Mémoires historiques/Introduction/Chapitre 5 - Fortune/Les interpolateurs

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CHAPITRE V


FORTUNE DES MÉMOIRES HISTORIQUES



PREMIERE PARTIE


LES INTERPOLATEURS.


Vingt siècles se sont écoulés depuis la mort de Se-ma Ts’ien. Dans quelles conditions son livre s’est-il transmis jusqu’à nous pendant ce long espace de temps ?

Il serait assez important de savoir d’abord quels matériaux Se-ma Ts’ien employa pour écrire son oeuvre. Les Chinois se servaient autrefois de planchettes en bambou, p’ien, sur lesquelles ils gravaient les caractères en creux au moyen d’un stylet. Au temps de Ts’in Che-hoang-ti, ils imaginèrent d’écrire sur une sorte de papier fait avec des débris de soie et le général Mong Tien (十 210 av. J.-C.) passe pour l’inventeur du pinceau CXCVII-1 ; sous les premiers empereurs Han, les deux procédés paraissent avoir été simultanément en usage ; ainsi, dans la biographie de Se-ma Siang-jou (十 117 av. J.-C), on lit que l’empereur fit donner à ce poète un pinceau ou stylet et une tablette de bois CXCVII-2 pour qu’il écrivît une de ses compositions ; d’autre part, à la fin de ce même chapitre, un ouvrage posthume de Se-ma Siang-jou est désigné par le classificateur kiuen CXCVIII-1 (rouleau) qui s’applique à du papier ou à de la soie, mais non à des planchettes rigides. Se-ma Ts’ien, qui était contemporain de Se-ma Siang-jou, a donc dû connaître, lui aussi, les deux procédés ; auquel a-t-il eu recours ? M. Hirth CXCVIII-2, considérant que les divers chapitres des Mémoires historiques sont intitulés kiuen = rouleaux, en a conclu qu’ils étaient écrits sur une matière souple, capable de se rouler. Mais ce mot kiuen est une modification introduite à une époque ultérieure dans la table des Mémoires historiques ; Se-ma Ts’ien lui-même désigne les sections de son livre sous le nom de p’ien CXCVIII-3 et, dans le Ts’ien Han chou CXCVIII-4, on voit mentionnés les cent trente p’ien du duc grand astrologue ; d’après Wang Ming-cheng CXCVIII-5, le commentateur P’ei Yn au cinquième siècle de notre ère, fut le premier à diviser les Mémoires historiques en quatre-vingts kiuen ; enfin c’est dans l’histoire des Soei qu’on voit les cent trente p’ien convertis en cent trente kiuen. De ces considérations il résulte que, s’il faut prendre le mot p’ien au pied de la lettre, Se-ma Ts’ien écrivit suivant l’ancien système sur des planchettes de bois.

Dans son autobiographie, Se-ma Ts’ien nous apprend qu’il avait placé son ouvrage dans les archives du palais et qu’il en avait laissé une copie à la capitale CXCVIII-6. Quoique cette copie fût sans doute destinée à la publicité, elle ne paraît pas avoir été aussitôt mise entre les mains de tout le monde : « Après la mort de Se-ma Ts’ien, lisons-nous dans le Ts’ien Han chou, son ouvrage fut peu connu. Au temps de l’empereur Siuen (73-49 av. J.-C), un petit-fils de Se-ma Ts’ien par les femmes, Yang Yun, marquis de P’ing-t’ong CXCIX-1, mit en honneur et expliqua son livre et c’est alors qu’il se répandit. »

Même après les travaux de Yang Yun, les Mémoires historiques restèrent encore à demi secrets ; des raisons politiques en faisaient craindre la divulgation, comme nous l’apprenons par un curieux passage du Ts’ien Han chou CXCIX-2 : en l’an 28 avant J.-C, le roi de Tong ping (aujourd’hui préfecture secondaire de Tong-p’ing, préfecture de T’ai-ngan, province de Chan-tong) vint rendre hommage à l’empereur, son neveu ; il lui adressa une requête pour le prier de lui donner les livres des écrivains non canoniques et celui de Se-ma Ts’ien ; le général en chef Wang Fong conclut au rejet de cette demande en motivant son avis en ces termes : « Les livres des écrivains non canoniques tantôt contredisent les doctrines des classiques et blâment les sages, tantôt glorifient les génies et les dieux et croient aux prodiges. Dans le livre du duc grand astrologue, on trouve les délibérations qui se tinrent à l’époque dés royaumes combattants au sujet des alliances du nord au sud et de la marche de l’est à l’ouest, délibérations qui s’inspirent des circonstances ou de la fourberie, les plans habiles qui furent discutés par les ministres au temps de la puissance des Han, les calamités et les prodiges auxquels président les gouverneurs du ciel, les endroits que la configuration des lieux ferme ou rend difficiles d’accès. Tout cela ne doit pas être en la possession des seigneurs et des rois. Il ne faut pas accorder cette demande. »

