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Mémoires inédits de madame la comtesse de Genlis (ladvocat)/II

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MÉMOIRES
DE MADAME LA COMTESSE
DE GENLIS.

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Ma première entrevue avec Rousseau ne fait pas honneur à mon esprit et à mon discernement, mais elle a quelque chose de si singulier et de si comique, que je m’amuserai moi-même en me la rappelant. Voici donc l’histoire de mes relations avec lui.

J.-J. Rousseau étoit à Paris depuis six mois, j’avois alors dix-huit ans. Quoique je n’eusse jamais lu une seule ligne de ses ouvrages, j’éprouvois un grand désir de voir un homme si célèbre, qui m’intéressoit particulièrement comme auteur du Devin du village, ouvrage charmant qui plaira toujours à ceux qui aiment le naturel ; car on y trouve une expression musicale parfaitement assortie aux paroles, et qu’on n’a guère vue depuis à ce degré de vérité que dans les opéras comiques de Monsigny, et dans les grands opéras de Gluck[1]. Pour revenir à Rousseau, il étoit très-sauvage ; il refusoit toutes les visites, et n’en faisoit point ; d’ailleurs je ne me sentois pas le courage de faire la moindre démarche à cet égard : ainsi je témoignois l’envie de le connoître, sans imaginer qu’il fût possible d’en trouver les moyens. Un jour M. de Sauvigny, qui voyoit quelquefois Rousseau, me dit en confidence, que M. de Genlis vouloit me jouer un tour ; qu’un soir il m’amèneroit Préville déguisé en J.-J. Rousseau, et qu’il me le présenteroit pour tel. Cette idée me fit beaucoup rire et je promis bien de faire semblant d’être entièrement la dupe de cette plaisanterie, qu’on appeloit dans ce temps une mystification, genre de gaieté fort à la mode alors. J’allois très-peu aux spectacles, je n’avois jamais vu jouer Préville que deux ou trois fois, et dans des loges très-éloignées du théâtre. Préville, en effet, possédoit l’art de décomposer sa figure et de contrefaire. Il étoit à peu près de la taille de Rousseau (car tout le monde savoit que J.-J. étoit petit), et réellement M. de Genlis avoit eu le projet qu’on m’avoit confié, mais cette folie lui passa presque aussitôt de la tête. M. de Sauvigny l’oublia de même, et seule j’en gardai le souvenir. Je fus trois semaines sans voir M. de Sauvigny, et au bout de ce temps il vint me dire, avec empressement, en présence de M. de Genlis, que Rousseau désiroit extrêmement m’entendre jouer de la harpe, et que, si je voulois avoir cette complaisance, il me l’amèneroit le lendemain. Me croyant bien certaine que je ne verrois que Préville, j’eus beaucoup de peine à répondre sérieusement ; cependant je me contins assez bien, et j’assurai que je jouerois de la harpe de mon mieux pour J.-J. Rousseau. Le lendemain j’attendis avec impatience l’heure du rendez-vous, imaginant qu’un crispin travesti en philosophe seroit une chose très-comique. J’étois d’une gaieté folle en l’attendant, et M. de Genlis, connoissant ma timidité naturelle, s’en étonnoit beaucoup. D’ailleurs il ne concevoit pas trop comment l’idée de recevoir un si grave personnage, pouvoit faire cette sorte d’impression, et je lui parus tout-à-fait extravagante, lorsqu’il me vit rire au moment où l’on annonça Rousseau. J’avoue que rien au monde ne m’a paru si plaisant que sa figure, que je ne regardois que comme une mascarade. Son habit, ses bas couleur de marron, sa petite perruque ronde, tout ce costume et son maintien n’offroient à mes yeux que la scène de comédie la mieux jouée et la plus comique. Cependant, faisant sur moi-même un effort prodigieux, je pris une contenance assez convenable ; et, après avoir balbutié deux ou trois mots de politesse, je m’assis. L’on causa, et heureusement pour moi, d’une manière assez gaie. Je gardai le silence, mais de temps en temps j’éclatai de rire, et c’étoit avec tant de naturel et de si bon cœur, que cette surprenante gaieté ne déplut pas à Rousseau. Il dit de jolies choses sur la jeunesse en général. Je pensois que Préville avoit de l’esprit et qu’à sa place Rousseau n’auroit pas été si aimable, parce que mes rires l’auroient scandalisé. Rousseau m’adressa la parole, comme il ne m’embarrassoit pas du tout ; je lui répondis très-cavalièrement tout ce qui me passoit par la tête. Il me trouva fort originale, et moi je trouvai qu’il jouoit avec une perfection que je ne me lassois pas d’admirer. Jamais les caricatures ne m’ont fait rire ; ce qui me charmoit, c’étoit la simplicité, le naturel, de celui que je croyois un comédien ; et, d’après cette idée, il me paroissoit bien supérieur en chambre à ce que je l’avois vu sur le théâtre. Cependant il me sembloit qu’il donnoit à Rousseau beaucoup trop d’indulgence, de bonhomie et de gaieté. Je jouai de la harpe, je chantai quelques airs du Devin du village. Rousseau me regardoit toujours en souriant, avec cette sorte de plaisir qu’inspire un enfantillage bien naturel ; et en nous quittant il promit de revenir le lendemain dîner avec nous. Il m’avoit tant divertie, que cette promesse m’enchanta, et j’en sautai de joie. Je le reconduisis jusqu’à la porte en lui disant toutes les douceurs et toutes les folies imaginables. Quand il fut sorti, je cessai tout-à-fait de me contraindre et je me mis à rire à gorge déployée ; M. de Genlis, stupéfait, me considéroit d’un air mécontent et sévère, qui redoubloit ma gaieté. « Je vois bien, lui dis-je, que vous reconnoissez enfin que vous ne m’avez pas attrapée, vous êtes piqué ; mais, au vrai, comment pouviez-vous croire, que je serois assez simple pour prendre Préville pour J.-J. Rousseau ? — Préville ! — Ah ! oui, niez-le, vous me persuaderez. — La tête vous a-t-elle tourné ? — J’avoue que Préville a été charmant, d’un naturel parfait ; il n’a rien chargé, on ne peut pas jouer mieux que cela, mais je parie, qu’à l’exception du costume, il n’a pas du tout imité Rousseau. Il a représenté un bon vieillard, très-aimable, et non Rousseau, qui certainement m’auroit trouvée fort extravagante, et se seroit formalisé d’un semblable accueil. » À ces mots, M. de Genlis et M. de Sauvigny se mirent à rire si démesurément que je commençai à m’étonner : on s’expliqua, et ma confusion fut extrême, en apprenant que très-véritablement je venois de recevoir J.-J. Rousseau de cette jolie manière. Je déclarai que je ne consentirois jamais à le recevoir si on l’instruisoit de ma bêtise, on me promit qu’il l’ignoreroit toujours, et l’on tint parole. Ce qu’il y a de plus singulier en tout ceci c’est que cette conduite, si niaise et si inconsidérée, me valut les bonnes grâces de Rousseau. Il dit à M. de Sauvigny, que j’étois la jeune personne la plus naturelle, la plus gaie et la plus dénuée de prétentions qu’il eût jamais rencontrée ; et certainement, sans la méprise qui m’avoit donné tant d’aisance et de bonne humeur, il n’auroit vu en moi qu’une excessive timidité. Ainsi je ne dus ce succès qu’à une erreur ; il ne m’étoit pas possible de m’en enorgueillir. Connoissant toute l’indulgence de Rousseau, je le revis sans embarras et j’ai toujours été parfaitement à mon aise avec lui. Je n’ai jamais vu d’homme de lettres moins imposant et plus aimable. Il parloit de lui avec simplicité et de ses ennemis sans aucune aigreur. Il rendoit une entière justice aux talens de M. de Voltaire. Il disoit même qu’il étoit impossible que l’auteur de Zaïre et de Mérope ne fût pas né avec une âme très-sensible ; il ajoutoit que l’orgueil et la flatterie l’avoient corrompu. Il nous parla de ses Confessions, qu’il avoit lues à madame d’Egmont. Il me dit que j’étois trop jeune pour obtenir de lui la même preuve de confiance. À ce sujet il s’avisa de me demander si j’avois lu ses ouvrages, je lui répondis avec un peu d’embarras, que non. Il voulut savoir pourquoi ; ce qui m’embarrassa encore davantage, d’autant plus qu’il me regardoit fixement. Il avoit des petits yeux enfoncés dans la tête, mais très-perçans, et qui sembloient pénétrer et lire au fond de l’âme de la personne qu’il interrogeoit. Il me paroissoit qu’il auroit découvert sur-le-champ un mensonge, ou un détour ; ainsi je n’eus point de mérite à lui dire franchement que je n’avois pas lu ses ouvrages, parce qu’on prétendoit qu’il y avoit beaucoup de choses contre la religion. « Vous savez, répondit-il, que je ne suis pas catholique ; mais personne, ajouta-t-il, n’a parlé de l’Évangile avec plus de conviction et de sensibilité. » Ce furent ses propres paroles[2]. Je me croyois quitte de ses questions ; mais il me demanda encore en souriant pourquoi j’avois rougi en lui disant ce que j’ai rapporté ci-dessus. Je répondis bonnement que j’avois craint de lui déplaire. Il loua à l’excès cette réponse, parce qu’elle étoit naïve. En tout, il est certain que le naturel et la simplicité avoient pour lui un charme particulier. Il me dit que ses ouvrages n’étoient pas faits pour mon âge ; mais que je ferois bien de lire Émile dans quelques années. Il nous parla beaucoup de la manière dont il avoit composé la Nouvelle Héloïse. Il nous dit qu’il écrivoit toutes les lettres de Julie, sur du joli petit papier à lettres et à vignettes ; qu’ensuite il les plioit en billets et les relisoit en se promenant, avec autant de délices que s’il les eût reçues d’une maîtresse adorée. Il nous récita, par cœur et debout en faisant quelques gestes, son Pygmalion, et d’une manière vraie, énergique et parfaite à mon gré. Il avoit un sourire très-agréable, plein de douceur et de finesse, il étoit communicatif et je lui trouvai beaucoup de gaieté. Il raisonnoit supérieurement sur la musique, et il étoit véritablement connoisseur ; néanmoins dans un grand nombre de romances de sa composition qu’il m’a données, il ne s’en trouvoit pas une seule de jolie ou même chantante. Il avoit fait un très-mauvais air à son imitation de la romance de Nice de Métastase, qu’un de mes amis, M. de Monsigny, a remise en musique pour moi ; l’air en est maintenant digne des paroles, qui sont charmantes.

Il m’avoit donné toutes ses romances avec la musique ; le tout auroit formé un volume très-précieux, puisqu’il étoit entièrement de sa main et de sa composition, paroles et musique. Mais alors on n’avoit pas, comme de nos jours, la manie des souvenirs ; on n’oublioit point ses amis, et l’on attachoit peu de prix à ce qui pouvoit rappeler les indifférens, même les plus célèbres : je dispersai et perdis ce recueil qui n’étoit ni relié ni broché, et que j’ai beaucoup regretté depuis. Rousseau copioit la musique avec une perfection rare ; il me fit beaucoup de peine en m’apprenant qu’il vivoit uniquement du produit de ce petit talent[3].

Rousseau venoit presque tous les jours dîner chez nous, et je n’avois remarqué en lui, durant cinq mois, ni susceptibilité, ni caprice, lorsque nous pensâmes nous brouiller pour un sujet bizarre. Il aimoit beaucoup une sorte de vin de Sillery, couleur de pelure d’ognon ; M. de Genlis lui demanda la permission de lui en envoyer, en ajoutant qu’il le recevoit lui-même en présent de son oncle. Rousseau répondit qu’il lui feroit grand plaisir de lui en envoyer deux bouteilles. Le lendemain matin M. de Genlis fit porter chez lui un panier de vingt-cinq bouteilles de ce vin, ce qui choqua Rousseau à tel point, qu’il renvoya sur-le-champ le panier tout entier, avec un étrange petit billet de trois lignes, qui me parut fou, car il exprimoit avec énergie le dédain, la colère et un ressentiment implacable. M. de Sauvigny vint mettre le comble à notre étonnement et à notre consternation en nous disant que Rousseau étoit véritablement furieux, et qu’il protestoit qu’il ne nous reverroit jamais. M. de Genlis, confondu qu’une attention si simple pût être si criminelle, demanda à M. de Sauvigny quelle raison Rousseau donnoit de ce caprice ; M. de Sauvigny répondit qu’il disoit qu’apparemment on croyoit qu’il n’avoit modestement demandé deux bouteilles que pour avoir un présent, que cette idée étoit injurieuse, etc. M. de Genlis me dit que, puisque je n’étois point complice de son impertinence, Rousseau, peut-être en faveur de mon innocence, pourroit consentir à revenir. Nous l’aimions, et nos regrets étoient sincères. J’écrivis donc une assez longue lettre, que j’envoyai avec deux bouteilles présentées de ma part. Rousseau se laissa toucher ; il revint : il eut beaucoup de grâce avec moi, mais il fut sec, et glacial avec M. de Genlis, dont jusqu’alors il avoit goûté l’esprit et la conversation, et jamais M. de Genlis n’a pu regagner entièrement ses bonnes grâces.

Deux mois après, M. de Sauvigny donna à la Comédie Françoise une pièce intitulée le Persiffleur. Rousseau nous avoit dit qu’il n’alloit point aux spectacles, et qu’il évitoit avec soin de se montrer en public ; mais comme il paroissoit aimer beaucoup M. de Sauvigny, je le pressai de venir avec nous à la première représentation de cette pièce, et il y consentit, parce qu’on m’avoit prêté une loge grillée prés du théâtre, et dont l’escalier et le corridor d’entrée n’étoient pas ceux du public. Il fut convenu que je le mènerois à la comédie, et que, si la pièce avoit du succès, nous sortirions avant la petite pièce, et nous reviendrions souper chez moi tous ensemble. Ce projet dérangeoit un peu la vie ordinaire de Rousseau, mais il se prêta à cet arrangement avec toute la grâce imaginable. Le jour de la représentation, Rousseau se rendit chez moi un peu avant cinq heures, et nous partîmes avec lui. Quand nous fûmes dans la voiture, Rousseau me dit en souriant que j’étois bien parée pour rester dans une loge grillée. Je lui répondis sur le même ton que je m’étois parée pour lui. D’ailleurs, cette parure consistoit à être coiffée comme une jeune personne ; j’avois des fleurs dans mes cheveux, du reste j’étois mise très-simplement. J’insiste sur ce petit détail, auquel la suite de ce récit donnera de l’importance. Nous arrivâmes à la comédie plus d’une demi-heure avant le commencement du spectacle. En entrant dans la loge, mon premier mouvement fut de baisser la grille ; Rousseau, sur-le-champ, s’y opposa fortement, en me disant qu’il étoit sûr que cette grille abattue me déplairoit. Je lui protestai le contraire, en ajoutant que d’ailleurs c’étoit une chose convenue. Il répondit qu’il se placeroit derrière moi, que je le cacherois parfaitement, et que c’étoit tout ce qu’il désiroit. J’insistai de la meilleure foi du monde, mais Rousseau tenoit fortement la grille, et m’empêchoit de la baisser. Pendant tout ces débats, nous étions debout : notre loge, au premier rang, près de l’orchestre, donnoit sur le parterre. Je craignis d’attirer les yeux sur nous ; je cédai, pour finir la discussion et je m’assis. Rousseau se plaça derrière moi, au bout d’un moment je m’aperçus que Rousseau avançoit la tête entre M. de Genlis et moi, de manière à être vu. Je l’en avertis avec simplicité. Un instant après il fit deux fois le même mouvement et fut aperçu et reconnu. J’entendis plusieurs personnes dire, en regardant notre loge, « C’est Rousseau… — Mon Dieu, lui dis-je, on vous a vu. » Il me répondit sèchement : « Cela est impossible. » Cependant on répétoit de proche en proche, dans le parterre, c’est Rousseau, c’est Rousseau, et tous les yeux se fixoient sur notre loge, mais on s’en tint là. Ce petit murmure s’évanouit sans exciter d’applaudissemens. L’orchestre fit entendre le premier coup d’archet, on ne songea plus qu’au spectacle, et Rousseau fut oublié. Je venois de lui proposer encore de baisser la grille, il me répondit d’un ton très-aigre qu’il n’étoit plus temps. « Ce n’est pas ma faute, » repris-je. « Non, sans doute, » dit-il, avec un sourire ironique et forcé. Cette réponse me blessa beaucoup ; elle étoit d’une extrême injustice. J’étois fort troublée ; et, malgré mon peu d’expérience, j’entrevoyois assez clairement la vérité. Je me flattai pourtant que ce singulier mouvement d’humeur se dissiperoit promptement, et je sentis que tout ce que j’avois de mieux à faire, étoit de n’avoir pas l’air de le remarquer. On leva la toile ; le spectacle commença. Je ne fus plus occupée que de la pièce, qui réussit complétement. On demanda l’auteur à plusieurs reprises ; enfin, son succès n’eut rien de douteux.

Nous sortîmes de la loge. Rousseau me donna la main ; sa figure étoit sombre à faire peur. Je lui dis que l’auteur devoit être bien content, et que nous allions passer une jolie soirée. Il ne répondit pas un mot. Arrivée à ma voiture, j’y montai. Ensuite M. de Genlis se mit derrière Rousseau, pour le laisser passer après moi ; mais Rousseau, se retournant, lui dit qu’il ne viendroit pas avec nous. M. de Genlis et moi nous nous récriâmes là-dessus : Rousseau, sans répliquer, fit la révérence, nous tourna le dos et disparut.

Le lendemain M. de Sauvigny, chargé par nous d’aller l’interroger sur cette incartade, fut étrangement surpris, lorsque Rousseau lui dit, avec des yeux étincelans de colère, qu’il ne me reverroit de sa vie, parce que je ne l’avois mené à la comédie que pour le donner en spectacle, pour le faire voir au public comme on montre les bêtes sauvages à la foire. M. de Sauvigny répondit, d’après ce que je lui avois conté la veille, que j’avois voulu baisser la grille. Rousseau soutint que je l’avois très-faiblement offert, et que d’ailleurs ma brillante parure et le choix de la loge prouvoient assez que je n’avois jamais eu l’intention de me cacher. On eut beau lui répéter que ma parure n’avoit rien de recherché, et qu’une loge prêtée n’étoit pas une loge de choix, rien ne put l’adoucir. Ce récit me choqua tellement, que, de mon côté, je ne voulus pas faire la moindre démarche pour ramener un homme si injuste à mon égard. D’ailleurs, il m’étoit prouvé qu’il n’y avoit nulle espèce de sincérité dans ses plaintes : le fait est que, dans l’espoir d’exciter une vive sensation, il avoit voulu se montrer, et que son humeur n’étoit causée que par le dépit de n’avoir pas produit plus d’effet. Je ne l’ai jamais revu depuis. Deux ou trois ans après, sachant, par mademoiselle Thouin, du Jardin du Roi, dont il voyoit souvent le frère, qu’il étoit fâché qu’il fallût des billets pour entrer dans les jardins de Monceaux, qu’il aimoit particulièrement, j’obtins pour lui une clef du jardin, avec la permission d’aller s’y promener tous les jours et à toute heure, et je lui envoyai cette clef par mademoiselle Thouin. Il me fit remercier ; et j’en restai là, charmée d’avoir fait une chose qui lui fût agréable, mais ne désirant nullement renouer avec lui.

La même année, M. de Sauvigny donna sa tragédie ou, pour mieux dire, son drame de Gabrielle d’Estrée, dans lequel il y a de beaux vers et même de belles tirades, et quelques scènes intéressantes ; elle eut du succès. L’auteur avoit du talent, et en général un jugement très-sain ; mais il ne faisoit jamais de plan, et il n’a pas fait un seul ouvrage dramatique véritablement bon.

L’instruction commençoit à se classer dans ma tête, je savois très-bien l’Histoire Ancienne, l’Histoire Romaine, celle du Bas-Empire, et la Mythologie. J’avois lu tous nos auteurs dramatiques, tous nos bons poëtes, et tous nos moralistes, à la tête desquels je mets nos orateurs chrétiens. Je lus dans cet hiver Bourdaloue et Fléchier ; je trouvai le premier solide, et par conséquent persuasif, et c’est donner une grande louange à un prédicateur. Fléchier me parut spirituel et brillant, mais en général un peu maniéré, et je pense de même aujourd’hui. Je relus avec délices La Bruyère, et je commençai l’Histoire de France, que je savois très-mal.

Vers le milieu de l’hiver le comte de Guînes partit pour son ambassade de Berlin. Ma tante continuoit à être malade de chagrin ; elle désoloit M. le duc d’Orléans, devenu son confident intime ; elle mit le comble à son inquiétude, en déclarant qu’elle iroit à Barège sur la fin du mois de mars ; M. de Montesson se mouroit, tout annonçoit déjà un dénoûment heureux.

M. de La Harpe[4] faisoit des lectures de Mélanie, qui charmoient toutes les jeunes dames de la société ; je ne fis aucune démarche pour m’y trouver. Je n’ai jamais aimé ces lectures, surtout des ouvrages très-prônés, parce que j’y étois embarrassée de mon maintien ; je suis peu démonstrative, et il falloit l’être à l’excès dans ces occasions, pour ne pas avoir l’air d’une imbécile. Madame d’Hénin, et beaucoup d’autres, en citoient des vers avec admiration, entre autres celui-ci, sur la clôture, lorsqu’on vient de prononcer ses vœux :


« La tombe se referme et l’on y meurt long-temps. »


Je trouvois ce vers mauvais, par la raison même qui le faisoit admirer. On n’a jamais dit que l’on meurt long-temps ; et l’on prenoit une fausse expression pour une idée neuve. Combien d’auteurs depuis n’ont dû leurs succès qu’à cette méprise ! On dit une longue agonie, et non une longue mort, car la mort n’est qu’un instant. Mais on y meurt long-temps, n’en parut pas moins un trait de génie.

Mélanie fut imprimée ; je lus cette pièce, et je n’y trouvai qu’une imitation bourgeoise d’Iphigénie. C’est un père qui veut sacrifier sa fille, et une mère et un amant qui s’y opposent. Mais quelle mère que madame de Faublas, quand elle auroit tant de moyens certains d’empêcher ce sacrifice ! Le Curé est pillé du Comte de Cominge, mauvaise pièce faite avant Mélanie, et il ne paroît que pour discourir fort inutilement. Il devroit agir, et alors il n’y auroit point eu de victime ; le dénoûment est intolérable dans un sujet chrétien, mais l’auteur n’étoit alors ni dévot, ni chrétien. La sensible Mélanie, abjurant la religion, et livrant son père, qu’elle maudit, à d’éternels remords, et sa mère et son amant à d’éternelles douleurs, est un personnage monstrueux. Le suicide est plus odieux encore dans une femme que dans un homme : une femme qui se tue n’est plus une femme. M. de La Harpe, dans la préface de cette pièce, eut le courage et la simplicité de dire que Voltaire lui écrivoit : L’Europe attend Mélanie. Tel étoit en effet le langage de Voltaire avec ses admirateurs. Et, tandis qu’il répétoit que Gresset étoit un polisson, que l’auteur de Didon, et de très-belles poésies, étoit un sot, etc., il écrivoit que l’Europe attendoit Mélanie !… L’Europe, qui n’avoit manifesté ce désir ardent ni pour Cinna, ni pour Athalie, ni pour le Misanthrope, l’Europe a dû être bien attrapée, lorsqu’enfin Mélanie a paru. M. de La Harpe, depuis sa conversion, a fait réimprimer ce drame. Il est curieux d’examiner les vers qu’il en a ôtés ; comme il étoit de très-bonne foi dans sa piété, il a retranché, en conscience, tous les vers qu’il avoit faits avec une mauvaise intention ; et, parmi ces vers, il s’en trouve beaucoup qui ont une tournure sentimentale et religieuse. Rien ne montre mieux la duplicité philosophique que l’examen de ces corrections. Dans ce temps Collé donna son Joueur (Béverley), drame aussi ennuyeux que noir. On avoit d’abord joué cette pièce à Villers-Cotterets. Je crois que ce fut aussi cet hiver que Monsigny donna le Déserteur, dont la musique sera toujours délicieuse pour tous ceux qui aiment véritablement cet art enchanteur. Le drame est de l’invraisemblance la plus extravagante, mais il offre des détails touchans et des scènes d’un très-grand effet. J’allai à la première représentation, et j’avoue que j’y versai des torrens de larmes ; il est vrai que jamais pièce n’a été jouée comme celle-là. Caillot ; Laruette, sa femme ; Clairval ; Trial, faisant le niais ; la charmante mademoiselle Beaupré, jouant le rôle de la petite fille, étoient tous des acteurs parfaits, et qu’on n’a point remplacés ; les paroles des plus beaux airs étoient souvent ridicules comme celles-ci :


« Mourir n’est rien, c’est notre dernière heure. »


C’est notre dernière heure : voilà un beau motif de consolation ; c’est précisément parce que c’est notre dernière heure que mourir est quelque chose. Sédaine a fait des centaines de vers de cette force-là ; surtout lorsqu’il veut être moral, il est unique ; voici une de ses maximes dont on ne contestera sûrement pas la vérité :


« Les pères seroient trop heureux,
Si le ciel combloit tous leurs vœux. »


Mais la musique de Monsigny ne permet pas de faire la moindre attention à cette singulière poésie[5]. Madame de Montesson me mena plusieurs fois souper chez madame la duchesse de Mazarin, la personne la plus malheureuse en beauté, en magnificence et en fêtes, qu’on ait jamais vue dans le monde. Elle étoit beaucoup trop grasse pour être agréable, mais elle étoit très-belle, elle avoit un teint éclatant ; on lui trouvoit des couleurs trop vives ; la maréchale de Luxembourg disoit qu’elle avoit, non la fraîcheur de la rose, mais celle de la viande de boucherie. Ce mot est cruel, il fit fortune, et voilà une fraîcheur déshonorée.

On disoit que la fée Guignon Guignolant avoit présidé à la naissance de la duchesse de Mazarin. En effet, elle étoit fraîche et très-belle, et ne plaisoit à personne. Elle avoit des diamans superbes ; quand elle les portoit, on disoit qu’elle ressembloit à un lustre. Ses soupers étoient les meilleurs de Paris ; on s’en moquoit, parce que les mets y étoient un peu déguisés. Elle étoit obligeante et polie, on prétendoit qu’elle étoit méchante. Elle ne manquoit pas d’esprit, on citoit d’elle beaucoup de bons mots ; et sans cesse elle faisoit et disoit les choses du monde les plus déplacées. Son faste étoit extrême, et elle avoit la réputation d’être avare ; elle donnoit les fêtes les plus magnifiques, et il s’y passoit toujours quelque chose de ridicule ; enfin, un succès pour elle étoit une chose impossible. Un jour, dans le cours de l’hiver, elle conçut l’idée de donner, dans sa superbe maison de Paris, une fête champêtre. Elle rassemble un monde énorme dans son salon nouvellement décoré et rempli de glaces, dont la plupart, placées dans des espèces de niches, occupoient tout le lambris jusqu’au parquet. À l’extrémité de ce salon étoit un cabinet qu’on avoit rempli de feuillage et de fleurs, et, en ouvrant une porte, on devoit voir à travers un transparent, un véritable troupeau de moutons bien blancs, bien savonnés, défiler dans ce bocage et conduits par une bergère, danseuse de l’Opéra. Tandis que l’on préparoit cette scène ingénieuse, et que la compagnie dansoit dans le salon, les moutons enfermés s’échappèrent, on ne sait comment, et, sans chien et sans bergère, se précipitèrent tout à coup en tumulte dans le salon, dispersèrent les danseurs et furent donner de grands coups de tête dans les glaces ; les bonds, les bêlemens du troupeau effarouché, le bruit qu’ils faisoient en fendant et brisant les glaces, les cris et la fuite des femmes, les éclats de rire des danseurs, formèrent une scène beaucoup plus amusante que n’auroit pu l’être la pastorale, dont cet accident priva l’assemblée. Pour moi je la trouvois une bonne femme, parce qu’elle étoit grasse et rieuse ; et, d’après cette manière de juger, qu’à cet égard j’ai conservée, madame d’Husson, belle-sœur de M. de Donézan, me paroissoit la meilleure personne du monde, et certainement en cela je me trompois beaucoup. Madame d’Husson avait alors au moins quarante ans, elle étoit belle, et elle a toujours eu une conduite et une réputation irréprochables, quoique, dans un libelle qui a eu de la vogue, et qui a pour titre le Courrier de l’Europe, on dise tout le contraire. Madame d’Husson avoit l’air de la bonhomie la plus parfaite, et je ne crois pas qu’il ait jamais existé une personne plus malicieuse, non par méchanceté, mais pour fournir à la conversation, pour contrefaire, pour faire un bon conte, pour amuser les autres par une moquerie, ou en leur apprenant une anecdote scandaleuse. Elle ne cherchoit à découvrir, dans les gens qu’elle voyoit, que leurs travers ; s’ils n’en avoient point, elle déclaroit qu’ils étoient insipides, eussent-ils eu tout l’esprit du monde. D’ailleurs elle avoit de l’obligeance ; elle étoit accueillante, de bonne humeur, et d’une gaieté souvent piquante. Mais il n’en est pas moins vrai que personne au monde n’a répandu dans la société plus de traits malins, et n’a répété plus d’histoires calomnieuses. Madame de Sévigné, avec sa grâce et son charme ordinaires, dit dans ses lettres qu’elle a toujours ri de ce qu’on appelle les bons fonds, pour excuser certaines personnes qui font des tracasseries et des méchancetés. Elle a bien raison : s’il est possible d’être constamment moqueuse et médisante sans méchanceté, du moins on est alors dépourvue de toute réflexion et de toute bonté. Madame d’Husson étoit agréable et spirituelle, elle préféra un odieux moyen de plaire, ou, pour mieux dire, d’amuser, et elle en pouvoit choisir d’estimables ; qu’en a-t-il résulté ? Avec une conduite personnelle véritablement parfaite, de la beauté, des agrémens, une bonne maison, madame d’Husson n’a point été estimée, elle s’est fait beaucoup d’ennemis, et elle a vieilli dans l’oubli, sans avoir jamais été aimée.

Pour moi je n’ai jamais eu à me reprocher d’avoir répété, ni dit un mot qui pût attaquer la réputation des gens mêmes que j’estimois le moins, ni d’avoir colporté comme tant d’autres, des épigrammes et des couplets satiriques ; j’ai toujours dans le monde montré le mépris de toutes ces choses, et une grande incrédulité sur les histoires scandaleuses. Ma tante m’a toujours donné ce bon exemple, elle a même contribué à fortifier mon aversion pour la conduite opposée. Elle n’étoit nullement médisante, elle me disoit (et c’étoit penser avec beaucoup d’esprit et de sagesse) qu’indépendamment de tout principe, la médisance gâte toujours le ton d’une femme. Ce mot mérite d’être retenu. Je dois encore à ma tante un très-bon principe de conduite, et je veux le rapporter ici. Peu de temps après mon début dans le monde, à propos de mes petites confidences, elle me dit qu’une femme voulant ôter toute espérance à un homme amoureux d’elle, ne devoit jamais lui écrire ; que, dans ce cas, la lettre même la plus rigoureuse, est toujours une fausse démarche, et souvent une imprudence. Elle disoit là-dessus des choses délicates, très-justes et très-sensées. Voilà les seuls conseils que j’aie reçus d’elle, elle auroit dû m’en donner d’autres plus utiles, je les aurois suivis ! Elle ne l’a pas fait !…

Pour ne pas me faire meilleure que je ne suis, je dois convenir que j’ai souvent été moqueuse, mais je n’ai jamais tourné en ridicule que l’arrogance, la fatuité et la pédanterie. Je n’ai de ma vie eu la tentation de me moquer de l’ignorance et de la gaucherie, au contraire, quand je les ai vues dans les autres, j’en ai toujours souffert. J’allai, durant cet hiver, plusieurs fois avec madame de Puisieux chez beaucoup de personnes, entre autres chez madame la comtesse de Brione, qui avoit encore des traces de sa fameuse beauté ; c’étoit une figure de Minerve, que l’on pouvoit admirer, mais qui n’avoit jamais dû être bien agréable. Madame de Brione étoit polie, elle avoit des manières remplies de noblesse et de douceur. L’homme le plus remarquable de la société de madame de Puisieux et de la maréchale d’Estrée, étoit le duc d’Harcourt, frère du marquis de Beuvron ; il avoit de l’esprit, du mérite et de la bonté. C’est le seul homme que j’aie connu qui, ayant eu de grands succès auprès des femmes, ait toujours conservé une extrême simplicité de ton et de manières. Je soupois souvent aussi avec le prince Louis de Rohan, qui fut depuis le trop fameux cardinal de Rohan ; il n’étoit pas un prêtre édifiant, mais il avoit la figure la plus agréable, de la gaieté, de la grâce ; il causoit d’une manière amusante, et toujours avec tant de légèreté et de frivolité, qu’il étoit fort difficile de juger son esprit. Tout ce qu’on en savoit, c’est qu’il est impossible d’être borné avec tant d’agrément.

Je rencontrois partout madame de Ségur la jeune, qu’on appeloit ainsi pour la distinguer de sa belle-mère. Madame de Ségur avoit alors trente-deux ou trente-trois ans, son visage n’étoit pas joli, mais elle avoit de belles dents, une physionomie douce, une taille charmante et beaucoup d’élégance par son maintien et la manière de se mettre. La douceur et la bonté formoient son caractère ; elle étoit aimée de tout le monde, elle le méritoit. M. de Ségur son mari (depuis ministre et maréchal de France), qui avoit eu un bras emporté à la bataille de Minden, étoit le meilleur des hommes, et d’une excellente société ; il a eu constamment depuis mon enfance, beaucoup d’amitié pour moi, il m’a donné des avis utiles, et, quand il a été ministre, il a sur-le-champ accordé à ma mère une pension que je lui demandai pour elle, comme veuve d’un lieutenant général des armées du roi, le baron d’Andlau, son second mari. La mémoire de M. de Ségur me sera toujours chère. Sa mère, fille naturelle de monseigneur le régent, étoit dès lors fort vieille, mais d’une gaieté spirituelle et charmante, aimant les jeunes personnes et s’en faisant aimer par la conversation la plus animée et la plus amusante.

Quoique j’aie naturellement beaucoup d’indulgence, et de bienveillance dans le cœur et dans le caractère, il y eut cependant alors dans le grand monde deux personnes pour lesquelles je sentis une véritable antipathie. L’une étoit le comte de Coigny, frère du duc et du chevalier ; il me poursuivoit partout, et plus je le voyois, plus il m’étoit odieux. Il avoit un visage que l’on pouvoit trouver beau, si un visage peut l’être avec des narines écartées et l’expression de la méchanceté : son regard étoit fixe, curieux, et questionneur ; j’ai toujours détesté ce regard-là. Un regard qui s’applique sérieusement à vous pénétrer éveille la crainte et la défiance, alors même qu’on n’a rien à cacher. Le comte de Coigny avoit ce qu’on appelle une belle carnation, et ce teint coloré, joint à la rudesse de sa physionomie, lui donnoit, à mes yeux, l’air d’un homme qui rougit de colère. Il ne manquoit pas d’esprit, mais cet esprit étoit sec, caustique et mordant, il étoit bien assorti à son âme. Le comte de Coigny devint mon ennemi, j’y gagnai du moins de le rencontrer beaucoup plus rarement. L’autre personne, dont le seul esprit me repoussoit, étoit madame de Cambis, sœur du prince de Chimay et de madame de Caraman ; elle avoit trente-quatre ou trente-cinq ans, et tous les genres de prétentions ; elle étoit fort marquée de la petite vérole, ses traits étoient communs, sa taille assez belle ; elle avoit l’air le plus dédaigneux et le plus impertinent qu’on ait jamais osé porter dans le monde. Ses amis prétendoient qu’elle avoit beaucoup d’esprit, et le talent de dire des mots ingénieux. En voici un : quelqu’un louant devant elle ma gaieté, elle reprit : Oui, une gaieté de jolies dents. Voulant dire que je ne riois que pour faire voir mes dents, ce qui étoit fort injuste ; car je n’ai jamais eu la moindre affectation, et celle-là est une des plus déplaisantes que l’on puisse avoir. Madame de Cambis faisoit, dit-on, de fort jolis vers ; je n’ai connu d’elle en ce genre qu’un couplet de chanson fort méchant, mal rimé, mal tourné, et sans aucun sel, qu’elle avoit fait sur ma tante et sur le duc de Guînes.

Je fis connoissance avec une femme très-remarquable par son esprit et son charmant naturel, madame la comtesse de La Marek, sœur du duc de Noailles ; elle étoit déjà âgée et dans une grande dévotion ; mais jamais la piété ne s’est montrée sous des traits aussi aimables. Je vis chez elle la belle madame de Newkerque, depuis madame de Champcenetz[6] ; sa beauté commençoit à se passer, mais elle étoit encore charmante. On pouvoit dire d’elle ce que madame de Sévigné dit de madame Dufresnoy, maîtresse de M. de Louvois, qu’elle étoit toute recueillie dans sa beauté. Le soin de montrer le plus petit pied, ses jolies mains, et de varier ses attitudes, l’occupoit trop visiblement, et si elle avoit eu des dents remarquables, elle auroit certainement eu la gaieté des jolies dents. Il y avoit à cette époque à la cour de fort jolies femmes, entre autres la vicomtesse de Laval[7], et la comtesse Jules, depuis duchesse de Polignac. Cette dernière avoit une vilaine taille, quoique parfaitement droite, mais petite, sans délicatesse et sans élégance ; son visage eût été sans défaut, si elle avoit eu un front passable ; ce front étoit grand, d’une forme désagréable, et un peu brun, quoique le reste de son visage fût très-blanc. Quand la mode s’établit de rabattre les cheveux presque jusqu’aux sourcils, le visage de la comtesse Jules devint véritablement enchanteur ; il y avoit dans sa physionomie une candeur touchante, et en même temps de la finesse ; son regard et son sourire étoient célestes. Les portraits qui restent d’elle sont très-enlaidis, et ne donnent même pas l’idée de ce délicieux visage. Elle étoit douce et bienveillante, ses manières étoient simples, et par conséquent aimables, et la faveur dont elle a joui depuis n’a jamais rien changé à son extérieur. On disoit qu’elle avoit peu d’esprit ; pour moi, je ne la trouvois dans la société ni bornée ni même insipide[8]. Madame la princesse de Monaco avoit alors trente-deux ans ; elle étoit belle encore, surtout par la fraîcheur ; son visage étoit trop large, et ses traits aplatis. Une des plus jolies jeunes personnes de ce temps, étoit madame de Marigny, femme du frère de feue madame de Pompadour la favorite. Elle étoit menée dans le monde par madame de Serrant, dont le mari avoit été gouverneur des pages de M. le duc d’Orléans. Madame de Serrant avoit encore une grande réputation de beauté. Il y avoit de la rudesse dans son visage, et quelque chose de commun dans sa taille, ainsi que dans toute sa personne, et dans son langage des mots vulgaires et des phrases pleines d’affectation ; cependant elle avoit de l’esprit.

