Mémoires du marquis d’Argens/Lettres/XIII

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LETTRE XIII[1].



C’est ici le pays du bon sens et de la liberté : la première de ces qualités entraîne l’autre nécessairement. L’homme, en Hollande, n’est sujet qu’aux lois : ce sont elles seules qu’il craint et qu’il respecte. Libre dans tout ce qui ne va point contre l’état, il ne connaît d’autres maîtres que la vertu et son devoir.

On croirait qu’il y a deux nations en Hollande : le bas peuple et les bourgeois. Le caractère des uns est aussi éloigné de celui des autres, que celui des Français l’est des Portugais. Les bourgeois sont affables, polis, serviables, incapables d’aucun mauvais procédé. La populace y est brutale et insolente jusqu’à l’excès. Il est difficile de la réduire à changer. On peut faire des lois qui ordonnent de servir l’état, de payer des impôts, mais on n’en fait point sur la politesse, et tout ce qui n’a pas force de lois n’oblige en rien les Hollandais. Une espèce d’égalité, qu’il faut qu’il y ait dans les républiques, est en partie la cause de l’insolence du peuple. Un seigneur des états généraux, dont le carrosse rencontre en chemin le chariot d’un paysan, doit se ranger ainsi que le manant. Il faut que tous les deux aient la moitié de la peine. Ses valets se garderaient bien d’insulter le charretier, ou encore moins de le battre. Il est citoyen de la république, il ne reconnaît le magistrat que lorsqu’il est dans ses fonctions. Ailleurs, chacun est égal.

De cette liberté naît l’amour de la patrie. Chaque Hollandais regarde la république comme uné bonne mère dont il doit conserver les privilèges. Ces sentimens sont si parfaitement gravés dans les cœurs, que rien ne peut les en effacer. La différence de religion, partout ailleurs si nuisible, ne cause pas le moindre trouble. Celle de l’état est la protestante ; mais, loin de tyranniser les autres, elle assure leur repos.

De ce ramas de religions s’élève une foule de grands hommes et d’illustres écrivains. La liberté qu’ils ont de donner l’essor à leur génie leur donne un avantage considérable sur les autres savans.

La Hollande semble être la patrie des philosophes. Libres du joug qu’on impose ailleurs à la raison, ils sont les maîtres d’en faire usage.

C’est à la sage police de ce pays que l’Europe est redevable des ouvrages des plus grands hommes. Sans cette liberté si bien établie, la moitié des œuvres de Bayle n’eussent jamais vu le jour. Une foule de moines eussent fait supprimer l’impression, ou, peut-être, l’auteur gêné n’eut jamais songé à composer ses livres.

Le commerce est l’occupation d’une bonne partie des Hollandais. Comme il n’y a guère d’autre noblesse chez eux que celle que donnent la vertu et le mérite, on y voit peu de ces illustres fainéans, dont le métier est de ne rien faire, et souvent de mourir de faim. Un commerçant ici ne croit point que son état soit vil ; et comment le penserait-il, puisqu’il est tous les jours à même, en sortant de son magasin, de remuer l’Europe entière ! Il y a tel marchand à Rotterdam et à Amsterdam, dont la voix peut décider du sort de la guerre ou de la paix.

On ne se prévient point dans ce pays ni pour ni contre aucune nation. L’esprit, la science, le mérite sont chers aux Hollandais partout où ils le trouvent ; je les ai entendu parler de nos dernières guerres ; ils ne dissimulaient point leurs avantages, mais ils ne cachaient pas leurs pertes. Plusieurs, avec qui j’ai été en relation, rendaient justice à la sagesse de notre ministère d’à présent ; ils louaient la conduite et le secret des affaires ; ils avouaient que ceux qui sont à la tête de l’état le conduisaient parfaitement, et j’ai trouvé chez eux cent fois plus de candeur que chez des Français, à qui j’ai entendu tenir là-dessus des discours pitoyables.

Le duc de Richelieu a été quelque temps en Hollande. On dit ici de lui ce qu’on en dit à Paris : aimable, poli, plein de génie, gagnant tous les cœurs et fait pour être aimé, voilà comme le représentent tous ceux qui m’en ont parlé ; tous m’ont tenu le même langage. On est heureux, quelque rang qu’on ait, lorsqu’on peut avoir une pareille réputation dans l’Europe entière.

Plusieurs personnes m’ont demandé s’il y avait chez nous d’autres seigneurs de son caractère ; je leur ai répondu que j’en connaissais qui méritaient les mêmes éloges. Vous voyez bien que cela tombe sur M.  le duc de Vaujour, et sur M.  le comte d’Ayen. Quoique je n’aie pas l’honneur de reconnaître le dernier, je ne craignais point de dire qu’il était fait pour plaire. La voix du peuple est la voix de Dieu ; il est estimé trop généralement, pour que j’eusse peur de mentir en le louant.

J’ai été, pendant mon séjour à la Haye, à un fort beau concert que donne le célèbre Francisco Lopez de Liz, juif portugais, qui a des richesses immenses. Cette assemblée se tient chez lui, tous les mardis, dans une salle superbe par la dorure et les ornemens ; tout honnête homme peut y aller, il est sûr d’être parfaitement bien reçu. Les rafraîchissemens et les confitures y sont répandus avec profusion. On dit que la dépense de ce concert va à plus de quatre-vingt mille livres de notre monnaie par an ; je le croirais sans peine. Je n’ai vu chez aucun prince souverain rien d’aussi magnifique.

J’ai eu une conversation assez plaisante, avec ce riche particulier, sur les filles de l’Opéra ; il doit les connaître mieux que personne ; elles lui ont assez coûté : c’est en vérité un fort honnête homme et généralement aimé dans ce pays. Après avoir été deux heures avec lui, il a eu une impatience infinie de me connaître. Quelque fâché que j’aie été de ne pouvoir pas le satisfaire, je n’ai point voulu violer la ferme résolution que j’avais prise de ne point me nommer en Hollande.

Je vous enverrai au premier jour mes doutes métaphysiques ; j’achève de les mettre en état de paraître ; j’y joindrai une petite brochure latine, intitulée Superstitionis arcana rêvelata.

  1. Cette lettre comme les précédentes datent d’environ 1740.