Si ces précautions pouvaient avoir leur raison d’être sous la première dynastie Han, elles devinrent superflues lorsque les hommes et les faits dont parlait Se-ma Ts’ien n’apparurent plus que dans un lointain recul. Nous ne savons cependant que fort peu de chose sur les copies qui transmirent son oeuvre jusqu’au moment où elle fut imprimée. La seule particularité notable est le changement momentané qui fut introduit en 735 de notre ère dans l’ordre des Monographies, lorsqu’on mit la vie de Lao-tse en tête des autres chapitres de la même catégorie. La date exacte de la première édition imprimée de Se-ma Ts’ien nous est d’ailleurs inconnue ; des textes assez nombreux semblent prouver qu’elle doit remonter au temps des Song CC-1 (960-1126) ; il est probable que jusqu’alors le livre du grand historien n’avait jamais été que manuscrit ; en effet, quoique l’imprimerie ait fonctionné dès la dynastie T’ang, ce n’est que sous les Song que l’usage s’en généralisa CC-2.

Les oeuvres des scribes qui copièrent les Mémoires historiques pendant onze siècles ont toutes disparu ; ce n’est point là un fait anormal dans l’histoire de la littérature chinoise ; les lettrés, si soigneux des monuments lapidaires, paraissent avoir négligé leurs anciens manuscrits. Lorsqu’il s’agit des classiques, par exemple, toute leur critique de texte se fonde, pour proposer des leçons nouvelles, sur la comparaison du livre qu’ils étudient avec les citations qu’en font les auteurs anciens ; les débris des classiques gravés sur pierre en 175 après J.-C. leur fournissent parfois quelques corrections heureuses ; mais jamais ils n’invoquent le témoignage d’une copie antérieure à l’invention de l’imprimerie. Le texte de Se-ma Ts’ien n’a point été fixé par des inscriptions ; les citations qu’on en trouve ne présentent aucune singularité notable ; par conséquent, tout moyen externe nous manque pour en faire la critique ; ce n’est que par des raisons d’évidence interne que nous pourrons en éprouver l’intégrité. Or, dans les Mémoires historiques, on relève d’assez nombreux passages qui commencent par la formule : « Maître Tch’ou dit... CCI-1 ». Qui est ce personnage et dans quelle mesure a-t-il altéré le texte original de Se-ma Ts’ien ?

Dans le catalogue bibliographique qui forme le XXXe chapitre du Ts’ien Han Chou, on remarque, au-dessous de la mention des Ménoires historiques, une note ainsi conçue : «Pour dix chapitres, on a le titre, mais non le texte. »

Le commentateur Tchang Yen, qui vivait au temps de la première dynastie Wei (220-264 ap. J.-C), complète le dire de Pan Kou en indiquant quels étaient les chapitres perdus CCI-2: « Après la mort de (Se-ma) Ts’ien, il manqua les Annales de l’empereur King (chap. XI), les Annales de l’empereur Ou (chap. XII), le traité des rites (chap. XXIII), le traité de la musique (chap. XXIV), le traité de la guerre ( ?), le tableau chronologique des généraux et des conseillers depuis l’avènement des Han jusqu’à nos jours (chap. XXII), la monographie des diseurs de bonne aventure (chap. CXXVII), le che kia des trois rois (chap. LX), la monographie sur le tirage au sort par la tortue et l’achillée (chap. CXXVIII), la monographie de Fou Koan et de Kin Hi (chap. XCVIII). Au temps des empereurs Yuen (48-33 av. J.-C.) et Tch’eng (32-7 av. J.-C), maître Tch’ou combla ces lacunes ; il écrivit les Annales de l’empereur Ou (chap. XII), le che kia des trois rois (chap. LX), les monographies sur le tirage au sort par la tortue et l’achillée (chap. CXXVIII) et sur les diseurs de bonne aventure (chap. CXXVII). Son style est bas ; ce ne sont pas là les idées originales de (Se-ma) Ts’ien. »

Le commentateur P’ei Yn CCII-1 reproduit ce passage de Tchang Yen en substituant au traité de la guerre le traité des tubes musicaux (chap. XXV).