Je crois que ce fut cette année que le roi de Danemarck vint en France[9]. J’allai presqu’à toutes les fêtes qu’on lui donna, et qui furent de la plus grande magnificence. Toutes les femmes y étoient couvertes de pierreries ; celles qui n’en avoient point en empruntèrent ou en louèrent à des joailliers. Je n’ai jamais vu réunis tant de diamans, surtout à la fête donnée par le duc de Villars, et à celle du Palais-Royal. À cette dernière il y avoit plus de vingt femmes dont les robes en étoient garnies. Il arriva à ce sujet une singulière chose à madame de Berchini. Elle avoit beaucoup de diamans, tous empruntés, et entre autres une énorme quantité de chatons, grands et petits. C’étoient des diamans, montés un à un, et détachés de manière qu’on les enfiloit en dessous par la monture, et on en bordoit des rubans, ou l’on en formoit des colliers à plusieurs rangs, que l’on serroit contre le cou. En passant pour aller souper, placée au milieu d’une longue file de femmes, madame de Berchini étouffa de son mieux un malheureux éternuement qui fit casser son collier de chatons ; elle en rattrapa quelques-uns, mais la plus grande partie tomba à terre et fut balayée par les queues majestueusement traînantes des robes et des dominos. Il n’y avoit pas moyen de s’arrêter pour ramasser les chatons dispersés ; il falloit suivre la file à la tête de laquelle étoient le roi de Danemarck et M. le duc d’Orléans. La pauvre madame de Berchini, qui avoit très-peu de fortune, se désoloit en pensant qu’elle seroit obligée d’acheter des chatons pour remplacer ceux qu’elle avoit perdus ; sa triste aventure fit le sujet de la conversation du souper. M. le duc d’Orléans ordonna de chercher des diamans sur ses traces ; on en rapporta cinq ou six, il en manquoit toujours beaucoup. M. le duc d’Orléans lui promit de faire chercher le lendemain de grand matin avec le plus grand soin. Madame de Berchini n’espéra rien de cette recherche, et s’en alla en maudissant le bal et les fêtes. Le lendemain, à son réveil, un garçon d’appartement du Palais-Royal lui apporta tout ce qu’on avoit trouvé de chatons dans la galerie, les trois antichambres, et la salle à manger ; et madame de Berchini non-seulement trouva son compte, mais de plus sept petits chatons que d’autres personnes avoient perdus, et qu’on n’a jamais réclamés, quoique madame de Berchini, pendant plus de huit jours, ait conté cette généreuse restitution à tout ce qu’elle rencontroit.

J’avois retiré de nourrice ma fille aînée, je l’avois chez moi ; elle faisoit mes délices par sa beauté, sa douceur et sa gentillesse ; j’allois tous les jours la voir dormir dans son berceau. J’ai fait là les plus douces méditations de ma vie et les plus beaux romans ; elle en étoit toujours l’héroïne. Ô combien à la fin d’une longue vie on a perdu de pensées plus dignes mille fois d’être conservées que toutes celles qu’on a pu écrire ! Que les idées que l’on recueille à tête reposée sont froides auprès de celles que l’âme toute seule inspire ! L’éloquence n’est faite que pour faire goûter aux autres nos pensées et nos sentimens ; mais c’est un art, et l’application qu’il exige refroidit toujours ce qu’on éprouve. Dans une longue rêverie produite par une affection profonde et légitime, le cœur seul agit ; on n’est inspiré que par ce souffle divin, qui ne périra jamais ; on n’est plus animé que par une portion de l’intelligence suprême ; peu à peu, au dedans de nous-mêmes, l’idée d’un langage humain s’efface et s’évanouit ; toutes nos pensées deviennent des images et des sentimens : pour les rendre avec des mots et des phrases, il faudroit les traduire, et combien il s’en trouveroit qu’il seroit impossible d’exprimer !… Parle-t-on dans le ciel ? Je ne l’imagine pas. Là, tout est infini, nul sentiment n’a de nuances ; les louanges de l’Éternel n’y sont qu’un accord véritablement parfait de la divine et suprême harmonie ; celui de la musique terrestre est composé de trois sons, donnés par la nature (tout son sonore les produit à la fois) ; celui des cieux est formé par trois sentimens, qui de même se réunissent, se confondent, et, comme la Trinité, n’en font qu’un seul, l’amour, la reconnoissance et l’admiration, portés à un degré d’exaltation dont notre plus ardent enthousiasme ne sauroit donner l’idée. Voilà le concert céleste, il dit tout. Voilà le langage immortel des anges et des élus ; c’est le point du bonheur pour toute l’éternité ! Me voici bien loin de la terre ; j’écris ces mémoires rapidement sans aucune étude, et comme mes idées se présentent à mon imagination ; il ne faut pas oublier, quand on les lira, que ce n’est point un ouvrage littéraire.

Ma grand’mère mourut à la fin de l’hiver ; non-seulement elle ne me laissa pas dans son testament la plus légère marque de souvenir, mais elle emporta au tombeau la légitime de ma mère !… M. de Montesson mourut très-peu de temps après. C’étoit un homme de la plus monstrueuse grosseur qu’on ait jamais vu. Il m’a toujours paru un très-bon homme ; ma tante en comptoit plaisamment mille traits d’avarice, entre autres qu’à sa fête et au jour de l’an, sa seule galanterie étoit de lui avancer un quartier de sa pension. Au reste il avoit une fort bonne maison ; il n’y étoit pas gênant, car il n’y paroissoit que pour se mettre à table, ne parloit presque pas, disparoissoit après le repas. Il donnoit à ma tante quatre chevaux, dont elle disposoit uniquement, et il lui laissoit une entière et parfaite liberté. Il avoit soixante-dix-huit ans, et quatre-vingts mille livres de rentes, quand ma tante, dans sa dix-neuvième année, le préféra à tout autre… Ma tante, pendant sa maladie, qui dura huit jours, lui rendit les plus grands soins, mais ils furent inutiles ; il avoit quatre-vingt-dix ans, il s’éteignit doucement, et avec beaucoup de religion. Je ne quittai point ma tante pendant tout ce temps, et les trois derniers jours je couchai dans son lit avec elle. Je vis dans ces huit jours une personne qui n’avoit jamais été sur la terre, et qui, dès sa première jeunesse, s’étoit véritablement placée dans le ciel ; c’étoit la sœur de M. de Montesson. Elle avoit alors soixante-douze ans ; elle avoit dû avoir une jolie figure, elle étoit bien faite encore, ses traits étoient délicats, et elle avoit une blancheur d’une pureté étonnante à cet âge. Elle n’avoit jamais voulu se marier ; par une vocation sublime elle avoit, dès l’âge de douze ans, consacré tout ce qu’elle possédoit aux pauvres ; quand elle fut maîtresse de sa fortune, elle se trouva trente-six mille francs de rentes ; elle se réserva douze cents francs par an, et donna constamment le reste. Elle avoit pour logement deux chambres, et au troisième étage ; et, pour tout domestique, une servante : elle ne sortoit que pour aller à l’église, visiter des infortunés, des prisonniers et des malades. Elle alloit communément à pied, et, quand il pleuvoit, en chaise à porteurs de louage. Comme elle ne faisoit jamais de visites de société, je ne la connoissois que de réputation ; ma tante m’en avoit parlé mille fois avec la plus grande vénération. Pendant les huit jours de la maladie de son frère, elle passa toutes ses journées avec nous ; je ne me lassois point de la contempler. Elle étoit aimable, et je trouvois quelque chose de tendre dans son regard et dans ses manières ; elle vit que je l’aimois (car peut-on révérer à ce point sans aimer !) ; elle en parut touchée, elle me serroit la main, je baisois la sienne, j’aurois voulu baiser ses pieds. Je lui demandai un jour pourquoi elle ne s’étoit pas faite religieuse, elle me répondit : C’est que j’aime les prisons. À propos de l’étonnement de ce qu’elle ne s’étoit pas enfermée pour sa vie, cette réponse me fit sourire, et m’attendrit. Je comprenois bien qu’elle avoit voulu garder sa liberté pour aller consoler ceux qui en étoient privés, ou pour les délivrer. Chaque âme pieuse a sa vocation particulière. C’est une inspiration céleste que nul homme et nul gouvernement ne doit contrarier.

Le soir de la nuit où M. de Montesson mourut, il parut si calme que ma tante et moi nous allâmes nous coucher à dix heures, parce que nous l’avions veillé toute la nuit précédente ; nous le laissâmes avec un prêtre, sa garde, et M. de Genlis, qui vit bien qu’il n’avoit que peu d’heures à vivre. Aussitôt que nous fûmes au lit ma tante très-fatiguée s’endormit. Une espèce de terreur me tint éveillée ; nous étions au-dessus de la chambre du moribond, chaque mouvement que j’entendois me faisoit tressaillir ; je passois de temps en temps la main sur le visage de ma tante en lui demandant si elle dormoit, ce qui l’impatientoit beaucoup. Enfin, à minuit trois quarts, j’entends un grand bruit dans la maison, la porte de la chambre s’ouvre, et nous voyons paroître M. de Genlis, qui sans aucune préparation déclare à ma tante qu’elle est veuve. En même temps il lui annonce que les héritiers, sachant, dès le matin, que M. de Montesson ne passeroit pas la nuit, avoient aposté tout près de la maison des gens de loi qui, avertis sur-le-champ par le Suisse, alloient venir pour mettre les scellés partout, qu’ils étoient déjà chez le défunt. M. de Genlis invita ma tante à se lever sans délai, il me dit de rester au lit, que cette formalité ne seroit pas longue ; ma tante se lève à la hâte, passe une robe, et moi je reste dans le lit en entr’ouvrant le rideau afin de voir tout ce qui se passe. Le commissaire en grande robe noire arrive avec deux ou trois hommes, il met les scellés dans la chambre ; au moment où cela finissoit, ma tante et M. de Genlis passent dans un salon voisin, ce qui commence à me causer un peu d’émotion, par l’appréhension de me trouver toute seule dans cette grande chambre ; tout à coup les adjoints du commissaire vont dans le cabinet et le commissaire lui-même se dispose gravement à les suivre, alors je perds la tête, je m’élance hors du lit, j’attrape le commissaire par sa robe en m’écriant : Monsieur le commissaire, ne m’abandonnez pas. Au même instant, confuse de me trouver en chemise, je m’enveloppe parfaitement dans la longue queue du commissaire, qui, n’ayant pas pris garde à moi jusqu’alors, eut une véritable peur ; car il me prit pour une folle, et il en avoit bien le droit. M. de Genlis, ma tante, tout le monde accourt, on ne peut s’empêcher de rire et même aux éclats ; jamais des scellés n’ont été posés aussi gaiement. On vint m’habiller dans le manteau du commissaire, dont je ne me séparai que lorsqu’on m’eut donné un jupon et une robe. Quelque temps après, M. de Thiars fit sur cette aventure une assez jolie chanson.

Nous partîmes pour Vincennes ; nous y passâmes dix jours chez ma grand’tante, mademoiselle Dessaleux, qui, depuis la mort de ma grand’mère, avoit obtenu dans le château un grand, et magnifique logement. M. le duc d’Orléans vint voir ma tante à Vincennes, je remarquai en lui une petite nuance de refroidissement qui, je le vis bien, n’échappa point à ma tante ; je crois que M. le duc d’Orléans, depuis la mort de M. de Montesson, craignoit les desseins de ma tante, et ma tante fut persuadée que quelqu’un en secret l’avertissoit de se défier de son ambition. N’ayant personne à Vincennes à qui elle pût parler de ces suppositions, elle me prit enfin pour sa confidente, mais à sa manière, en voulant me tromper sur mille choses. Je la connoissois depuis la lecture de Mariane, et je ne fus sa dupe en rien. Quand une fois on a la clef des caractères artificieux on les devine plus facilement que les autres, si on a un peu d’esprit, parce que tout est calcul en eux : il ne s’agit pour les pénétrer que de savoir raisonner sur les intérêts qui les occupent. Ma tante m’assuroit qu’elle étoit dépourvue de toute ambition, qu’elle ne faisoit cas que du repos et de l’indépendance ; qu’étant jeune, ayant une existence agréable dans le monde, et quarante mille livres de rentes, si elle faisoit, avec son caractère, la folie de se remarier, tous les sacrifices seroient de son côté, et qu’elle ne feroit ces sacrifices énormes qu’au plus grand sentiment, ou pour arracher au dernier désespoir un être estimable, dont elle auroit parfaitement éprouvé la constance. Tels étoient exactement ses discours. Il ne me resta de toutes ces phrases que la certitude que ma tante avoit la ferme résolution de tout tenter, de tout faire pour parvenir à épouser M. le duc d’Orléans. Elle me parloit avec un extrême dépit de l’espèce d’embarras qu’elle avoit observé dans M. le duc d’Orléans. « Je suis sûre, disoit-elle, que quelqu’un du Palais-Royal cherche à l’éloigner de moi ; je soupçonne, continuoit-elle, madame de Barbantane et M. de Pont (elle ne se trompoit pas) ; on me suppose des projets que je suis incapable de former. Tous ces gens-là auroient été charmés de me voir sa maîtresse, cela valoit mieux que Marquise ; mais ils ne supportent pas l’idée de me voir à une élévation qui les mettroit tous dans ma dépendance ; ils ont pourtant été témoins de la franchise de ma conduite avec M. le duc d’Orléans, je ne lui ai point caché mon sentiment pour le duc de Guînes[10], si cela ne l’a pas guéri, ce n’est pas ma faute. Enfin je prouverai, que je n’ai nulle envie de le séduire, je le livrerai à lui-même, je vais aller à Barège. »

En prenant ainsi cette décision, ma tante imagina que M. le duc d’Orléans ne pourroit supporter son absence, et que cette épreuve lui feroit connoitre qu’il lui étoit impossible de se passer d’elle ; qu’enfin, à son retour, elle pourroit dire qu’elle étoit tout-à-fait guérie de sa passion malheureuse. Dans tout ceci ma tante risquoit beaucoup plus qu’elle ne pensoit, et elle eut dans cette occasion plus de bonheur que d’habileté.

C’étoit une chose plaisante que la manière dont ma tante causoit avec moi de toute cette affaire. Avec toute autre confidente de ses amies, elle auroit employé mille fois plus de finesse ; mais elle parloit avec moi à peu près comme elle auroit parlé toute seule, à l’exception de deux ou trois phrases qui affirmoient qu’elle n’avoit ni projet, ni ambition. Du reste, elle me laissoit voir toute sa rancune contre les personnes qu’elle supposoit opposées à ses vues ; elle ne prenoit pas la peine de me cacher ses inquiétudes et ses vives agitations. Elle ne me trouvoit pas dépourvue d’esprit ; mais, sans songer que j’avois été mariée à dix-sept ans, et que j’en avois vingt-deux[11], elle ne remarquoit que l’espèce d’enfantillage que j’avois naturellement dans l’esprit, ma simplicité à quelques égards, ma figure plus jeune que mon âge, ma timidité dans le grand monde, ma gaieté folle quand j’étois à mon aise, ma peur des revenans, et elle ne voyoit en moi qu’une jolie enfant, une Agnès un peu façonnée par le monde. Comme elle ne lisoit pas du tout, elle ne m’a jamais questionnée sur mes lectures, et je ne lui en ai jamais parlé. Ainsi il étoit impossible qu’elle se doutât de l’espèce d’instruction que je pouvois avoir ; elle savoit seulement que j’avois fait des chansons à Sillery, et que je connoissois les règles de la poésie, mais elle n’attachoit nul prix à cette espèce de succès de société. Nous revînmes à Paris, d’où elle devoit partir pour Barège.

La simplicité que me trouvoit ma tante l’engageoit sans cesse à me rendre témoin des artifices les plus raffinés ou les plus puériles. Voici dans ce dernier genre un trait qui m’amusa trop pour que j’aie pu en oublier le moindre détail elle persuadoit à M. le duc d’Orléans que son sentiment malheureux la privoit également de sommeil et d’appétit ; elle ne dormoit plus, ne mangeoit plus. Il est certain qu’en présence de M. le duc d’Orléans elle faisoit une diète rigoureuse ; mais elle s’en dédommageoit dans son absence. Il est vrai que, chez elle, elle ne se mettoit plus à table ; mais, sans lui servir des repas en règle, on lui apportoit à manger cinq ou six fois par jour. Un soir que j’étois chez elle, et que nous n’attendions point M. le duc d’Orléans, mademoiselle Legrand, sa femme de chambre, entra en tenant une grande écuelle de vermeil qui contenoit une copieuse rôtie au vin. Ma tante, négligemment et d’un air dégoûté, prit l’écuelle sur ses genoux, et, par un effort de raison, elle se mit à manger la rôtie, dont il ne restoit plus que le tiers lorsqu’on entendit un carrosse entrer dans la cour. Je me précipite à la fenêtre, et j’annonce M. le duc d’Orléans. Aussitôt ma tante sonne avec précipitation. Mademoiselle Legrand se fait un peu attendre ; enfin elle arrive en disant que M. le duc d’Orléans la suit. Ma tante ne songe qu’à se débarrasser promptement des débris de la rôtie au vin ; elle ordonne avec vivacité de l’emporter ; ensuite, pensant qu’on va rencontrer M. le duc d’Orléans, elle rappelle mademoiselle Legrand, et lui dit avec véhémence de mettre la fatale écuelle avec son couvercle, sous son lit. On obéit. Au même instant, les deux battans de la porte s’ouvrent, et M. le duc d’Orléans paroît. Il sentit l’odeur du vin, et ma tante convint qu’elle en avoit pris une petite cuillerée. Son air exténué et languissant, durant cette visite, me donna plusieurs fois des envies de rire que j’eus de la peine à réprimer. Voilà à quel excès d’abaissement et de puérilité des desseins ambitieux peuvent conduire une personne d’esprit, lorsqu’elle croit que de tels moyens sont utiles à ses projets.

Ma tante voulut me garder dans sa maison jusqu’à son départ pour Barège. Elle me donna l’appartement de M. de Montesson, en me disant que ma femme de chambre auroit un lit de sangle posé à côté du mien. Nous étions aux premiers jours d’avril ; M. de Genlis venoit de partir pour son régiment. Nous revînmes de Vincennes à la nuit. Ma tante voulut sur-le-champ m’installer dans mon logement, qui étoit au rez-de-chaussée ; elle me demanda si j’avois peur d’y entrer. J’assurai que non ; et, pour prouver ma bravoure, je dis qu’on n’avoit qu’à me suivre, et que j’entrerois la première et sans lumière. Je fis mettre derrière moi le valet de chambre, qui portoit deux bougies, et je m’avançai hardiment dans l’antichambre ouverte ; mais, à peine y eus-je mis le pied, que je fis un saut en arrière en poussant un cri perçant ; je venois de sentir bien distinctement une grande main froide et décharnée s’appliquer tout entière sur mon visage, en me repoussant avec force… Je tombai presque évanouie dans les bras de ma tante, qui fut très-effrayée de l’état convulsif où j’étois. Elle vit bien qu’il m’étoit arrivé quelque chose de très-singulier. Elle me questionna. Je répondis, en mots entrecoupés, qu’une main de squelette m’avoit repoussée. Le valet de chambre entra avec les lumières, et il donna sur-le-champ l’explication du prétendu prodige. C’étoit un oranger desséché, posé contre la porte, dont une branche sèche et roide, s’étendant devant la porte, s’étoit trouvée à la hauteur de mon visage, et m’avoit causé cette étrange frayeur. Cette branche faisoit véritablement, au toucher, l’illusion d’une main de squelette. Tout le monde en essaya l’effet, et l’on convint que dans l’appartement d’un mort, et avec la peur des revenans, cette branche repoussante équivaloit à la plus terrible apparition.

Ma tante partit pour Barège, en me disant que M. le duc d’Orléans iroit beaucoup me voir jusqu’au moment où madame de Puisieux m’emmèneroit à Sillery ; elle ajouta qu’à l’âge qu’avoit M. le duc d’Orléans, et avec l’attachement qu’on lui connoissoit pour elle, je pouvois le recevoir sans inconvénient ; il n’étoit jamais venu chez moi qu’une fois à ma dernière couche ; ce fut avec le prince son fils. Ma tante me recommanda expressément de lui parler beaucoup d’elle, et de lui rendre compte de nos entretiens dans nos lettres. Elle me répéta qu’elle désiroit qu’il se guérit promptement de sa passion, si elle n’étoit pas telle qu’il lui en avoit donné l’idée, parce qu’il étoit affreux de s’affliger aussi vivement qu’elle le faisoit sur des peines qui, peut-être, étoient imaginaires. Je lui demandai quel parti elle prendroit si cette passion étoit indomptable. « Ah ! dit-elle, qui peut le prévoir ?… » Je sais seulement que ma destinée sera bouleversée. J’entendis ce que cela vouloit dire, et je me promis, suivant l’intention de ma tante, de conter ce détail à M. le duc d’Orléans, car elle m’avoit permis de lui dépeindre naïvement l’état de son cœur. Je désirois que tout cela réussît, d’abord parce qu’il m’étoit prouvé que ma tante le souhaitoit passionnément, ensuite parce que je n’étois pas indifférente au plaisir d’avoir une tante mariée à un prince du sang, et enfin, j’étois assez fière de me trouver en quelque sorte négociatrice de cette grande affaire, du moins pendant le voyage de Barège.

Je retournai avec une joie extrême dans ma maison du cul-de-sac Saint -Dominique ; j’y retrouvois ma charmante Caroline que j’avois, pendant mon absence, confiée à ma mère.

M. le duc d’Orléans vint me voir le lendemain du départ de ma tante. J’étois assez à mon aise avec lui, parce que je l’avois vu sans cesse chez ma tante, mais il ne m’avoit jamais entendue causer, et, ne me connoissant que sur le rapport de ma tante, il me regardoit comme une jeune personne naïve, agréable et spirituelle, mais incapable d’observer et de faire une réflexion. De mon côté, l’idée de ces tête-à tête m’embarrassoit un peu ; je ne savois pas trop comment je m’en tirerois. M. le duc d’Orléans entra d’une manière qui me fit rire, il m’apportoit une grande quantité de boîtes de sucre d’orge de Fontainebleau ; il me dit, en riant, qu’il s’étoit rappelé que je lui en avois souvent demandé. Cette attention me mit de bonne humeur, et M. le duc d’Orléans s’amusa beaucoup de la vivacité de ma reconnoissance. Cependant, au bout d’un quart d’heure, il se ressouvint qu’il étoit affligé du départ de ma tante. Il m’en parla, mais je ne vis dans son cœur ni passion, ni même un véritable attachement. Sa visite ne dura que trois quarts d’heure ; il me dit, en me quittant, qu’il reviendroit le surlendemain. La seconde visite fut très-animée ; nous parlâmes d’abord de ma tante, je vantai son attachement pour lui, M. le duc d’Orléans m’écouta avec l’air tout étonné de m’entendre raisonner sérieusement. Je parlai toute seule fort long-temps, et d’une manière romanesque qui parut merveilleuse à M. le duc d’Orléans. Enfin, je m’arrêtai pour recevoir des complimens sur mon éloquence. M. le duc d’Orléans me dit ensuite fort tristement qu’il n’avoit jamais été aimé pour lui-même. Cette phrase me surprit extrêmement ; il me l’a beaucoup répétée depuis. Je combattis cette idée, ce qui ne lui fit pas grande impression. Peu à peu, il changea d’entretien, et tout à coup il se mit à me conter ses bonnes fortunes, dans lesquelles se trouvoient toujours mêlées celles du baron de Bezenval. Ces récits, faits en termes très-décens, étoient, pour le fond, horriblement scandaleux, et ils étoient faits avec une telle simplicité d’intentions, que je les écoutois avec une curiosité qui n’étoit troublée par aucun embarras. Je suis sûre que tout en étoit vrai, ce n’étoient point des vanteries, c’étoit du bavardage et de l’indiscrétion. Mon étonnement, qui se peignoit sur mon visage, divertissoit à l’excès M. le duc d’Orléans ; j’avoue que je demandai les noms, on me fit promettre le secret (que je n’ai jamais trahi) et tout me fut révélé. Au reste, toutes les héroïnes de ces histoires étoient des femmes d’une très-mauvaise réputation, il y en avoit même plusieurs qu’on avoit chassées de la bonne compagnie ; mais enfin, il y en avoit aussi que l’on rencontroit encore à la cour et dans le monde.

Pendant un mois M. le duc d’Orléans revint ainsi régulièrement orner ma mémoire, à peu près tous les deux ou trois jours ; il en vint au point de confiance de me conter ses fâcheuses aventures avec la feue duchesse d’Orléans. Il l’avoit épousée par amour, il se maria à dix-neuf ans, elle l’aima aussi avec une passion véhémente qui dura sans nuages jusqu’à la naissance de son fils ; cet événement l’accrut encore pendant quelque temps. Elle montroit même avec si peu de retenue cet amour impétueux, que la duchesse de Tollard disoit : « Qu’elle avoit trouvé le moyen de rendre le mariage indécent. » Jusque-là, madame la duchesse d’Orléans avoit été l’épouse la plus passionnée et la plus irréprochable ; mais, tout à coup, elle demanda à M. le duc d’Orléans de lui confier toutes les lettres qu’elle lui avoit écrites, et toutes également tendres. Elle vouloit, disoit-elle, avoir le plaisir de les relire avec les réponses qu’elle conservoit précieusement. M. le duc d’Orléans les lui remit, en lui recommandant d’en avoir bien soin, et de les lui rendre promptement ; mais elle ne les redemandoit que pour les anéantir, son cœur étoit changé, et elle vouloit détruire les témoignages d’un sentiment qu’elle n’avoit plus. Il y a dans cette inconstance rétrograde qui veut agir sur le passé, dans cette honte d’un attachement légitime, et dans tout ce procédé quelque chose de perfide, de dépravé, et de combiné dont je fus plus frappée que de ses aventures mêmes. M. le duc d’Orléans me conta aussi la manière dont il devint amoureux de ma tante, elle est plus singulière que romanesque. Il la trouvoit charmante, me dit-il, mais ils étoient fort cérémonieusement ensemble ; loin d’en être amoureux, il étoit dans ce moment occupé d’une autre femme ; c’étoit au premier voyage qu’elle fit à Villers-Cotterets. Un jour, à la chasse du cerf dans la forêt, madame de Montesson étoit à cheval, M. le duc d’Orléans se trouva auprès d’elle dans un moment où la chasse alloit tout de travers, et où l’autre femme qui suivoit aussi la chasse à cheval, étoit assez loin dans une autre allée. Un des chasseurs proposa à M. le duc d’Orléans d’attendre là quelques minutes, pendant qu’il iroit en avant prendre quelques informations sur le cerf, les chiens ; et M. le duc d’Orléans y consentit, et il descendit de cheval avec ma tante, pour aller s’asseoir à quelques pas, à l’ombre, dans un endroit qui leur parut joli. M. le duc d’Orléans étoit fort gras, la chaleur étoit étouffante ; le prince, en nage et très-fatigué, demanda la permission d’ôter son col ; il se met à l’aise, déboutonne son habit, souflle, respire avec tant de bonhomie, d’une manière et avec une figure qui paroissent si plaisantes à ma tante, qu’elle fait un éclat de rire immodéré en l’appelant gros père, et ce fut, dit M. le duc d’Orléans, avec une telle gaieté et une telle gentillesse, que de ce moment elle lui gagna le cœur, et il en devint amoureux. C’est un effet sûr avec les princes, que celui d’une familiarité imprévue, placée avec grâce à la suite d’une conduite respectueuse et réservée. Cette origine d’une grande passion n’en est pas moins singulière. Ce trait-là n’est pas du siècle de Louis XIV, mais le goût déjà quelquefois n’avoit plus la même noblesse et la même élégance.

Les lettres de M. le duc d’Orléans à ma tante, pendant son voyage en France, ne furent pas satisfaisantes ; il y en eut une surtout qui blessa tellement ma tante, qu’elle m’écrivit qu’elle voyoit bien que M. le duc d’Orléans n’avoit nullement les sentimens qu’elle lui avoit crus. Ma tante ne pouvoit cacher son dépit, dans cette lettre ; elle disoit, en parlant de M. le duc d’Orléans, cet homme léger ; je ne pus m’empêcher de rire de cette expression, si impropre au moral ainsi qu’au physique. M. le duc d’Orléans s’amusoit d’une intrigue, et ne la dénouoit jamais le premier. Tant qu’on restoit auprès de lui et qu’on l’écoutoit, il ne se détachoit point ; il étoit en amour comme un bon soldat qui demeure fidèlement à son poste, et qui ne le quitte que lorsqu’on lui donne son congé ; mais quand il n’y avoit plus de poste, il oublioit facilement, et changeoit de service sans regret et sans chagrin. Jamais, dans toute sa vie, il n’a été véritablement amoureux. Si, dans le moment dont je parle, une femme un peu aimable eût voulu prendre la place vacante par l’absence, rien au monde n’eût été plus facile. J’écrivis à ma tante pour lui dire qu’elle étoit toujours adorée, et en même temps pour l’exhorter à ne pas prolonger son absence. Elle suivit ce conseil.

Je reçus pendant plus d’un mois, avec assiduité, les visites de M. le duc d’Orléans. Durant ce temps, il y eut à la cour une fête, un grand bal masqué, je ne me rappelle plus à quelle occasion. M. le duc d’Orléans me demanda d’engager madame de Puisieux à m’y mener, et il m’y donna rendez-vous. Je n’ai jamais vu tant de monde réuni qu’il y en eut à ce bal. J’y allai en domino paré, avec seulement un petit masque qui ne cachoit que les yeux et le nez ; on appeloit cela un loup. Madame de Puisieux mena avec moi madame de Saint-Chamand sa nièce, et le marquis de Bouzoles pour nous donner le bras. Nous nous établîmes sur une banquette, dans la salle où il y avoit le moins de monde. Au bout d’une demi-heure, M. le duc d’Orléans, très-masqué en domino noir, nous arriva il n’étoit pas difficile à reconnaître dans ce déguisement ; il avoit la forme d’une grosse tour. Il proposa de me mener dans les autres pièces, en promettant de me ramener dans une heure. Je me mis sous sa garde, et comme nous cheminions ensemble, un masque, en jetant les yeux sur lui, s’écria : Laissez passer la cathédrale de Reims ; ce qui excita un rire général, et même celui de M. le duc d’Orléans, qui dit que cette ressemblance respectable étoit excellente dans une telle foule. En effet, nous traversâmes heureusement deux grandes pièces ; mais au milieu de la troisième, qui précédoit celle où se trouvoit la famille royale, on m’arracha subitement du bras de M. le duc d’Orléans. Je fus emportée par le flux et le reflux, car beaucoup de gens vouloient retourner sur leurs pas ; c’étoit même le plus grand nombre. Je me trouvai poussée, ballottée, pressée, enlevée ; mes pieds ne touchoient plus la terre. Dans cette extrémité, je cherchois en vain des yeux M. le duc d’Orléans ; je l’avois absolument perdu de vue : ma frayeur étoit au comble, lorsque tout à coup un domino bleu, très-grand et très-svelte, force tous les obstacles, se précipite vers moi, me saisit comme un mannequin, m’entraîne, et avec une impétuosité qui ressembloit à la fureur, me transporte dans la salle royale, où l’on étoit assez à l’aise. J’avois perdu toute envie de danser et de regarder ; je m’appuyai contre le lambris ; j’étois prête à me trouver mal. Enfin je reprends ma respiration ; je veux exprimer ma reconnoissance à mon libérateur, il me répond, et je reconnois le vicomte de Custines, le beau-frère de mon amie, arrivé depuis huit jours de la Corse (où je l’avois envoyé, je dirai dans la suite de quelle manière), et où il s’étoit distingué par le plus brillant courage. Cette connoîssance ne me fut pas agréable ; j’en détaillerai les raisons. C’est le seul événement de ma vie en ce genre que je conterai mais cette histoire est si morale, que je ne dois pas l’omettre ; d’ailleurs on verra par le dénoûment, que ce n’est pas la vanité qui a pu m’engager à faire ce singulier récit.

Lorsque je fus un peu remise de ma frayeur, je demandai à être reconduite auprès de madame de Puisieux, nous ne retournâmes point d’où nous venions ; le vicomte me fit passer d’un autre côté par des dégagemens. Nous y trouvâmes une jolie femme de Bordeaux nommée madame Rousse de Corse, que l’on rapportoit blessée sans connoissance, comme d’un champ de bataille, de la foule horrible où nous avions passé. Cette pauvre jeune femme étoit tombée, on l’avoit foulée aux pieds ; elle étoit dans un état pitoyable. On appela un chirurgien, et elle fut saignée dans les appartemens mêmes. Cette vue me fit frémir, et je fis grand plaisir au vicomte de Custines, qui vouloit m’empêcher de m’arrêter près d’elle, en lui disant que je voulois regarder tout ce que je lui devois. M. le duc d’Orléans partit pour Villers-Cotterets le 6 mai, et madame de Puisieux, quelques jours après, m’y mena pour y passer douze jours. Nous y trouvâmes beaucoup de monde, entre autres la marquise de Boufflers, mère du fameux chevalier de Boufflers : elle étoit spirituelle et piquante. Sa fille, madame de Cussé, qu’on a depuis appelée madame de Boisgelin, n’étoit ni l’un ni l’autre, ce qui, dans cette famille, avoit l’air d’une distraction. Le comte de Maillebois[12] étoit à ce voyage ; il passoit pour avoir beaucoup d’esprit ; je ne m’en suis jamais aperçue, et il me paroissoit ennuyeux. M. de Castries, depuis maréchal de France[13] : j’aimois beaucoup ses manières et sa conversation ; il avoit dans l’esprit de l’agrément et de la solidité ; une envie de plaire douce et calme, sans empressement, sans frais, sans agitations, qui n’annonçoit que la bienveillance, et non l’amour-propre qui veut briller et faire des conquêtes. Le baron de Bezenval, que j’avois déjà rencontré mille fois dans le monde : il étoit de l’âge de M. le duc d’Orléans ; mais il avoit encore une figure charmante et de grands succès auprès des femmes. D’une ignorance extrême, et hors d’état d’écrire passablement un billet, il n’avoit précisément que l’esprit qu’il faut pour dire des riens avec grâce et légèreté on l’accusoit d’être méchant, il étoit irréfléchi et sans principes ; il avoit de l’obligeance dans les procédés, quand son intérêt ne s’y opposoit pas, et de la bonhomie dans la société, avec les gens auxquels on ne pouvoit donner de ridicules ; un air ouvert, du naturel, une grande gaieté, le rendoient fort aimable[14].

Le marquis du Châtelet, et sa femme, étoient aussi de ce voyage. La marquise du Châtelet étoit l’une des plus estimables personnes de la cour, et l’on peut dire la même chose de son mari. Si l’on eût ajouté foi à ce qu’on disoit de la naissance de M. du Châtelet, on se seroit étonné de trouver en lui tant de douceur et un esprit si peu brillant, mais cet esprit étoit juste ; M. du Châtelet avoit une belle âme, et la fidélité de son amitié pour le duc de Choiseul a donné un bel exemple à la cour. Monsieur et madame de la Vaupalière passèrent aussi à Villers-Cotterets tout le temps que nous y séjournâmes. Sans la passion du jeu, M. de la Vaupalière auroit été fort aimable ; le jeu étoit à la fois pour lui le bonheur et sa seule affaire. Il auroit dégoûté nos romantiques de la rêverie, qu’ils aiment tant ; il étoit excessivement rêveur, mais il ne rêvoit qu’au jeu. Sa femme étoit charmante, quoiqu’elle eût plus de quarante ans ; elle avoit des grâces qui ne vieillissent point, du naturel, de la naïveté dans l’esprit, de l’originalité, et le caractère le plus égal et le plus aimable.

Je connus là tout l’avantage d’avoir pour mentor une personne qui a un véritable désir de faire valoir celle qu’elle mène dans le monde. J’eus beaucoup de succès, non pas seulement pour la harpe, le chant et les proverbes, mais on loua mon esprit, ma conversation (qui pourtant étoient fort ordinaires). Quand je voulois le soir, suivant ma coutume, me retirer à onze heures, on me retenoit de force ; on relevoit avec éloge ce que je disois, on en citoit des traits le lendemain, et le plus souvent ces prétendus bons mots n’en valoient pas la peine. Je devois tous ces succès à madame de Puisieux, et à M. le duc d’Orléans, qui ne tarissoit pas sur les récits de mes gentillesses. On eut peine à nous laisser partir au bout de douze jours. J’avois beaucoup parlé de ma tante à M. le duc d’Orléans, en nous promenant sur la terrasse du château de Villers-Cotterets. Je remarquai qu’une lettre, qui lui annonçoit qu’elle reviendroit sous trois semaines, le réchauffa beaucoup pour elle : il reprit sa passion, de peur d’être boudé ; il me promit de m’écrire, et il me tint parole.

En quittant Villers-Cotterets nous n’allâmes point à Sillery. Madame de Puisieux vouloit me faire connoître le Vaudreuil, la plus belle terre de la Normandie, ou, pour mieux dire, elle vouloit me montrer, dans ce château où l’on aimoit les talens et les fêtes, et dont je ne connoissois pas la société, parce qu’elle n’étoit pas la sienne, du moins habituellement.

Nous ne devions rester que huit jours au Vaudreuil, nous y restâmes cinq semaines, et les plus agréables que j’aie passées de ma vie. Le maître du château étoit le président Portal, un vieillard plein d’esprit, de gaieté et de bonté. Nous trouvâmes là très-bonne compagnie, et très-disposée à s’amuser, entre autres une femme d’une beauté jadis très-célèbre, parente du président. Elle avoit alors cinquante ans ; elle avoit épousé en premières noces M. Amelot, ministre des affaires étrangères ; devenue veuve, elle jura de conserver sa liberté, et la garda long-temps ; enfin, elle vit au Vaudreuil M. Damézague, plus jeune qu’elle de quinze ans ; très-prévenue contre lui, elle vouloit partir quand elle le vit arriver. Il sut vaincre toutes ses préventions, lui tourner la tête en huit jours, au bout desquels cette fière veuve l’épousa dans la chapelle du château. Ils étoient mariés depuis trois ans, quand nous les trouvâmes au Vaudreuil ; ils vivoient ensemble comme deux tourtereaux. Madame Damézague étoit fort belle ; son mari avoit une très-jolie figure, et il a toujours été le plus tendre et le meilleur des maris. Il avoit l’air le plus étourdi, le plus évaporé que j’aie jamais vu ; il ne songeoit qu’à se divertir, à faire des tours, des niches, à donner des fêtes, il avoit toujours un projet d’amusement ; et, après la journée la plus brillante, il demandoit le soir : Que ferons-nous demain matin ? Il falloit le lui dire pour son repos ; sans un plan de ce genre bien arrêté, il n’auroit pas dormi. J’ai fait sur le mariage singulier de madame Damézague, la nouvelle intitulée, Les Préventions d’une Femme, dont M. Radet a fait un très-joli vaudeville.

