordonnances. Monsieur de Rothschild ne fut pas le seul trompé. Monsieur de Champagny, sous-secrétaire d’État de la guerre et dirigeant le ministère en l’absence de monsieur de Bourmont, était à la campagne ; il ne reçut le Moniteur que le mardi soir et ne put arriver à Paris que le mercredi. Aussi monsieur le Dauphin disait-il, en se frottant les mains : « Le secret a été si bien gardé que Champagny ne l’a su que par le Moniteur. » Le duc de Raguse, destiné in petto à soutenir ces insoutenables mesures, avait été tenu dans la même ignorance.

Monsieur de Polignac s’était surpassé dans la profonde incapacité qu’il avait déployée dans toute cette circonstance. Presque tous les chefs de la garde royale étaient absents par congé, aussi bien que les autorités militaires de la ville de Paris ; et trois des régiments de la garde avaient été envoyés en Normandie, à l’occasion des troubles excités par les incendies dont j’ai fait mention.

Rien, en un mot, n’avait été prévu, ni préparé ; et on se jetait dans ces témérités sans précaution comme sans effroi. Le fait est que, dans leurs étroits cerveaux et ne vivant que sous l’influence de leur propre parti, ni le Roi, ni son ministère n’avaient prévu d’obstacles ; et ils ne s’étaient point armés pour une lutte qu’ils ne croyaient pas avoir à redouter. C’est l’explication et peut-être l’excuse de leur conduite. Ils pensaient répondre par les mesures qu’ils adaptaient aux intérêts moraux de la France et se flattaient d’être soutenus, dans cette pieuse entreprise, par une assez grande partie du pays pour que la poignée de factieux qui s’y opposeraient n’osât pas témoigner son ressentiment.

Hélas ! il s’est trouvé que c’était la nation toute entière. Je dis toute entière, car, dans les premiers temps, aucune voix, pas même au milieu de ceux qui ont suivi Charles x jusqu’à Cherbourg, n’a osé s’élever pour justifier les démarches qui l’avaient précipité dans cet abîme, et jamais souverain n’est tombé devant un assentiment plus unanime.