Se-ma Tcheng CCII-2 ajoute : « Les Annales de l’empereur King, il (maître Tch’ou) les a remplacées par le texte de Pan Kou ; les Annales de l’empereur 0u, par le traité sur les sacrifices fong et chan ; le traité des rites, par les Discussions sur les rites de Siun K’ing ; le traité de la musique, par le Mémoire sur la musique ( Yo ki) du Li (ki) ; le traité de la guerre était perdu et il ne l’a pas remplacé ; mais il a exposé en gros la théorie des tubes musicaux sous le nom de la guerre ; ainsi il a divisé la théorie du calendrier pour la dédoubler ; quant au che kia des trois rois, il s’est contenté de prendre leurs lettres d’investiture pour continuer ce chapitre ; quelle imperfection, bien plus, que de répétitions et d’impropriétés ! Quant au chapitre sur les diseurs de bonne aventure, comme il ne pouvait rappeler ce qui est identique ou divers dans tous les royaumes, il n’a parlé que de Se-ma Ki-tchou ; quant à la monographie du tirage au sort par la tortue et l’achillée, c’est un pot-pourri des sorts et présages obtenus par le grand devin et il n’a aucun mérite de rédaction ni de correction. Que tout cela est mauvais et bas ! »

Ce maître Tch’ou à qui les anciens critiques chinois reprochent de si nombreuses et si maladroites interpolations nous est fort peu connu. Les maigres renseignements que nous trouvons sur son compte ne concordent même pas entre eux. Tchang Yen CCIII-l nous apprend qu’il était originaire de Yng-tch’oan CCIII-2 et qu’il vivait entre les années 48 et 7 avant J.-C. — Wei Ling CCIII-3 dit : « D’après le livre de famille de Tch’ou I, Tch’ou Chao-suen CCIII-4, était petit-fils de Tch’ou Ta-ti qui fut conseiller du roi de Leang ; au temps de l’empereur Siuen (73-49 av. J.-C), il eut le titre de lettré au vaste savoir. Pendant un séjour qu’il fit à P’ei, il s’attacha au célèbre lettré Wang Che CCIII-5 ; c’est pourquoi on lui donna le titre de maître. Il continua le livre du duc grand astrologue. » — Dans le Ts’ien Han chou CCIII-6, nous lisons que Tch’ou Chao-suen, originaire de P’ei CCIII-7, fut le disciple de Wang Che et reçut de lui l’enseignement du Livre des Vers. — Enfin les éditeurs de la réimpression des vingt et un historiens faite en 1747 par ordre de l’empereur K’ien-long, écrivent CCIII-8, sans indiquer d’ailleurs sur quelle autorité ils s’appuient, que Tch’ou Chao-suen mourut en l’an 18 après J.-C, âgé de soixante onze ans ; il devait donc être né en 53 avant J.-C. — Quoique ces textes présentent des divergences, il paraît établi que Tch’ou Chao-suen dut fleurir vers la fin du Ier siècle avant notre ère.

Si, jusqu’à l’époque des T’ang on a accepté sans examen approfondi l’assertion que dix chapitres des Mémoires historiques étaient de la main de Tch’ou Chao-suen, des critiques plus récents CCIV-1 « ont étudié la question à nouveau et ont montré, d’une part que les dix chapitres incriminés n’étaient pas entièrement l’oeuvre de Tch’ou Chao-suen, d’autre part que, dans plusieurs passages non signalés par Tchang Yen on distingue des interpolations soit de Tch’ou Chao-suen, soit d’autres auteurs.