Au milieu de la joyeuse société de Vaudreuil, je remarquai particulièrement une jeune personne, dont l’aimable figure et les manières nobles me frappèrent. C’étoit madame la comtesse de Mérode (depuis comtesse de Lannoy) ; elle étoit plus âgée que moi de trois ans ; elle avoit la plus belle taille, un visage agréable, beaucoup d’esprit, une imagination très-vive, et mille qualités attachantes. Elle m’inspira une véritable inclination dès la première vue, c’est ce que j’ai toujours éprouvé pour toutes les personnes que j’ai beaucoup aimées. Je produisis le même effet sur elle ; et dés le même soir elle me reconduisit dans ma chambre, et nous veillâmes tête à tête jusqu’à trois heures du matin. Il semble que ces impressions si vives, ces amitiés si promptes, ne puissent appartenir qu’à la jeunesse ; mais je les ai toutes conservées ; je n’aime jamais les personnes qui ne m’attirent pas tout de suite.

Le lendemain matin M. Damézague vint nous demander ce que nous ferions le soir ; je proposai d’arranger des proverbes ; il dit que personne dans le château n’en savoit jouer ; il ajouta, en riant, que je devrois en jouer un toute seule pour leur donner une leçon. Je répondis que cela n’étoit pas impossible ; en effet, je l’essayai, et j’inventai ma fameuse scène de la Cloison, que j’ai tant jouée depuis, dont j’ai fait par la suite deux petites comédies, et qu’on a imitée plusieurs fois au théâtre, entre autres dans Aucassin et Nicolette. Ma Cloison eut un tel succès, qu’on me la fit jouer cinq ou six jours de suite ; nous donnions pour petite pièce une chanson burlesque très-plaisamment chantée et jouée par M. Damézague, et que j’accompagnois de la harpe. Je formai une petite troupe pour jouer des proverbes ; madame de Mérode, surtout, fit beaucoup d’honneur à mes leçons dans ce genre. Nous faisions des promenades charmantes en calèche et à pied dans le parc, qui étoit immense, et admirablement beau. Nous entendîmes parler d’une montagne voisine qu’on appelle la Montagne des deux Amans, et qui est également fameuse dans le pays par sa prodigieuse élévation, la superbe vue qu’on découvre de son sommet, la difficulté d’y parvenir, et enfin par la tradition qui explique pourquoi elle s’appelle la Montagne des deux Amans. On conte que jadis on la nommoit inaccessible, on croyoit qu’il étoit impossible de la gravir. Un pâtre de la vallée, amoureux et aimé d’une jeune fille, ne put l’obtenir qu’à condition qu’il la porteroit sur ses épaules au sommet de la montagne inaccessible. On crut rebuter les deux amans en imposant une telle condition ; mais l’amour ne doute de rien ; les amans acceptèrent, au grand étonnement de toute la vallée. L’amant charge celle qu’il aime sur ses épaules ; il croit qu’il pourroit la porter ainsi au bout du monde, et qu’un si doux fardeau donneroit des forces si l’on en manquoit. Il rit des mortelles inquiétudes de ses parens et de ses amis ; il part triomphant, il gravit toute la montagne ; mais, parvenu à la cime, en faisant le dernier pas qui l’élève au sommet, il rend son dernier soupir. Telle est la tradition, qui a l’air d’une allégorie ; car, en effet, l’amour promet tout, entreprend tout, et après avoir tout obtenu il expire !… L’histoire ajoute que la jeune fille désespérée se précipita dans la rivière qui coule au pied de cette montagne escarpée, qui prit alors le nom de Montagne des deux Amans. Sur ce petit fond romanesque, je fis en deux jours un drame que je lus à madame de Mérode, au comte de Caraman, frère du marquis et neveu du président Portal, et à M. Damézague. Ces trois personnes ne manquèrent pas de trouver cette petite pièce excellente ; il fut décidé que nous la jouerions ; et M. de Caraman fit faire tout de suite un charmant petit théâtre dans l’orangerie. En attendant nous voulûmes absolument, madame de Mérode et moi, gravir la montagne ; un postillon du président s’étoit cassé la jambe deux mois auparavant sur cette montagne, j’étois sûre que madame de Puisieux s’opposeroit à cette entreprise ; nous en fîmes un secret, et il fut convenu que nous ferions notre escalade avant son réveil. Au reste la montagne n’a rien d’inaccessible, seulement elle est très-longue et très-fatigante à gravir. Nous savions qu’elle avoit un ermitage sur son sommet ; ainsi nous étions bien assurées de pouvoir faire ce que faisoient les ermites, ou pour mieux dire les religieux, car c’étoit un petit couvent. Nous nous levâmes avec le jour, et à cinq heures du matin madame de Mérode, M. de Caraman, M. Damézague et moi, nous étions au pied de la montagne. Nous fûmes obligés de nous reposer à moitié chemin ; madame de Mérode, peu accoutumée à marcher, étoit excédée. Enfin nous arrivâmes ; nous trouvâmes de bons religieux, charmés de nous voir, qui nous donnèrent à déjeuner du lait de chèvre, qui nous parut délicieux. Leur petit couvent, placé au milieu de la plate-forme de la montagne, étoit charmant ; on y découvroit de partout une vue ravissante. Ces pieux solitaires planoient encore sur le monde qu’ils avoient quitté ; ils n’en voyoient que ce qu’il y a de plus vertueux, les travaux de la campagne. J’enviai leur demeure et leur tranquillité ; car, même au milieu du tourbillon du monde et de la dissipation, je n’ai jamais entrevu sans une profonde émotion, l’image d’une solitude absolue et d’une paix sans nuages. Je ne prévoyois pas alors, que vingt-deux ans après ce couvent seroit détruit, et ses vertueux habitans dispersés avec violence, et peut-être immolés !…

Le théâtre fut fait en une semaine, on y travailla jour et nuit, on apporta de Rouen une décoration toute faite. Pendant ce temps j’avois distribué les rôles de ma pièce, le mien étoit celui d’un vieil enchanteur, qui avoit deux cents ans, et que je supposois établi sur la montagne inaccessible, où il devoit rester jusqu’à l’arrivée de deux amans parfaits, il les attendoit depuis plus d’un siècle et demi. J’étois enchantée de mon rôle, parce que j’avois une perruque et une barbe blanche. Madame de Mérode et M. de Caraman faisoient les deux amans. Ma pièce finissoit heureusement, les amans vivoient pour servir de modèles à tous les amans des races futures ; la perfection de leur amour mutuel désenchantoit le vieux solitaire de la montagne. Ma pièce étoit remplie d’allusions agréables pour le maître de la maison, et pour toutes les personnes de la société. On pense bien que rien ne manqua à son succès, et que l’auteur fut demandé à grands cris ; on nous redemanda d’autres représentations, mais madame de Puisieux, trouvant le spectacle trop court, m’ordonna de l’allonger. On désira par acclamation me voir jouer Roxelane dans les Trois Sultanes ; car dans ma jeunesse on m’a tant comparée à Roxelane, que j’étois aussi ennuyée de cette espèce de compliment, que de m’entendre répéter que je jouois sûrement mieux. de la harpe que le roi David. Nous n’avions pas la comédie des Trois Sultanes, M. de Caraman envoya un courrier à Paris pour chercher plusieurs choses, entre autres une musette, la mienne étoit à Sillery avec mes malles. Mais je dis à nos acteurs, que je ferois la comédie des Trois Sultanes, sur le même fond, avec une intrigue toute différente. Je la fis effectivement, en trois actes, en prose, avec des couplets, et en six ou sept jours. Nous l’apprenions à mesure que je l’écrivois. Elle étoit tout-à-fait différente de celle de Favart : je ne pense pas qu’elle fût bonne, mais je crois que le dialogue en étoit joli, et qu’il y avoit du mouvement et de l’intérêt dans l’intrigue, ce qui manque entièrement dans celle de Favart. Je m’y donnai un rôle très-brillant, dans lequel je chantois, je dansois, je jouois du clavecin, de la harpe, de la guitare, de la musette, du tympanon, et de la vielle ; nous avions eu ces deux derniers instrumens de Rouen, il n’y manquoit que mon par-dessus de viole ; mais depuis trois ans je n’en jouois plus, et ma mandoline auroit eu peu de succès après ma guitare, dont je jouois beaucoup mieux. M. de Nédonchel, qui arriva de Paris, prit un rôle, madame de Mérode joua à merveille celui d’une Espagnole qui avoit une intrigue avec un jeune François, joué par M. Caraman. Un jeune homme d’une petite ville voisine (le Pont-de-l’Arche) joua d’une manière charmante le rôle du Grand-Seigneur. Nous redonnâmes avec cette pièce nouvelle ma Montagne des deux Amans. Tout cela eut un tel succès, que les applaudissemens et les acclamations firent fondre en larmes madame de Puisieux, et ce fut là mon vrai succès. Après souper, je la reconduisis dans sa chambre, et ce soir madame de Mérode m’attendit vainement dans la mienne, je restai avec madame de Puisieux jusqu’au petit jour. Comme elle m’aimoit !… comme j’aimai depuis !… mais comme j’étois reconnoissante, combien elle m’étoit chère ! cette vertueuse et sensible protectrice !… Ses traits, son aimable physionomie, son costume, le son de sa voix, tous nos entretiens tête à tête sont restés ineffaçablement gravés dans mon souvenir, et surtout la conversation de cette nuit, où elle fut si particulièrement tendre pour moi !… Elle tenoit mes deux mains dans les siennes, elle me regardoit avec un attendrissement inexprimable, et elle me répéta plusieurs fois ces paroles qui me frappèrent : « Oui, vous aurez une destinée extraordinaire !… mais quelle sera-t-elle ?… » Son ton sembloit annoncer de l’inquiétude sur mon bonheur : hélas ! c’étoit un pressentiment !…

Nous rejouâmes trois fois notre petit spectacle, avec seulement un jour de repos entre chaque représentation ; on venoit nous voir jouer non-seulement de Pont-de-l’Arche, mais de Rouen, l’affluence fut étonnante aux deux dernières représentations. Au bout de ce temps nous exécutâmes un projet, dont la seule idée me transportoit, c’étoit d’aller à Dieppe voir la mer que je n’avois jamais vue. Il ne s’agissoit que de décider madame de Puisieux à nous y mener, car elle ne m’y auroit pas laissée aller sans elle. Je dis un matin à madame de Mérode et à M. de Caraman que je tenterois cette négociation dans la journée. Ils crurent que ce seroit en particulier, et à leur grand étonnement ce fut dans le salon aussitôt après le dîner en présence de tout le monde. Je m’approchai de madame de Puisieux, et je lui dis tout haut qu’elle prit garde à elle, parce que j’avois le dessein d’employer, pour la séduire, toute la finesse que je pouvois avoir avec elle ; elle se mit à rire, et répondit avec sa grâce accoutumée ; alors je lui dis que j’avois un désir passionné de voir la mer ; elle m’interrompit vivement, en s’écriant : « Eh bien ! nous irons demain à Dieppe. » Je fus si touchée de cette adorable bonté, que mes yeux se remplirent de larmes ; un petit respect humain me rendit honteuse de ce mouvement si naturel, je penchai le visage sur sa main afin de cacher mon émotion ; elle sentit couler mes larmes sur sa main. « Relevez donc la tête, » me dit-elle ; j’obéis, et l’on vit que je pleurois. Elle m’embrassa mille fois avec attendrissement. « Voyez, disoit-elle, si je puis vous refuser quelque chose !… » Il n’y avoit là que des personnes remplies de bienveillance pour moi, cette petite scène les toucha sensiblement.

Nous partîmes, en effet, le lendemain à midi, madame de Puisieux, madame de Mérode, M. de Caraman et moi dans une berline ; nous étions escortés par MM. Damézague, Nédonchel et Vougny qui nous accompagnoient dans une chaise de poste. Le voyage fut très-gai, grâce à toutes les folies de M. Damézague et de M. de Nédonchel, qui, pendant toute la route, nous précédoient aux postes pour jouer des scènes inouïes qui nous faisoient rire aux éclats. Le séjour à Dieppe fut de la même gaieté. Ma surprise, mon admiration, mon saisissement furent extrêmes à l’aspect de l’Océan, vu pour la première fois de la jetée de Dieppe, où on le voit si bien dans toute sa majesté. Il ne me manquoit qu’une chose, c’étoit d’être toute seule. J’avoue que la gaieté turbulente de nos compagnons de voyage me fut bien importune dans ce moment. Tandis que je contemplois ce spectacle admirable, j’étois bien scandalisée d’entendre rire, et dire des extravagances comme dans un salon, ou au coin du feu ; aussi fut-on très-étonné de ma gravité, et il fut décidé que j’étois fort maussade au bord de la mer. Je fis le jour même une petite navigation qui ne me réussit pas, car la mer me rendit si horriblement malade, que nous regagnâmes le rivage après avoir fait seulement une lieue. Nous visitâmes les boutiques remplies de jolis ouvrages en ivoire, dont madame de Puisieux me donna une prodigieuse quantité ; nous fîmes la meilleure chère du monde en poisson : nous passâmes un jour plein à Dieppe, et dans l’enchantement de notre voyage nous retournâmes au Vaudreuil, où l’on nous préparoit des fêtes charmantes.

Le lendemain de notre retour, après le dîner, le président reçut une lettre dans le salon, qu’il nous lut tout haut, et qui l’avertissoit que des corsaires qui nous avoient vues sur la mer, madame de Mérode et moi, avoient formé le dessein de nous enlever pour nous mener dans le sérail du grand-seigneur. Nous ne fûmes pas très-effrayées de cette aventure ; cependant nous demandâmes au président comment nous pourrions nous garantir d’un si grand péril ; il nous répondit qu’il ne voyoit d’autre moyen que de nous faire recevoir vestales dans le temple du petit bois. C’étoit une charmante fabrique en forme de temple, placée dans une partie du jardin près du château. Ce temple, qu’on appeloit le couvent, étoit au milieu d’un parterre, et entouré de murs, et fermé ; c’étoit le petit jardin particulier du président, qui avoit grand soin de le fermer à clef ; on n’y entroit qu’avec lui ; il nous y avoit donné à déjeuner plusieurs fois. Il fut donc décidé qu’on nous recevroit le lendemain à huit heures du soir dans le temple de Vesta. M. de Caraman nous y conduisit, et il disparut presque aussitôt. Nous trouvâmes le temple très-orné de fleurs, et toutes les dames de la société habillées en vestales, ayant à leur tête madame de Puisieux en grande-prêtresse, et le président en grand-prêtre. Il n’y avoit dans cette petite enceinte que lui seul d’homme. On nous harangua ; madame de Vougny nous chanta de fort jolis couplets. On fit la cérémonie de notre réception. Le jour finissoit : tout à coup nous entendîmes une musique turque fort bruyante, et l’on accourut pour nous dire que le grand-seigneur en personne, suivi d’une nombreuse escorte, venoit pour enlever toutes les vestales. Notre grand-prêtre montra dans cette occasion une fermeté digne de son caractère ; il déclara qu’il n’ouvriroit point les portes. Cependant la terrible musique approchoit avec une effrayante rapidité, et bientôt les Turcs frappèrent à coups redoublés. J’étois d’avis, pour éviter une scène qui me déplaisoit d’avance, qu’on ouvrit, et de nous rendre de bonne grâce ; le président, très-attaché à son plan, et à l’illusion de cette pantomime, me reproche ma lâcheté, et fait dire au sultan que la clôture est sacrée ; alors, quoique les murs fussent assez élevés, tous les Turcs les franchissent avec impétuosité ; plusieurs d’entre eux, qui étoient des domestiques et des paysans, portoient des flambeaux ; ils ouvrent les portes ; plus de trois cents Turcs remplissent le jardin ; les hommes de la société enlèvent les dames ; les autres enlèvent une douzaine de femmes de chambre mêlées avec nous pour faire nombre. J’ai toujours détesté la confusion et les bagarres, même dans les jeux ; cette escalade me déplut mortellement et me fit peur ; je craignois que quelqu’un ne se cassât la jambe ; et, voyant plusieurs Turcs s’approcher assez brutalement de nos vestales, je trouvai toute cette invention détestable. Dans cette mauvaise disposition d’humeur, j’aperçus à la lueur des flambeaux, M. de Caraman tout étincelant d’or et de pierreries, mais que le turban n’embellissoit pas, et qui vint à moi d’un petit air vainqueur, qui acheva de me mettre en colère. Je me refusai très-sérieusement à l’enlèvement, et ce fut avec si peu de grâce, qu’il en fut excessivement piqué. Il me saisit ; je me débats, je le pince, je l’égratigne, je lui donne des coups de pieds dans les jambes ; il devient furieux, et m’emporte bien véritablement malgré moi. On me place sur un superbe palanquin ; le sultan me suit à pied pour me faire des reproches très-amers. Je sentis pourtant qu’il ne falloit pas gâter la fête en désolant celui qui véritablement la donnoit, et qui s’en étoit fait le héros pour m’en déclarer la reine. Je pris le ton de plaisanterie, et je parvins à l’apaiser. Toutes les dames étoient sur des palanquins charmans ; les Turcs suivoient à pied, au son de la musique. On nous fit ainsi traverser dans toute leur longueur, ces vastes et beaux jardins, magnifiquement illuminés. Cette promenade fut ravissante. À l’extrémité du parc nous trouvâmes une superbe salle de bal remplie d’orangers, de guirlandes de fleurs, de mes chiffres, et de rafraichissemens. Le grand-seigneur me déclara sultane favorite, et nous dansâmes toute la nuit. On m’a donné beaucoup de fêtes dans ma vie, mais je n’en ai point vu de plus ingénieuse et de plus belle que celle-là.

Trois ou quatre jours après nous partîmes pour Sillery. J’avois passé au Vaudreuil les cinq semaines les plus dissipées de ma vie ; néanmoins je lus toujours tous les matins pendant ma toilette, comme à l’ordinaire. J’avois porté les Révolutions de Suède de l’abbé de Vertot ; le président avoit des livres, je lus en outre, la Conjuration de Bedmar contre Venise, et je relus les Pensées du comte Oxenstiern, que j’avois déjà lues[15]. Nos adieux en partant du Vaudreuil furent bien tendres ; on se promit de se retrouver à Paris, de devenir inséparables, et puis, dans ce chaos du grand monde, chacun fut emporté de son côté, et l’on ne se revit plus. Mais il n’en fut pas ainsi entre madame de Mérode et moi. Madame de Puisieux l’invita à venir à Sillery, elle le promit, et elle tint parole.

En passant à Reims, madame de Puisieux consentit à m’y laisser huit jours chez ma charmante et bonne grand’mère, madame de Droménil. Ensuite j’allai à Sillery, où je trouvai nombreuse compagnie : M. de la Roche-Aimon, archevêque de Reims, prélat d’une figure imposante, homme vertueux, austère, et de beaucoup d’esprit ; son coadjuteur, M. de Talleyrand, non pas celui qui a depuis été si célèbre ; celui-ci n’avoit rien pour le devenir ; la douceur, la piété, l’amour de la paix, ne font pas de bruit[16]. Au reste il étoit fort aimable dans la société par une gaieté pleine d’innocence et, de grâce. L’archevêque avoit amené aussi le jeune abbé de Talleyrand, destiné de même à l’état ecclésiastique, et déjà en soutane, quoiqu’il n’eût que douze ou treize ans. Il boîtoit un peu, il étoit pâle et silencieux, mais je lui trouvai un visage très-agréable, et un air observateur qui me frappa. Il y avoit encore à Sillery M. le duc d’Aumont, excellent homme, d’un très-grand sens ; on disoit dans le monde qu’il n’avoit pas d’esprit[17], ce qu’on y dit toujours des gens dépourvus d’agrémens extérieurs, qui n’ont rien de brillant dans la conversation, et qui sont toujours raisonnables : monsieur le maréchal et madame la maréchale d’Étrée : M. Damécourt, homme de robe très-spirituel, qui, avec une figure un peu ridicule, étoit homme à bonnes fortunes : la vieille princesse de Ligne, qui avoit le plus vilain visage de cinquante ans que j’aie jamais vu ; un visage gras, luisant, sans rouge, d’une pâleur livide, et orné de trois mentons en étages ; on avoit dit qu’elle ressembloit à une chandelle qui coule, et il faudroit l’avoir vue pour sentir combien cette comparaison étoit parfaite : monsieur et madame d’Egmont : mademoiselle de Sillery, sœur de M. de Puisieux, une véritable sainte, et aussi spirituelle et aussi aimable que parfaite par sa piété, son indulgence et sa vertu : mon beau-frère, sa femme : monsieur et madame de Louvois ; cette dernière étoit déjà bien malade : M. le marquis de Souvré, ses filles, nièces de madame de Puisieux : mesdames de Sailly et de Saint-Chamand : le comte de Rochefort : M. Conway, un jeune Anglois, fils de mylord Erford, qui avoit été ambassadeur en France : et le vieux duc de Villars, qui se peignoit les sourcils, mettoit du rouge, et tenoit dans sa bouche des petites balles de coton pour se renfler les joues[18].

Ce voyage fut, comme les précédens, rempli d’amusemens et de fêtes de mon invention. Nous y jouâmes mes deux pièces du Vaudreuil : les Deux Sultanes et la Montagne des deux Amans[19] ; et de plus les Folies amoureuses de Regnard. M. de Genlis revint de son régiment au mois de juillet, et deux jours après je vis arriver avec un plaisir extrême madame de Mérode, qui nous fut aussi utile qu’agréable pour nos fêtes. Elle resta avec nous jusqu’au milieu du mois de septembre. Après son départ, j’allai passer dix jours à Louvois, au bout desquels je revins à Sillery.

Je n’ai point parlé d’un personnage qui étoit à demeure chez M. de Puisieux, et qui mérite pourtant une mention particulière. Il s’appeloit M. Tiquet, il avoit été secrétaire d’ambassade de M. de Puisieux, et il avoit pour lui un attachement exclusif et passionné. C’étoit un homme de cinquante ans, d’une probité parfaite ; il avoit beaucoup d’instruction, un très-grand mérite, mais la plus étrange figure que l’on puisse imaginer. Il étoit fort grand, très-maigre, ses épaules étoient abattues et abaissées d’une manière extraordinaire, et son cou d’une longueur démesurée. Au-dessus de ce cou, se trouvoit un visage très-couperosé, avec un nez prodigieux, des petits yeux bleuâtres tout ronds, sans paupières et sans sourcils, une bouche immense, le tout orné d’une perruque blonde, pommadée avec excès, et légèrement poudrée. Il portoit toujours un habit gris, serré et boutonné du haut jusqu’en bas ; on n’a jamais vu de laideur plus bizarre, plus frappante et plus complète. Cependant, quoique je la trouvasse surprenante, elle ne me déplaisoit pas ; cette singulière figure n’avoit rien de sinistre et de faux, et il y avoit de l’esprit et en même temps de la bonhomie dans son sourire. À la vérité, M. Tiquet sourioit bien rarement, il étoit naturellement grave, sévère et silencieux ; n’ayant jamais été accueilli par les femmes, il ne les haïssoit pas, mais il les boudoit toutes, et particulièrement lorsqu’elles étoient jeunes et jolies. Pour les vieilles, il se plaisoit à les contrarier. C’est ce qu’il faisoit même avec madame de Puisieux, qui le lui rendoit bien ; car elle le trouvoit souvent insupportable. Leurs discussions n’étoient jamais violentes ; on y conservoit toujours le respect d’un côté et la politesse de l’autre mais on y trouvoit sans interruption un grand fonds d’aigreur. Dès mon premier voyage à Sillery, M. de Puisieux, un matin que nous étions tête à tête, à cheval, me dit que j’avois fait, sinon la plus brillante, du moins la plus étonnante conquête, celle de M. Tiquet, et que je la devois à la sagesse de mes lectures ; car M. Tiquet seul les connoissoit : c’étoit lui qui avoit la clef de la bibliothèque, et qui me prêtoit les livres que je demandois. M. de Puisieux ajouta que M. Tiquet lui avoit dit que, lorsque mon enfantillage seroit passé, je deviendrois une femme d’un grand mérite. M. Tiquet n’avoit pas confié à M. de Puisieux une chose dont sûrement, au fond de l’âme, il me savoit encore plus de gré que de mes sages lectures : c’est qu’en général, dans ses disputes avec madame de Puisieux, quand cette dernière me demandoit mon avis, je ne donnois jamais tort à M. Tiquet, qui me paroissoit toujours un peu opprimé par elle, et que très-souvent je lui donnois nettement toute raison. J’admirai en ceci, comme en beaucoup d’autres choses, le noble caractère de madame de Puisieux, qui ne s’en fâcha jamais. Quand M. de Puisieux lui dit, en ma présence, que j’avois subjugué l’inflexible cœur de M. Tiquet, elle répondit, en riant, que je lui avois fait assez de coquetteries pour cela. Je lui en fis réellement une deux jours après. Je lui demandai le Traité de Westphalie. C’étoit le livre dont il faisoit le plus de cas, qu’il savoit par cœur, et qu’il citoit sans cesse. De ce moment mon crédit auprès de lui n’eut plus de bornes ; il me suivoit toujours des yeux dans le salon ; quand je faisois quelques folies, il sourioit, et même plus d’une fois on le vit rire. Ce qui me fit un plaisir infini, c’est que madame de Puisieux, voyant l’intérêt sincère qu’il prenoit à moi, perdit toute son aigreur contre lui. Il s’en aperçut, et devint lui-même beaucoup plus aimable avec elle.

La chose qui contribua le plus, après la tendresse de madame de Puisieux pour moi, à me rendre si cher le souvenir de Sillery, c’est que, pendant les trois années que j’y ai passé de suite un temps si considérable, je n’y ai pas éprouvé une seule tracasserie, ni remarqué le moindre mouvement d’envie contre moi. Madame et même M. de Puisieux étoient pour moi ce qu’on ne les avoit jamais vus pour personne ; et ces préférences, marquées en toute occasion, et bien souvent malgré moi, n’ont jamais excité un instant de jalousie ; il est vrai que la maréchale d’Étrée et les nièces de madame de Puisieux, si constamment bonnes pour moi, avoient quinze ou vingt ans de plus que moi ; mais madame de Louvois et ma belle-sœur étoient de mon âge, et pouvoient prétendre aux mêmes caresses, et elles trouvoient tout simple que ces caresses fussent accordées exclusivement à ce qu’elles appeloient ma gentillesse. Je régnois véritablement à Sillery ; rien ne s’y faisoit sans me consulter ; on y prévenoit tous mes désirs ; les domestiques mêmes m’y servoient avec un zèle qu’ils avoient à peine pour leurs propres maîtres. Mais je n’abusois pas de mon empire ; je ne le faisois servir qu’à l’amusement de tout le monde. J’étois heureuse et touchée de la bonté qu’on avoit pour moi ; je n’en étois point vaine. J’avois une parfaite égalité d’humeur, et cette complaisance naturelle qui ne permet jamais aux autres de soupçonner qu’on puisse avoir l’impertinent désir de dominer. Dans tout ce que j’imaginois pour nous divertir, j’avois toujours l’attention, pour que cela plût à tout le monde, d’aller me concerter avec mesdames de Louvois, de Sailly, de Saint-Chamand, et ma belle-sœur, de mêler leurs idées avec les miennes, et ensuite de leur en faire honneur ; et ce fut ainsi que je fus aimée. Par la suite, dans une autre situation, je portai le même caractère, mais je n’eus pas le même bonheur !…

Je composai dans ce voyage beaucoup de petites choses de société, et une chanson en pot-pouri, sur toutes sortes d’airs vulgaires, en dix-huit couplets. J’en fis huit, et M. de Genlis fit les autres. Nous la chantions ensemble, chaque couplet alternativement. Je continuai avec ardeur mes études d’histoire et de littérature, et je fis une grande quantité d’extraits. Je trouvois un plaisir inexprimable à augmenter ma collection en ce genre. Un incident, aussi extraordinaire que funeste, troubla beaucoup la fin de ce voyage.

Un matin, en revenant à midi de ma promenade à cheval avec M. de Puisieux, je passai dans la salle à manger, où il y avoit toujours à cette heure deux grands baquets préparés pour le dîner, l’un contenant une cruche d’eau à la glace, l’autre une cruche d’eau sans glace, que l’on appeloit l’eau de M. de Puisieux, parce qu’il ne buvoit que de celle-là ; ce n’étoit pas la mienne, mais j’avois soif et très-chaud, et par prudence je ne voulus pas boire à la glace ; je bus donc de l’eau de M. de Puisieux, mêlée avec moitié vin, et je rentrai dans ma chambre. À peine y fus-je que je me trouvai mal, et je ne fus soulagée que par un grand vomissement. Cela fait, je ne sentis plus rien, je m’habillai, je n’y pensai plus, et je n’en parlai même pas en allant dîner. Je ne bus à table que de l’eau à la glace. M. de Puisieux, se sentant un peu incommodé, voulut faire diète ce jour-là ; il ne prit que de la tisane faite à la cuisine ; il resta dans le salon avec madame de Puisieux qui ne dînoit jamais. Au milieu du dîner, le vieil abbé de Saint-Pouen, parent de madame de Puisieux, sortit de table en se plaignant de la colique ; aussitôt après le dîner, le coadjuteur de Reims, M. Tiquet, et M. de Genlis, se plaignirent du mal de cœur ; c’étoient les seules personnes qui eussent bu de l’eau non glacée. Rentrés dans le salon, ils se hâtèrent d’en sortir pour aller vomir. On soupçonna du vert de gris ; les casseroles furent visitées ; elles étoient dans un état parfait ; d’ailleurs ceux qui n’étoient pas incommodés avoient mangé de tout comme les autres. M. de Puisieux, qui mangeoit très-peu, et qui étoit depuis quinze ans au régime le plus austère, trouvoit toujours que l’on mangeoit trop, et il attribua tous ces vomissemens à des indigestions du jour ou de la veille ; ainsi, au lieu de plaindre les malades, il leur fit des sermons sur la sobriété. Cependant M. de Genlis vomit jusqu’au sang, ainsi que le pauvre abbé de Saint-Pouen, qui, ayant soixante-quatorze ans, se mit au lit, en disant qu’il se sentoit très-mal ; M. de Puisieux vouloit qu’il ne prit que de l’eau chaude, mais madame de Puisieux envoya chercher un médecin à Reims. M. de Genlis, après avoir beaucoup souffert, voulut malgré moi rentrer dans le salon, deux heures après le dîner ; il étoit très-changé et très-abattu. M. de Puisieux lui fit une scène sur sa gourmandise. Dans ce moment un valet de chambre entra dans le salon en contant que M. de Rénac, qui n’avoit pas dîné, et qui revenoit de la chasse, avoit bu un verre de l’eau de M. de Puisieux, qu’aussitôt il avoit vomi, ainsi que son domestique qui en avoit bu aussi. Là-dessus on reconnoît enfin que cette eau est empoisonnée ; madame de Puisieux crie qu’il faut jeter cette eau, ce qui fut exécuté sur-le-champ, et l’on eut grand tort, car il auroit fallu la garder pour la décomposer. Le médecin qu’on avoit envoyé chercher pour l’abbé de Saint-Pouen arriva ; il trouva le pauvre abbé très-mal, ainsi que Paul, le valet de chambre chirurgien de M. de Puisieux, qui, en passant dans la salle à manger, avoit bu deux fois de l’eau fatale. L’abbé reçut tous ses sacremens dans la nuit, cependant il ne mourut pas. Le médecin déclara positivement que tous les malades avoient été empoisonnés. Je ne m’en ressentois plus ; M. Tiquet buvoit si peu d’eau avec son vin, qu’il n’étoit que foiblement incommodé ; M. de Rénac et son domestique l’étoient davantage, quoique sans danger ; le coadjuteur et M. de Genlis souffroient beaucoup, et l’abbé et le chirurgien étoient à la mort. Tout le reste de la société n’avoit pas bu de cette eau. On ordonna à tous les empoisonnés de prendre de l’eau thériacale, et ensuite de prendre du lait pour toute nourriture pendant trois jours, et d’en prendre souvent des demi-verres dans le cours des journées. On ne fut plus occupé que de découvrir d’où venoit ce poison ; ce ne pouvoit être un hasard, cette idée nous glaça tous… On fit venir dans le salon le maître-d’hôtel, le fidèle Milot, qui avoit été hors de lui du soupçon sur les casseroles. Nous lui demandâmes comment on pourroit découvrir cet horrible mystère, car nous pensâmes que c’étoit un domestique qui avoit jeté quelque chose dans l’eau, peut-être par méchanceté contre un des valets de chambre, qui, presque tous, en allant et venant, buvoient de l’eau de ces cruches, tantôt à la glace, tantôt sans glace. M. de Puisieux chargea Milot de s’informer de tous ceux qui étoient entrés dans la salle. Milot sortit. Alors chacun de nous rendit compte du caractère de ses gens ; M. de Genlis dit qu’il étoit sur des nôtres. Mon beau-frère prit la parole pour convenir qu’il n’en pouvoit dire autant des siens. « Je le crois bien, reprit M. de Puisieux, vous ne les prenez qu’à la taille. » En effet il en avoit un nouveau dans ce moment, que l’on n’appeloit que le géant, parce qu’il avoit six pieds un pouce.

Milot revint, et tout de suite s’adressant à mon beau-frère : « Monsieur le marquis, lui dit-il, je crois que c’est ce mauvais sujet de géant qui a fait le coup… » « Dans ce doute, interrompit tout de suite mon beau-frère, il ne faut pas qu’il nous échappe ; » et sur-le-champ il indiqua les précautions à prendre pour l’empêcher de s’évader. M. Tiquet alla donner des ordres en conséquence. Milot resta, et, continuant son récit, il dit qu’un aide de cuisine qui étoit dans la cour avoit vu sortir de la salle, à onze heures du matin, le géant ; que s’étant approché de lui pour lui proposer une partie de quilles il avoit remarqué qu’une de ses manchettes étoit mouillée[20], et que lui disant qu’il avoit donc barboté dans les baquets, le géant l’avoit nié, en répondant qu’il ne savoit seulement pas s’il y avoit ou non de l’eau dans la salle. « Le scélérat ! s’écria mon beau-frère ; c’est lui ! il faut l’interroger nous-mêmes, ensuite je le livrerai à la justice. »

Que l’on réfléchisse à cette aventure. Mon beau-frère héritoit de la superbe terre de Sillery ; elle lui étoit substituée, et un de ses gens empoisonne l’eau dont buvoit le possesseur actuel de cette terre ; et il est certain qu’avec l’âge de M. de Puisieux, et sa frêle santé, si par hasard il n’eût pas été malade ce jour-là, qu’il se fût mis à table, et qu’il eût bu de cette eau, lui qui ne buvoit de vin qu’au dessert, il en seroit mort dans la journée, et mon beau-frère eût été le soir possesseur de Sillery… Eh bien, à la gloire de la manière de penser de ce temps, il n’y eut pas sur mon beau-frère, je ne dis pas un horrible soupçon, mais la plus légère idée qu’il pût être un instant troublé personnellement de l’effet que pourroit produire cette aventure… Il n’y eut pas une mine, pas un mot qui put se rapporter à lui. On n’imagina pas qu’il dût être plus inquiet, plus embarrassé qu’un autre ; il ne l’imagina pas lui-même, et c’est une preuve de l’estime parfaite qu’il avoit pour les maîtres du château[21]. Le géant fut interrogé par lui dans la chambre de M. de Puisieux, en présence de M. de Puisieux, de M. Tiquet et de mon mari. Mon beau-frère menaça le scélérat qui nioit tout de le livrer à la justice, s’il ne faisoit pas l’aveu le plus sincère. Enfin il convint qu’il avoit mis dans l’eau, non pas du poison, mais un vomitif. Interrogé vivement sur ses motifs, et pourquoi il avoit choisi l’eau sans glace, et n’en n’avoit pas mis dans l’autre, il répondit qu’il n’avoit pas voulu faire vomir son maître. Comme mon beau-frère le pressoit de dire pourquoi il avoit fait cette méchanceté à d’autres, il eut l’impudence de s’écrier que ce n’étoit pas lui qui devoit hériter de la terre de Sillery… Mon beau-frère vouloit absolument livrer ce misérable à la justice ; M. de Puisieux ne le permit pas ; on se contenta de le renvoyer, avec ordre de sortir sur-le-champ de la province, et de ne pas songer à se placer autrement que soldat, parce que s’il se mettoit en service domestique, on le dénonceroit aussitôt. Mon beau-frère lui fit arracher son habit de livrée, qu’il fit brûler en sa présence, dans le petit bois appelé le Ménil, en lui disant que nul domestique ne voudroit le porter ; ensuite on le chassa ignominieusement. Nous en fûmes quittes pour boire du lait d’heure en heure pendant trois jours. Le médecin soutint toujours que c’étoit du poison, et non un vomitif. Au reste, celui qui avoit été capable de donner un si violent vomitif auroit tout aussi-bien donné du poison ; peut-être avoit-il pensé qu’un vomitif ne laisseroit pas des traces si convaincantes du crime. Cet étrange événement fit beaucoup de bruit à Paris, et n’y causa pas non plus la moindre impression fâcheuse contre mon beau-frère.

Milot mit un cadenas à l’eau de la salle à manger ; cette précaution m’attrista ; l’idée du poison me poursuivoit partout, et me rendit désagréable cette fin de voyage. Nous retournâmes à Paris dans les derniers jours d’octobre ; nous nous arrêtâmes à Braisne, chez madame d’Egmont, où nous passâmes deux ou trois jours.

Pendant mon séjour à Sillery, j’avois reçu plusieurs lettres fort tendres de M. le duc d’Orléans. Ma tante étoit de retour de Barège ; les eaux l’avoient guérie de sa passion malheureuse pour le duc de Guînes. Elle ne me disoit pas cela, mais elle me mandoit que la solitude lui avoit rendu la paix de l’âme, ce qui signifioit pour moi que rien ne s’opposoit plus à son union avec M. le duc d’Orléans. En arrivant à Paris, je volai chez ma tante, qui me parla avec autant de confiance que son caractère lui permettoit d’en avoir, car toujours quelque artifice et quelques déguisemens se mêloient à ses confidences. M. le duc d’Orléans lui offroit de l’épouser secrètement ; ma tante lui montra une délicatesse qu’elle me donna pour telle à moi-même, et dont je fus la dupe quelque temps, mais qui n’étoit au fond qu’une combinaison et un calcul d’ambition. Elle déclara avec emphase à M. le duc d’Orléans qu’elle ne l’épouseroit qu’avec le consentement du prince son fils, le duc de Chartres. Ma tante annonça cette résolution avec des phrases qui charmèrent M. le duc d’Orléans, il m’en parla avec admiration. Ce prince passoit pour le meilleur des pères, et qu’on mérite ou non cette réputation, dés qu’on en jouit, on y est toujours attaché. D’ailleurs M. le duc d’Orléans aimoit son fils autant qu’un homme d’une foiblesse excessive peut aimer. Il lui confia sur-le-champ son secret, en lui vantant extrêmement la grandeur d’âme de madame de Montesson. Il n’étoit encore question que d’un mariage de conscience, et par conséquent très-secret. M. le duc de Chartres n’aimoit pas madame de Montesson, il la trouvoit peu naturelle, trop démonstrative, et trop affectueuse pour lui ; il avoit trop vu en elle le projet de le flatter, et le désir de le gagner et de le séduire. Elle avoit avec lui, pour lui plaire, des accès de gaieté, des rires éclatans, et des manières enfantines et caressantes qu’il appeloit des mièvreries ridicules. Ce prince avoit le défaut d’une si funeste conséquence, surtout dans un prince, de prendre dans une véritable aversion, non ce qui méritoit l’indignation et le mépris, mais ce qui manquoit de grâce, de goût, et ce qui lui paroissoit ridicule. Il possédoit à cet égard un tact très-fin et très-sûr. Il répondit avec respect, mais froidement, à M. le duc d’Orléans, qu’un fils n’avoit point de consentement à donner à un père : il ne sortit pas de là. Ma tante se décida à lui parler ; elle lui fit une scène de tendresse qui embarrassa beaucoup M. le duc de Chartres ; et comme elle persistoit toujours à lui demander son consentement, M. le duc de Chartres lui répondit qu’il le donneroit de bon cœur, s’il étoit sûr que la résolution de son père fût véritablement inébranlable, ce que le temps seul pouvoit lui prouver. Sur-le-champ ma tante s’écria qu’elle désiroit elle-même et cette certitude, et une longue épreuve ; elle proposa deux ans. M. le duc de Chartres ne s’attendoit pas que l’on consentit à accorder un si long délai ; il accepta de très-bonne grâce, en ajoutant qu’il falloit avant tout que cela fût approuvé par son père. Il quitta madame de Montesson en lui disant qu’il alloit passer quelques jours à la campagne, qu’il la prioit de lui écrire la décision de M. le duc d’Orléans. Ma tante sentit bien qu’il vouloit avoir un engagement par écrit. Elle lui écrivit, de l’aveu de M. le duc d’Orléans, et, dans cette lettre que j’ai lue, elle donnoit sa parole de la manière la plus formelle de n’épouser qu’au bout de deux ans M. le duc d’Orléans. Cette lettre a toujours été conservée par M. le duc de Chartres, qui, huit mois après, écrivit une note de sa main (très-fâcheuse pour ma tante) sur la marge de la première page de cette lettre.

Madame de Montesson affecta d’être parfaitement contente de M. le duc de Chartres ; elle confia à plusieurs personnes qu’il consentoit à son mariage avec M. le duc d’Orléans, mais elle ne parla point de la condition imposée. Quand tout ceci fut bien arrangé, elle ne perdit pas de temps pour faire une nouvelle déclaration à M. le duc d’Orléans ; elle lui annonça qu’elle ne l’épouseroit qu’avec le consentement par écrit du roi ; avec la promesse que le mariage ne seroit point déclaré, et qu’elle n’iroit point à la cour, promesse illusoire si elle avoit eu des enfans. M. le duc d’Orléans fut non-seulement surpris ; mais épouvanté de cette prétention ; il la combattit vainement, il fallut céder. En ceci ma tante eut raison, un mariage clandestin est véritablement honteux quand ce n’est pas l’amour qui le forme ; je n’aime pas l’ambition qui l’a dirigée, mais je ne trouve de réellement blâmable dans toute cette aventure que les artifices sans nombre qu’elle a employés.

Monsieur le dauphin (depuis l’infortuné Louis XVI) venoit de se marier[22] ; on parloit du mariage de Monsieur, et M. de Puisieux demanda au roi pour moi la promesse d’une place de dame, auprès de la future Madame. Le roi le promit, le maréchal d’Étrée en remercia publiquement le roi, et j’en reçus les complimens. Madame de Montesson prit ce prétexte pour se faire présenter à la cour, où elle n’avoit jamais été, quoique sa naissance lui en donnât le droit ; mais M. de Montesson ne l’avoit pas voulu. Ma tante dit que puisque j’étois destinée par la place qui m’étoit promise à passer la plus grande partie de ma vie à Versailles, elle vouloit aller à la cour pour me voir plus souvent. Ceci fut fait dans les premiers jours de novembre au moment de mon arrivée à Paris, et avant tout ce que je viens de conter. J’allai à la présentation de ma tante, et je m’amusai beaucoup ce jour-là, parce que c’étoit justement celui de la présentation de madame du Barri. Nous la rencontrâmes partout, elle étoit mise magnifiquement et de bon goût. Au jour sa figure étoit passée, et des taches de rousseur gâtoient son teint. Son maintien étoit d’une effronterie révoltante, ses traits n’étoient pas beaux, mais elle avoit des cheveux blonds d’une couleur charmante, de jolies dents, et une physionomie agréable. Elle avoit beaucoup d’éclat à la lumière. Le soir au jeu nous arrivâmes quelques minutes avant elle. Quand elle entra toutes les femmes, qui étoient contre la porte, se jetèrent les unes contre les autres du côté opposé, pour ne pas se trouver assises près d’elle ; de sorte qu’il y eut, entre elle et la dernière femme du cercle, l’intervalle de quatre ou cinq plians vides. Elle vit avec le plus grand sang-froid ce mouvement si marqué et si singulier, rien n’altéra son imperturbable effronterie. Lorsqu’à la fin du jeu le roi parut, elle le regarda en souriant ; le roi sur-le-champ la chercha des yeux : il paroissoit avoir de l’humeur, et ne resta qu’un moment. L’indignation à Versailles étoit portée au comble ; en effet, on n’avoit jamais rien vu d’aussi scandaleux, pas même madame de Pompadour ; il étoit sans doute bien étrange de voir à la cour madame la marquise de Pompadour, tandis que son mari, M. Le Normant d’Étioles, étoit fermier général ; mais il étoit encore plus odieux de voir présenter avec pompe à toute la famille royale une fille publique. Ces indécences inouïes et tant d’autres ont cruellement dégradé en France la royauté, et contribué par conséquent à la révolution[23].

Mais revenons à ma tante et à M. le duc d’Orléans ; ce dernier, croyant bonnement au délai de deux ans, ne voyoit rien de pressé dans la démarche qu’il devoit faire auprès du roi ; il ne comptoit pas agir de sitôt, mais ma tante lui dit qu’il falloit toujours avoir ce consentement dans son portefeuille. Au moment de faire la démarche, M. le duc d’Orléans avoua des craintes qu’il n’avoit point encore montrées, il assura que le roi recevroit mal cette demande, et qu’il feroit un refus positif. Madame de Montesson soutint le contraire, elle dit qu’en apprenant au roi que M. le duc de Chartres approuvoit, de la meilleure grâce, le mariage secret, si M. le duc d’Orléans sollicitoit avec l’énergie nécessaire, il étoit impossible que le roi refusât. Ainsi, elle rendit M. le duc d’Orléans responsable de l’événement, et c’est ce qu’on doit faire quand on charge d’une commission importante les gens foibles, d’un caractère paresseux et froid. M. le duc d’Orléans, craignant mortellement l’humeur et les reproches de ma tante, devint véhément par foiblesse. Le roi, en effet, refusa d’abord et fort sèchement ; M. le duc d’Orléans insista avec tant de chaleur, qu’enfin, après un long tête-à-tête, il obtint le consentement par écrit, sous la condition que ma tante ne changeroit point de nom, ne s’attribueroit aucune espèce de prérogative de princesse du sang, ne déclareroit point son mariage, et ne paroîtroit jamais à la cour.

M. le duc d’Orléans revint triomphant à Paris ; nous l’attendions avec une extrême impatience. Enfin, il arriva ; sa physionomie annonçoit un si éclatant succès, que ma tante s’attendit, je crois, à mieux encore. Elle avoit elle-même proposé les conditions ; cependant, quand M. le duc d’Orléans en fit l’énumération, je vis qu’elle en étoit choquée. En ambition la tête va plus vite encore qu’en amour. Bernard, d’après le Tasse, a dit que l’amour


Désire tout, prétend peu, n’ose rien[24].


Mais on peut dire en prose que l’ambition désire tout, aspire à tout, ose tout.

Ma tante fut rêveuse et préoccupée toute cette journée. Elle me dit le soir que si M. le duc d’Orléans avoit su profiter des dispositions du roi, il auroit obtenu la déclaration de son mariage, sous la seule condition de ne point aller à la cour, afin de ne pas lui donner la préséance qu’elle auroit de droit sur toutes les princesses du sang. Elle ajouta, avec humeur, en parlant de M. le duc d’Orléans : Il faut lui tout dicter.

M. le duc d’Orléans prit l’humeur de madame de Montesson pour de la sensibilité, et rien ne troubla sa satisfaction ; de ce moment il ne m’appela plus, lorsque nous étions tous les trois, que sa nièce, et il me fit l’honneur de me donner ce titre dans trois ou quatre billets qu’il m’écrivit alors. Mais de ce jour finit mon rôle de confidente. Madame de Montesson formoit un projet qu’elle ne vouloit pas me confier, et je n’ai su tout ce que je vais dire, que par les autres confidens, le vicomte de La Tour du Pin et Monsigny, à qui M. le duc d’Orléans disoit tout dans ce temps.

Madame de Montesson n’avoit jamais promis sincèrement le délai de deux ans ; M. le duc de Chartres avoit sa parole par écrit, mais cette idée ne l’arrêta point. Elle avoit bien recommandé à M. le duc d’Orléans de ne point parler au roi de cette circonstance, car ce seul fait auroit prouvé que M. le duc de Chartres n’avoit donné son consentement qu’à regret. Après de rapides réflexions, ma tante dit à M. le duc d’Orléans que l’écrit du roi n’étoit rien, si l’on différoit à en profiter, que Louis XIV s’étoit rétracté pour mademoiselle de Montpensier, que l’on avoit plus à craindre encore pour un si long délai. M. le duc d’Orléans montra de justes craintes du mécontentement de son fils ; ma tante répondit que l’on prendroit toutes les précautions nécessaires pour lui cacher ce secret, et enfin il fut décidé que le mariage secret se feroit sur-le-champ. On montra à l’archevêque le consentement du roi, et ce fut lui, qui, à minuit, leur donna secrètement, dans sa chapelle, la bénédiction nuptiale. Les témoins furent le vicomte de La Tour du Pin et M. de Damas, chambellans de M. le duc d’Orléans. Le secret leur fut demandé, ils le gardèrent trois semaines, et n’en convinrent ensuite que parce que la vanité de madame de Montesson le confia à plusieurs personnes, et en outre le trahit de mille manières.

À l’imitation de madame de Maintenon qui, regardant avec raison toute espèce de titre au-dessous d’elle, n’en voulut plus après avoir épousé Louis XIV, ma tante rejeta le titre de marquise qu’elle avoit toujours porté ; elle ordonna dans sa maison, et elle pria ses amis de ne plus l’appeler que madame de Montesson tout court. M. le duc d’Orléans, persuadé par elle qu’il y avoit de la dignité à ne point cacher ce qui étoit, la fit traiter en princesse par tous ses chambellans. M. le duc de Chartres apprit bientôt la vérité ; il étoit incapable de manquer à sa parole, et sa colère fut extrême ; il eut une explication avec M. le duc d’Orléans, il montra beaucoup d’indignation et de ressentiment, M. le duc d’Orléans se fâcha : ils furent quinze jours sans se voir. Madame de Montesson, croyant toujours que rien ne pouvoit résister à ses séductions, obtint une entrevue tête à tête de M. le duc de Chartres. Elle lui fit d’abondance une scène de sensibilité qui n’eut aucun succès ; ensuite elle essaya de lui prouver que leur intérêt commun étoit d’être unis ensemble ; M. le duc de Chartres répondit constamment avec une froideur glaciale, qu’il lui paroitroit toujours inexcusable d’avoir donné volontairement une parole d’honneur qui n’étoit pas demandée, et d’y avoir manqué si complétement ; il ajouta qu’un tel procédé détruisoit sans retour toute espèce de confiance, et il la quitta en lui disant qu’il conserveroit toujours le billet d’engagement qu’elle lui avoit écrit, que seulement il alloit y ajouter une note historique, ce qu’il fit en effet ; quoique cette note ne contint pas, comme on l’a dit, des injures et une réflexion outrageante, elle étoit très-piquante par le fait. De ce moment madame de Montesson prit contre M. le duc de Chartres un ressentiment qu’elle a toujours conservé, et qui a eu sur la destinée de ce malheureux prince une bien funeste influence.

J’anticipe ici sur les époques, car M. le duc d’Orléans n’épousa ma tante qu’un mois après mon entrée au Palais-Royal ; et, puisque je romps l’ordre chronologique, je vais achever de rendre compte ici des suites de ce mariage. M. le duc d’Orléans fut, comme je l’ai dit, très-fâché du mécontentement de son fils ; il confia son chagrin au bon Monsigny qu’il aimoit et estimoit avec raison, et qui, sous prétexte de prendre ses ordres pour des détails relatifs à sa place, avoit les matins avec lui de longs entretiens dans lesquels M. le duc d’Orléans lui parloit avec une confiance qu’il n’avoit avec aucune des personnes considérables qui lui étoient attachées. Monsigny alloit aussi très-souvent chez ma tante qui le demandoit pour lui faire répéter quelques morceaux de musique ; de là il passoit chez M. le duc d’Orléans qui le retenoit toujours pour causer. M. le duc d’Orléans, au moment de partir pour Villers-Cotterets où nous devions aller huit jours après, chargea Monsigny de me dire que, si je pouvois engager M. le duc de Chartres à se rapprocher de ma tante, et à la traiter parfaitement bien, elle assureroit à mes enfans la terre de Sainte-Assise et sa belle maison de Paris ; tout cela pouvoit valoir soixante-dix ou quatre-vingt mille livres de rente. Le lendemain matin Monsigny vint chez moi, il me remit un billet de M. le duc d’Orléans, qui seulement m’exhortoit à croire entièrement tout ce qui me seroit dit de sa part, et à faire avec zèle tout ce qu’il attendoit de mon attachement pour lui, et que je devois à sa sincère et vive amitié. Il finissoit en me demandant ma réponse par écrit, que lui porteroit Monsigny partant pour Villers-Cotterets trois jours après lui. Alors Monsigny me conta tout. Ce récit, c’est-à-dire la proposition de ce marché me blessa, me choqua, me parut une platitude de la part de M. le duc d’Orléans, et un outrage pour moi, et le temps n’a point changé mon opinion à cet égard ; mais j’étois en colère et ma réponse ne s’en ressentit que trop. Tous mes premiers mouvemens et mes sentimens ont toujours été généreux et bons, mais la vivacité de mes impressions et de mon imagination m’a toujours fait mêler à tout ce que j’ai fait de mieux, quelque chose d’exalté, d’outré, et quelquefois d’extravagant, qui en a diminué le prix et qui m’a été et a dû m’être excessivement nuisible. Quand la seule grandeur d’âme décide à faire une belle action, on se conduit avec calme et simplicité ; quand la vanité se mêle à ce noble sentiment, on veut donner un éclat surnaturel à son action, et on la gâte. Je répondis à M. le duc d’Orléans, non-seulement d’une manière peu convenable, mais avec impertinence ; ma lettre commençoit assez bien, je disois que je ne me reconnoissois aucun droit qui pût me donner sur l’esprit de M. le duc de Chartres l’ascendant qu’il me supposoit ; que d’ailleurs M. le duc de Chartres, pour lui donner des preuves de respect et d’attachement, n’avoit besoin d’aucune influence étrangère. Mais, après avoir rejeté avec beaucoup de dédain l’offre en effet très-grossière de l’assurance de la succession de ma tante, j’ajoutois cette phrase : Je ne regarderois comme légitime, et je n’accepterois de la succession de ma tante que son héritage de famille. Je n’aurois rien pu dire de plus choquant si ma tante n’eût été que la maîtresse de M. le duc d’Orléans ; et elle étoit sa femme avec le consentement du roi, et elle avoit été mariée par l’archevêque de Paris ! Mais quoique véritablement duchesse d’Orléans, elle n’en pouvoit porter le nom, et je sentois qu’à sa place, n’ayant point de rang à soutenir, j’aurois mis ma gloire à me contenter de mes quarante mille livres de rentes, j’aurois refusé tous les dons immenses de M. le duc d’Orléans, deux cent mille livres de rentes, et en outre une maison somptueuse bâtie pour elle à la Chaussée-d’Antin ; des diamans, une argenterie magnifique, etc. Madame de Maintenon n’avoit rien accepté de Louis XIV : ma tante avoit d’autres sentimens, elle étoit à l’excès avare et fastueuse, et j’étois si indignée de son luxe et de son avidité, que cette indignation contribua beaucoup à me faire écrire une lettre d’un ton aussi arrogant. Je me promis de bonne foi de ne pas me faire un mérite auprès de M. le duc de Chartres de cette lettre qui me parut sublime, et je tins fidèlement cette résolution : j’y eus peu de mérite, il aimoit si peu que l’on cherchât à se faire valoir et que l’on ne fit pas les choses de conscience et de sentiment, que j’aurois perdu de son estime si je me fusse vantée à lui de cette action, qu’il étoit d’ailleurs de mon devoir de lui cacher pour ne pas l’aigrir davantage contre son père. Ainsi il n’en a jamais eu le moindre soupçon. Mais, désirant avoir un témoin respectable de ce procédé, je montrai cette lettre à madame la duchesse de Chartres, en lui faisant donner solennellement sa parole qu’elle n’en parleroit de sa vie à M. le duc de Chartres ; je connoissois la sûreté parfaite de sa parole. Cette princesse, plus jeune que moi de six ans, doit me survivre ; elle se souviendra certainement de ce fait qui la frappa beaucoup[25].

Ma lettre outra de colère M. le duc d’Orléans, ainsi que ma tante, à laquelle il la montra, et tous les deux ne me l’ont jamais pardonnée. Cependant, sans en rien attendre, je mis tous mes soins, réunis à ceux de madame la duchesse de Chartres, pour adoucir M. le duc de Chartres. Il avoit déclaré qu’il ne mettroit jamais les pieds chez madame de Montesson ; néanmoins il y retourna, il y soupa deux ou trois fois dans l’hiver, ce qui a continué tous les ans. Cette conduite (que ; je l’ose dire, il n’auroit jamais eue sans moi) auroit dû suffire : elle étoit indulgente et convenable ; mais elle ne satisfit nullement ma tante, qui vouloit être admirée, adorée. Il est vrai que M. le duc de Chartres recevoit mal les espèces de minauderies et de petites caresses qu’elle lui faisoit de temps en temps. Elle aigrit de plus en plus son père contre lui. En même temps, elle se plaignoit sans cesse de lui en confidence à ses amis, sans rien citer, mais avec des soupirs et des réticences qui donnoient à penser tout ce qu’on vouloit : c’étoit sa manière. C’est ainsi qu’elle s’est toujours plainte de moi avec le ton le plus sentimental, et sans pouvoir citer un seul mauvais procédé. Ce qu’il y a de vrai, c’est que M. le duc de Chartres n’a jamais eu avec elle l’apparence d’un tort, et même lorsque ses amis, entre autres M. de Fitz-James[26], l’avertissoient qu’elle ne perdoit pas une occasion de décrier son caractère et sa conduite. Les plus funestes préventions prises contre ce malheureux prince ont été données par elle. Cet acharnement a été tel, que beaucoup de personnes ont pensé qu’il ne pouvoit venir que d’un sentiment trop vif qui avoit été dédaigné : ce que je crois absolument faux. M. le duc de Chartres n’étoit point un Hippolyte, ma tante ne ressembloit point à Phèdre ; elle n’avoit de la véhémence qu’en amour-propre. M. le duc de Chartres n’opposa jamais à sa haine que le calme, la patience et l’indifférence. Voici deux faits dont j’ai été témoin, ainsi que tout le Palais-Royal : Un jour, à dîner au Palais-Royal, nous nous aperçûmes que tous les couverts d’argent étoient différens, et chacun de nous reconnut sur ces couverts ses propres armes. M. le duc de Chartres demanda à Joli[27], le contrôleur, ce que cela signifioit. Joli alla lui répondre, mais tous bas à l’oreille. Après le dîner, M. le duc de Chartres nous dit qu’on étoit venu subitement, avec un ordre de M. le duc d’Orléans, enlever toute l’argenterie pour la porter à Sainte-Assise, parce qu’on refondoit celle de madame de Montesson, dont les formes n’étoient plus à la mode. Il est vrai que l’argenterie du Palais-Royal appartenoit à M. le duc d’Orléans ; mais cette manière d’en disposer sans en prévenir étoit bizarre. L’hiver d’ensuite, on vint, un beau matin, reprendre aussi, à M. le duc et à madame la duchesse de Chartres, tous les diamans qu’on appeloit les pierreries de la maison ; et c’étoit pour en garnir une robe de velours dont madame de Montesson s’est parée plusieurs fois durant cet hiver. Il y a bien peu de délicatesse dans tous ces procédés, et M. le duc de Chartres les a supportés avec une douceur et un calme admirables.

Pendant que j’étois encore dans le cul-de-sac Saint-Dominique, j’éprouvai personnellement plusieurs peines. La plus sensible fut la mort de ma bonne et chère grand’mère, madame la marquise de Droménil ; car cette respectable femme, par ma reconnoissance et mon affection, étoit bien ma véritable grand’mère. Elle avoit quatre-vingt-six ans ; mais je la pleurai comme si j’avois pu avoir l’espérance de la conserver long-temps ! Dans son testament, elle ne faisoit de dispositions particulières pour aucun de ses petits-enfans ; mais elle me laissoit la terre de Bouleuse, près de Reims, avec un joli château, et valant sept mille livres de rente. Elle ajoutoit cette clause : « En faisant ce don à la comtesse de Genlis, je veux, par l’affection que j’ai pour elle, être enterrée dans l’église paroissiale de cette terre. » Ce testament, si touchant et si honorable pour moi, me fut inutile ; M. le marquis de Noailles, mari de la petite-fille de madame de Droménil, le fit casser. Il étoit passé par-devant notaire ; il y avoit une faute de formalité, et M. de Noailles, qui, depuis, a remboursé mon douaire à la nation, c’est-à-dire cent vingt mille francs, pour deux mille francs, parce que ce fut en assignats déchus, M. de Noailles fit un procès sur ce testament, et le gagna. M. de Genlis n’eut dans la succession que sa part d’enfant, comme madame de Noailles et madame de Belzunce, sa sœur, et nous perdîmes la terre de Bouleuse, qui, en outre, m’étoit donnée ; mais j’en ai conservé la même reconnoissance, et madame de Droménil vivra toujours dans mon souvenir comme une mère et comme une bienfaitrice.

À cette époque il m’arriva une aventure, qui prouve combien peut être utile le livre de M. Tissot (Avis au peuple sur sa santé). Nous logions un abbé italien qui me faisoit lire le Tasse, et qui, d’ailleurs, étoit grand musicien, et jouoit supérieurement du piano. Un soir en rentrant on nous dit qu’il étoit à la mort d’un cholera-morbus, qu’il avoit envoyé chercher un médecin, nommé M. Soulier, qui lui avoit fait prendre de la thériaque dans du vin. Comme j’avois tant exercé la médecine à Genlis, et même à Sillery, je savois alors par cœur M. Tissot, et je dis tout de suite que j’étois sûre que M. Tissot condamnoit ce remède. Nous prîmes le livre et nous vîmes, avec horreur, que M. Tissot dit que quelques médecins ignorans donnent ce remède, et que c’est comme si l’on tiroit un coup de pistolet dans la tête du malade. Il est bien inconcevable qu’un médecin soit d’une telle ignorance, et qu’il n’ait jamais lu M. Tissot. Mais, c’est un fait le pauvre abbé demanda tous les sacremens et reçut l’extrême-onction à dix heures du soir. J’y assistai avec M. de Genlis. Il mourut une demi-heure après. Sa figure m’avoit tellement frappée, que je déclarai à M. de Genlis que je ne pouvois me résoudre à passer la nuit dans la maison, et il consentit à me laisser aller coucher chez madame de Balincour. Je fis mettre des chevaux à la voiture, et je partis sur-le-champ. On fut bien surpris et charmé de me voir. M. de Balincour me donna sa chambre, et je me couchai à minuit et demi. Au bout d’un demi-quart d’heure j’étois endormie, mais je fus réveillée par la voix joyeuse de M. de Balincour qui, dans l’obscurité, car je n’ai jamais eu de lumière la nuit, chantoit dans ma chambre un couplet très-gai et très-plaisant sur l’air de la Baronne ; j’entendois en même temps le chuchotage de cinq ou six personnes qui étoient entrées doucement avec lui.

Comme on n’oublie jamais ce qui a vivement amusé, je me ressouviens parfaitement de ce couplet que voici :


Je m’rracDans mon alcove
Je m’arracherai les cheveux, (bis)
Je sens que je deviendrai chauve
Si je n’obtiens ce que je veux
Je m’rracDans mon alcove.


Après un moment de recueillement, je répondis, sur le même air, par cet impromptu ; il faut savoir, pour le comprendre, que M. de Balincour n’avoit presque pas de cheveux.


Je m’rracDans votre alcove,
Modérez l’ardeur de vos feux. (bis)
Car enfin pour devenir chauve
Il faudroit avoir des cheveux
Je m’rracDans votre alcove.


Ma réponse excita un rire général ; elle eut le plus brillant succès on apporta des lumières. Madame de Balincour et madame de Ranché, sœur de son mari, une charmante et jolie personne, se jetérent sur mon lit ; M. de Balincour et le reste de la compagnie s’établirent en cercle autour du lit ; on causa, on dit mille folies jusqu’à trois heures du matin ; alors M. de Balincour disparut, et revint un moment après en garçon pâtissier, tenant une immense corbeille pleine de pâtisseries, de confitures sèches et de fruits. On fit un réveillon qui dura jusqu’à cinq heures, parce que M. de Balincour passa plus de trois quarts d’heure à nous proposer toutes sortes de divertissemens ; des violons, la lanterne magique, les marionnettes, etc. ; enfin, on me laissa dormir ; je ne me réveillai qu’à midi et par de nouvelles gaietés de M. de Balincour. M. de Genlis vint me chercher ; on le retint avec moi, et d’autorité on nous garda cinq jours pleins. M. de Genlis, secondant parfaitement M. de Balincour, fit vingt couplets de chansons, il se déguisa de mille manières ; on dansa, on alla aux spectacles, à la foire, à la halle, on joua à des petits jeux ; on fit de la musique, on se divertit sans relâche : je n’ai jamais passé cinq jours de suite aussi turbulens. Le maréchal de Balincour et le maréchal de Biron furent les témoins de toutes nos folies, et s’en amusèrent beaucoup. Le maréchal de Biron avoit dix-sept ou dix-huit ans de moins que le maréchal de Balincour ; il avoit soixante-neuf ou soixante-dix ans, on ne lui en auroit pas donné plus de cinquante-cinq. Il avoit une taille majestueuse, une très-belle figure, et l’air le plus noble et le plus imposant que j’aie vu. On dit de Brutus qu’il fut le dernier des Romains, on peut dire du maréchal de Biron qu’il fut en France le dernier fanatique de la royauté : il n’avoit de sa vie réfléchi sur les diverses sortes de gouvernemens et sur la politique. Mais il est certain qu’il étoit né pour représenter dans une cour, pour être décoré d’un grand cordon bleu, pour parler avec grâce, noblesse à un roi, pour connoître et pour sentir les nuances les plus délicates du respect dû au souverain et aux princes du sang, toutes celles des égards dus à un gentilhomme, et de la dignité que doit avoir un grand seigneur. Le système établi de l’égalité eût anéanti toute sa science, tout son bon goût, toute sa bonne grâce. Il adoroit le roi, parce qu’il étoit roi ; il auroit pu dire ce que Montaigne disoit de son ami la Boetie, je l’aime parce que je l’aime, parce que c’est lui, et que c’est moi. Le maréchal, dans d’autres termes, faisoit exactement la même définition de son attachement passionné pour le roi. C’étoit une chose plaisante, même alors, de l’entendre parler des républiques ; il regardoit les républicains comme des espèces de barbares. Il avoit d’ailleurs beaucoup de bon sens, une droiture et une loyauté de caractère qui se peignoient sur sa belle physionomie, il avoit montré à la guerre la plus brillante valeur, il étoit adoré des gardes françoises, dont il étoit colonel.

Un jour que l’on faisoit devant lui l’énumération des maréchaux de France de son nom : « Vous en nommez un de trop, dit-il ; on ne doit pas compter celui qui fut infidèle à son roi. » Enfin il aimoit les jeunes personnes, il avoit avec elles une galanterie chevaleresque qui donnoit une idée de celle de la cour de Louis XIV, dont il avoit alors vu, dans sa première jeunesse, les derniers momens. Il respectoit le maréchal de Balincour, qui pouvoit en conserver un plus long souvenir ; il envioit sa vieillesse ; et, en parlant de lui, il disoit avec admiration : Il avoit trente ans à la mort du feu roi ! C’étoit dans sa bouche un éloge. Je trouvois un plaisir infini à entendre causer ensemble ces deux respectables personnages ; et, quand le marquis de Canillac, âgé de quatre-vingt-onze ans, se trouvoit avec eux, je me croyois véritablement transportée au siècle de Louis XIV, avec lequel M. le maréchal de Richelieu m’avoit déjà fait faire connoissance à Braisne. Ce fut ainsi que je pris, dès ma jeunesse, ce goût passionné pour la cour de Louis XIV, qui s’est encore accru depuis par mes lectures. Si j’ai su la peindre, cette brillante cour, c’est que je la connoissois parfaitement. J’aimois le maréchal de Biron, non-seulement parce qu’il m’envoyoit sans cesse des figues, des abricots-pêches (les premiers qu’on ait eus à Paris), et des fleurs de son magnifique jardin, mais parce que je m’instruisois en l’écoutant.

Je relus dans ce temps les Lettres de madame de Sévigné, celles de madame de Maintenon, les Souvenirs de madame de Caylus, les Mémoires du cardinal de Retz. C’est une lecture dont on ne se lasse point. Comme on aimoit, comme on pensoit, comme on écrivoit, comme on contoit dans ce temps ! que d’esprit, que de raison, que de naturel, que de grâce, quelle élévation de sentimens et quelle sensibilité sans étalage et sans ostentation ! Que nous étions François alors !…

En quittant des amis si aimables qui m’étoient bien chers, après m’être bien amusée, je retournai pourtant avec joie dans le cul-de-sac Saint-Dominique j’avois besoin de lire, d’écrire, de penser ; de garder le silence, et de me reposer. Cette maison que j’avois laissée si brillante et si gaie, fut peu de jours après remplie de tristesse ; le bon maréchal de Balincour tomba malade. Je retournai sur-le-champ m’enfermer avec mes amis, pour m’affliger avec eux. Ils perdirent cet oncle révéré, ce bienfaiteur si chéri, et si digne de l’être. J’ai conté dans mes Souvenirs les détails de cette mort, aussi touchante qu’elle fut sainte. Nous eûmes dans cette année bien des pertes de famille à déplorer. Le maréchal d’Étrée se mouroit d’un-mal lent dont il souffroit depuis long-temps, et qui étoit incurable. Couché sur une chaise longue, il recevoit tous les jours ses parens et ses amis ; on faisoit la conversation, on jouoit comme s’il eût été en pleine santé. Il ne connoissoit que vaguement le danger de son état, l’ancienneté de ses souffrances lui persuadoit qu’elles n’avoient rien de mortel. Après la mort du maréchal de Balincour, j’allai régulièrement passer toutes mes soirées chez le maréchal d’Étrée, qui avoit mille bontés pour moi. Je voyois avec une espèce d’étonnement douloureux s’éteindre un grand homme couvert de gloire, comblé d’honneurs, et parvenu au faîte de la considération sociale ; il me sembloit que tous ces liens si brillans qui honoroient sa vie devoient aussi l’affermir, et cependant cette pompe, cette fortune, ces amis, tout alloit lui échapper !… Un soir, en arrivant chez lui, je trouvai toute la maison désolée ; il étoit à la mort, il demanda lui-même ses derniers sacremens, les reçut avec d’autant plus d’édification, qu’il avoit toujours eu des sentimens religieux ; et il mourut dans la nuit, laissant une mémoire justement honorée par une vie sans tache, de grandes actions, un beau caractère, et des talens supérieurs comme guerrier et comme homme d’état.

À cette époque, monsieur et madame de Puisieux voulurent nous loger chez eux ; ils nous donnèrent un joli entresol dans la superbe maison qu’ils occupoient rue de Grenelle. J’avois renoncé, mais par un motif honorable, à la place qui m’avoit été promise chez Madame. Le roi décida que ces places ne seroient données qu’aux femmes qui iroient chez madame du Barri. On pense bien que cette décision ne fut pas formellement annoncée, mais elle eut lieu de fait. On fit pressentir quelques personnes qui étoient sur la liste ; on appeloit cela être invité à faire partie de la société du Roi. Pour moi, on ne me fit rien dire, mais nous apprîmes de toutes parts qu’une grande partie des personnes désignées, alloient chez madame du Barri. Il suffisoit de le faire demander, on étoit aussitôt reçu. M. de Genlis n’étoit pas d’humeur à me prescrire une telle démarche, que d’ailleurs nulle autorité n’auroit pu obtenir de moi. Ses parens pensoient de même ; mais les places ne furent accordées qu’à cette condition, ainsi je n’en eus point, malgré la parole si authentiquement donnée. Si j’avois eu cette place, ma destinée eût été bien différente ! J’aurois certainement suivi la princesse à laquelle j’aurois été attachée. Le Roi, dans les loisirs de l’exil, m’auroit distinguée peut-être, je me serois trouvée dans une noble situation, à l’abri des calomnies et de toutes fausses démarches. Que de travaux, que de chagrins de moins ! Toute cette destinée pure, honorable, et paisible, a été bouleversée, parce que Louis XV donna un ascendant suprême sur son esprit et sur sa cour, à une fille publique, surannée, et sans esprit !

J’ai oublié de parler d’un personnage très-remarquable, que j’ai vu sans cesse chez M. de Puisieux, c’étoit l’abbé Raynal. Il n’a jamais existé dans la société un homme d’esprit si tranchant, si contrariant, et si peu aimable. Je l’ai entendu disputer avec le maréchal d’Étrée sur des opérations de guerre, et avec une décision et une impertinence dont rien ne peut donner l’idée. Le maréchal finit un soir par lui dire : « Vous avez raison, monsieur l’abbé, car je vois que vous entendez toutes ces choses-là beaucoup mieux que moi. » Une autre fois que je venois de jouer de la harpe, il voulut me questionner, et à tue-tête, sur le mécanisme des pédales ; madame de Puisieux se hâta de l’interrompre en lui disant : « Épargnez-vous une dissertation inutile, monsieur l’abbé, parce que madame de Genlis est bien sûre d’avance que vous êtes en état de lui donner des leçons de harpe. » Il n’avoit pas encore fait son Histoire philosophique des Indes[28], et s’il eût publié alors ce lourd, cet emphatique et pernicieux ouvrage, j’aurois éprouvé bien du mépris et bien du dégoût, en me trouvant assise à côté du vieux libertin apostat, qui a fait avec tant de complaisance une peinture si licencieuse des bayadères, et de l’impie séditieux qui a écrit ces exécrables paroles : Peuples, voulez-vous être heureux ? renversez tous les autels et tous les trones !… Il a été obéi ! il l’a vu, c’était un châtiment : aussi s’est-il repenti. Mais sa rétractation, si diffamatoire pour la philosophie, ne fut pas assez humble pour satisfaire la religion, qu’il avoit si indignement outragée.

Je vis aussi chez M. de Puisieux le jeune roi de Suède[29], à son premier voyage hors de ses états (car il en fit un second pour aller à Spa) ; ce prince étoit aimable, poli, obligeant, et parloit avec beaucoup de grâce.

Une personne devenue riche et à la mode dans sa vieillesse, et qui à trente-sept ans n’étoit ni l’un ni l’autre, madame de Coaslin, venoit quelquefois chez madame de Puisieux. Elle avoit une figure de Minerve, une manière emphatique et lente de parler, qui contrastoient singulièrement avec des discours très-vulgaires, et les contes grivois dont son entretien étoit toujours semé. Elle écrivoit ridiculement, elle avoit fort peu d’esprit, mais de la beauté, un air imposant ; de la causticité et beaucoup de hardiesse l’ont rendue une personne remarquable, et lui ont donné une superficielle apparence d’originalité, M. le prince de Conti donnoit à souper au Temple tous les lundis ; on s’y portoit en foule, il se trouvoit toujours au moins cent cinquante personnes ; pour arriver jusqu’au prince il falloit traverser un immense salon, et passer à travers une triple haie formée par les hommes qui se tenoient toujours debout avant le souper, les femmes seules étoient établies en cercle au fond du salon. Un soir que la foule étoit plus grande encore que de coutume, M. le prince de Conti vit arriver madame de Coaslin ; il s’avança vers elle, et lui dit ironiquement, qu’avec sa timidité naturelle elle avoit dû être bien embarrassée en se trouvant au milieu de tant de monde. « Oui, monseigneur, répondit madame de Coaslin ; j’ai été si intimidée, j’ai tellement perdu la tête, que dans mon trouble… j’ai fait la révérence à monsieur » ; et elle montra un homme dont elle avoit à se plaindre, et qui avoit fait contre elle un couplet satirique[30].

Je vis beaucoup dans ce temps la belle comtesse de Brione, qui n’étoit déjà plus de la première jeunesse, mais dont la majestueuse beauté étoit encore frappante ; mais quand on a parlé de sa figure son portrait est fini, on n’a plus rien à dire. Elle soupoit très-souvent chez M. de Puisieux avec le fameux prince Louis, depuis cardinal de Rohan. Le prince Louis avoit une figure très-agréable, des manières trop lestes pour son état, une conversation frivole, animée, spirituelle ; il n’étoit rien de ce qu’il devoit être, mais il étoit aimable autant qu’on peut l’être hors de sa place et de son caractère. Sa vivacité, son inconséquence, son maintien, ses discours ne trahissoient que trop les égaremens de sa jeunesse, et ne présageoient pour son âge mûr, que des fautes, des malheurs et des ridicules.

Peu de temps après la mort du maréchal d’Étrée, nous fîmes une nouvelle perte plus sensible encore. M. de Puisieux mourut le cinquième jour d’une fluxion de poitrine. M. de Puisieux fut l’un des plus honnêtes hommes de ce temps. La délicatesse la plus scrupuleuse n’étoit pour lui que la simple probité. Jamais personne n’a joui d’une plus parfaite réputation de droiture et d’intégrité. Il avoit été chevalier de l’ordre du Saint-Esprit, ambassadeur en Suisse, en Suède et à Naples, et ensuite ministre des affaires étrangères. Lorsqu’il se retira du ministère, le roi exigea qu’il restât au conseil. Il empêcha par son arbitrage une infinité de procès entre des hommes de la cour qui le consultoient sans cesse. Le maréchal d’Étrée disoit de lui, qu’il étoit le juge du point d’honneur des affaires contentieuses. Il possédoit toute la confiance du plus vertueux de tous les princes, M. le duc de Penthièvre, et ce fut lui qui le détermina à marier sa fille unique, devenue la plus riche héritière du royaume (depuis la mort du prince de Lamballe), à M. le duc de Chartres. M. le duc d’Orléans reconnoissoit lui avoir cette obligation. M. de Puisieux mourut avec la plus grande piété. Il avoit été élevé aux Jésuites ; après sa mort on trouva sur sa poitrine les marques de son affiliation à cet ordre ; secret qu’il n’avoit jamais confié, et qu’aucun de ses gens ne savoit. Voici en quoi consistoit cette affiliation on faisoit serment sur l’Évangile, 1°. de contribuer de tout son pouvoir au maintien de la religion ; 2°. de protéger l’ordre et tous ses membres en particulier, dans toutes les occasions où cette protection seroit utile ou réclamée, et ne blesseroit ni la morale ni les lois ; 3°. de dire tous les jours une prière particulière qui étoit très-courte ; 4°. de porter toujours sur sa poitrine un scapulaire, marque de l’affiliation ; et 5°. de garder le secret de cette affiliation autorisée par le pape. D’un autre côté, on promettoit à l’affilié tous les services et toutes les preuves d’affection qui pourroient lui être utiles dans toutes les situations et dans tous les pays ; enfin il participoit à toutes les prières faites pour les membres de l’ordre, et à toutes les indulgences accordées par le pape.