Considérons d’abord les dix chapitres suspects. Les Annales de l’empereur King ne sont point, comme le prétend Se-ma Tcheng, empruntés au Livre des Han antérieurs ; le nom de Tch’ou Chao-suen n’y est mentionné nulle part et nous ne voyons aucune raison de mettre en doute leur authenticité. — En revanche, les Annales de l’empereur Ou sont purement et simplement la reproduction de la seconde partie du traité sur les sacrifices fong et chan ; le texte original est donc perdu ; Tch’ou Chao-suen l’a maladroitement suppléé par la répétition de ce qui se trouvait ailleurs dans les Mémoires historiques ; il s’est contenté de modifier tous les passages où Se-ma Ts’ien avait écrit « le présent Fils du ciel », en substituant à cette expression le titre posthume « l’empereur Ou ». — Le traité sur les rites s’ouvre par deux pages dont l’authenticité est incontestable ; puis viennent toute une série de considérations qui se retrouvent, comme le fait justement remarquer Se-ma Tcheng, dans le Li luen ou Discussions sur les rites de Siun K’ing CCIV-2. - Est-ce un motif suffisant pour faire intervenir ici Tch’ou Chao-suen ? S’il fallait dénier à Se-ma Ts’ien toutes les parties des Mémoires historiques qui sont copiées sur des textes anciens, il resterait peu de chose de son oeuvre ; étant établi qu’il est avant tout un compilateur, quoi d’étonnant s’il emprunte à Siun King la matière d’un de ses chapitres ? — Le traité sur la musique donne lieu à des observations identiques : il se compose d’un début qui est bien de Se-ma Ts’ien, puis d’une longue citation du Yo ki ou Mémoire sur la musique. Or les éditeurs des treize livres canoniques à l’époque K’ien-long font remarquer CCV-1 que le Yo ki, chapitre XVII du Li ki, a été introduit pour la première fois dans ce recueil par Lieou Hiang (86-14 av. J.-C.) ; ils en infèrent que Se-ma Ts’ien, vivant avant Lieou Hiang, ne put connaître le Yo ki ; ce serait donc Tch’ou Chao-suen qui l’aurait extrait du Li ki nouvellement publié par son contemporain Lieou Hiang et l’aurait introduit dans les Mémoires historiques. La conclusion nous paraît dépasser les prémisses : de ce que Lieou Hiang est le premier qui ait rattaché le Yo ki au Li ki, il ne s’ensuit pas qu’il en soit l’auteur ; cet écrit devait exister avant lui et avant Se-ma Ts’ien ; pourquoi ce dernier n’aurait-il pas eu entre les mains un original aujourd’hui perdu, qui, plus tard, servit aussi à Lieou Hiang ? — Le cinquième des dix chapitres est appelé traité de la guerre par Tchang Yen et traité des tubes musicaux par P’ei Yn. Se-ma Tcheng concilie ces deux commentateurs par l’explication suivante : le traité de la guerre étant perdu, Tch’ou Chao-suen le remplaça par une partie du traité suivant, qui, comme le chapitre qui lui correspond dans le Ts’ien Han chou CCVI-1, devait avoir pour objet les tubes musicaux et le calendrier ; il dédoubla ainsi un livre des Mémoires historiques et la première des deux moitiés vint remplacer le traité sur la guerre. Cette théorie est fort claire, mais avant de l’accepter, il faut prévenir l’objection qu’on élève contre elle en disant qu’elle est en désaccord avec l’analyse de son propre ouvrage que Se-ma Ts’ien a placée à la fin de son autobiographie ; voici en effet comment il parle de son troisième traité CCVI-2: « Sans soldats, on n’est pas puissant, comme sans vertu on n’est pas florissant ; c’est par là (c’est-à-dire par leur force militaire) que Hoang-li, T’ang (fondateur de la dynastie Yn) et Ou (fondateur de la dynastie Tcheou) réussirent ; c’est par là (c’est-à-dire par leur faiblesse militaire) que Kie (dernier souverain des Hia) et Tcheou (dernier souverain des Yn) périrent tous deux. Peut-on n’y pas faire