La mort de M. de Puisieux, de ce digne et respectable chef de famille, nous plongea dans une profonde affliction ; mais une douleur qui surpassa toutes les autres fut celle de sa vertueuse sœur, mademoiselle de Sillery ; elle soigna, veilla son frère, sans le quitter un instant, pendant les cinq jours de sa maladie. Lorsqu’elle eut reçu son dernier soupir, elle alla se mettre dans son lit, ne se releva plus, demanda ses sacremens le lendemain, et mourut six jours après[31].

Je restai long-temps enfermée avec madame de Puisieux, uniquement occupée du soin de la consoler, et de soigner sa santé, que ce cruel événement avoit fort dérangée. Sa solitude de veuve fut absolue, elle ne vit dans les premiers mois que sa famille, et ne sortit que pour aller à l’église. Au bout de ce temps, elle ne voulut pas aller voir les illuminations, et le feu d’artifice si malheureusement célèbre qui fut tiré sur la place Louis XV, en réjouissance du mariage de monsieur le dauphin ; mais elle m’y envoya. M. de Genlis venoit de partir pour son régiment ; j’allai à ce feu avec madame la marquise de Brugnon, une jeune et jolie femme, dont le mari, qui servoit dans la marine, avoit été envoyé ambassadeur à Maroc, ce qui me donnoit une grande considération pour lui ; car cette ambassade me paroissoit une chose beaucoup plus périlleuse que des campagnes sur mer.

M. de La Reynière faisoit bâtir une belle maison sur la place Louis XV ; il me donna, pour voir le feu, une des pièces du rez-de-chaussée. Comme on nous disoit qu’il y auroit un monde énorme, j’y allai après le dîner, en sortant de table, avec madame de Brugnon, et messieurs de Nédonchel et de Bouzolle. Nous arrivâmes sans obstacles, mais nous attendîmes beaucoup plus long-temps que nous ne l’avions imaginé, ce qui m’impatienta tellement, que je dis que mon envie de voir le feu d’artifice étoit passée, et que je ne le regarderois pas. On crut que c’étoit une plaisanterie ; on me défia en badinant, et j’acceptai sérieusement le défi. Dès la première fusée je fermai les yeux, et rien ne put me les faire rouvrir tant que dura le feu. Lorsqu’il fut fini, messieurs de Bouzolle et de Nédonchel nous laissèrent pour aller chercher nos gens et faire avancer notre voiture. Ils ne revinrent qu’à minuit nous étions d’autant plus inquiètes, que nous entendions un vacarme épouvantable sur la place. Enfin ces messieurs revinrent ; ils ne voulurent pas nous dire que l’on se culbutoit, que l’on s’écrasoit sur la place, et que tout y étoit dans une horrible confusion ; mais ils nous déclarèrent qu’il y avoit des embarras affreux, qu’il étoit impossible de trouver nos gens, et qu’il falloit se décider à attendre encore au moins deux heures. Ils nous apportoient une poularde qu’ils avoient prise, avec des gâteaux, chez un traiteur, et comme nous allions souper, nous entendîmes des gémissemens au bas de nos fenêtres : c’étoient deux vieilles dames, madame la marquise d’Albert et madame la comtesse de Renti, ancienne dame d’honneur de feue madame la princesse de Condé. Ces deux dames, en allant chercher leur voiture, avoient été entraînées par la foule, et séparées de leurs gens. Nous les recueillîmes, et comme il n’y avoit pas moyen de faire le tour de la maison pour les faire entrer par la porte, on les hissa par la fenêtre, qui heureusement n’étoit pas haute ; mais leur âge, leurs grands paniers et leur effroi, rendirent cet enlèvement fort difficile. Toute la gaieté qu’il nous causa s’évanouit en voyant madame d’Albert, qui avoit la poitrine toute couverte de sang, parce que, dans la foule, on lui avoit arraché une de ses boucles d’oreilles.

Nous restâmes là jusqu’à deux heures après minuit nos dames étrangères ne retrouvèrent ni leurs gens, ni leur voiture ; je fus obligée de les mener chez elles, et je ne rentrai à l’hôtel de Puisieux qu’à trois heures un quart. J’y trouvai, tout le monde sur pied, et dans les plus vives inquiétudes ; on me croyoit tuée, car on savoit, ce que j’ignorois, qu’une infinité de personnes avoit péri sur cette fatale place (environ six mille personnes, selon le calcul le plus modéré). Madame de Puisieux, tout en larmes, vint sur le haut de l’escalier me recevoir avec des transports inexprimables ; elle m’apprit tous les désastres de cette funeste soirée ; ce qui les avoit causés étoient de petites rigoles fort peu profondes sur la place Louis XV ; la foule, en se pressant, ne les vit point, ces rigoles firent tomber ceux qui les rencontrèrent, et les autres les écrasèrent ou les étouffèrent. Madame de Puisieux, pour la première fois depuis son veuvage, avoit soupé dehors, chez madame d’Egmont. À deux pas de l’hôtel d’Egmont étoit un corps-de-garde, près de la place Louis XV ; on y apporta une multitude de cadavres que l’on essaya vainement de rappeler à la vie ; ce fut ainsi que madame de Puisieux apprit cette horrible catastrophe. Le lendemain fut un jour de désolation, surtout parmi le peuple et les artisans ; il n’y eut presque personne, dans cette classe, qui n’eût un malheur à déplorer. Milot, maître-d’hôtel de madame de Puisieux, perdit un cousin germain ; ma femme de chambre alla reconnoître à la Morgue le cadavre de sa sœur, jeune fille de vingt ans, en apprentissage chez un fourreur. Toutes les personnes de notre connoissance nous contèrent de semblables événemens ; pendant quatre ou cinq jours, il ne fut question dans tous les entretiens que de cette déplorable histoire, que tout le monde regarda comme le plus sinistre présage. En effet, il est bien frappant, qu’à l’occasion du mariage de l’infortuné Louis XVI, tant de sang ait coulé sur cette même place où ce prince et son épouse devoient être immolés avec tant d’autres innocentes victimes !…

Depuis cette époque, nous passâmes encore huit mois chez madame de Puisieux ; je devois éprouver l’hiver suivant l’une des plus vives douleurs de ma vie ! Madame de Custines, qui étoit en Lorraine, dans une terre de sa belle-mère, revint dans les derniers jours de l’automne, mais sans son mari, que des affaires obligeoient à rester en Lorraine jusqu’au mois de janvier. J’allois tous les jours chez madame de Custines, je la trouvois changée et maigrie ; elle toussoit ; j’étois inquiète de sa santé ; j’allois tous les matins déjeuner avec elle, j’y restois depuis dix jusqu’à deux heures, je ne la quittois que pour aller dîner avec madame de Puisieux. Son beau-frère, le vicomte de Custines, étoit presque toujours en tiers avec nous, ce qui m’embarrassoit beaucoup ; mais, comme madame de Custines ne se doutoit pas de sa conduite avec moi, et que je n’ai jamais fait de ces espèces de confidences, je ne témoignois rien de ce que je pensois à cet égard ; madame de Custines croyoit seulement que son beau-frère me déplaisoit ; elle m’en avoit montré plus d’une fois de la surprise, en me faisant l’éloge de son caractère et de ses qualités morales. Elle n’ignoroit pas que l’on disoit dans le monde, qu’il n’avoit été subitement en Corse que pour me plaire ; elle m’assuroit que c’étoit une erreur, que le vicomte n’avoit aucune prétention qui dût me blesser, qu’elle en étoit sure. Je me gardois bien de lui conter la vérité, je répondois seulement, qu’il avoit dans sa personne et dans ses discours, quelque chose d’ironique et de moqueur qui me repoussoit. Elle me répétoit que je le jugeois mal, et que j’étois injuste pour lui. Je lui laissois cette opinion, afin de ne pas altérer son estime et son amitié pour lui, car je voyois clairement que, relativement à moi, il avoit avec elle la plus grande fausseté.

Un matin, en allant comme de coutume à dix heures chez madame de Custines, je la trouvai si changée et si abattue, que je l’engageai à se mettre au lit. Le vicomte envoya chercher son médecin, qui vint sur-le-champ, et qui lui trouva beaucoup de fièvre ; lorsqu’il sortit de sa chambre nous le suivîmes pour le questionner, et il me perça le cœur en nous déclarant qu’il craignoit une fluxion de poitrine ; je me décidai à rester toute la journée. Le soir le médecin nous annonça qu’elle avoit en effet une fluxion de poitrine. Alors je m’établis chez elle avec une de ses parentes, déterminée comme moi à la veiller et à ne la pas quitter tant qu’elle seroit en danger. Le vicomte resta en tiers avec nous, et sa conduite me toucha sensiblement, elle fut parfaite ; il ne me dit pas un mot qui pût me rappeler les sentimens dont je lui avois défendu de me parler. Il montra le plus grand attachement pour sa belle-sœur, et ne fut occupé que d’elle. Il envoya un courrier à son frère ; mais, comme il étoit à cent lieues, nous savions bien qu’il ne pouvoit arriver que lorsque nous serions sans inquiétudes ou sans espérances !…

Dès le premier jour madame de Custines fut dans le plus grand danger, le troisième M. Tronchin fut appelé et la condamna. Elle ne s’abusa point sur son état, elle demanda et reçut tous ses sacremens avec une piété angélique. Elle conserva toute sa tête jusqu’au dernier moment. Elle nous pressa plusieurs fois d’aller nous coucher ; et, voyant que nous étions décidés à la veiller, elle ordonna de nous faire, pour les nuits, des boissons rafraîchissantes, de la limonade et de l’orgeat ; elle ordonna aussi qu’il y eût toujours dans le salon des oranges et des biscuits. Elle commandoit toutes ces choses avec un calme et une continuité d’attention que nous ne nous lassions point d’admirer. Il y avoit un canapé dans le salon, elle voulut qu’il y en eût un de plus, afin que nous pussions tous les trois à la fois nous reposer commodément. Dès le second jour elle me pria de lui faire tout haut des lectures de piété ; elle me demanda d’abord de lui lire les Quatre fins de l’homme de Nicole, en m’indiquant un passage sur la mort dont nous avions souvent parlé ensemble, et qui nous paroissoit le morceau le plus frappant sur ce sujet ; mais aussitôt elle se rétracta en disant « Non, cela vous feroit de la peine, lisez-moi l’Imitation. » Enfin elle conserva jusqu’à la mort son admirable caractère. La nuit du quatrième jour de sa maladie fut affreuse ; la toux et de vives douleurs furent continuelles, mais la patience et la douceur de la malade furent inébranlables ; elle envoya chercher son confesseur à deux heures, et à trois elle reçut l’extrême-onction. Elle entroit dans son cinquième jour ; M. Tronchin, que nous avions fait réveiller, vint à trois heures et demie. Il lui prescrivit une potion calmante ; lorsqu’il sortit je n’osai l’interroger, je ne voyois que trop qu’il falloit renoncer à toute espérance ! À quatre heures du matin, j’allai un moment dans le salon respirer ; c’est-à-dire, pleurer sans contrainte. J’y trouvai le vicomte de Custines baigné de larmes, je m’assis près de lui, et nous versâmes des torrens de pleurs pendant plus d’une heure, sans nous dire une seule parole ; je l’aimois véritablement dans ces tristes momens. Tout devient sympathique entre deux personnes qui éprouvent une douleur commune pendant toute sa durée, ceux qui pleurent et qui s’affligent profondément ensemble, unissent leurs âmes de la manière la plus touchante et la plus intime. Je rentrai à cinq heures dans la chambre de ma malheureuse amie ; je la trouvai beaucoup plus calme, et à six heures elle me dit qu’elle ne souffroit plus du tout. Je la regardai : elle étoit pâle, mais il n’y avoit rien de décomposé dans ses traits, et je fus même si frappée de sa beauté, que j’allai chercher le vicomte, qui étoit resté dans le salon ; il nous fut impossible de ne pas reprendre de l’espérance. C’étoit un dimanche à huit heures madame de Custines me demanda de lire la messe tout haut, ensuite elle me pressa d’y aller, en m’assurant qu’elle se trouvoit parfaitement bien. J’en fus moi-même persuadée ; elle m’embrassa et se fit apporter le livre d’heures dont elle se servoit de préférence, elle me le donna en me disant : Conservez-le toujours. Ces paroles me firent frissonner ! Je la quittai ; quand j’eus fait quelques pas, elle dit : Priez Dieu pour moi… Ce furent les dernières paroles que j’aie entendues d’elle !… J’allai à la messe, je revins au bout de trois quarts d’heure, elle n’existoit plus ! elle venoit d’expirer[32] !…

Je rentrai chez madame de Puisieux dans un état impossible à décrire… Le vicomte vint passer avec moi la plus grande partie de la journée, et ce fut pour nous une consolation réciproque ; nous étions l’un et l’autre si affligés, si abattus, que nous n’avions pas la force de parler. Il vint de même le lendemain et m’amena les charmans enfans de celle que nous pleurions ! Leur vue me déchira le cœur, et le soir même le malheureux comte de Custines arriva. Son désespoir fut inexprimable ; il accourut aussitôt chez moi, de ce moment nous nous jurâmes une éternelle amitié, et nous fûmes l’un et l’autre également fidèles à cet engagement. Je lui consacrai toutes mes journées pendant trois semaines, je ne m’en réservai que deux ou trois heures de la soirée, que je donnois à madame de Puisieux. Tous les matins il venoit à dix heures déjeuner avec M. de Genlis et moi ; ensuite, si le temps le permettoit, nous allions tous les trois nous promener à cheval ou en voiture ; après la promenade, le comte de Custines nous emmenoit dîner chez lui ; nous y trouvions le vicomte, et nous restions là, renfermés jusqu’à six ou sept heures du soir. M. de Custines me donna le portrait le plus ressemblant de madame de Custines, et celui de ses enfans ; il y joignit un présent qui me toucha beaucoup. Madame de Custines, pour m’épargner la peine de porter ma harpe chez elle, en avoit acheté une très-belle, noire et or, et très-bonne ; le comte de Custines me l’envoya, avec une clef qu’il avoit fait faire pour moi. Cette clef étoit d’or, émaillée en noir, avec ces mots écrits autour : Ne l’oubliez jamais. J’ai conservé précieusement cette clef pendant sept ans, ensuite elle m’a été volée à Villers-Cotterets, avec une épingle de diamans et quelques autres petits bijoux. Je me promis de ne jamais jouer sur la harpe de madame de Custines, que des adages, et des romances plaintives. La première chose que je jouai sur cet instrument fut une romance sur la mort de cette incomparable amie, et qui contenoit son éloge : elle avoit six couplets, elle étoit sur l’air de Gabrielle de Vergi ; je l’ai oubliée, et j’en suis fâchée, car elle étoit touchante. Quand je la chantai pour la première fois, il me fut impossible d’achever le premier couplet ; le premier accord que je fis sur cette harpe, me causa une espèce de saisissement inexprimable, il me sembloit que c’étoit mon amie elle-même qui me parloit, et me répondoit du fond de la tombe !… C’est une chose extraordinaire que l’infidélité de nos impressions, et comme l’habitude les affoiblit et les efface !… Cette harpe sur laquelle je n’avois pu jeter les yeux sans fondre en larmes quand on me l’apporta, cette harpe dont les sons m’avoient causé tant de trouble et d’émotion, devint pour moi, par la suite, un instrument ordinaire !… Les seules impressions sur lesquelles on ne se blase point, sont celles qui tiennent à des sentimens religieux, parce que celles-là seules doivent nous survivre.

Outre la romance dont je viens de parler, je fis, dans le cours de cette année, un éloge en prose de madame de Custines, que j’ai perdu avec beaucoup d’autres manuscrits. Madame de Custines mourut à vingt-quatre ans ; elle avoit six mois de plus que moi. Mariée à dix-sept ans, elle passa sept années dans le monde, pour y offrir le modèle de la plus rare perfection. Sa vie fut courte, mais pure, irréprochable et parfaitement heureuse. Je n’ai jamais vu dans la jeunesse avec une beauté remarquable, une raison si ferme, des principes et une piété si austères, réunis à tant de gaieté, de douceur et d’indulgence ; elle n’alla jamais aux spectacles et aux bals, mais elle trouvoit tout simple que ses amies y allassent. « Je suis sûre, me disoit-elle, puisque vous vous livrez à ces amusemens qu’ils ne sont pas dangereux pour vous, et peut-être le seroient-ils pour moi. » Presque toujours, quand j’allois au bal, je soupois chez elle, parce qu’elle vouloit me voir habiller et présider à ma toilette. J’ai passé six ans dans la plus grande intimité avec elle, sans avoir jamais remarqué la plus légère altération dans son humeur ; si elle eût vécu, ma destinée eût été bien différente ; elle avoit sur moi un souverain empire, je ne serois jamais entrée au Palais-Royal, elle me l’avoit fait promettre, et certainement je ne lui aurois pas manqué de parole. Le ciel m’enleva cette amie si chère, ce guide si utile ; mais si sa vie eût été prolongée jusqu’à l’âge mûr, elle auroit vu périr sur un échafaud son mari et son fils… [33]!

Madame de Montesson, par un motif particulier qui ne se rapportoit qu’à elle, désiroit extrêmement alors que j’entrasse au Palais-Royal, et elle n’avoit nul besoin d’employer son crédit pour cela ; M. le duc d’Orléans le désiroit personnellement ; je lui plaisois, et il pensoit que je ne serois pas tout-à-fait inutile à l’agrément des longs voyages de Villers-Cotterets. D’ailleurs, j’avois beaucoup de droits pour prétendre à une place auprès de madame la duchesse de Chartres, puisque c’étoit M. de Puisieux, ami et conseil de M. le duc de Penthièvre, qui avoit déterminé ce prince à conclure le mariage de la princesse sa fille ; et la réputation de légèreté et de galanterie de M. le duc de Chartres avoit donné à M. le duc de Penthièvre le plus grand éloignement pour cette alliance. M. de Puisieux, avec beaucoup de zèle et de persévérance, parvint à le décider. M. le duc d’Orléans reconnoissoit hautement lui avoir cette obligation. Aussi, quand il fut bien constaté que je n’aurois pas la place promise chez madame la comtesse de Provence, ma tante me dit qu’il ne tiendroit qu’à moi d’en avoir une au Palais-Royal si je la demandois. J’en parlai à madame de Custines, qui s’y opposa avec une extrême chaleur, elle m’en détailla les raisons, qui étoient non-seulement sages, mais sans réplique. Elle ajouta que je devois rester avec madame de Puisieux jusqu’à sa mort, et elle me fit promettre que je n’entrerois point au Palais-Royal. En effet, je dis à ma tante que la reconnoissance me fixoit auprès de madame de Puisieux, et il ne fut plus question de cette place. Huit mois après madame de Custines mourut ; je restai alors plus de trois mois sans aller dans le monde, ensuite j’y retournai avec ma tante, que j’avois très-peu vue depuis la mort de mon amie ; elle me mena souvent au Palais-Royal et au Raincy, que venoit d’acheter M. le duc d’Orléans. On me reparla d’une place auprès de la jeune princesse que je trouvois charmante de figure et de caractère, car on n’a jamais vu de jeune princesse plus naturellement obligeante et d’une bonté plus parfaite. Cependant, je ne m’engageai point ; mais, de retour à Paris, je confiai à madame de Puisieux, à qui je n’en avois jamais parlé, tout ce qu’on m’avoit dit à ce sujet, je ne lui cachai qu’une chose, la promesse que j’avois faite à madame de Custines, et tout ce qu’elle m’avoit dit contre !… Mais je lui détaillai tous les avantages de cette place quand on avoit des enfans : des régimens dont les princes disposoient, et qui étoient toujours donnés aux enfans ou aux gendres des dames, leurs propres places qu’elles pouvoient céder à leurs filles ou à leurs brus, la protection des princes, etc. Madame de Puisieux m’écouta attentivement ; elle fut combattue par deux idées l’une, de notre séparation, et l’autre des succès brillans qu’elle se figuroit que je devois avoir dans une cour célèbre par sa magnificence, son bon goût et son éclat. Quoiqu’elle eût été jadis la plus charmante personne de la cour, par son esprit et par sa rare beauté, je suis bien sûre qu’elle n’avoit jamais eu pour elle la vanité qu’elle avoit pour moi, elle y sacrifia, dans cette occasion, son bonheur et le mien ! car le moindre mot d’opposition de sa part eût suffi pour me fixer près d’elle. Je lui demandai ses conseils, en ajoutant que je ne ferois que ce qu’elle prescriroit. Elle me dit que, pour l’intérêt de mon mari et de mes enfans, je devois accepter. Je pleurai, mais je n’opposai nulle résistance !…

J’écris tout ceci péniblement, parce que c’est rendre compte d’une des plus grandes fautes de ma vie. Je pense que dans des mémoires où l’on ne s’est point engagé à conter toute son histoire, on peut, et l’on doit, par respect pour soi-même, passer sous silence les fautes graves qu’on a pu faire, à moins que ces fautes ne se trouvent liées aux événemens qu’on veut rapporter, et alors il faut s’accuser sincèrement, et ne point chercher à atténuer ses torts, c’est ce que je vais faire. Je pourrois dire que je ne fus déterminée que par l’intérêt de mes enfans, que cette résolution me coûta, et qu’elle fut un sacrifice maternel : si cela étoit, le ciel eût béni cette action, mais Dieu, qui lit au fond des cœurs, en connut les motifs, et l’a sévèrement punie, elle le méritoit. Il est certain que je comptai pour beaucoup les avantages brillans que j’en pouvois retirer pour l’établissement de mes enfans, mais, quand je n’aurois point eu d’enfans, j’aurois désiré cette place ; j’y avois renoncé de bonne foi pour augmenter l’estime et l’amitié de madame de Custines. Après sa mort je perdis cette émulation généreuse qui élève l’âme, et qui la rend capable des plus nobles sacrifices ; il me sembloit qu’il n’y avoit plus personne au monde qui eût assez de délicatesse, d’austérité et de connoissance de mes sentimens, pour blâmer en moi des actions qui n’auroient rien de criminel ; l’admiration que j’avois eue pendant six ans pour madame de Custines, l’espèce d’enthousiasme que m’avoit inspiré ses éminentes vertus, m’avoient fait presque substituer son suffrage au témoignage de ma conscience ; j’avois eu dans mon enfance un sentiment de ce genre pour mademoiselle de Mars ; en tout, j’ai toujours mis mon amour-propre et ma gloire, non dans l’opinion générale, mais dans celle des personnes que j’ai véritablement aimées. C’est une espèce d’idolâtrie que la religion peut anéantir quand elle est bien fortifiée et bien entendue, mais dont elle ne garantit pas toujours : au reste, cette idolâtrie, si dangereuse, n’a jamais pu rabaisser mon âme, car je n’ai jamais aimé que par admiration, fondée ou non, et j’ai poussé au dernier excès l’exaltation des sentimens, parce que j’ai cru qu’elle étoit nécessaire pour mériter et pour conserver l’attachement que j’inspirois. J’avois, pour madame de Puisieux, une affection véritablement filiale, et cependant je n’avois pas en elle une confiance entière ; je haïssois, comme elle, les subtilités d’esprit, mais j’aimois les raffinemens de sentimens, et elle ne les concevoit même pas ; elle n’avoit rien de romanesque dans le caractère, et il y avoit beaucoup d’idéal dans ma tête et dans mon imagination : si je lui eusse parlé sur toutes choses à cœur ouvert, hous n’aurions pu nous entendre, et elle se seroit moquée de moi. Comme elle étoit de bonne foi en tout, malgré la peine extrême qu’elle éprouvoit de se séparer de moi, elle engagea M. de Genlis à faire la démarche nécessaire pour cette place, qui étoit de la demander à M. le duc d’Orléans. M. de Genlis ne s’en soucioit pas, et il déclara qu’il ne consentiroit à me laisser entrer au Palais-Royal, que s’il y étoit attaché lui-même. Il demanda, et obtint la place de capitaine des gardes de M. le duc de Chartres ; c’étoit une des premières places de la maison ; elle valoit six mille francs ; j’eus en même temps celle de dame, qui en valoit quatre. Il fut convenu que je resterois encore six semaines avec madame de Puisieux, ce temps s’écoula bien péniblement pour moi. Au fond de l’âme, j’étois charmée d’entrer dans cette cour brillante, dont le bon air et l’élégance m’avoient séduite ; mais je ne pouvois me dissimuler qu’il eût été plus raisonnable de rester avec madame de Puisieux, et qu’en la quittant, je manquois à un devoir, et j’exposois ma tranquillité. Loin de me rien reprocher, elle croyoit m’avoir déterminée, et elle étoit persuadée qu’au fond j’aurois mieux aimé rester avec elle. Pour la première fois de ma vie, j’avois mis de l’artifice dans ma conduite ; j’en avois eu beaucoup dans cette affaire, avec elle et avec M. de Genlis ; il falloit le soutenir, en affectant une grande insouciance pour la place, et un chagrin, que je n’éprouvois pas, de quitter madame de Puisieux, et le genre de vie si paisible auquel alloient succéder tant de dépendance, de tumulte et d’agitations. Lorsqu’une faute nous oblige à sortir de notre caractère on en souffre doublement. Le tête-à-tête avec madame de Puisieux, qui m’avoit toujours été si agréable, étoit devenu pour moi un véritable supplice. Ses caresses, sa confiance, ses éloges me perçoient le cœur ; je me trouvois ingrate et perfide ; j’étois triste et abattue bien naturellement ; un malaise insupportable me donnoit toutes les apparences du plus profond chagrin, et plus madame de Puisieux en étoit touchée, plus elle en augmentoit l’amertume.

Enfin, le jour où je devois entrer au Palais-Royal, ce jour fatal arriva !… Au lieu de partir à une heure, comme j’en étois convenue avec madame de Puisieux, je partis avant son réveil, pour éviter un adieu qui, de mille manières, m’auroit déchiré le cœur !… Je ne quittai qu’avec un sentiment inexprimable cette maison respectable, où j’avois été si paisible, si aimée !… Mille réflexions affligeantes, mais tardives et superflues, s’offroient en foule à mon imagination ; j’abandonnois, à vingt-quatre ans[34], l’asile le plus sûr et le plus honorable, pour aller habiter un dangereux séjour, où j’étois certaine de ne trouver ni un guide, ni un seul ami !… Jusque-là, recherchée, aimée généralement, je n’avois reçu que des témoignages de bienveillance et d’amitié ; je n’avois pas un seul ennemi, je n’avois pas éprouvé une seule méchanceté, ou même l’apparence d’une tracasserie : je portois au Palais-Royal une réputation irréprochable, et j’allois commencer une nouvelle carrière. J’y voyois confusément beaucoup d’écueils et de dangers ; mais j’y voyois de l’éclat…, et je me laissois entraîner par la vanité, par la curiosité et par la présomption. Ce ne sont pas communément les grandes passions qui nous perdent ; leur danger est manifeste quand on est bien né, on emploie contre elles toute sa force, et l’on en triomphe ; mais on ne se défie point assez d’une infinité de petits sentimens puériles qui ne présentent rien de vicieux, et qui, peu à peu, nous maîtrisent et nous engagent dans de fausses routes. Dans la conduite de la vie, une manière pernicieuse de se décider est de ne considérer une action que par ce qu’elle est en elle-même, et de rassurer sa conscience en se répétant qu’elle n’a rien de répréhensible. Il faut surtout réfléchir à ses conséquences, et bien examiner si notre situation, notre caractère, nos sentimens particuliers ne la rendent pas ou dangereuse ou condamnable pour nous. Lorsqu’on a du penchant pour une chose, on se garde bien de calculer ainsi, et c’est cependant alors ce qu’il faudroit faire.

Je sortis à neuf heures du matin de ma chambre. Je tremblois ; il me sembloit que je m’évadois comme une coupable… Je rencontrai sur l’escalier plusieurs domestiques qui me dirent adieu en pleurant ; le bon Milot sanglotoit : « Ah ! me dit-il, que madame sera malheureuse à son réveil !… Ô madame la comtesse, pourquoi nous quittez-vous ? on ne vous aimera jamais ailleurs comme on vous aimoit ici… » Ce furent ses propres paroles ; elles pénétrèrent jusqu’au fond de mon âme ; je ne pus lui répondre que par des pleurs… Je lui tendis la main ; il me conduisit jusqu’à ma voiture. Je lui donnai un billet pour madame de Puisieux, et je partis. En traversant la rue, je regardai, tant que je pus la voir, la façade de cet hôtel, que j’abandonnois sans retour. Je sentois que j’y avois laissé, pour ne plus le retrouver, tout le repos de ma vie !… Nous passâmes dans la rue du Bac, et devant la maison qu’avoit habitée madame de Custines. Je jetai les yeux sur ses fenêtres, et je fondis en larmes.

Comme mon logement au Palais-Royal n’étoit point encore prêt, je logeai d’abord dans ce qu’on appeloit les petits appartemens de M. le régent, que ce prince avoit en effet habités. Ils avoient encore les mêmes décorations ; tous les panneaux et l’alcove de la chambre à coucher étoient en glaces, avec des baguettes dorées ; ils étoient au bout de la grande galerie, au premier, et ils avoient un petit escalier dérobé et une petite porte qui donnoit sur la rue de Richelieu : ce fut par là que j’y entrai. En tournant dans cette rue, mon cocher, voulant couper un fiacre, passa sur une borne. La secousse fut très-violente ; je crus que nous versions et que nous allions être fracassés, et je m’écriai : « Grand Dieu ! quel présage ! » mais j’en fus quitte pour la peur. Cependant cet accident acheva de m’abattre, et j’entrai dans cet appartement, que je n’avois jamais vu, avec une tristesse et un serrement de cœur inexprimables. Je m’assis dans la chambre, et toutes ces glaces, toute cette magnificence de boudoir, me déplurent à l’excès. Je pensai que dans ce lieu s’étoient passées les orgies de la régence, et je regrettai mon joli logement de l’hôtel de Puisieux. Effrayée de ma tristesse, je voulus me représenter ma nouvelle situation sous l’aspect qui m’avoit séduite ; mais en vain : je n’en pouvois plus voir que la dépendance et les dangers. La réalité glaçoit mon imagination et me rendoit inaccessible aux illusions de la vanité. Quand on est bien né, on n’échappe point à la raison ; il faut inévitablement qu’elle nous guide ou qu’elle nous punisse.

La société du Palais-Royal étoit alors la plus brillante et la plus spirituelle de Paris. Il y avoit, en femmes, madame la comtesse de Blot, dame d’honneur de la princesse. Elle n’étoit plus de la première jeunesse, mais elle avoit encore une figure très-agréable, et une grande élégance par sa jolie taille et sa manière de se mettre. Il y avoit en elle deux personnes fort différentes : quand elle se trouvoit dans l’intérieur d’une petite société, et sans prétentions, elle étoit gaie, rieuse, naturelle, et fort aimable ; quand elle vouloit paroitre et briller, elle devenoit affectée, elle dissertoit au lieu de causer, elle soutenoit des thèses fort ennuyeuses sur la sensibilité et l’élévation des sentimens ; rien n’étoit vrai dans ses discours, et elle tomboit dans une exagération ridicule, ou dans un galimatias insupportable. Si l’avarice pouvoit laisser quelque grandeur dans le caractère, madame de Blot auroit pensé noblement ; mais j’ai connu peu de personnes plus intéressées et plus ambitieuses ; enfin, elle attachoit la plus grande importance aux manières, au bon ton et à la politesse. Elle avoit une extrême délicatesse de goût dans ce genre, mais qui dégénéroit souvent en puérilité. Mes autres compagnes étoient madame la vicomtesse de Clermont-Gallerande, auparavant comtesse des Choisi, remariée nouvellement en secondes noces. Elle avoit fort mal vécu avec son premier mari, tué à la bataille de Minden ; elle étoit, à sa mort, fort jeune et fort belle ; elle n’avoit point de fortune ; M. de Clermont, chambellan de M. le duc d’Orléans, l’épousa par amour, malgré ses parens, et surtout parce que M. le duc d’Orléans le vouloit. Madame des Choisi étoit amie de ma tante, qui la servit parfaitement dans cette occasion ; madame de Clermont n’en fut pas reconnoissante comme elle auroit dû l’être. Elle étoit belle encore, mais peu agréable et beaucoup trop grasse. Je n’ai jamais connu de femme plus humoriste et plus capricieuse. Quoiqu’elle eût peu d’esprit, elle avoit quelquefois des saillies originales et plaisantes ; on la voyoit alternativement silencieuse, ou querelleuse, ou d’une gaieté folle ; mais il y avoit en elle du naturel, de la singularité, quelque chose de piquant ; elle étoit souvent insupportable ; elle n’étoit jamais ennuyeuse, elle contoit quelquefois très-agréablement. Elle fut mariée très-jeune à M. des Choisi, qui étoit beaucoup plus âgé qu’elle, et dont l’extérieur, dit-on, avoit quelque chose de repoussant et de rébarbatif ; madame des Choisi contoit de lui, et d’une manière très-plaisante, plusieurs anecdotes, entre autres celle-ci : Mariée depuis dix-huit mois, elle entroit dans sa seizième année, lorsque M. des Choisi, qui venoit d’acheter une terre à cinquante lieues de Paris, voulut y aller passer huit mois, et y emmener sa femme avec lui ; madame des Choisi, qui n’avoit jamais quitté le Palais-Royal, fut au désespoir d’aller se confiner dans un vieux château ; elle regarda ce voyage comme l’acte le plus barbare du plus intolérable despotisme ; montée en voiture, elle essuya ses pleurs, et n’osa plus se plaindre, car M. des Choisi, disoit-elle, avec son mouchoir cramoisi noué autour de sa tête (c’étoit son costume de voyage), avoit une figure si terrible, et lui lançoit des regards si foudroyans, que l’effroi qu’il lui inspiroit lui fit presque oublier ses douleurs. Au milieu de la première journée on passa dans une ville, dont M. des Choisi, qui étoit curieux, voulut aller voir les monumens, il proposa à sa femme de le suivre ; elle répondit qu’elle étoit déjà si fatiguée, qu’elle n’avoit besoin que d’un peu de repos : il la déposa à l’auberge de la poste ; lorsqu’elle fut seule dans une chambre, elle se livra, sans contrainte, à toute l’impétuosité de son chagrin ; un demi-quart d’heure après l’hôtesse survint pour lui offrir quelques rafraichissemens, et elle fut étrangement surprise, en voyant cette jeune dame gémissante et baignée de larmes ; elle l’interrogea ; et madame des Choisi, de premier mouvement, imagina de lui faire croire qu’elle étoit enlevée par un vilain Turc, qui la conduisoit dans son sérail à Constantinople. L’hôtesse fut également épouvantée et touchée de ce récit : « Cela ne m’étonne pas ! s’écria-t-elle ; ce Turc ne se gêne pas ; car il n’a même pas quitté son turban, qui nous a paru si singulier. » Après cette exclamation, l’hôtesse proposa de s’adresser aux magistrats, et de faire arrêter ce méchant Turc ; madame des Choisi s’y opposa, en disant qu’elle étoit résignée à son sort. L’hôtesse repartit avec raison que ce n’étoit point du tout là le cas de se résigner, elle insista. Madame des Choisi, afin de se débarrasser d’elle, lui demanda un quart d’heure pour faire ses réflexions, assurant que le Turc ne reviendroit que dans trois heures. L’hôtesse la quitta, mais elle alla répandre l’alarme dans toute la maison ; et les servantes et les valets jurèrent qu’ils ne souffriroient pas que le Turc emmenât la jeune dame pour en faire une hérétique païenne. M. des Choisi revint quelques instans après ; l’accueil qu’il reçut dans l’auberge lui causa une surprise inexprimable ; on lui déclara nettement qu’il n’enlèveroit pas la jeune personne, que l’hôtesse et toute sa maison la prenoient sous leur protection, et qu’il pouvoit retourner tout seul en Turquie. M. des Choisi appela ses deux domestiques ; et, comme le tumulte rendoit toute explication impossible, on se disposoit à combattre, lorsque madame des Choisi, qui avoit entendu tout le bruit, parut inopinément, en conjurant l’hôtesse et les domestiques de mettre bas les armes. On obéit d’autant plus promptement, que le couteau de chasse tiré de M. des Choisi, son air intrépide, et celui de ses deux domestiques, avoient déjà fort ébranlé le courage des assaillans.

M. des Choisi questionna sa femme, elle avoua tout en présence de l’hôtesse, qui eut l’air de la croire, mais qui fut toujours persuadée de la véracité du premier récit, fait par une dame si jeune et si naïve cependant on laissa partir, sans résistance, le mari et la femme, mais en déplorant le sort de l’intéressante victime.

La comtesse de Polignac, fille de la comtesse de Rumin, étoit, après moi, la plus jeune des dames de madame la duchesse de Chartres ; elle étoit veuve depuis deux ans, et mère d’une enfant âgée alors de cinq ou six ans, qui a été depuis madame de Chambord. La comtesse de Polignac n’étoit pas jolie, mais l’extrême petitesse de sa taille, un pied imperceptible, de petites mains charmantes, une physionomie agréable et quelque chose d’enfantin dans ses manières, donnoient à toute sa personne de la grâce et de la gentillesse ; elle étoit aimable et bonne, je n’ai jamais eu à me plaindre d’elle, et sa mort, arrivée peu d’années après, m’affligea beaucoup.