attention ? L’origine des lois des se-ma (c’est-à-dire des lois de la guerre) est ancienne ; T’ai-kong, Suen Ou et Wang-tse purent continuer cette oeuvre et la comprendre. Ce sujet a été très important dans les temps récents ; il est essentiel dans les révolutions humaines. J’ai donc écrit le traité des tubes musicaux. » De ce passage, Wang Ming-cheng CCVI-3 conclut que Se-ma Ts’ien établissait un rapport, difficile d’ailleurs à préciser, entre la théorie des tubes musicaux et les lois de la guerre ; Tchang Yen se serait trompé en disant que le traité sur la guerre était perdu, car c’est le traité sur les tubes musicaux qui le représente. L’argumentation de Wang Ming-cheng serait décisive si on était parfaitement sûr de l’intégrité du texte qu’il invoque ; en lisant cette citation cependant, on ne peut s’empêcher d’en trouver la dernière phrase bien singulière, car tout ce qui précède semblerait devoir aboutir à cette conclusion : « J’ai donc composé le traité sur la guerre. » L’opinion la plus plausible nous paraît être en définitive celle de Se-ma Tcheng. Si on l’admet, on pourra supposer qu’après que Tch’ou Chao-suen eut remplacé le traité perdu sur la guerre par la première moitié du traité suivant, il eut soin, pour cacher son artifice, de substituer dans l’autobiographie la phrase : « J’ai donc composé le traité sur les tubes musicaux », à celle qui devait avoir été écrite par Se-ma Ts’ien : «J’ai donc composé le traité sur la guerre. » L’hypothèse est d’autant plus vraisemblable qu’en résumant son chapitre sur le calendrier, Se-ma Ts’ien commence par parler des tubes musicaux, ce qui donne bien à entendre que cette théorie était liée pour lui, comme pour Pan Kou, à celle du calendrier. — Le tableau chronologique des généraux et des conseillers depuis l’avènement des Han jusqu’à nos jours ne se termine qu’à la première année hong-kia, soit l’an 20 avant J.-C. Il est probable que Se-ma ts’ien avait dressé cette liste jusqu’à la première année t’ai-che, soit 96 avant J.-C. et que Tch’ou chao-suen la compléta.— Dans le che kia des trois rois, nous trouvons telles quelles toutes les pièces de chancellerie relatives à l’investiture de trois fils de l’empereur Ou ; à la suite de ces textes, Se-ma Ts’ien ajoute une courte note pour exposer les raisons qui l’engagent à les insérer dans son histoire. Puis une addition étendue de Tch’ou Chao-suen explique et commente certains termes des lettres-patentes. Le point embarrassant est que, au dire de l’interpolateur lui-même, ce chapitre des Mémoires était perdu tout entier ; il prétend l’avoir reconstitué au moyen des documents que lui fournirent des vieillards. Puisque ces documents sont d’une authenticité incontestable, il importe assez peu de savoir s’ils ont été copiés par Tch’ou Chao-suen ou par Se-ma Ts’ien ; cependant la présence du paragraphe qui commence par les mots : « Le duc grand astrologue dit » semble prouver qu’on retrouva plus tard la rédaction originale de Se-ma Ts’ien, tout en laissant subsister les additions de Tch’ou Chao-suen. — La monographie de Fou K’oan et de Kin Hi est une des plus courtes ; elle se borne à noter dans un style bref et précis les mérites qu’eurent à la guerre trois des fidèles de Han Kao-tsou ; Se-ma Ts’ien a dû se contenter de reproduire ici quelque rapport au trône ; mais aucun indice ne donne à penser qu’il ne soit pas l’auteur de ce chapitre. — Quant aux monographies sur les diseurs de bonne aventure et sur la divination par la tortue et l’achillée, la première ne présente qu’un court appendice de Tch’ou Chao-Suen, et la seconde, quoique grossie d’un long texte divinatoire par l’interpolateur, contient cependant quelques pages de Se-ma Ts’ien.