Il y avoit encore au Palais-Royal quelques dames qui avoient été attachées à la feue duchesse d’Orléans, elles avoient conservé leurs logemens, et elles venoient souvent dîner et souper chez la jeune princesse. L’une de ces dames étoit madame la marquise de Barbantane, de l’âge de madame de Blot, et l’une de ses amies intimes. Elle avoit été dame de la feue duchesse, et depuis gouvernante de madame la duchesse de Bourbon, sœur de M. le duc de Chartres ; la jeune princesse ne fut remise qu’à quinze ans entre ses mains, elle y resta jusqu’à son entrée dans le monde, qui fut deux ou trois ans après mon arrivée au Palais-Royal. On disoit que madame de Barbantane avoit eu une jolie figure, il ne lui en restoit rien à cette époque ; elle avoit le nez d’un rouge éclatant, une tournure commune, et un maintien sec et affecté. On louoit ses mœurs et son esprit, en trouvant généralement qu’elle n’avoit aucun naturel. Elle se déclara mon ennemie dès notre première entrevue, elle l’a toujours été depuis ; ainsi je ne dirai rien de son caractère, je dois à cet égard me récuser[35]. La vieille marquise de Polignac, dont le visage ressembloit parfaitement à celui d’un singe, étoit vive, naturelle, spirituelle et piquante ; quoiqu’elle eût beaucoup de malice dans l’esprit, elle plaisoit généralement, parce qu’elle avoit dans son ton et dans ses manières une certaine brusquerie qui lui donnoit l’air de la franchise ; elle avoit cette espèce de considération qu’obtiennent toujours les personnes spirituelles, qui se font citer souvent pour des bons mots, et quelquefois pour des épigrammes, qu’elles ne prodiguent pas assez pour avoir une odieuse réputation de méchanceté. On la recherchoit, parce qu’elle étoit amusante ; on la cajoloit, parce qu’on la craignoit. Son esprit et sa sincérité donnoient du poids à son suffrage, on vouloit l’obtenir, c’étoit une conquête utile pour une jeune personne. Elle connoissoit parfaitement le monde, elle savoit qu’il tolère, sans les tourner jamais en ridicule, les torts et les travers des gens d’esprit qui ont de l’audace, et qui conservent un maintien assuré dans les situations embarrassantes : un homme de beaucoup d’esprit. M. de Valence, me disoit un jour que, dans le monde, pour avoir un ridicule, il faut l’accepter, mais qu’on n’en a jamais lorsqu’on s’en moque gaiement et sans embarras ; et rien n’est plus vrai. La marquise avoit eu jadis pour amant le comte de Maillebois, et, loin de s’en cacher, elle en tiroit gloire ; elle avoit conservé pour lui une véritable passion, rien assurément n’étoit plus ridicule à son âge et avec sa figure, mais elle s’en moquoit elle-même avec tant d’originalité, qu’elle désarmoit la censure. Pour les intérêts de M. de Maillebois elle avoit été chez madame du Barri, c’étoit alors la chose du monde pour laquelle on avoit le moins de tolérance, surtout au Palais-Royal, et cependant on la lui passa, parce qu’elle n’en fut nullement embarrassée, et qu’elle répétoit que, n’ayant pas fait pour elle cette démarche, elle étoit sûre que toutes les personnes qui savent aimer l’excuseroient. Avec de l’audace, de l’esprit et certaines phrases d’un effet sûr, on mène le monde.

Madame la comtesse de Rochambault, autre vieille dame, gouvernante des enfans des princes de la maison dans leur première enfance, étoit déjà fort âgée, mais elle avoit la plus belle vieillesse que j’aie vue. C’étoit la récompense d’une vie sage, pure, irréprochable ; elle avoit une piété sincère, et une gaieté charmante et toujours égale ; elle contoit avec un agrément infini ; sa mémoire étoit inépuisable en anecdotes courtes et plaisantes. Je ne l’ai jamais entendue en répéter une, à moins qu’elle ne lui fut redemandée. Incapable, par caractère et par principes, de faire une méchanceté, elle étoit aussi bonne qu’aimable.

La vieille comtesse de Montauban, mère de madame de Clermont, étoit aussi une bonne personne, mais qui n’avoit de remarquable qu’une gourmandise et une distraction plaisantes. Elle ne manquoit pas d’esprit, elle étoit même auteur ; elle avoit fait imprimer un conte oriental de sa composition ; c’étoit une insipide production, mais qui cependant n’étoit point ridicule. Elle étoit très-joueuse, plus par habitude et par désœuvrement, que par goût. Un jour, en jouant au pharaon, elle fit ce qu’on appelle un paroli de campagne, c’est-à-dire mal à propos à son avantage ; le banquier le remarqua, et lui en fit avec politesse l’observation ; elle répondit sans s’émouvoir : « Cela peut être, mais c’est un empressement bien pardonnable à un ponte. » Une autre fois, un gros joueur, debout derrière elle, passa le bras par-dessus son épaule pour prendre une énorme quantité de louis qu’il venoit de gagner ; en retirant le bras il en laissa tomber plus des trois quarts dans le dos de madame de Montauban, qui se retourna en lui disant : « Eh quoi ! monsieur, me prenez-vous pour une Danaé ? » Elle se releva pour se secouer, et faire retomber cette pluie d’or ; le joueur prétendit qu’elle faisoit le gros dos, pour qu’il ne pût avoir qu’une partie de la somme. Madame de Montauban, fatiguée, se remit au pharaon, en disant fort judicieusement que l’on donnoit vingt-quatre heures pour payer les dettes du jeu, que ceci n’en étoit point une, et qu’ainsi le créancier pouvoit bien attendre jusqu’au lendemain. En effet, en se déshabillant, elle retrouva quelques louis qui furent ponctuellement renvoyés. L’abbé de Montauban, son fils, étoit parfaitement aimable à tous égards, et aussi vertueux que spirituel ; il avoit dans la conversation une contrariété habituelle qui étoit toujours remplie d’agrémens ; invariable dans tout ce qui tenoit aux bons principes, il soutenoit constamment le pour et le contre dans toutes les choses indifférentes, mais sans aigreur, et avec une grâce et une gaieté infinies ; l’entretien ne pouvoit jamais languir avec lui. Il a été depuis évêque de Nancy ; il a montré dans son épiscopat autant de lumières et de talens que de piété. À la révolution il se hâta de quitter la France, il passa en Espagne, où il alla sur-le-champ au Mont-Serrat, s’établir au nombre des hermites ; il y passa plusieurs années, et il y mourut saintement.

J’ai maintenant à peindre les autres hommes du Palais-Royal, et je dois commencer par le prince.

M. le duc de Chartres étoit alors dans tout l’éclat de la première jeunesse, avec un visage déjà gâté, et par le sang qu’il avoit reçu de sa mère, et par une vie licencieuse ; l’ensemble de sa figure étoit noble, leste, et d’une grande élégance. Son gouverneur, le comte de Pont Saint-Maurice, ne s’étoit attaché qu’à trois choses à lui donner de la politesse, des manières agréables, et un bon ton ; il avoit laissé le soin du reste aux autres instituteurs. Ces derniers eussent été fort capables de donner au jeune prince une solide instruction ; mais le gouverneur faisoit si peu de cas de la culture de l’esprit, que le prince, qui s’en aperçut de bonne heure, trouva fort commode d’adopter cette indifférence. M. de Foncemagne, de l’Académie française, homme de lettres fort distingué, fut son sous-gouverneur ; l’abbé Alary, ecclésiastique vertueux, instruit et spirituel, fut son précepteur. Ces deux instituteurs exhortérent en vain à l’application leur élève, et se plaignirent inutilement au gouverneur de son indolence. M. de Pont, satisfait de son ton et de ses manières, laissa trop voir qu’il mettoit fort peu de prix à tout le reste. M. de Foncemagne et l’abbé Alary se découragèrent, ils ne donnoient des leçons que pour la forme, voyant bien qu’elles n’étoient d’aucune utilité, et le prince n’apprit rien. Il ne manquoit néanmoins ni d’esprit, ni de mémoire et d’intelligence, et il annonçoit des inclinations bienfaisantes ; en voici un trait que m’a conté M. de Foncemagne. Le prince étoit dans sa quinzième année, et déjà il recevoit en audience, le matin, les hommes qui sortoient de celle de M. le duc d’Orléans. Dans ce nombre se trouvoient des officiers de tous grades des régimens des deux princes. M. le duc de Chartres en remarqua un qui l’intéréssa par sa belle physionomie et son air mélancolique. On lui dit qu’il étoit d’une extrême pauvreté, parce qu’il se refusoit tout pour faire subsister sa mère et ses deux sœurs, qui n’avoient que lui pour appui. Après ce récit, M. le duc de Chartres amassa deux mois de ses menus-plaisirs sans en rien dépenser, ce qui lui fit quarante louis ; mais il étoit fort embarrassé de la manière dont il les donneroit, lorsqu’il reçut des dragées de baptême : alors il fit des cornets de dragées, dans l’un desquels il mit les quarante louis, et lorsque le pauvre officier vint à son audience, le jeune prince dit en plaisantant, qu’ayant reçu des dragées, il en voulait distribuer des cornets à tout le monde, ce qu’il fit. Le pauvre officier trouva le sien si lourd, qu’il fit un mouvement de surprise ; le jeune prince, par un signe, lui imposa silence ; mais, sorti du Palais-Royal, sa reconnoissance fut plus indiscrète que sa surprise ; il conta cette histoire qui fut généralement sue ; je la savois depuis long-temps, M. de Foncemagne m’en confirma tous les détails.

Lorsque l’éducation du jeune prince fut terminée, le premier soin paternel de M. le duc d’Orléans fut de lui donner une maîtresse, qu’une exécrable créature, qui l’élevoit pour en faire une courtisane, lui vendit comme toute neuve encore ; elle avoit quinze ans ; c’étoit la fameuse mademoiselle Duthé, qui depuis ruina mon beau-frère et beaucoup d’autres. M. le duc d’Orléans se vantoit de cette action, comme d’une précaution fort prudente et fort tendre pour la santé de son fils. Quelles mœurs devoit-on attendre du malheureux jeune homme, qui recevoit cette première leçon d’un père ! Ensuite, M. le duc d’Orléans, loin de donner à son fils des amis vertueux, l’encouragea à se lier intimement avec les jeunes gens les plus étourdis et les plus dissipés de la cour, le chevalier de Coigny, messieurs de Fitz-James, de Conflans, etc. Cependant le jeune prince distingua de lui-même un homme sage et raisonnable plus âgé que lui de quatorze ans ; c’étoit le chevalier de Durfort, attaché au Palais-Royal. M. le duc de Chartres s’attacha sincèrement à lui ; c’est le seul homme qu’il ait véritablement aimé, quoique le chevalier n’ait jamais voulu être de ses parties clandestines ; mais il s’en dispensoit avec des ménagemens qui ne donnoient pas au jeune prince des idées bien morales ; il lui disoit qu’un attachement particulier ne lui permettoit pas de se livrer à ce genre de dissipation, et, sans condamner le prince, sans chercher à profiter de l’ascendant qu’il auroit pu prendre sur lui, il refusoit seulement d’être le complice de ses égaremens ; mais c’étoit l’être que de ne pas chercher à l’en retirer ; il l’auroit pu alors. En entrant dans le monde à dix-sept ans, M. le duc de Chartres fut extrêmement frappé de l’affectation et de la pruderie des dames du Palais-Royal, qui formoient la société de son père, et pour déjouer cet étalage de sentimens exagérés, il s’amusa à soutenir les thèses opposées, et, se jetant dans une autre extrémité, il affecta l’insensibilité, l’insouciance et la légèreté dans les choses où il est le moins permis d’en avoir, et presque toujours contre sa conscience et sa véritable opinion ; mais cette espèce de contrariété devint une pernicieuse habitude, qui peu à peu altéra la justesse de son esprit et la bonté naturelle de son cœur. Comme il mettoit dans ses discussions beaucoup de politesse, de finesse et de gaieté, les rieurs étoient toujours de son côté ; la secte sentimentale, souvent déconcertée, prit beaucoup d’humeur et de dépit contre lui ; elle se vengea en décriant son cœur, ses principes et son caractère, et porta ainsi les premières atteintes à sa réputation. Il fut bientôt reçu dans le monde que M. le duc de Chartres, avec de l’esprit, de la grâce, un ton parfait, et des manières agréables et nobles, avoit l’âme la plus insensible et la plus dure, ce qui n’étoit nullement. D’après ces idées, on lui prêta beaucoup de torts imaginaires, on le calomnia ; il le sut, et au lieu de chercher à ramener l’opinion, il prit le funeste parti de la mépriser et de la braver ! On l’a même vu mille fois, par la suite, dédaigner de se justifier d’imputations odieuses, quand il l’auroit pu d’un seul mot.

Voici quels étoient les autres hommes du Palais-Royal.

J’ai déjà parlé du comte de Pont Saint-Maurice, qui avoit été gouverneur de M. le duc de Chartres, et qui étoit alors premier gentilhomme de la chambre de M. le duc d’Orléans ; il avoit, à cette époque, environ cinquante ans, la plus belle figure, l’air le plus majestueux ; personne ne connoissoit comme lui les usages du monde et les étiquettes ; il étoit cité comme le modèle de la politesse ; rien n’étoit plus noble que son ton et ses manières, et, malgré une profonde ignorance, sa conversation n’étoit pas sans agrément. Madame de Pont, sa femme, veuve d’un riche financier (M. Mazade), l’avoit épousé par amour ; elle étoit fort belle encore, mais sa figure étoit insipide et manquoit de noblesse ; elle avoit de l’instruction, fort peu d’esprit, beaucoup de pédanterie, et les mœurs les plus pures, un caractère aigre et froid, des manières sèches et cérémonieuses, et la conversation la plus aride. Monsieur et madame de Pont offroient un parfait tableau de l’amour conjugal, et jusque dans les plus petits détails de la vie, ils étoient tellement inséparables, qu’ils se placoient toujours à côté l’un de l’autre, et même dans les repas de la plus grande cérémonie. Ils ne sortoient jamais l’un sans l’autre, et l’on assuroit que depuis quinze ans qu’ils étoient mariés, il n’y avoit jamais eu entre eux la moindre contrariété, ou la plus légère différence d’opinion. Le comte de Pont avoit un talent véritablement unique pour jouer la comédie. Je crois avoir déjà parlé de son étonnante perfection dans le rôle du Misanthrope.

Le chevalier de Durfort avoit peu d’esprit, mais de l’instruction, des manières fort nobles, de bonnes mœurs (suivant le monde), et avec les femmes une galanterie de fort bon goût ; aussi avoit-il beaucoup de succès auprès d’elles. Il ne m’a jamais paru aimable, parce qu’il manquoit de naturel, et qu’il affectoit pour les talens, les arts et la littérature, un enthousiasme qu’il n’éprouvoit point, et qu’en mille choses, faute de connoissances, il ne pouvoit avoir.

Le comte de Thiars, frère du comte de Bissy, passoit pour être l’homme le plus aimable de la société. Malgré une laideur remarquable, il avoit inspiré des passions célèbres ; il n’avoit qu’une sorte d’esprit, celui de la conversation, et c’est assez pour le monde ; il faisoit de mauvaises chansons de société, dont les vers manquoient souvent de mesure et de rimes ; c’est encore assez pour charmer quelques femmes. Il avoit composé un détestable petit roman qu’il eut la prudence de ne jamais publier[36]. Il l’avoit lu mystérieusement à quelques personnes qui m’en parlèrent comme d’un chef-d’œuvre ; j’étois déjà depuis huit mois au Palais-Royal ; M. de Thiars me montroit une extrême bienveillance, j’obtins facilement une lecture en très-petit comité. Je m’attendois à quelque chose de léger, d’agréable, et j’entendis la plus insipide histoire qu’on ait jamais pris la peine d’écrire. Il prétendoit y avoir mis beaucoup d’allusions malignes ; je n’en saisis aucune, parce que tout étoit commun, trivial, et qu’il n’y avoit dans cet ouvrage, ni peintures, ni trait saillant, ni vérité. À chaque prétention d’allusion, il me regardoit, et voyant à la fin que je n’en comprenois pas une, il prit une humeur visible, malgré les louanges que lui prodiguoient les autres personnes qui entendoient ce petit chef-d’œuvre pour la troisième ou quatrième fois. Je souffrois mortellement, il m’étoit impossible de m’extasier, cependant je m’efforçois de sourire, je répétois de temps en temps : cela est charmant, mais tout cela de mauvaise grâce, au hasard, mal à propos, et j’en suis sûre, avec un air niais et décontenancé, car je voyois clairement qu’on étoit mécontent de moi, et que l’on prenoit une fort mauvaise opinion de mon jugement et de mon esprit ; c’est de ce jour que date mon aversion pour les lectures de société, dont je me suis tant moquée depuis. M. de Thiars ne m’a jamais pardonné de n’avoir pas admiré et prôné cet ouvrage. Au reste, M. de Thiars étoit en effet, dans la société, piquant, amusant, d’une gaieté douce, spirituelle, et en tout fort aimable.

Le comte de Shomberg avoit beaucoup d’esprit et d’instruction, et un caractère très-loyal ; quoiqu’il ne fût pas laid, il avoit dans sa figure, dans son ton et dans sa conversation, quelque chose de fade, et je ne sais quelle gaucherie dans les manières, qui le rendoient désagréable ; il savoit des millions de vers, et il les déclamoit ridiculement. Ma tante eut la fantaisie de jouer Zaïre, ce qui s’exécuta à Bagnolet, dans une maison que M. le duc d’Orléans y avoit alors. M. de Shomberg se chargea du rôle d’Orosmane, et certainement on ne reverra jamais un tel Orosmane ; tout le monde avoit un mouchoir à la main, mais c’étoit pour cacher des rires immodérés ; je n’ai de ma vie tant souffert et tant ri qu’à cette belle réticence :


« Je ne suis point jaloux… Si je l’étois jamais !… »

Il fit un geste si bizarre, et une grimace si extraordinaire, qu’il y eut dans toute la salle un rire étouffé qui produisit une espèce de cri

général. Il crut avoir produit un effet prodigieux, et il prit un air de satisfaction qui acheva de le rendre si comique, que plusieurs personnes, n’y pouvant plus tenir, se levèrent et sortirent brusquement pour aller rire sans contrainte. On donna pour petite pièce le Roi et le Fermier, dans laquelle je jouai la petite fille. Ma tante joua pitoyablement Zaïre, ce qui étoit bien excusable avec un semblable Orosmane. Nous l’avions trouvé très-mauvais aux répétitions, mais il se surpassa à la représentation. Il étoit admirateur passionné de Voltaire ; il avoit fait plusieurs voyages à Ferney, et il entretenoit une grande correspondance avec Voltaire, par conséquent il étoit philosophe, c’est-à-dire d’une extrême impiété. Il se vantoit d’être athée, et, ainsi que Hobbes, il avoit une peur invincible des revenans. Dès qu’il rencontroit un enterrement, ou que quelqu’un de sa connoissance mouroit, il faisoit coucher son valet de chambre pendant cinq ou six jours à côté de son lit. Néanmoins il avoit montré à la guerre la plus brillante valeur, et ce fut lui qui eut avec M. Lefort, un officier de son régiment, ce fameux duel, où tous les deux, à genoux sur un manteau, tirèrent en même temps un coup de pistolet. M. Lefort fut tué roide ; M. de Shomberg, qui ne fut pas effleuré, paya toute sa vie une pension à sa veuve, et l’éducation de ses enfans. Je ne sais s’il est permis de refuser l’argent nécessaire pour donner une bonne éducation à ses enfans, quand on ne peut absolument rien faire pour eux, mais il vaudroit certainement mieux vivre du travail de ses mains, ou se faire femme de chambre, ou servante, que de recevoir personnellement une pension du meurtrier de son mari. M. de Shomberg fut converti par la révolution ; il alla à Dresde, et, au bout de quatre ou cinq ans, il y mourut dans les sentimens de la plus grande piété. Malgré son philosophisme, qui venoit uniquement des flatteries de Voltaire, et de la manie du bel esprit, je l’ai beaucoup aimé ; il a toujours été parfait pour moi, et j’ai constamment trouvé en lui un excellent ami. Il ne parloit jamais de religion devant moi, je le lui avois fait promettre. Il n’aimoit que la société des femmes ; n’ayant jamais eu de succès personnel auprès d’elles, il prit le parti de se contenter du rôle de confident. Il avoit une manière si affectueuse de prendre part à tous leurs intérêts particuliers, de quelque genre qu’ils fussent, qu’il se rendoit véritablement nécessaire ; d’ailleurs, soit par système, soit par bonhomie, il savoit persuader qu’il croyoit tout ce qu’on lui disoit, et qu’il ne soupçonnoit jamais l’exagération, les réticences et l’artifice. Au milieu de tout cela, il avoit toujours pour une de ses amies, une passion malheureuse qu’il ne déclaroit jamais, que l’on voyoit clairement, et dont on lui savoit gré. Il eut pendant dix ans cette passion pour madame de Blot, dans le temps où il étoit son confident et celui du comte de Frize, qu’elle aimoit alors. C’est de ce caractère que j’ai composé, dans les Vœux téméraires, celui du Baron.

Le comte de Valencey, frère du marquis d’Estampes, et parent de MM. de Genlis, étoit aussi attaché au Palais-Royal. Il avoit un caractère plein de douceur et de bonté, qui donnoit un agrément infini à sa société ; il étoit doué d’un véritable goût pour les arts, surtout pour la peinture ; il en parloit bien, et s’y connoissoit. Personne, à la Comédie-Françoise, ne jouoit mieux que lui les rôles d’amoureux, dans les pièces de Marivaux. M. le comte de Blot, mari de la dame d’honneur, étoit, sans exception, l’homme le plus borné qu’on ait jamais vu dans le monde. Il avoit retenu, des thèses sentimentales que soutenoit continuellement sa femme, quelques grands mots, qu’il plaçoit toujours à contre-sens dans la conversation ; et, voulant en même temps plaire à M. le duc de Chartres, il mêloit à cette pédanterie une extrême prétention à la gaieté. Le galimatias de son ton sérieux, et la lourdeur de ses plaisanteries, lui donnoient une sorte d’originalité très-comique ; et, comme d’ailleurs il étoit fort bon homme, on s’amusoit de ses ridicules, sans jamais s’en moquer, et il étoit persuadé qu’il avoit le plus grand succès aux petits soupers du Palais-Royal.

Le comte d’Osmont, spirituel, naturel et distrait, étoit aimé de tout le monde.

M. le vicomte de Latour-du-Pin avoit l’esprit orné, de la franchise, de la gaieté, un caractère obligeant, des talens agréables, il jouoit à merveille les proverbes et la comédie.

Le vicomte de Clermont avoit alors une jolie figure que gâtoient un peu quelques tics désagréables. Il lisoit beaucoup, mais il avoit le malheur de tout confondre, et de joindre à la manie de faire des citations l’inconvénient de les faire presque toujours fausses.

Le baron de Poudens, premier maître-d’hôtel, étoit un excellent homme et d’un très-grand sens ; toujours bienveillant pour tout le monde, il ne soupçonnoit ni ne voyoit la méchanceté la plus évidente. Étranger à toutes les inimitiés, il a passé quarante ans au Palais-Royal sans se douter qu’il y ait eu dans tout cet espace de temps une seule tracasserie. Il étoit persuadé que nous y vivions tous dans la plus parfaite union, et que cette cour étoit composée, sans exception, des meilleures gens de la terre. Les éloges qu’il donnoit indistinctement étoient comiques, car il louoit sans cesse la bonhomie ou la candeur des personnes qui en avoient le moins. Je trouvois quelque chose de touchant dans cette espèce de manque de tact qui venoit d’une bonté de l’âge d’or.

M. le marquis de Barbantane ne manquoit pas d’esprit, mais il étoit persifleur, avec une politesse poussée quelquefois à l’excès, et il étoit peu communicatif. Il n’avoit ni les agrémens, ni le caractère ouvert et franc, ni la gaieté de son frère, le chevalier de Babantane.

Il y avoit encore au Palais-Royal monsieur et madame de Saint-Élix : la dernière avoit été attachée à la feue duchesse d’Orléans ; c’étoit une femme du plus rare mérite, par sa vertu et la perfection de son caractère et de sa conduite ; son mari avoit les mêmes vertus ; ils vivoient l’un et l’autre très-retirés, et venoient fort rarement dîner chez la princesse.

Outre quelques personnes du dehors que j’ai déjà mentionnées, on voyoit encore souvent, les petits jours, au Palais-Royal, monsieur et madame Duchâtelet, qui ont depuis péri sur un échafaud. M. Duchâtelet étoit sérieux et silencieux, mais il avoit, dit-on, beaucoup de mérite, et il a laissé des mémoires qui montrent la plus belle âme. Madame Duchâtelet eut toujours une conduite irréprochable, et ne se mêla jamais d’une seule intrigue ; ce fut elle que madame la duchesse de Grammont défendit au tribunal révolutionnaire avec autant de courage que d’énergie. M. de Talleyrand[37], qui à cette époque s’échappa de France, et vint en Angleterre où j’étois, nous conta ce détail et de la manière la plus touchante. Madame de Grammont, appelée au tribunal, loin de se défendre, ne songea qu’à son amie, qui, présente à cet interrogatoire, les mains jointes et les yeux baissés, gardait un profond silence. Madame de Grammont dit en propres termes : « Que vous me fassiez mourir, moi qui vous méprise et qui vous déteste, moi qui aurois voulu soulever contre vous l’Europe entière, que vous m’envoyiez à l’échafaud, rien n’est plus simple ; mais que vous a fait cet ange (en montrant madame Duchâtelet), qui a toujours tout souffert sans se plaindre, et dont la vie entière n’a été marquée que par des actions de douceur et d’humanité ? » On les envoya toutes les deux au supplice avec M. Duchâtelet !…

Les autres personnes dont j’ai encore à parler étoient le marquis de Durfort, qu’on appeloit le grand Durfort on disoit de lui qu’il étoit aimable à force de droiture et de bonté ; il n’avoit de brillant que la plus belle et la plus noble figure ; il jouissoit d’une grande considération et il la méritoit.

Le mystérieux comte, depuis duc de Chabot, qui ne parloit jamais dans un cercle que pour répondre brièvement, ou pour dire de lui-même quelques mots à l’oreille de deux ou trois personnes, phrases que l’on répétoit ensuite avec une espèce d’enthousiasme : son frère, le vicomte de Jarnac, étoit cité comme un modèle accompli de politesse et d’aménité ; il aimoit les arts et s’y connoissoit.

Le chevalier d’Oraison, dont le caractère et la tournure étoit particulièrement originale, et, dans le sens le plus agréable de cette expression, avoit une prodigieuse instruction ; et c’est le seul homme qui en ait fait un usage journalier dans la société, sans avoir jamais été accusé de pédanterie. Il contoit sans cesse des traits et des mots frappans des anciens, mais toujours à propos, négligemment et avec un grand laconisme, et il entremêloit ces citations de jolies niaiseries et de petites historiettes bourgeoises très-courtes, qui donnoient à l’ensemble de sa conversation un ton de bonhomie et de gaieté qui en ôtoit tout air de prétentions.

Le maréchal de Castries étoit beaucoup moins aimable : ses amis lui avoient fait une grande réputation d’homme d’état, sa conduite à la guerre lui en avoit assuré une militaire très-brillante ; et il avoit la modestie d’être constamment insipide et d’une complète nullité dans un salon.

À cette époque[38], de grands souvenirs et des traditions récentes maintenoient encore en France de bons principes, des idées saines et des vertus nationales, affoiblies déjà néanmoins par des écrits pernicieux et par un règne plein de foiblesses ; mais on trouvoit encore, à la ville et à la cour, ce ton de si bon goût, cette politesse dont chaque François avoit le droit de s’enorgueillir, puisqu’elle étoit citée, dans toute l’Europe, comme le modèle le plus parfait de la grâce, de l’élégance et de la noblesse. On rencontroit alors dans la société plusieurs femmes et quelques grands seigneurs qui avoient vu Louis XIV ; on les respectoit comme les débris d’un beau siècle ; la jeunesse, contenue par leur seule présence, devenoit naturellement, auprès d’eux, réservée, modeste, attentive ; on les écoutoit avec intérêt ; on croyoit entendre parler l’histoire. On les consultoit sur l’étiquette, sur les usages ; leur suffrage étoit le succès le plus désirable pour ceux qui débutoient dans le monde ; enfin, contemporains de tant de grands hommes en tout genre, ces vénérables personnages sembloient placés dans la société pour maintenir les idées d’urbanité, de gloire, de patriotisme, ou du moins pour y suspendre une triste décadence ! Mais bientôt l’expression de ces sentimens ne fut presque plus qu’un noble langage, qu’une simple théorie de procédés généreux et délicats ; on ne tenoit plus à la vertu que par un reste de bon goût, qui en faisoit aimer encore le ton et l’apparence. Chacun, pour cacher sa manière de penser, devint plus rigide sur les bienséances ; on raffina, dans la conversation, sur la délicatesse, sur la grandeur d’âme, sur les devoirs de l’amitié ; on créa même des vertus chimériques ; rien ne coûtoit en ce genre ; l’heureux accord entre les discours et la conduite n’existoit plus mais l’hypocrisie se décèle par l’exagération ; elle ne sait où s’arrêter ; la fausse sensibilité n’a point de nuances ; elle n’emploie jamais, pour se peindre, que les plus fortes couleurs, et toujours elle les prodigue ridiculement. Il s’établit dans la société une secte très-nombreuse d’hommes et de femmes qui se déclarèrent partisans et dépositaires des anciennes traditions sur le goût, l’étiquette, et même la morale qu’ils se vantoient d’avoir perfectionnée : ils s’érigèrent en juges suprêmes de toutes les convenances sociales, et s’arrogèrent exclusivement le titre imposant de bonne compagnie. Un mauvais ton, et toute aventure scandaleuse, excluoient ou bannissoient de cette société ; mais il ne falloit ni une vie sans tache, ni un mérite supérieur pour y être admis. On y recevoit indistinctement des esprits-forts, des dévots, des prudes, des femmes d’une conduite légère. On n’exigeoit que deux choses : un bon ton, des manières nobles, et un genre de considération acquis dans le monde, soit par le rang, la naissance ou le crédit à la cour ; soit par le faste, les richesses, ou l’esprit et les agrémens personnels.

Les prétentions, même peu fondées, lorsqu’on les soutient constamment, finissent toujours par assurer dans le monde une sorte d’état plus ou moins honorable, suivant leur genre, lorsqu’on a de la fortune, un peu d’esprit et une bonne maison : les observateurs et les gens malins s’en moquent ; mais on y cède ; il semble que leur ténacité les justifie. Les fats, décriés et méprisés par toutes les femmes, n’en passent pas moins pour des hommes à bonnes fortunes. Les importans sans crédit n’en imposent à personne ; cependant ils sont ménagés et sollicités par tous les ambitieux et les intrigans qui, à tout hasard, sur leur parole, pensent qu’il est prudent de les mettre dans leurs intérêts. Les prudes obtiennent les égards extérieurs qui sont dus à la vertu ; les pédans, sans instruction réelle, jouissent, dans la conversation, de presque toutes les déférences accordées aux savans. En réfléchissant sur ce bonheur infaillible des prétentions persévérantes, qui pourroit attacher une grande importance aux succès de société ?

Le cercle usurpateur et dédaigneux dont on vient de parler, cette société si dénigrante pour toutes les autres, excita contre elle beaucoup d’inimitiés : mais comme elle recevoit dans son sein tous ceux qui avoient un mérite supérieur bien reconnu, ou ceux que quelques brillans avantages mettoient à la mode, l’animosité qu’elle inspiroit étant évidemment produite par l’envie, ne servit qu’à lui donner plus d’éclat, et l’on s’accorda unanimement à la désigner par le titre de grande société, qu’elle a gardé jusqu’à la révolution ; ce qui ne vouloit pas dire plus nombreuse, mais ce qui, dans l’opinion universelle, signifioit la mieux choisie et la plus brillante par le rang, la considération personnelle, le ton et les manières de ceux qui la composoient. Là, dans les cercles trop étendus pour autoriser la confiance, et qui, en même temps, ne l’étoient pas assez pour que la conversation générale y fût impossible ; là, dans les assemblées de quinze ou vingt personnes, se trouvoient, en effet, réunies toute l’aménité et toutes les grâces françoises. Tous les moyens de plaire et d’intéresser y étoient combinés avec une étonnante sagacité. On sentit que, pour se distinguer de la mauvaise compagnie et des sociétés vulgaires, il falloit conserver (en représentation) le ton et les manières qui annonçoient le mieux la modestie, la réserve, la bonté, l’indulgence, la décence, la douceur et la noblesse des sentimens. Ainsi, le seul bon goût fit connoître que, seulement pour briller et pour séduire, il falloit emprunter toutes les formes des vertus les plus aimables. La politesse, dans ces assemblées, avoit toute l’aisance et toute la grâce que peuvent lui donner l’habitude prise dès l’enfance et la délicatesse de l’esprit ; la médisance étoit bannie de ces conversations générales ; son âcreté ne pouvoit s’allier avec le charme de douceur que chaque personne y apportoit. Jamais la discussion n’y dégénéroit en dispute. Là se trouvoit, dans toute sa perfection, l’art de louer sans fadeur et sans emphase, de répondre à un éloge sans le dédaigner et sans l’accepter ; de faire valoir les autres sans paroître les protéger, et d’écouter avec une obligeante attention. Si toutes ces apparences eussent été fondées sur la morale, on auroit vu l’âge d’or de la civilisation. Étoit-ce hypocrisie ? non, c’étoit l’écorce des anciennes mœurs, conservée par l’habitude et le bon goût, qui survit toujours quelque temps aux principes, mais qui, n’ayant plus alors de base solide, s’altère peu à peu, et finit par se gâter et se perdre à force de raffinement et d’exagération.

Dans les cercles moins étendus de cette même société, on montroit beaucoup moins de circonspection ; le ton, qui ne cessoit jamais d’être d’une rigoureuse décence, y étoit beaucoup plus piquant. On n’y attaquoit l’honneur de personne : on y vouloit toujours de la délicatesse ; néanmoins, sous les formes artificieuses de la confiance, de l’étourderie et de la distraction, on y pouvoit médire sans scandale ; on n’y excluoit point les traits les plus perçans, pourvu qu’ils fussent lancés avec adresse, et sans colère apparente, car on ne pouvoit médire de ses ennemis reconnus. Il falloit que la médisance ne fût pas suspecte, et que, pour s’en amuser, l’on pût y croire. Dans la société, même intime, la malignité respectoit les liens du sang, l’amitié, la reconnoissance, et les gens qu’on recevoit chez soi : d’ailleurs les indifférens y étoient sacrifiés sans scrupule. On n’y flétrissoit point leur réputation ; mais on s’y moquoit du mauvais ton, des manières provinciales ou vulgaires ; on y tournoit en ridicule ceux qu’on n’aimoit pas ; c’étoit les immoler, car ces arrêts frivoles avoient force de loi, et cela devoit être. Partout où se trouve une association généralement regardée comme supérieure à toute autre du même genre, se trouve un tribunal, dont les juges prononcent des sentences irrévocables. À qui en appelleroit-on, lorsqu’il n’existe pas de puissance souveraine à laquelle il soit possible de recourir ? Quand on ne trouve plus dans le monde cette prééminence d’une société établie d’un sentiment unanime, arbitre du bon goût, dispensatrice des éloges les plus désirables, et juge de toutes les convenances, l’arme puissante du ridicule est brisée ; et c’est pourquoi il n’y a point de ridicules chez les peuples grossiers ou tombés dans la barbarie, et même parmi ceux qui ont été, durant long-temps, agités par de violentes secousses politiques. Après de tels orages, l’essentiel et le plus pressé est de rétablir les principes ; mais les grâces ne s’organisent point, on ne les rappelle point par des édits ; elles prennent aisément la fuite, il faut du temps pour les ramener. Le seul ridicule qui puisse subsister dans la décadence même du bon goût, est celui de la sottise unie à l’insolence ; celui-là sera toujours universellement senti, dans tous les pays et chez toutes les nations.

Pour achever de peindre la grande société du dix-huitième siècle, il faut dire encore que, dans ses comités les plus intimes, on exigeoit que la médisance fût pour ainsi dire dispersée ; un même personnage qui se seroit chargé constamment de la répandre, eût été odieux. On vouloit surtout de la grâce, de la gaieté ou de l’originalité : la méchanceté noire est toujours triste, elle a quelque chose de vulgaire et de grossier ; elle eût produit d’ailleurs une trop grande disparate avec le langage habituel ; elle étoit de mauvaise compagnie.

Ce qu’on ne pardonnoit jamais, ce que rien ne pouvoit excuser, c’étoit la bassesse ou des manières ou du langage, et celle des actions quand elle étoit bien avérée. On n’avoit plus assez de principes pour être profondément indigné au fond de l’âme d’une bassesse qui auroit valu une grande fortune ou une belle place ; mais on avoit encore plus de vanité que de cupidité, et tant que l’orgueil conserve ce caractère, il peut ressembler à la grandeur. Quand les bassesses utiles étoient faites avec de certaines précautions et de certaines formes, on feignoit facilement, si elles réussissoient, de ne voir en elles qu’une habileté permise ainsi que les voleurs chez les Lacédémoniens, les maladroits seuls étoient punis. On n’a jamais vu, du moins dans ce temps, de bassesses effrontées, et c’est encore beaucoup ; jamais on n’a vu un ami supplanter à la cour son ami, ou un ministre disgracié abandonné lâchement par ceux qui lui avoient fait une cour assidue pendant sa faveur ; au contraire, comme le cœur et les principes avoient infiniment moins d’influence sur la conduite que la vanité, on mettoit du faste et de l’éclat à toutes les actions généreuses ; on finit par y mettre de l’arrogance : on ne se contenta pas d’aller voir un ministre exilé, on lui rendit une espèce de culte, on le déifia, on brava ouvertement le souverain qui l’avoit exilé…

On l’a déjà dit, le code moral de cette brillante société n’étoit plus appuyé que sur une base fragile, prête à s’écrouler ; mais il y avoit encore des législateurs et des juges, les lois n’étoient point abrogées. Cette grande société, ou la bonne compagnie, ne se bornoit pas à prononcer des arrêts frivoles sur le ton et les manières ; elle exerçoit une police sévère très-utile aux mœurs, et qui formoit une espèce de supplément aux lois ; elle réprimoit, par sa censure, les vices que ne punissoient pas les tribunaux, l’ingratitude, l’avarice : la justice se chargeoit du châtiment des mauvaises actions, et la société de celui des mauvais procédés. Sa désapprobation générale ôtoit à celui qui en étoit l’objet une partie de sa considération personnelle : l’exclusion de son sein avoit la plus funeste influence sur sa destinée. On bouleversoit une existence par ces paroles terribles, Tout le monde lui a fait fermer sa porte ; ce qui ne s’entendoit que des personnes de cette société. Cette puissance n’étoit ni celle de la royauté, ni celle des parlemens et des cours judiciaires : c’étoit celle de l’honneur ; elle fut souveraine jusqu’à la révolution, et les personnes qui l’exerçoient d’un consentement unanime, sans opposition, comme sans révolte, avoient d’autant mieux le droit de s’appeler exclusivement la bonne compagnie, qu’elles n’abusèrent jamais de cet empire. Légères dans les médisances qui ne flétrissoient point la réputation, elles ne s’accordoient à croire les accusations déshonorantes que sur la clameur publique et universelle, et sur les preuves morales les plus fortes ; mais, par une admirable équité, cet honneur, plus délicat que les lois, n’étoit pas, par cette raison même, aussi absolu qu’elles ses arrêts, n’étant pas fondés sur des preuves irrécusables, n’étoient point sans appel ; ils reléguoient seulement dans la mauvaise compagnie ; mais ils n’y fixoient pas sans retour. Nous l’avons déjà dit, et il n’est pas inutile d’insister sur cette vérité, on n’a jamais établi la différence qui se trouve entre une personne flétrie par l’opinion publique, ou flétrie par un fait éclatant, incontestable, ou par un jugement légal. On a même toujours confondu ces deux choses on dit également de ces deux personnes qu’elles sont déshonorées, et cela n’est ni juste, ni vrai.