Si l’étude de ces dix chapitres nous montre qu’ils ne sont pas aussi adultérés que les anciens critiques chinois le pensaient, d’autre part un examen attentif nous révèle l’intervention de Tch’ou Chao-suen dans quelques autres places des Mémoires historiques. Les passages qui lui sont attribués soit par la formule « maître Tch’ou dit... », soit par les commentateurs sont les suivants : la postface du chapitre XIII ; une longue addition au huitième tableau chronologique (chap. XX) ; la fin du chapitre XLIX ; la fin du chapitre CIV, la seconde moitié du chapitre CXXVI.

D’autres interpolations ne sont pas rapportées exprèssèment à Tch’ou Chao-suen : dans le tableau chronologique dès douze seigneurs (chap. XIV) et dans le traité du calendrier (chap, XXVI), les caractères du cycle sexagénaire ont dû être surajoutés à une époque ultérieure, car il ne semble pas que Se-ma Ts’ien ait connu l’application de ce mode de numération aux années. A la fin du chapitre L, on lit la date de la seconde année ti tsié (68 av. J.-C), et à la fin du chapitre LII, la date de la troisième année kien chou (30 av. J.-C). Dans le chapitre VI, on remarque la répétition de la première partie des Considérations... de Kia I que Se-ma Ts’ien avait déjà cités au chapitre XLVIII CCVIII-1 ; en outre, la fin de ce même chapitre VI est consacrée à une revue rapide des princes de Ts’in où on remarque la date de la dix-septième année de l'empereur Hiao-ming, soit 74 après J.-C. Le chapitre CXII se termine par un décret rendu entre l'an 1 et l'an 6 de notre ère et par une citation de Pan Kou. L'annotation du chapitre cxvn mentionne Yang Hiong CCIX-1 (54 av. J.-C- 18 ap. J.-C). A la fin du chapitre LXXXIII, l'empereur Tchao est désigné par son titre posthume qui ne pouvait être connu que d'une personne vivant après la mort de ce souverain, c'est-à-dire après l'année 74 avant J.-C. CCIX-2. A la fin du chapitre XCVI sont ajoutées les biographies de six conseillers des empereurs Siuen (73-49) et Yuen (48-33 av. J.-C). Enfin à la dernière page du chapitre CX, la date de la reddition du maréchal de Eul-che est inexacte et Tchang Cheou-tsie suppose que l'erreur a été commise par quelque sot qui aura voulu compléter Se-ma Ts'ien. Quoique les interpolations qu'on relève dans les Mémoires historiques soient assez nombreuses, elles ne portent pas cependant une grave atteinte à l'intégrité de l'oeuvre ; en effet, les plus considérables d'entre elles sont dues à Tch'ou Chao-suen ; or, cet écrivain a presque toujours soin de nous avertir quand il prend la parole ; le départ est donc aisé à faire entre les pages qui lui sont dues et le reste de l'oeuvre. Quant aux autres additions, on verra, si on en fait le compte, qu'elles se réduisent à un fort petit nombre de lignes et qu’elles sont, en somme, une quantité presque négligeable. Eu égard à leur étendue et à leur ancienneté, les Mémoires historiques peuvent être regardés comme nous étant parvenus dans un remarquable état de conservation. Tite Live et Tacite, plus récents, présentent des lacunes bien plus regrettables.




CXCVII-1. Cf. Mayere, Manual, n° 497.

CXCVII-2. 筆札 . Mémoires historiques, chap. CXVII, p. 2 r°.

CXCVIII-1. 一卷書 . Mémoires historiques, chap. CXVII, p. 16 v°.

CXCVIII-2. Chinesische Studien, t. I, p. 263.

CXCVIII-3. Mémoires historiques, chap. CXXX, p. 13 r°: 凡百三十篇 — Chap. IV, p. 7 r° : « Ces choses se trouvent dans le chapitre ( 篇 ) sur le duc de Tcheou. »

CXCVIII-4. Chap. XXX, p. 7 r°.

CXCVIII-5. Che ts’i che chang kio, chap. I, § 1. — Sur Wang Ming-cheng qui publia son livre en 1787, cf. Wylie, Notes on Chinese Literature, p. 65.

CXCVIII-6. Mémoires historiques, chap. CXXX, p. 13 r° : « J’ai caché mon livre sur la montagne célèbre ; j’en ai laissé une copie à la capitale. » Cette expression « montagne célèbre > désigne les archives du palais par allusion à un passage du Mou t’ien tse tchoan où il est dit que sur la montagne Kiun yu tien se trouvait un endroit que les anciens rois appelaient leurs archives (cf. Mou t’ien tse tchoan, trad. Eitel, China Review, t. XVII, p. 232).

CXCIX-1. 平通侯揚惲 . Ts’ien Han chou, chap. LXII, p. 14 r°.

CXCIX-2. Ts’ien Han chou, chap. LXXX, p, 7 r°.

CC-1. Wang Ming-cheng (Che ts’i che chang kio, chap. I, § 2, nous parle d’un amateur qui avait réuni toutes les éditions des Mémoires historiques imprimées sous les Song, ce qui donnerait à entendre que ces impressions étaient les plus anciennes qu’on pût se procurer.