Qui dit opinion, dit une croyance sans preuves positives ; si de telles preuves existoient, ce ne seroit plus une opinion, ce seroit un jugement formel, irrévocable : il n’appartient qu’à un tel jugement de déshonorer. La simple opinion, quelque générale, quelque fondée qu’elle puisse paroître, place, comme on vient de le dire (lorsqu’elle attaque l’honneur), dans la mauvaise compagnie, l’individu qu’elle condamne ; mais cette sentence n’est pas irrévocable, parce qu’elle n’a point la puissance de déshonorer. C’est pourquoi on a vu des gens flétris par l’opinion, être de fort mauvaise compagnie pendant dix, quinze et vingt ans, et ensuite, par un changement de mœurs, par des événemens heureux, prendre subitement une autre existence, et redevenir de très-bonne compagnie. Un homme flétri par une procédure publique, ou qui a fui devant une armée d’une manière non équivoque, est déshonoré sans retour, parce que le déshonneur ne s’efface point. Il n’y a, dans les accusations du monde, ni témoins légitimes, ni confrontations, ni certitude absolue, et certainement il s’y mêle toujours beaucoup d’inventions calomnieuses. Une femme, pour une seule aventure éclatante, peut être perdue, si on ne peut la nier ; une femme, après mille dérèglemens, peut ne pas l’être, et peut se relever, s’il n’y a sur elle que des oui-dire et que l’opinion. Cela est juste, parce que le principe, que le déshonneur, c’est-à-dire la tache ineffaçable, ne peut exister qu’avec des preuves irrécusables, est de toute équité et de toute utilité. Si l’opinion avoit le pouvoir de déshonorer, la méchanceté n’auroit plus de bornes, la calomnie n’auroit plus de frein. Il faut admirer comment, sans lois et sans réglemens, ces choses se sont naturellement établies dans la société. Si l’opinion n’avoit aucun pouvoir, le vice seroit d’une effronterie hideuse, et les gens foibles et timides se laisseroient entraîner beaucoup plus facilement. L’opinion, dans une société bien réglée, a précisément le degré d’influence nécessaire, et son parfait équilibre est le meilleur soutien des bonnes mœurs.

À cette époque, dès les premiers jours de mon entrée au Palais-Royal, je fis les plus tristes réflexions sur ma nouvelle existence, et tout sembla concourir à les aggraver, et à augmenter la mélancolie que j’y avois apportée. Rien ne rend mécontent d’une nouvelle société et d’un nouveau genre de vie, comme une conscience inquiète, qui se reproche quelque chose !… Je voyois pour la première fois des regards malveillans ; j’étois mal à mon aise ; je ne parlois qu’avec défiance et circonspection ; je perdois ainsi l’espèce d’agrément qu’on avoit jusqu’alors tant loué en moi, le naturel et la gaieté. Tous les hommes m’accueilloient à l’envi les uns des autres ; mais leur galanterie est bien loin d’être rassurante, quand on craint l’inimitié des femmes ! Il a toujours été facile de m’intimider par la sécheresse et la froideur, mais l’impertinence a produit, de tout temps, en moi un effet tout contraire. Je le prouvai dès lors, au grand étonnement de tous ceux qui furent témoins de la scène que je vais rapporter.

Tous les jours de représentation d’opéra, la porte étoit ouverte à toutes les personnes présentées, qui pouvoient y venir souper sans aucune invitation. Les autres jours s’appeloient les petits jours ; il y avoit une liste pour la société intime, qui, invitée une fois, pour toutes, venoit à volonté. Nous étions quelquefois dix-huit ou vingt, et plus communément dix ou douze. Ces soupers étoient fort agréables : on n’y jouoit point ; la princesse et toutes les femmes, établies autour d’une table ronde, parfiloient ou travailloient à de petits ouvrages ; les hommes, assis à côté ou un peu derrière elles, soutenoient la conversation, qui, en général, étoit spirituelle et piquante. Un de ces soirs, après souper, je me trouvai placée entre monsieur de Thiars et le chevalier de Durfort ; madame la duchesse de Chartres, et plusieurs dames du Palais-Royal, entre autres madame de Blot, et madame de Montboissier, son amie, parfiloient ; M. le duc de Chartres, et trois ou quatre hommes, alloient et venoient dans le salon. Je faisois une bourse. La conversation tomba sur la Nouvelle Héloïse de J.-J. Rousseau. Madame de Blot s’extasia sur cet ouvrage ; peu à peu son enthousiasme devint si emphatique et si bruyant, que M. le duc de Chartres et les hommes qui étoient avec lui, se rapprochèrent, en restant debout : ils firent un demi-cercle autour de notre table, et M. le duc de Chartres se plaça vis-à-vis de madame de Blot, qui en fut un peu embarrassée ; elle n’aimoit pas du tout à soutenir devant lui ses thèses sentimentales, sachant bien qu’il ne les écoutoit attentivement que pour s’en moquer ; cependant comme elle se sentoit en verve d’éloquence et de dissertation, elle continua avec le même feu, et elle s’anima tellement, qu’elle finit par dire qu’il n’existoit pas une femme véritablement sensible, qui n’eût besoin d’une vertu supérieure pour ne pas consacrer sa vie entière à Rousseau, si elle pouvoit avoir la certitude d’en être aimée passionnément. À cette étrange déclaration, M. le duc de Chartres s’écria qu’il nous demandoit à tous notre parole de ne jamais révéler ce que venoit d’avouer là madame de Blot, parce que si Rousseau en avoit connoissance, il viendroit enlever madame de Blot, et qu’ainsi elle seroit perdue à jamais pour M. de Blot, le Palais-Royal, ses amis, et la société. J’eus la politesse de me contenir, je ne me permis même pas un sourire. Madame de Blot reprit la parole avec aigreur ; madame de Montboissier, MM. de Thiars et de Shomberg, vinrent à son secours ; ils dirent que l’on devoit pardonner un peu d’exagération à une admiration si vive ; M. le duc de Chartres, avec beaucoup de douceur et un ton sérieux, en convint, et il reprit sa promenade dans la chambre. Tout se raccommoda en apparence, mais madame de Blot resta blessée, très-mécontente, et de fort mauvaise humeur. On reparla de la Nouvelle Héloïse, et tout à coup madame de Blot remarqua que pendant toute cette discussion, je n’avois pas ouvert la bouche ; elle me demanda pourquoi, et ce fut avec un ton qui n’étoit nullement bienveillant. Je répondis simplement que je n’avois pu me mêler à cet entretien, parce que (ce qui étoit vrai) je n’avois jamais lu la Nouvelle Héloïse, ni même Émile. Là-dessus elle se récria, et répéta, du ton le plus moqueur, que cela étoit surprenant ; il lui échappa d’ajouter que c’étoit une singulière prétention ; ce mot me choqua, parce qu’il signifioit qu’elle croyoit que je mentois. « Non, repris-je, non, madame ; je vois trop souvent des prétentions ridicules, pour en avoir moi-même. Je n’ai point lu ces deux ouvrages, parce que je sais qu’ils ne sont pas faits pour mon âge : quand j’aurai le vôtre, madame, je les lirai, parce qu’ils contiennent, dit-on, d’excellentes choses, et que je pourrai alors en parler sans blesser la bienséance. » Ce petit discours, prononcé sans agitation et sans embarras, et par une personne qu’on avoit vue jusqu’à ce moment si timide, causa un étonnement inexprimable à tout le monde, et de plus, à madame de Blot une violente colère. Ayant toutes les prétentions, elle avoit aussi celle de la jeunesse, et je venois de l’irriter sur tous les points ; elle fut tout-à-fait déconcertée, elle rougit, balbutia, elle dit qu’elle ne savoit pas que je fusse dévote, et que j’eusse un tel rigorisme. Je répondis que je me trouverois aussi honorée d’obtenir le titre mérité de dévote, que je serois fâchée de recevoir celui de prude ; qu’au reste j’étois certaine du moins que mon rigorisme ne me porteroit jamais à soutenir des thèses extravagantes. Ces réponses confondoient madame de Blot ; je sentis tous mes avantages, et je les conservai par un calme imperturbable. Madame de Blot perdit véritablement la tête ; on ne l’a jamais vue sortir à ce point de son caractère, qui étoit non-seulement mesuré, mais compassé. Enfin M. de Shomberg me dit tout bas : « Il ne vous manque plus qu’un succès, c’est de céder et de finir. » À ce mot, je baissai les yeux sur mon ouvrage, et je cessai de parler. Madame de Blot m’attaquait toujours, M. de Shomberg et quelques autres s’emparèrent de la conversation ; on parla d’autre chose, madame de Blot bouda. Je fus modeste dans mon triomphe, ce qui est toujours très-facile ; j’acquis dans cette soirée cinq ou six admirateurs, mais je me fis une ennemie qui ne m’a jamais pardonné cette petite victoire.

Cette scène fit beaucoup de bruit dans le Palais-Royal, et m’y donna cette sorte de considération qu’on a pour les personnes qui savent se révolter à propos, et avec la mesure convenable ; d’ailleurs, comme madame de Blot n’étoit pas aimée en général dans le Palais-Royal, tout le monde me donna raison avec grand plaisir.

M. de Shomberg vint me voir deux jours après pour me parler sur cette grande affaire, et pour essayer, en convenant que je n’avois nul tort, d’excuser madame de Blot : il me soutint qu’elle avoit beaucoup de penchant naturel pour moi, et qu’elle désiroit mon amitié, et, avec ma crédulité naturelle, je voulus le croire, et je promis de reprendre avec elle l’air de l’envie de plaire et le ton de la bienveillance. Je tins parole ; et, comme la crédulité et la bonne foi de mon caractère ne m’ont jamais empêchée de lire sur les physionomies, et d’être frappée de tout ce qui est faux, je vis parfaitement sur son visage et dans son maintien quelque chose de contraint, mais je me persuadai que ce n’étoit que de l’embarras ; elle eut d’ailleurs beaucoup de grâce avec moi, du moins dans ses démonstrations et dans ses discours, et je ne doutai pas un instant de sa sincérité.

Par une convention tacite et générale, toutes les inimitiés étoient suspendues dans le monde, non-seulement les ennemis les plus reconnus pour tels, ne s’y montroient point de ressentiment, mais ils s’y traitoient mutuellement avec tous les égards de la politesse ; cependant on ne vouloit pas que cette condescendance sociale allât jamais jusqu’à des témoignages affectueux, car rien dans ce temps n’excusoit la fausseté, lorsqu’on pouvoit l’entrevoir. N’ayant jamais jusqu’alors éprouvé les effets de la haine ou même de la malveillance, ces nuances m’étoient inconnues, je m’y suis trompée long-temps c’est un malheur qui produit souvent les plus affligeans mécomptes.

Je voyois de temps en temps le vicomte de Custines, et je pensois qu’il avoit renoncé à cette passion qui avoit eu tant d’éclat et à laquelle je croyois avoir ôté toute espérance ; je lui savois gré du tendre et vif souvenir qu’il conservoit de son angélique belle-sœur, et j’étois fort diposée à prendre une véritable amitié pour lui. J’ai annoncé que je conterois de suite l’histoire de ses rapports avec moi ; je vais donc la reprendre de plus haut, et la conduire sans interruption jusqu’au dénoûment ; voici cette singulière histoire que je désire qui soit lue par toutes les jeunes personnes :

Le vicomte de Custines n’a jamais été marié, il logeoit chez son frère, qui avoit pour lui la plus tendre amitié. Dès les premiers temps de ma liaison avec sa belle-sœur, il parut fort occupé de moi. Il avoit alors vingt-sept ou vingt-huit ans, une taille et une figure particulièrement élégantes ; on trouvoit son visage joli : il ne m’a jamais plu, parce que sa physionomie exprimoit habituellement l’ironie et la moquerie, et qu’il y avoit dans son regard je ne sais quoi de furtif, de faux et de méchant que je n’ai vu qu’à lui, et qui me paroissoit d’autant plus surprenant, qu’il étoit blond et qu’il avoit des yeux bleus, ce qui, ordinairement, donne l’air de la douceur. Il avoit de l’esprit, de la finesse, quelquefois de la gaieté, une jolie conversation, un ton parfait, et la réputation d’un jeune homme sage, instruit et très-aimable. Il avoit beaucoup lu, et surtout l’histoire de France et tous les mémoires qui s’y rapportent. Il en parloit bien et sans pédanterie. Quand je consultois ma raison et mon jugement, il me paroissoit digne des plus grands éloges ; quand je le regardois et que je l’observois, il me déplaisoit à l’excès. Il se piquoit d’aimer avec passion la musique : ce qui motivoit les transports auxquels il se livroit quand je jouois de la harpe et que je chantois ; il s’extasioit surtout en écoutant ce bel air de Castor et Pollux, Tristes apprêts, pâles flambeaux ; et un soir il s’enthousiasma tellement, que tout à coup il eut l’air de se trouver mal et sortit brusquement. Il rentra au bout d’un quart d’heure ; il étoit si pâle, que tout le monde en fut frappé. J’ai toujours été persuadée qu’il avoit un secret pour se faire pâlir à volonté. Ce soir même, il me dit plusieurs mots à la dérobée qui ressembloient beaucoup à une déclaration d’amour ; et le surlendemain, qui étoit un dimanche, jour où M. de Genlis étoit toujours à Versailles, il m’écrivit une lettre passionnée de quatre pages. Cette lettre exprimoit l’amour le plus pur et le plus désintéressé ; il ne vouloit que m’adorer, me consacrer sa vie. Cette lettre étoit spirituelle, mais écrite avec une grande recherche, et le ton général en étoit emphatique. Je n’y répondis point. J’allai souper le soir chez madame de Custines. J’y portai plus de curiosité que d’embarras. Mon cœur n’étoit nullement touché, mais je ne concevois pas que cet homme si moqueur fut si passionné. Il n’y avoit que cinq ou six personnes chez madame de Custines. La conversation fut toujours générale ; le vicomte soutint des thèses sentimentales du plus grand genre, qui, dans sa bouche, ne me paroissoient que du persiflage. À souper, il se mit à table à côté de moi, et, au bout de quelques minutes, il me dit que j’étois restée le matin bien long-temps aux bains de Poitevin. Je lui demandai comment il savoit que je m’étois baignée « Je sais tout ce que vous faites, me répondit-il, parce que je vous suis partout, et sous mille déguisemens combien de fois vos yeux se sont portés sur moi sans me reconnoître ! Hier, vous étiez, à midi, au Luxembourg ; vous aviez une robe bleue : ce matin, en revenant du bain, vous avez été à la messe aux Carmes. J’ai été derrière vous pendant un quart d’heure ; ensuite, j’ai été vous attendre à la porte ; vous m’avez donné l’aumône en passant… » Ce récit fut interrompu par quelqu’un qui lui adressa la parole, et moi je restai stupéfaite, cherchant à me rappeler tous les pauvres que j’avois vus. En sortant de table, je le priai de me dire combien je lui avois donné : « Deux sous, répondit-il, et je les ferai enchâsser dans de l’or, et suspendre à une chaîne, pour les porter toute ma vie sur mon cœur. » Je me mis à rire et à plaisanter sur ces prétendus déguisemens ; mais, comme il me disoit réellement tout ce que j’avois fait, et ce que j’avois distribué aux pauvres en pièces de petite monnoie, j’étois, au fond, sur ce point tout-à-fait incertaine.

J’ai toujours aimé la singularité qui n’offre rien de révoltant ; c’est un défaut dans une femme, parce qu’il peut en résulter beaucoup de fausses démarches. Ces déguisemens me causoient une grande curiosité ; néanmoins, je puis dire, avec la plus scrupuleuse vérité, qu’ils ne m’ont jamais engagée à laisser la moindre espérance à celui qui en étoit l’objet, ils m’ont seulement empêchée de lui renvoyer ses lettres toutes cachetées. Il m’écrivoit des volumes tous les dimanches, pour me rendre compte de tout ce que j’avois fait dans la semaine, et avec un détail et une exactitude qui finirent par me persuader qu’il étoit toujours à ma suite, sur mon chemin, à la promenade, dans les rues, dans les églises, même souvent dans la cour de ma maison, et jusque dans mon petit jardin, et toujours si bien déguisé que je ne pouvois le reconnoître. Quand je l’aurois aimé, je n’aurois pas plus souvent pensé à lui, car j’étois toujours occupée, quand je sortois, à examiner tout ce qui m’approchoit, dans l’idée que je le découvrirois sous quelque étrange déguisement. Un soir, chez madame de Custines, pendant que j’accordois ma harpe, il s’approcha de moi, et, entr’ouvrant sa veste, il me fit voir mes deux sous, encadrés dans une jolie monture, et attachés à un cordon de cheveux bruns. Je souris, et je lui demandai de qui étoient les cheveux ? — Je ne pouvois les attacher qu’aux vôtres, répondit-il. — Comment, repris-je, les miens ! — Assurément, et je vous conterai cela à souper.

Il y avoit ce soir-là un grand souper, et il étoit possible de causer à table, sans crainte d’être entendu ; j’y renouvelai tout de suite ma question sur les cheveux. « Eh bien ! répondit-il, je les ai moi-même coupés sur votre tête en vous coiffant. » À ces mots, j’éclatai de rire. « Ce n’est point une plaisanterie, reprit-il, madame Dufour, votre coiffeuse[39], vous envoie sans cesse à sa place une de ses apprenties pour vous coiffer ; et, habillé en femme, et avec l’art des déguisemens que je possède au suprême degré, et que je vous dois, j’ai été vous coiffer, il y a environ trois semaines, sous le nom d’une de ces filles que j’avois gagnée. » Pendant cette histoire, j’écoutois toutes ces fables extravagantes avec un étonnement inexprimable, car je me rappelois que parmi ces filles qui m’avoient coiffée, il y en avoit eu une très-silencieuse, qui plusieurs fois m’avoit donné envie de rire par des soupirs continuels, et j’imaginai bonnement que le vicomte avoit joué ce personnage, quoique le souvenir confus qui me restoit de la figure de cette fille n’eût aucun rapport avec les traits du vicomte ; mais je lui supposois pour se travestir tout l’art dont il se vantoit lui-même. Je trouvois tout simple qu’il eût su, par madame de Custines, les détails relatifs à madame Dufour, qui la coiffoit aussi quelquefois. Une seule chose me laissoit des doutes, c’étoit son talent de coiffeur que je ne pouvois concevoir. Il me protesta qu’il avoit passé six semaines à s’y exercer en secret, après avoir formé le projet de m’enlever une mèche de cheveux. Il y avoit du vrai dans tous ces récits, mais il s’y trouvoit un nombre infini de faussetés et de mensonges ; cependant, malgré mon goût pour les choses extraordinaires, l’audace inouïe de ces entreprises me causa une véritable frayeur, je lui fis donner sa parole d’honneur que du moins il ne s’introduiroit jamais dans ma maison. Malgré cette promesse, toute ma curiosité fut changée en effroi continuel. Si, en traversant l’antichambre, j’y voyois un domestique étranger, ou si je rencontrois une figure inconnue sur l’escalier, je frémissois, car je pensois tout de suite que c’étoit lui ; si j’entendois M. de Genlis élever la voix en grondant, j’étois prête à me trouver mal, imaginant, de premier mouvement, qu’il venoit de le reconnoître, et qu’ils s’alloient battre. Ces pénibles émotions me firent prendre tout-à-fait en aversion le héros de ce roman bizarre, qui m’avoit fort amusée pendant trois ou quatre mois. Je lui renvoyai alors la première lettre qu’il m’écrivit, sans la décacheter, ce que j’aurois dû faire après avoir lu la première de toutes. Peu de jours après ce premier renvoi, je le rencontrai à un grand déjeuner, chez une de mes amies qu’il voyoit souvent ; il trouva le moyen de me dire, avec des yeux menaçans, que si, à l’avenir, je lui renvoyois ainsi ses lettres, il deviendroit capable de toutes les extravagances imaginables, au lieu que si je continuois à les lire, même en le traitant toujours aussi mal d’ailleurs, il tiendroit scrupuleusement la parole d’honneur que j’avois reçue de lui, et qu’il n’avoit donnée qu’à cette condition.

La peur me décida à me soumettre à ce marché, et j’étois outrée intérieurement qu’il eût trouvé le moyen de me maîtriser ainsi. Je lui dis, non en plaisantant, mais avec colère, qu’il n’avoit aucune générosité dans l’âme. Il me répondit qu’aucun homme ne l’égaloit en grandeur d’âme et en pureté de sentimens, et que toute sa conduite avec moi en étoit la preuve. Je ne répliquai rien ; je le craignois, et je ne voulois pas l’irriter inutilement. Il continua donc à m’écrire, et comme il n’y avoit plus dans ses lettres ce compte rendu d’espionnage, qui m’avoit tant divertie, je n’y trouvai plus que les phrases boursoufflées d’un mauvais roman, et je n’en lisois plus la moitié. Au printemps, je fus débarrassée de lui ; j’allai passer six semaines à l’Île-Adam, où il n’étoit point invité. Je revins à Paris, où je le retrouvai chez sa belle-sœur, et toujours aussi empressé, aussi passionné pour moi. Nos soupers des dimanches et des mardis recommencèrent. Un soir, dans la conversation générale, on parla de quelques jeunes gens de la cour, qui étoient partis, sans permission, pour aller en Corse, faire la guerre en qualité de simples volontaires. Tout le monde les blâma, et quoique je n’eusse aucune espèce de liaison avec eux, je les défendis de la manière la plus véhémente ; je fis leur éloge ; j’ajoutai que ces actions avoient quelque chose de chevaleresque qui devoit plaire à toutes les femmes. La soirée finie, le vicomte me donna la main pour me conduire à ma voiture ; aussitôt que nous fûmes sur le haut de l’escalier, « Madame, me dit-il, avez-vous quelques ordres à me donner pour la Corse ? — Comment ! repris-je en riant, vous allez en Corse ? — N’avez-vous pas approuvé ceux qui font ce voyage ? — Mais c’est une plaisanterie ? — Non, madame, rien n’est plus sérieux ; je ne me coucherai point ; je partirai à cinq heures du matin, c’est-à-dire dans quatre heures. » Je ne pus me persuader qu’il fût capable de cette folie ; mais le lendemain matin je reçus, à mon réveil, un billet de madame de Custines, qui me grondoit avec sévérité de ce que tout ce que j’avois dit la veille avoit déterminé son beau-frère à partir pour la Corse à cinq heures du matin[40]. J’avoue que ma vanité fut assez flattée de cette aventure, qui fit beaucoup de bruit dans le monde ; et des dames sentimentales me blâmèrent beaucoup de ne pas montrer, dans cette occasion, plus de sensibilité pour un amant digne des temps de l’ancienne chevalerie. Il est certain que cette action acheva de me persuader qu’il avoit fait pour moi toutes les extravagances qu’il m’avoit racontées. Une de mes amies, très-jeune et très-jolie, me parla un jour de lui et de ses sentimens pour moi, avec un feu, une vivacité qui m’étonnèrent, et en faisant son éloge, elle ajouta qu’il étoit l’homme le plus délicat et le plus vertueux qu’il y eût sur la terre. Elle vit que je trouvois beaucoup d’exagération dans cette louange ; alors elle s’écria : « Il faut que vous le connoissiez tout entier, et je vais sacrifier mon amour-propre au plaisir de vous donner pour lui l’estime et l’admiration que doit inspirer un tel caractère. » Aussitôt elle me confia qu’avant que ses sentimens pour moi eussent éclaté, elle avoit pris pour lui la plus violente passion, et que, dans un moment d’égarement, et se croyant aimée, elle lui en avoit fait l’aveu ; qu’au même instant il s’étoit jeté à ses pieds, pour lui demander sa pitié, son amitié, pour lui déclarer que son cœur n’étoit plus à lui, et qu’il avoit pour moi la passion la plus vive et la plus malheureuse. Elle s’extasia pendant un quart d’heure sur la beauté et la franchise de ce procédé ; moi-même je le trouvai en effet estimable, quoique cependant il me fût impossible de repousser la mauvaise pensée que le vicomte, connoissant la candeur et la vivacité de cette jeune personne, s’étoit bien douté qu’elle me confieroit ce grand secret, et qu’en même temps elle se garderoit bien d’en parler à madame de Custines, dont elle redoutoit extrêmement l’austérité.

Le vicomte, comme je l’ai déjà dit, resta un an en Corse, et s’y conduisit de la manière la plus brillante. Je le revis, ainsi que je l’ai conté, au bal masqué de Versailles. Maintenant je vais reprendre la suite de son histoire. Depuis mon entrée au Palais-Royal, il ne me parloit plus de ses anciens sentimens ; je lui montrois, sinon de la confiance, qu’il n’a jamais pu m’inspirer, du moins un intérêt fort sincère. Un soir je lui témoignai une grande inquiétude sur madame de Mérode, qui, dans sa dernière lettre de Bruxelles, m’avoit mandé qu’elle étoit fort mécontente de sa santé ; et, comme deux courriers s’étoient écoulés depuis cette lettre, je craignois véritablement qu’elle ne fût tombée tout-à-fait malade. Le vicomte m’écouta sans me répondre, et sortit précipitamment. Le surlendemain, à midi, il entra inopinément dans mon cabinet, il étoit botté, tenoit un fouet d’une main, et de l’autre un billet. Je le regardai avec étonnement : «  Tenez, madame, me dit-il, voilà un billet de madame de Mérode, qui vous apprendra qu’elle a en effet été très-malade, mais qu’elle est fort bien à présent je l’ai trouvée sur sa chaise longue. — Quoi ! m’écriai-je, vous venez de Bruxelles ! — Assurément, répondit-il, vous étiez inquiète. En vous quittant, j’ai été prendre un cheval de poste, et je me suis rendu à Bruxelles à franc-étrier et sans m’arrêter. Je n’ai fait qu’entrer et sortir chez madame de Mérode, et je suis revenu avec la même promptitude ; mais lisez cette lettre. » Excessivement touchée, je lus la lettre, qui me confirma l’exacte vérité de ce récit. Madame de Mérode m’exprimoit un grand enthousiasme pour mon élégant courrier, et je fus moi-même attendrie jusqu’aux larmes. Il crut qu’enfin il avoit trouvé le chemin de mon cœur ; et, quelques jours après, venant à dessein à une heure où il étoit sûr de ne point trouver chez moi de monde, il se jeta tout à coup à mes genoux, et en me reparlant de son amour avec l’impétuosité la plus effrayante, et en me menaçant de se tuer si je n’y répondois pas. Ses menaces et ses fureurs me glacèrent et m’inspirèrent une espèce d’indignation qui me donna tout le sang-froid dont j’avois besoin. J’étois auprès de la cheminée. Je sonnai ; il se releva comme un forcené. Un valet de chambre survint. Je lui dis, avec beaucoup de calme : « Éclairez M. le vicomte de Custines. » Il faisoit nuit ; mais je savois que les lanternes des corridors du Palais-Royal n’étoient pas encore allumées. Il sortit avec des démonstrations de rage qui paroissoient aller jusqu’au désespoir ; et, malgré le courage que je venois de montrer, il me laissa une impression de crainte et d’effroi que je conservai toute la soirée. Le lendemain, en me réveillant, je reçus de lui un billet qui me fit frémir, voici quelle en étoit la date posée au haut de la page :

« Ce 23 août, dernier jour de ma vie. »

Le billet, de quatre lignes, exprimoit le plus horrible désespoir, et la décision formelle de s’ôter la vie. Rien ne peut donner l’idée de l’horreur dont je fus pénétrée, et du remords que j’éprouvai de l’avoir traité avec trop de mépris. Il me sembloit que j’aurois dû, à ses menaces de se tuer, montrer au moins de l’inquiétude et de la compassion. Je restai plus d’une heure glacée, pétrifiée, et déplorant avec amertume ce désastreux événement ; enfin j’écrivis au comte de Custines pour lui demander des nouvelles de son frère, qui logeoit toujours chez lui. Au lieu de me répondre, le comte vint sur-le-champ, et lorsqu’il entra dans ma chambre, je vis aussitôt sur son visage la confirmation de cet affreux malheur. Il me dit que son frère étoit parti seul à quatre heures du matin, sans domestique, sans rien emporter, et qu’il lui avoit laissé un billet de deux lignes qu’il me montra, et qui disoit seulement qu’on ne l’attendit plus, et qu’on ne sauroit jamais où il alloit. Le comte de Custines, qui avoit un cœur excellent, étoit dans la plus profonde affliction, et il me répétoit toujours : Voilà où vous l’avez poussé ! J’étois si saisie et si affligée moi-même, que pendant une semaine entière je fus hors d’état de descendre au Palais-Royal. Je fis défendre ma porte, et je ne reçus uniquement que le comte de Custines, qui vint tous les jours. Il prit toutes les informations possibles sans pouvoir découvrir ce qu’étoit devenu son frère. Nous convînmes de ne point conter cette tragique histoire, et de la cacher aussi long-temps que cela seroit possible, en disant seulement que le vicomte étoit allé voyager en Suisse. Enfin je repris mes habitudes ordinaires, et j’allai, comme de coutume, me promener tous les matins au Palais-Royal avec mes deux filles que j’avois avec moi, et dont l’ainée avoit six ans. Au bout de quelques jours je remarquai un Arménien ou un Turc, que je jugeai tel à sa robe, à sa longue barbe, et à son turban ; il me suivoit constamment, ayant toujours les yeux fixés sur moi. Je le vis ainsi une quinzaine de jours de suite ; au bout de ce temps il ne reparut plus. Dans les premiers jours d’octobre j’allai à Chantilly, et je n’en revins qu’au milieu du mois de novembre. Le comte de Custines étoit en Lorraine ; le mois suivant je reçus de lui un billet qui étoit à peu près conçu dans ces termes :

« Ne pleurons plus l’amant désesperé, il est ressuscité ; j’irai ce soir conter à ma chère consolatrice (c’est le nom qu’il me donnoit depuis la mort de sa femme) tous les détails de cette merveilleuse aventure. »

Après avoir lu ce billet, mon premier mouvement fut de la joie, et le second une espèce de honte d’amour-propre, d’avoir cru à ce prétendu suicide. Le comte passa avec moi toute la soirée ; il me fit un long récit, dont voici les traits principaux :

Le vicomte s’étoit rendu dans la forêt de Sénard, décidé, disoit-il, à terminer ses tourmens, son existence, et voulant exécuter cette funeste résolution dans un lieu désert, afin que l’on pût ignorer comment et dans quel lieu il auroit trouvé la mort. Au moment où, enfoncé dans la forêt, il alloit s’immoler, un ermite survint, qui l’arrêta, et l’entraîna dans son ermitage. Il y avoit en effet dans cette forêt un grand ermitage, où plusieurs ermites réunis travailloient en commun, et faisoient au métier des bas de soie, et de jolies petites étoffes de fantaisie, qui avoient beaucoup de vogue à Paris, et s’y vendoient fort bien. Le vicomte, rendu à la raison, à la religion, passa véritablement trois ou quatre mois dans cet ermitage, inconnu à ses hôtes, qui crurent avoir fait en lui la plus belle conversion du monde. Quand le vicomte fut revenu, le comte eut la curiosité d’aller visiter ces ermites ; il leur parla de son frère, que ces bons solitaires regardoient comme un saint ; ils contèrent qu’il avoit exactement suivi leurs exercices de piété, et même travaillé avec eux. Ils vantèrent sa douceur, sa simplicité, sa candeur ; au reste il s’étoit conduit fort généreusement avec eux ; outre le paiement de sa nourriture, il leur avoit envoyé par-dessus le marché, une ample provision de soie pour leurs travaux. Je suis persuadée qu’il s’amusa beaucoup dans cet ermitage ; car il y avoit une telle duplicité dans son caractère, que, même sans but et sans intérêt, il se délectoit dans l’hypocrisie. Pour revenir à son histoire, il quitta momentanément l’ermitage ; au bout de huit jours il alla se cacher ailleurs, afin de se promener tous les matins, déguisé en Arménien, au Palais-Royal. C’étoit effectivement lui que j’y avois vu. Il vouloit connoitre l’impression que produisoit sur moi l’idée de sa mort. Il fut indigné de ne me trouver ni maigre, ni changée ; il dit à son frère que cette dureté, jointe à son long séjour dans l’ermitage, l’avoit guéri ; qu’il ne me reverroit jamais sans trouble et sans émotion, qu’il prendroit toujours un vif intérêt à mon sort, mais qu’il renonçoit enfin sans retour à une passion si malheureuse. Après avoir écouté ce récit, qui fut allongé par une infinité de détails que je supprime, je fis convenir le comte que nous avions été bien dupes de tant pleurer, et que la prétendue résolution de se tuer n’avoit été qu’une feinte (du genre le moins pardonnable) pour éprouver mes sentimens. Quelques jours après le vicomte vint souper au Palais-Royal, j’y étois ; il affecta des émotions qui attendrirent vivement plusieurs dames, qui connoissoient en gros son amour chevaleresque pour moi, sa campagne de Corse, et qui même savoient quelque chose du projet de son prétendu suicide. On racontoit ce fait comme certain, mais avec beaucoup de variantes, toutes plus touchantes les unes que les autres. Il étoit, à tous les yeux, un héros de roman. Il porta au comble ce genre d’intérêt, lorsque jouant au wisk avec moi, on lui vit des mains tremblantes, et une telle distraction, qu’il brouilloit toutes les cartes, renonçoit, et mettoit un surprenant désordre dans le jeu. Toutes ces choses étoient si visiblement à mes yeux une comédie, qu’elles me causoient une véritable colère. Une femme sentimentale, qui jouoit avec nous, fut profondément indignée de mon air moqueur ; elle me trouva monstrueuse. J’appris depuis qu’elle s’étoit servie de cette expression, en contant cette scène.

Le surlendemain on me dit, à dix heures du matin, que le comte de Custines me demandoit en grâce de le recevoir, qu’il avoit quelque chose d’important à me dire. J’étois encore au lit ; je le fis prier de passer dans mon cabinet, et de m’y attendre ; je me levai à la hâte, et j’allai le trouver. Je fus frappée de l’altération que je remarquai sur son visage. « Bon Dieu ! qu’avez-vous ? m’écriai-je. — Ah ! répondit-il, je vais vous raconter le comble de l’horreur et de la perfidie… — Et de qui ? — Du scélérat le plus noir qui ait jamais existé, … du vicomte. — Votre frère ! qu’a-t-il donc fait ? — Il vous a toujours trompée, ne vous a jamais aimée ; il me trahissoit, et vouloit corrompre ma femme, et dans le temps où il affichoit pour vous la plus violente passion ! — Est-il possible ? — Voici le fait : « Madame de Custines a laissé une cassette dans laquelle je savois qu’elle renfermoit toutes les lettres qu’elle vouloit conserver ; je n’ai jamais pu en trouver la clef ; d’ailleurs je n’avois nul empressement de l’ouvrir, je craignois mortellement l’impression cruelle que me feroient ces lettres, qui lui étoient adressées dans un temps où j’étois si heureux ! Enfin, comme vous m’avez demandé plusieurs fois de vous rendre vos lettres, je me suis décidé ce matin à faire venir un serrurier, qui a ouvert la cassette ; alors j’en ai sorti tous les papiers, et je n’y ai trouvé que vos lettres, celles de madame de Louvois, et quelques unes de madame d’Harville. Cependant, en examinant la cassette, j’ai connu, par son épaisseur, qu’elle devoit avoir un double fond ; à force de chercher le secret, j’ai touché le ressort qui m’a découvert le fond qui est très-profond, et qui contenoit un nombre infini de billets et de lettres de mon frère, toutes exprimant, dans le langage le plus passionné, un amour qu’il assure toujours être très-pur, mais qui emploie tous les moyens imaginables de séduction. On voit, par ces lettres, que madame de Custines n’a jamais un instant manqué à ses devoirs, ni donné l’ombre d’une espérance, et que ses réponses ont toujours été de la plus grande sévérité. On voit qu’elle lui défendoit constamment de lui écrire, et que, communément, elle ne lui répondoit pas ; alors il la menaçoit de se porter aux dernières extrémités, de me tout confier, et de se tuer. Il lui parle souvent de vous ; il lui dit qu’il feint d’en être occupé, pour mieux cacher ses vrais sentimens ; mais, poursuivit le comte, je vous ai apporté quelques unes des lettres où il est question de vous ; les voilà, lisez-les. » Je pris ces lettres que je lus, je l’avouerai, avec autant de dépit que d’indignation. Dans la première, qui me tomba sous la main, il répondoit aux reproches que lui faisoit madame de Custines, sur l’artifice si coupable qu’il employoit envers moi.

« Du moins, disoit-il, cette feinte ne compromet point sa tranquillité ; pourvu qu’elle s’amuse, qu’elle soit bien cajolée, bien flattée, c’est tout ce qu’il lui faut ; son amour-propre sur ses talens, et sa vivacité même, lui tiendront toujours lieu de raison, et elle n’éprouvera jamais un grand sentiment. »

Dans une autre lettre sur son départ pour la Corse, il disoit en propres termes :

« Tant mieux que tout le monde croie que c’est elle qui m’envoie en Corse ; mais vous qui, avec une âme si grande et si sensible, n’en êtes qu’effrayée et non touchée, comment pouvez-vous craindre pour elle cette impression dangereuse dont vous me parlez ? Confiez-vous davantage à sa vanité ; soyez persuadée que, se croyant l’objet de cette action, elle la trouve toute simple. »

Je lus ces deux articles deux ou trois fois de suite, et je les écrivis le soir même sur deux petits morceaux de papier, que j’intercalai dans des lettres de même date, que j’avois reçues de ce nouveau Lovelace, infiniment plus artificieux et beaucoup plus scélérat que celui de Richardson. Quels auroient été mon désespoir et mon malheur, si je n’avois pas été préservée de sa séduction par cet instinct qui m’a toujours fait sentir la fausseté !… Que serois-je devenue si je l’eusse aimé ! Nous ne revenions pas d’étonnement, en songeant avec quelle audace et quelle sécurité il écrivoit en même temps à sa belle-sœur et à moi des lettres également passionnées ! Mais il nous connoissoit parfaitement l’une et l’autre, il avoit la certitude qu’un tel secret ne pouvoit être trahi par sa belle-sœur, et que ma timidité, ma discrétion naturelle, et l’imposante austérité de madame de Custines, ne me permettroient jamais de lui montrer ces lettres, ou même de lui en parler. J’eus bien de la peine à modérer la violence du juste ressentiment du comte de Custines ; enfin je le raisonnai tant, qu’il me donna sa parole (sur laquelle on pouvoit compter) de brûler toutes ces lettres, sans en dire un seul mot à son frère, ni à qui que ce fut au monde. Je ne l’aurois jamais décidé à ce sage et généreux parti, sans l’intérêt de la mémoire de madame de Custines ; il connoissoit assez le monde pour être certain que, si cette histoire étoit sue, on la conteroit de mille manières différentes, et que, malgré la parfaite innocence de madame de Custines, la vénération que l’on avoit pour sa mémoire en seroit altérée auprès de quelques personnes irréfléchies, et que l’idée de la perfection importune.