CC-2. D’après Stanislas Julien, les Chinois auraient commencé à imprimer en l’an 593 à l’aide de planches xylographiques ; en 904, sur des planches de pierre gravées en creux et en 1040 avec des types mobiles (Comptes rendus de l’Académie des sciences, t. XXIV, p. 1002). Wylie nous dit d’autre part : « L’imprimerie était connue au temps des Soei (588-618) et fut employée d’une manière limitée sous les T’ang (618-905) ; mais les premiers efforts de cet art ne paraissent pas avoir été assez heureux pour évincer les manuscrits » (Notes on Chinese Literature, p. VIII). Ce fut seulement au temps des cinq petites dynasties (907-960) et surtout au temps des Song (960-1126) que l’imprimerie devint d’un emploi général.

CCI-1. 禇先生曰 .

CCI-2. Le passage que nous traduisons est cité dans une note du Ts’ien Han chou, chap. LXII, p. 9 r°.

CCII-1. Mémoires historiques, chap. CXXX, p. 13 v°.

CCII-2. Id.

CCIII-l. Cité par Se-ma Tcheng, Mémoires historiques, chap. XII, p. 1 r°.

CCIII-2. Aujourd’hui préfecture secondaire de Yu 禹 , préfecture de Kai-fong 開封, province de Ho-nan.

CCIII-3. 韋稜 . Je n’ai pas pu déterminer qui était cet auteur ; il est cité par Se-ma Tcheng, Mémoires historiques, chap. XII, p. 1 r°.

CCIII-4. 禇少孫 .

CCIII-5. 王式, app. Wong-se 翁思 . Sa biographie se trouve dans le LXXXVIIIe chapitre du Ts’ien Han chou.

CCIII-6. Chap. LXXXVIII, p. 11 v°.

CCIII-7. Aujourd’hui préfecture secondaire de Sou 宿 , préfecture de Fong-yang, 鳳陽 , province de Ngan-koei.

CCIII-8. Mémoires historiques, chap. CXVII, notes critiques, p. 2 v°.

CCIV-1. Voyez le Nien eul che tcha ki de Tchao I, chap. I, p. 8 v° et suiv., et le Che ts’i che chang kio de Wang Ming-cheng, chap. 1, §§ 9 et 10.

CCIV-2. Se-ma Ts’ien a parlé de Siun K’ing dans le LXXIVe chapitre des Mémoires historiques ; il nous apprend que cet écrivain était le plus vieux lettré au temps du roi Siang (283-265 av. J.-C.) du pays de Ts’i. — Les oeuvres de Siun K’ing sont réimprimées dans les
collections des auteurs non canoniques ; le li luen en forme le XIIIe chapitre.— Siun K’ing 荀卿 est appelé Suen K’ing 孫卿 dans le Ts’ien Han chou. Se-ma Tchen et Yen Che-kou disent que ce changement fut introduit pour éviter le nom personnel de l’empereur Siuen 宣 qui était 詢 .

CCV-1. Li ki, chap. L, p. 2.

CCVI-1. Chap. XXI, Lu li tche = Traité des tubes musicaux et du calendrier.

CCVI-2. Mémoires historiques, chap. CXXX, p. 7 r°.

CCVI-3. Che ts’i che chang kio, chap. i, § 9.

CCVIII-1. Dans le texte des éditions actuelles, c’est la citation du chapitre XLVIII qui est attribuée à Tch’ou Chao-suen : mais nous avons vu plus haut (p. CLVIII, note 1) les raisons qui portent à croire que l’interpolation se trouve en réalité dans le chapitre VI.

CCIX-1. Yang Hiong 楊雄 naquit la vingtième année de Siuen-ti {Mémoires historiques, ch. CXVII, annot. crit. p. 2 v°),c'est-à-dire en 54 avant J.-C, et non 53 comme dit Mayers. — Cette dernière interpolation est vraisemblablement de Tch'ou Chao-suen, car Pan Kou cite ce passage comme étant de Se-ma Ts'ien, ce qui prouve que, dès son époque, il était incorporé dans les Mémoires historiques. Wan Ming-cheng (chap. VI, § 8) soutient cependant une autre thèse : d'après lui, à partir du nom de Yang Hiong, ce serait Pan Kou qui parlerait et quelque annotateur aurait inséré ce passage du Ts'ien Han chou dans les Mémoires historiques.

CCIX-2. Wan Ming-cheng n'estime pas que le passage soit tout entier apocryphe ; il pense que 'Se-ma Ts'ien vivait encore au temps de l'empereur Tchao, qu'il l'appelait « le présent Fils du ciel » et qu'un correcteur imprudent aura introduit la leçon qui excite notre suspicion.