Le comte, fidèle à sa promesse, vécut comme à l’ordinaire avec son frère, continuant à le loger chez lui ; le vicomte ne se douta jamais qu’il eût la connoissance de ce terrible secret. Cette conduite coûta beaucoup à son vertueux frère pendant plus de six mois, mais ensuite il oublia l’outrage qu’il avoit feint d’ignorer, et je l’ai même vu par la suite reprendre une amitié sincère pour ce frère perfide, qui l’avoit si indignement trahi. Si dans les premiers momens, il eût éclaté avec lui, et qu’il lui eût reproché son crime, ils auroient été irréconciliables le reste de leur vie.

Il est bien étonnant que la personne la plus pure et la plus religieuse, que madame de Custines, enfin, ait reçu des lettres si criminelles. Comme je l’ai déjà dit, elle fut intimidée par les menaces terribles du vicomte, mais elle auroit dû sans doute avoir assez de caractère et de fermeté pour braver ses ressentimens ; rien ne peut dispenser de remplir un devoir positif. Une chose bien inexplicable encore, c’est que madame de Custines n’ait pas brûlé ces lettres avant de mourir. Mais voilà les faits dans la plus grande exactitude.

Depuis cette époque, je n’ai jamais revu le vicomte de Custines chez moi, je ne le rencontrois qu’au Palais-Royal, au Temple, chez M. le prince de Conti, et au Palais-Bourbon, où il fut depuis attaché : il eut la place de capitaine des gardes de M. le prince de Condé. Trois ou quatre ans après notre brouillerie, j’eus la rougeole, dont je fus à la mort. Dans ce moment le vicomte devoit aller, avec M. de Buzançai, passer quinze jours à Londres. Il apprit l’extrémité où j’étois, aussitôt il montra la plus vive douleur, rompit avec éclat son voyage, laissa partir seul M. de Buzançai, en disant qu’il ne pouvoit quitter Paris en me sachant mourante ; il resta, et pendant tout le temps que je fus en danger, il passa tous les jours des heures entières dans mon anti-chambre, touchant mes domestiques par ses démonstrations d’inquiétude et de douleur. Ce fut ainsi qu’il conserva la réputation d’un véritable héros de roman, d’autant plus que, fidèle jusqu’à sa mort à cette passion imaginaire, il n’en a jamais montré d’autre ; il a constamment répété qu’après un attachement si extraordinaire et si malheureux il n’y avoit plus de place dans son cœur pour l’amour, et il n’a jamais voulu se marier. On ne peut pas imaginer combien on m’a su mauvais gré de ne pas admirer cette belle passion ; on trouvoit que j’aurois dû, sans la partager, montrer du moins un grand sentiment d’estime pour l’homme qui savoit aimer ainsi. Mais quand on m’en parloit avec un ton pathétique, je ne pouvois m’empêcher de rire et de hausser les épaules. On a beaucoup répété que c’étoit un air de fort mauvais goût, et dont un bon cœur m’auroit préservée. Cette aventure singulière et si vraie dans tous ses détails est une belle leçon pour les jeunes personnes, qui sont, en général, si disposées à croire qu’elles inspirent des passions qui doivent faire le destin de la vie.

À présent je vais reprendre la suite de mon histoire.

Après avoir passé six mois au Palais-Royal, j’avois éprouvé déjà tant de noirceurs et de méchancetés, que je résolus de m’en éloigner pour quelque temps. Madame la duchesse de Chartres avoit pris pour moi, et bien d’elle-même, la plus vive amitié ; elle me faisoit appeler sans cesse quand elle étoit seule dans son appartement : faveur qu’avec ma réserve habituelle je n’aurois jamais sollicitée, et qu’elle n’accordoit à aucune autre. Ma conversation et ma gaieté lui plaisoient, et je trouvois très-attachantes sa bonté, sa candeur et sa sensibilité. On lui dit beaucoup de mal de moi ; elle n’en crut rien : elle vit tant d’animosité contre moi, qu’elle reconnut sans peine le langage maladroit et passionné de l’envie. Elle me redit tout, elle me trouva de la modération, et, j’ose dire, de la générosité ; car je ne récriminai point. Je ne lui ai jamais dit la moindre chose contre les femmes qu’elle me dénonçoit comme mes ennemies les plus acharnées ; et, par la suite, je n’ai pas laissé échapper une occasion de rendre des services auprès d’elle à ces mêmes personnes.

Cette conduite fut appréciée par madame la duchesse de Chartres ; elle s’attacha à moi avec une espèce de passion qui a duré dans toute sa force plus de quinze ans, et je puis dire, avec une parfaite vérité, que mon cœur y a répondu avec toute l’énergie et tout le dévouement dont il est capable quand il aime. Ce fut là le premier motif de l’ardente jalousie dont j’ai été l’objet pendant neuf ans au Palais-Royal.

Excédée des méchancetés et des calomnies, je pris le parti de faire un petit voyage, espérant que mon absence, dans ce commencement de faveur, prouveroit que je n’avois nulle envie de dominer. J’avois depuis long-temps promis à madame de Mérode d’aller la voir à Bruxelles. J’engageai M. de Genlis à m’y mener ; je demandai un congé, et nous partîmes au milieu de l’hiver. Je respirai en me retrouvant avec une amie charmante qui ne songea qu’à me rendre agréable le séjour de Bruxelles. Le prince Charles[41], frère de l’empereur, étoit vice-roi des Pays-Bas. Ce prince étoit aimable ; il aimoit les arts et les talens ; il eut beaucoup de grâce pour moi. Madame de Mérode avoit une grande maison. Nous logions chez elle, et j’y vis la société la plus brillante de la ville, entre autres le prince et la princesse de Starenberg. Cette dernière, quoique petite, laide et bossue, plaisoit même par sa figure remplie d’esprit et d’expression. Je n’ai vu à personne une manière de conter plus amusante, plus d’agrément dans la conversation, un esprit plus piquant ; elle a fait de grandes passions, qui ont été également constantes et malheureuses. Le prince de Chimay, d’une belle figure, et jeune encore, étoit alors éperdument amoureux d’elle, et retenu à Bruxelles depuis deux ans par cet attachement. L’homme le plus à la mode et le plus spirituel de la cour du prince Charles étoit le prince de Ligne[42], qui passoit une grande partie de sa vie à Paris, et que je connoissois déjà. Il avoit une figure très-noble, les manières d’un grand seigneur, de la douceur et de la gaieté, de la prétention à la singularité, et cependant du naturel ; son caractère étoit loyal et particulièrement obligeant. La duchesse d’Ursel, fille de la belle et vertueuse duchesse d’Aremberg, étoit, à cette époque, dans la première fleur de la jeunesse une fraîcheur éclatante, une agréable physionomie, lui tenoient lieu de beauté ; elle étoit charmante par la gaieté, la douceur, et une égalité d’humeur qui ne se démentoit jamais. J’avois porté ma harpe ; nous faisions de la musique tous les soirs : on causoit, on dansoit, on faisoit beaucoup de déguisemens, surtout pour m’attraper ; chose qui a toujours été très-facile. Madame d’Ursel, en se noircissant ses cheveux blonds, en se retroussant le nez avec un cheveu, en cachant ses jolies dents avec une écorce d’orange artistement taillée à cet effet, me fit croire pendant toute une soirée qu’elle étoit une dame hollandoise nouvellement arrivée de la Haye. On me mena voir les tableaux d’Anvers et plusieurs manufactures intéressantes. Nous passâmes ainsi trois mois, qui s’écoulèrent pour nous d’une manière délicieuse. J’avois prolongé mon congé plus de six semaines. Enfin je retournai au Palais-Royal, pour y trouver les mêmes inimitiés. Peu de jours après mon arrivée, nous allâmes à l’Île-Adam, chez M. le prince de Conti[43]. J’aimois particulièrement cette maison de prince, parce qu’on y jouissoit de la plus parfaite liberté. Le prince ne paroissoit dans le salon que le soir, deux heures avant le souper. Quand il n’alloit pas à la chasse, il passoit ses journées dans l’appartement de madame la comtesse de Bouflers. Toutes les dames étoient maîtresses de dîner dans leurs chambres et d’y rester jusqu’au souper. M. le prince de Conti, âgé alors de cinquante ans, avoit la plus belle et la plus majestueuse figure ; il avoit montré beaucoup de valeur et de talent à la guerre. Protecteur ardent de tous ceux qui lui étoient attachés, il avoit de véritables amis ; il étoit le seul prince du sang qui parlât bien au parlement, et qui eût de l’aisance et de la grâce à ses audiences. Il aimoit les arts, les lettres et les sciences ; on a dit de lui qu’il étoit le dernier des princes, comme on a appelé Brutus le dernier des Romains. Les chasses du cerf étoient d’un agrément particulier à l’Île-Adam ; chaque halte étoit une fête, et durant tous les voyages, nous jouions la comédie une fois par semaine.

Madame la comtesse de Bouflers, amie intime de M. le prince de Conti, passoit pour la personne la plus spirituelle de la société ; elle étoit même auteur de plusieurs drames et comédies, mais qui n’ont jamais été imprimés. On l’accusoit de soutenir, dans la conversation, des paradoxes ou des thèses bizarres ; c’est ce que je n’ai jamais entendu ; je l’ai toujours trouvée aussi raisonnable que spirituelle, mais elle n’étoit jamais commune ; c’est là sans doute ce qu’on appeloit de la bizarrerie. Je l’ai beaucoup aimée ; elle, madame de Beauvau, madame de Puisieux, et la maréchale de Luxembourg, m’ont paru des modèles parfaits de l’amabilité, de la politesse et de la grâce sociales.

Je ne perdis point mon temps à l’Île-Adam : il y avoit une belle bibliothèque ; j’y lus, je crois, pour la première fois, Rabelais, dont je trouvai les trois quarts extravagans, sots et dégoûtans ; ce qu’on y peut remarquer de spirituel, ne suffit assurément pas pour faire la réputation d’un livre : je lus et relus aussi un grand nombre de Mémoires sur l’Histoire de France, et j’écrivois beaucoup d’extraits. Un vieillard intéressant, M. de Pont-de-Vesle, neveu de la fameuse madame de Tencin[44], me fut très-utile par sa conversation ; il avoit beaucoup d’amitié pour moi ; il trouvoit un grand plaisir à répondre à toutes mes questions, et il m’apprit une infinité d’anecdotes littéraires.

De retour à Paris, je me livrai à l’étude avec plus d’activité que jamais. J’ajoutai à mes occupations celle de peindre des fleurs en miniature. Madame de Puisieux m’avoit demandé de lui donner une petite tabatière bien légère et bien commune, qu’elle pût laisser toujours sur son métier. Je peignis pour un dessus de boîte un chiffre en fleurs, entouré d’une guirlande, que je fis mettre sur une boîte de bois de figuier. Ce petit ouvrage fut trouvé si joli, que tous mes amis m’en demandèrent ; j’en fis dans ce temps plus d’une douzaine de suite. Je ne manquois pas de livres au Palais-Royal. Une chose étonnante, c’est que M. le duc d’Orléans, qui possédoit de si belles collections en pierres gravées et en tableaux, n’avoit point de bibliothèque ; mais le chevalier de Durfort en avoit une très-bien composée, et il me prêtoit tous les livres que je lui demandois. Une des choses qui m’attachoient le plus à la lecture, c’étoit la constance avec laquelle j’ai toujours fait des extraits, et le plaisir extrême que je trouvois à en augmenter le nombre. J’étois alors très-avancée dans la connoissance de la littérature françoise et de l’histoire. J’avois pris le goût de l’histoire naturelle dans mes voyages à Chantilly. Le beau cabinet de M. le prince de Condé, et l’amitié du bon et savant M. de Bomare, qui en avoit la direction, me [45] donnèrent l’idée de me former à moi-même un petit cabinet. Je savois très-peu la géographie, je priai M. de Bomare de me donner une maîtresse. Il me donna mademoiselle Thouin, sœur du premier jardinier du Jardin du Roi, dès lors l’un des premiers botanistes de l’Europe, et reçu depuis (avant la révolution) à l’Académie des sciences. Mademoiselle Thouin étoit une jeune personne très-instruite, et fort aimable. Nous prîmes l’une pour l’autre une vive amitié qui dura jusqu’à mon entrée à Belle-Chasse, et qui ne finit que par une injustice de mademoiselle Thouin, dont je rendrai compte. Je persuadai à madame la duchesse de Chartres d’apprendre la géographie, et je donnai à mademoiselle Thouin cette illustre écolière, qu’elle a gardée plus de trois ans. Madame la duchesse de Chartres avoit été élevée au couvent par la vieille et vertueuse marquise de Sourcy, qui lui avoit donné ce qui vaut mieux que des grâces et des talens, car elle avoit imprimé dans sa belle âme les sentimens les plus religieux et les meilleurs principes. Mais d’ailleurs madame de Sourcy n’ayant nulle instruction, n’avoit pu en donner à son élève, qui ne savoit même pas l’orthographe. J’entrepris de la lui apprendre ; je lui en donnai régulièrement des leçons pendant plus de dix-huit mois ; je lui en donnai aussi d’histoire et de mythologie. Un peintre, qui avoit fait le portrait de mes filles, me parla d’un jeune Polonais appelé M. Méris, qui étoit dans une grande misère, et qui avoit un fort grand talent (qui a été célèbre depuis) pour peindre de petits sujets à la gouache. J’imaginai de lui faire faire, pour l’instruction de madame la duchesse de Chartres, une suite de petits tableaux historiques représentant les plus beaux traits de l’histoire grecque et romaine, que je tirai de mes extraits. Il en fournissoit quatre par mois, que madame la duchesse de Chartres ne payoit que dix-huit francs pièce, et c’étoit assurément pour rien. Elle les faisoit encadrer à mesure, et sur tous j’écrivois de ma main ; derrière le petit tableau, l’explication du sujet avec détail, et d’une écriture très-fine. Elle en eut ainsi cent quinze qu’elle plaça dans un cabinet, et qui furent admirés de tous ceux qui les virent ; je les avois rangés moi-même par ordre chronologique. Elle me donna depuis ces petits tableaux pour l’éducation de mademoiselle d’Orléans. Madame de Valence, durant l’émigration, les sauva de la confiscation, et je l’autorisai à les garder pour l’éducation de ses filles ; elle les a partagés. Madame de Celles a la plus grande partie de cette précieuse collection.

Outre toutes ces occupations, je servois aussi de secrétaire à madame la duchesse de Chartres ; j’écrivois tous ses billets et toutes ses lettres, qu’elle copioit ensuite de son écriture. Il ne lui survenoit rien, hors de l’ordre commun de tous les jours, qu’elle ne m’en fit part, et qu’elle ne m’envoyât chercher pour me consulter, ou pour me confier ce qui l’intéressoit. Il lui est arrivé très-souvent de m’envoyer mademoiselle Lefèvre, une de ses femmes de chambre, à deux ou trois heures du matin, quand je n’avois pas pu la voir dans la journée, pour me demander en grâce d’écrire un billet ou une lettre, qu’elle vouloit qui fût portée le lendemain matin. Comme je me couchois tard, communément j’étois levée ; et plusieurs fois mademoiselle Lefèvre m’a fait réveiller. Dans ces occasions madame la duchesse de Chartres m’écrivoit, et longuement, ce qu’elle désiroit de moi souvent ce n’étoit que pour me confier quelque chose qui lui faisoit de la peine ; et, dans ce cas, s’il n’étoit pas excessivement tard, je descendois chez elle. Tous ces soins ne m’empêchoient pas d’entretenir mon adresse des doigts, de faire de jolis ouvrages de broderie de tous genres, de cultiver toujours la musique avec la même ardeur, et d’y joindre la nouvelle étude de l’histoire naturelle, et l’occupation de former un cabinet de coquillages, de madrépores, de minéraux et de cailloux, qui devint très-beau par la suite, et qui a été confisqué, et très-bien vendu au profit de la nation, avec tout ce que j’avois à Belle-Chasse. Je composois toujours des comédies ; j’avois fait chez madame de Puisieux les Fausses Délicatesses, que je n’avois montrées à personne, pas même à M. de Sauvigny ; il étoit si prévenu en ma faveur, que, quoiqu’il eût un excellent goût de critique, je me méfiois de ses éloges. Voulant cependant savoir si j’avois quelque talent, je pris un parti singulier pour m’éclaircir. J’étois abonnée à l’Année littéraire de Fréron[46] ; j’y trouvois beaucoup d’esprit et de fort bons jugemens ; et je me décidai à consulter Fréron, que je ne connoissois pas du tout personnellement. Je lui écrivis une lettre anonyme, au bas de laquelle j’écrivis ces mots : Un jeune auteur. Je le suppliois de lire la comédie que je lui confiois, et de m’en dire franchement son avis, et s’il me conseilloit de m’exercer dans ce genre. Je lui demandois de mettre sa réponse avec ma pièce chez son libraire, où je l’enverrois chercher au bout de quinze jours. J’envoyai ce paquet chez ce même libraire, et au bout des quinze jours il fut remis au commissionnaire qui alla le chercher. La réponse de Fréron fut très-polie et très-détaillée : il me mandoit qu’il y avoit du marivaudage dans ma pièce ; qu’il voyoit que j’avois beaucoup lu Marivaux, et que je l’aimois ; qu’il me conseilloit de quitter cette imitation, d’écrire uniquement d’après moi-même ; que j’avois des idées, de la saillie dans l’esprit, et par-dessus tout, une bonne tête, et le talent de faire un bon plan.

Ce jugement m’a été très-utile ; il m’encouragea beaucoup, et il me fit renoncer sans retour au marivaudage. Je n’ai jamais eu d’autres rapports avec Fréron.

Lorsque l’été vint, nous allâmes à Chantilly, où M. le prince de Condé eut des grâces toutes particulières pour moi. Il se mettoit toujours à table à côté de moi, et me demandoit ce que je souhaitois que l’on fit le lendemain ; si je désirois que l’on soupât à l’Île-Sylvie ou à l’Île-d’Amour ; où je voulois que fût le rendez-vous de la chasse du cerf, etc. Toute cette galanterie n’avoit rien de bien flatteur : c’étoit un essai que M. le prince de Condé faisoit toujours avec les femmes qui avoient quelque agrément : on prétendoit que c’étoit un système d’ambition. Il disoit qu’une jolie femme est toujours utile à quelque intrigue, et qu’il n’y a qu’une seule manière de s’assurer d’elle. Comme cette manière ne me convint pas, quand j’en connus le dessein, je fis perdre à M. le prince de Condé l’idée qu’elle pourroit réussir. De ce moment, il devint mon ennemi, et l’a toujours été. M. le prince de Condé avoit alors trente-cinq ou trente-six ans ; il étoit borgne[47], mais l’œil dont il ne voyoit pas n’avoit rien alors de défectueux[48]. Sa figure étoit mieux que mal ; il avoit quelque chose de faux dans la physionomie, et cette physionomie peignoit son caractère, qui étoit extrêmement dissimulé. Il avoit montré à la guerre une valeur digne du petit-fils du grand Condé, ce qui lui donnoit une juste considération dans l’armée. Tous les militaires le révéroient ; il a toujours joué le noble rôle de se déclarer leur protecteur, et de solliciter des grâces, même pour ceux qui n’étoient pas de ses régimens et qu’il ne connoissoit pas, quand ils s’adressoient à lui et que leurs demandes étoient justes. Ce prince ne manquoit pas d’esprit ; il écrivoit bien, et sa conversation, lorsqu’il étoit à son aise, étoit agréable ; cependant il avoit dans le grand monde de la timidité, il parloit mal en public ; il étoit ambitieux, mais en courtisan, et non en prince, car il n’employoit communément pour réussir que de petits moyens et de petites intrigues qu’il auroit dû dédaigner. Il étoit excessivement vindicatif ; il trouvoit une sorte de plaisir dans sa haine : c’est le seul homme que j’aie vu constamment sourire lorsqu’on lui parloit d’une personne qu’il haissoit, ou lorsqu’il la voyoit, et ce sourire était affreux, rien ne peut en donner l’idée.

M. le duc de Bourbon avoit une belle tournure, et l’éclat de son teint lui tenoit lieu de beauté ; il a toujours été rempli de bonté pour moi.

Madame la duchesse de Bourbon étoit à ce voyage, elle avoit beaucoup de grâce, de l’esprit, des talens, et une belle âme, mais dans les idées une singularité que son institutrice n’avoit nullement rectifiée, et qui ôtoit beaucoup de justesse à sa manière de voir et de juger. Très-prévenue contre moi par madame de Barbantane, elle me traitoit avec une extrême sécheresse ; je ne fis rien pour lui ôter ses préventions qui durèrent jusqu’à la révolution ; ses bontés m’ont bien dédommagée depuis de cette injustice.

J’eus l’hiver d’ensuite une grande distraction dans mes études particulières : Gluck vint à Paris pour y faire jouer ses opéras. Les loges du Palais-Royal donnoient dans les appartemens du palais ; en sortant de dîner je n’avois qu’une porte de la salle à manger à ouvrir pour être dans une de nos loges. Cette commodité, mon goût passionné pour la musique, et le plaisir extrême de voir Gluck[49], à toutes les répétitions, se mettre en colère contre les acteurs et les musiciens, et leur donner à tous d’excellentes leçons, me faisoit passer toutes mes après-dîners dans une loge ; ensuite je voulois voir les représentations, de sorte qu’une grande partie de ma vie s’écouloit à l’Opéra. Gluck venoit deux fois la semaine avec Monsigny, M. de Monville, et Jarnovitz, le célèbre violon[50], faire de la musique chez moi ; il me faisoit chanter tous ses beaux airs, et jouer sur la harpe ses ouvertures, entre autres celle d’Iphigénie, que j’aimois avec enthousiasme. On imagine bien que je me déclarai Gluckiste, et que je me moquai de toutes les disputes sur Gluck et Piccini des gens de lettres, qui ne savoient pas un mot de musique ; ce qui me fit mes premiers ennemis dans la littérature, car j’étois dans la société une autorité en musique, et les littérateurs Gluckistes ne me pardonnoient pas, étant de mon parti, de me moquer d’eux ; mais ils défendoient Gluck si ridiculement, que je ne les épargnois pas plus que les autres. Je sentis enfin, au mois de mars de cet hiver, que la musique, Gluck et l’Opéra, prenoient beaucoup trop d’ascendant sur moi. Comme il m’a toujours paru qu’il est moins difficile de renoncer tout-à-fait, que de se modérer, je fis vœu de ne plus aller à l’Opéra et aux spectacles que lorsque je serois forcée, par ma place, d’y suivre madame la duchesse de Chartres, ce qui arriva rarement, parce que mes compagnes ne demandoient pas mieux que de me remplacer dans ce cas. Ce fut pour moi un très-grand sacrifice, car j’ai été parfaitement fidèle à ce vœu. Je voudrois bien aujourd’hui que la religion me l’eût fait faire, mais ce fut uniquement le goût de l’étude et la vanité de me distinguer qui me firent prendre cette résolution.

Je vis, dans cette année, le comte de Béniouski[51], très-fameux par son exil en Sibérie, et la manière dont il se sauva, mettant dans sa confidence quarante de ses compagnons, en persuadant à chacun en particulier qu’il étoit son seul confident, de manière que le secret fut parfaitement gardé, chacun s’en croyant l’unique dépositaire. Il me conta toutes ses aventures, qui ont fourni le sujet d’un drame qui eut beaucoup de succès en Allemagne, et que j’ai vu depuis jouer à Hambourg. J’eus l’occasion, l’automne suivant, de rendre un grand service au chevalier de Durfort, voici comment : il étoit chevalier de Malte et pouvoit posséder des bénéfices ; un ecclésiastique de ma connoissance vint m’avertir qu’il y en avoit un vacant de quinze mille livres de rentes, à la nomination, je ne sais comment, de M. le comte d’Artois, et que ; s’il étoit demandé tout de suite, le chevalier l’auroit. La cour étoit à Fontainebleau, j’envoyai sur-le-champ un courrier à M. le duc de Chartres, pour lui rendre compte de ce fait. M. le duc de Chartres, sans perdre un instant, fit la demande, obtint le bénéfice, et annonça la chose au chevalier de Durfort, qui étoit à Fontainebleau, en lui montrant mon billet. Le chevalier de Durfort, qui n’étoit pas riche, fut comblé de joie d’obtenir une grâce si inattendue, qui ne lui avoit même pas coûté une sollicitation ; il m’écrivit une lettre remplie de reconnoissance, dans laquelle il m’appeloit sa bienfaitrice. Il a été en effet très-reconnoissant pendant sept ou huit ans, ensuite il est devenu mon ennemi : on verra que je n’ai pas donné lieu à ce changement.

Madame la comtesse du Nolstein entra au Palais-Royal dans ce temps ; elle avoit quinze ans, un joli visage, mais de vilains pieds, des mains affreuses par leur grosseur, leur forme et leur rougeur ; elle étoit fille de madame de Barbantane, et avoit été élevée au couvent avec madame la duchesse de Bourbon, qui, en sortant de Panthemont, refusa positivement de la prendre pour dame. On dit dans le monde, et l’on crut généralement que madame la duchesse de Bourbon n’en avoit point voulu, par envie de sa jolie figure, chose d’autant plus évidemment injuste, qu’elle prit à sa place une dame beaucoup plus jolie que madame du Nolstein ; mais on n’en déclama pas moins contre l’ingratitude de refuser la fille de sa gouvernante. Madame la duchesse de Bourbon ne put ignorer tout ce déchaînement ; elle eut l’extrême honnêteté de ne dire à personne au monde la véritable cause de son refus, elle ne l’a dit que quatorze ou quinze ans après, lorsque madame du Nolstein fut enfermée dans un couvent à Nancy. Madame la duchesse de Bourbon avoit pour témoin du fait qu’elle raconta la princesse Louise de Condé, sa belle-sœur, qui avoit gardé le même silence. Madame du Nolstein devint sur-le-champ au Palais-Royal ma plus ardente ennemie ; elle m’a fait beaucoup de mal ; j’ai vu d’elle d’étranges choses, je n’en parlerai point ; ses plus terribles aventures n’ont été que trop connues du public, mais la sincérité de sa pénitence impose le devoir de ne les point retracer.

Sa conduite dans son couvent, pendant un assez grand nombre d’années, fut si édifiante et si parfaite, qu’elle ne laissa aucun doute sur sa conversion. Elle fit, pendant tout ce temps, le maigre perpétuel, observé dans les ordres les plus austères ; elle vendit, au profit des pauvres, quelques bijoux qui lui restoient et toute sa garde-robe ; elle acheta, pour elle, du linge grossier et une robe de bure ; elle n’a point eu d’autres vêtemens jusqu’à sa mort. M. du Nolstein, le plus loyal et le plus vertueux des hommes, lui faisoit une pension de six mille francs, et payoit en outre sa nourriture et son logement ; madame du Nolstein se réserva tout au plus cent écus pour son entretien, et elle fit constamment distribuer le reste aux pauvres, à l’exception des matériaux nécessaires qu’elle faisoit acheter pour faire de ses doigts différens ouvrages qu’elle donnoit à l’église ; elle étoit extrêmement adroite ; elle consacra entièrement ce talent à la religion. Quand les religieuses, à la révolution, furent chassées de leurs asiles, M. du Nolstein, après le règne de la terreur, vint prendre sa femme et la conduisit dans une terre qu’il possédoit à une grande distance de Paris. Madame du Nolstein le conjura de lui permettre d’y vivre comme dans son couvent ; elle y mourut au bout de dix-huit mois, conservant sa tête jusqu’au dernier moment de son existence elle se fit mettre sur la cendre lorsqu’elle se sentit à l’agonie, et ce fut ainsi qu’après avoir expié tous ses égaremens elle rendit le dernier soupir !… J’ai oublié de dire que lorsqu’elle fut chassée de son couvent ainsi que toutes les religieuses, elle alla sur-le-champ se retirer à un cinquième étage, chez des pauvres dont elle avoit soulagé la misère ; elle y resta jusqu’après la mort de Robespierre.

Je voyois très-souvent M. de Fleurieu[52], qui a été depuis dans le ministère ; il me remit à l’étude de l’italien, qu’il savoit parfaitement, et dont, malgré toutes ses occupations, il eut l’extrême bonté de me donner régulièrement des leçons deux fois la semaine, pendant six mois. Je n’ai jamais connu personne d’un caractère aussi obligeant ; il étoit d’une adresse extrême, il savoit faire des montres comme un horloger ; il se chargeoit de nettoyer et de raccommoder celles de ses amis ; en outre il tournoit, et il faisoit d’ailleurs mille jolies choses. Un jour, qu’il arriva chez moi, il me trouva occupée à faire garnir de fleurs, en ma présence, par ma femme de chambre, et une fille de boutique de ma marchande de modes, une robe que je voulois absolument avoir pour le lendemain. Comme j’étois fort indécise sur la forme et le dessin de la garniture, M. de Fleurieu donna son avis, qui prévalut ; ensuite il se mit à l’ouvrage, taillant, cousant aussi bien que la meilleure ouvrière, et tout cela avec un sérieux et une simplicité qui me faisoient rire aux larmes ; il me grondoit de cette gaieté, en disant que cela nous faisoit perdre du temps. J’avois fait fermer ma porte, et nous travaillâmes avec acharnement depuis sept heures du soir jusqu’à une heure après minuit, avec le seul relâche d’un petit souper, qui ne dura pas un quart d’heure. La robe fut achevée ; elle eut le lendemain le plus grand succès, tout le monde la trouva charmante. Il y a eu dans la vie de M. de Fleurieu une singularité remarquable : il a été successivement amoureux de trois femmes formant trois générations ; d’abord, dans sa première jeunesse, d’une personne beaucoup plus âgée que lui ; ensuite de sa fille, qui épousa M. de Mondorge (oncle de M. de Fleurieu). Cette passion fut très-malheureuse. Madame de Mondorge, devenue veuve, se remaria à M. le marquis d’Arcamballe ; elle eut une fille que vit naître M. de Fleurieu. Aussitôt qu’elle eut atteint l’âge où l’on peut être mariée, M. de Fleurieu en devint amoureux, et l’épousa. C’est une constance de filiation dont je ne connois pas d’autre exemple.

J’avois pris aussi un maître de langue angloise ; et, comme j’avois une très-grande mémoire, je lisois couramment les poëtes au bout de cinq mois. Je ne perdois pas un moment ; quand j’allois à Versailles, je m’arrangeois pour y aller communément toute seule, afin de pouvoir lire en voiture. J’écrivois tous mes extraits dans des petits livres blancs ; j’en portois toujours un sur moi, afin de lire quelque chose dans les petits momens perdus. Je n’ai jamais laissé échapper une occasion de faire parler ceux que je rencontrois sur les choses qui pouvoient m’instruire, les étrangers sur leur pays, les voyageurs sur leurs voyages, les artistes sur leur, art, etc. De cette manière, j’ai tiré un parti fort utile de beaucoup de gens ennuyeux d’ailleurs ; et j’écrivois le jour même tout ce que dans ces entretiens je recueillois d’intéressant ou de nouveau pour moi. J’avois entendu conter que M. d’Aguesseau avoit fait en plusieurs années quatre volumes in-4o, en employant douze ou quinze minutes tous les jours, que madame d’Aguesseau mettoit constamment à se rendre dans la salle à manger, depuis l’annonce du dîner. Je profitai de cet exemple. L’heure du dîner du Palais-Royal étoit fixée à deux heures, mais madame la duchesse de Chartres n’étoit jamais prête qu’un quart d’heure après, et, quand je descendois à l’heure convenue, il falloit toujours attendre quinze ou vingt minutes. Je chargeai un valet de chambre de venir m’avertir quand elle passoit dans le salon. J’étois toute prête à deux heures précises ; et, jusqu’au moment où l’on venoit me chercher, j’employois ce temps à écrire à main posée, d’une écriture très-fine, un choix de vers de différens auteurs, ce qui avoit formé, quand je suis sortie du Palais-Royal, un recueil de mille vers, qui est très-curieux, puisqu’il commence par les vers les plus gothiques et les plus anciens que nous ayons. Ce recueil, qui n’a point été perdu, est aujourd’hui entre les mains de madame la comtesse de Choiseul (née princesse de Bauffremont). J’avois épuisé en trois ans la bibliothèque du chevalier de Durfort. Je fis connoissance avec l’abbé des Aulnais, premier bibliothécaire de la Bibliothèque du Roi ; il a eu pour moi pendant six ans la plus grande obligeance, m’indiquant et me prêtant tous les livres qui pouvoient m’instruire, et même des manuscrits. J’ai trouvé dans son amitié et dans sa conversation une source d’instruction qui m’a été de la plus grande utilité. J’allois souvent lui faire des visites à la bibliothèque, dont il me montroit les livres les plus curieux. Il me fit faire connoissance avec un savant, nommé M. d’Aimeri, qui demeuroit sur le Palais-Royal, et qui avoit une superbe collection de médailles antiques, et en outre la plus belle collection de miniatures en émail, de Petitot, qui, après sa mort, fut achetée par le roi. J’allois aussi, à peu près tous les quinze jours, au Jardin du Roi, voir mon amie mademoiselle Thouin, qui me menoit dans le cabinet d’histoire naturelle, et dans les serres, où l’on m’expliquoit toutes ces merveilles de la nature. Un jour que j’étois avec elle et M. Thouin, son frère, dans les serres, j’y vis arriver un jeune homme de quatorze ou quinze ans, d’une figure charmante, qui, venant à moi, me dit que son père avoit un désir passionné que j’allasse chez lui, pour me faire voir deux ou trois petits animaux singuliers qui n’étoient pas dans la ménagerie, et ce père étoit M. de Buffon. Je fus ravie de cette prévenance d’un homme dont j’admirois tant les ouvrages, et je devois cette bienveillance à tout ce que mademoiselle Thouin avoit dit de moi. Le jeune Buffon me donna la main, et me conduisit chez son père, qui me reçut avec une cordialité et une grâce de bonhomie qui achevèrent de me gagner tout-à-fait le cœur. Depuis ce jour, il vint me voir au Palais-Royal, au moins une fois par mois ; j’allois dîner chez lui tous les dix ou douze jours ; j’y arrivois d’assez bonne heure pour le trouver seul : nous ne parlions jamais que de littérature, et je le questionnois sans relâche sur la manière d’écrire et sur le style. Une chose très-extraordinaire, c’est que M. de Buffon, dont le style est si harmonieux, n’aimoit pas la poésie, et n’étoit pas sur ce point un vrai connoisseur. Fénélon, écrivain moins parfait, mais dont le style a tant d’harmonie, offroit la même singularité. M. de Buffon m’a dit qu’il n’a commencé à écrire comme auteur, et à être remarqué, qu’à l’âge de quarante-quatre ou quarante-cinq ans ; son admirable talent s’est soutenu dans toute sa force jusqu’à la fin de sa longue carrière. Je vis chez lui beaucoup de savans et d’auteurs, entre autres les infortunés Bailli et Hérault de Séchelles[53], et M. de Lacepède[54], si recommandable par son savoir, son esprit et son caractère : d’ailleurs chez moi je ne voyois point de gens de lettres, à l’exception de M. de Sauvigny, et de Dorat[55], qui dès lors se mouroit de la poitrine. Il venoit quelquefois me voir, parce que je l’avois connu à Soissons, où je l’avois vu chez l’intendant, M. Lepelletier-de-Morfontaine, et où, dans des fêtes que l’intendant m’avoit données, il avoit fait pour moi de fort jolis vers, chose dont une femme conserve toujours quelque reconnoissance. Cependant ce n’est pas ce sentiment, mais c’est la justice qui me fait dire qu’on a jugé trop sévèrement son talent ; il avoit sans doute quelquefois de l’afféterie ; sa manière n’étoit pas celle d’une bonne école, mais il avoit souvent de la grâce, de la finesse, et toujours beaucoup d’esprit. Outre ses poésies et ses comédies, il a fait un roman en lettres, qui n’a eu aucune réputation, qui est tout-à-fait oublié, et qui néanmoins n’est assurément pas sans mérite. On en a beaucoup loué, de nos jours, qui sont très-inférieurs à cette production. Si Dorat[56] existoit aujourd’hui, il seroit de l’Académie, et il auroit un grand nombre d’admirateurs[57]. les bornes prescrites à ce genre, et particulièrement dans ses Épîtres à mademoiselle Fanier, soubrette de la Comédie Françoise. Dans les vers qu’il lui adresse, il substitue toujours le mot coquine à l’expression friponne, employée jusqu’alors par les poètes qui s’adressent à une coquette. Il est bien extraordinaire que Dorat, qui avoit tant de finesse, qu’elle dégénéroit souvent en afféterie, ait pu regarder comme une gentillesse une semblable grossièreté. Quand on manque de naturel, quelque esprit qu’on puisse avoir, il est impossible de se préserver des écarts du mauvais goût.

(Note de l’auteur.)

Dans ce même temps J.-J. Rousseau, qui profitoit de la permission que j’avois obtenue pour lui, partageoit ses journées entre le Jardin des Plantes et Monceaux ; il me fit faire encore beaucoup d’avances par mademoiselle Thouin, qui me répéta qu’il conservoit un désir passionné de me revoir ; quoiqu’au fond de l’âme je l’aimasse toujours, je fus inflexible dans mes refus.

Mes diverses occupations me consoloient des méchancetés que j’éprouvois sans cesse au Palais-Royal ; cependant, malgré la haine qu’on avoit pour moi, on venoit sans cesse me prier de demander au prince et à la princesse les choses qu’on désiroit. J’avoue que rien ne m’a plus flatté dans ma vie que cette étonnante confiance dans la générosité de mon caractère, et je n’ai jamais cessé un moment de prouver que je la méritois. Cette conduite est sublime quand la religion la donne ; quand c’est la vanité, elle est toujours noble ; mais elle seroit absurde si elle étoit le fruit d’un calcul pour adoucir l’envie ; on ne désarme point l’envieux, les succès mêmes qu’il obtient par l’entremise de l’objet de sa haine ne peuvent que l’irriter et l’humilier profondément. Il est vrai que dans ces sollicitations on commençoit toujours par de petites apologies et de grandes louanges sur ma douceur et ma bonté naturelles : je n’étois nullement la dupe de ces faussetés, mais mon amour-propre étoit vivement flatté de ces espèces d’hommages. J’éprouvois aussi une joie maligne, en voyant des personnes si hautaines, qui ne parloient que d’élévation d’âme et de noblesse de sentimens, s’abaisser ainsi tête-à-tête devant moi. Je me vengeois à ma manière, en les écoutant sans leur faire de reproches, et en faisant ce qu’elles désiroient.

En 1774, Louis XV mourut : l’infortuné Louis XVI monta sur le trône, ce qui donna d’abord l’idée que le Palais-Royal alloit jouir d’un grand crédit, parce que madame la princesse de Lamballe, intimement liée avec M. le duc et madame la duchesse de Chartres, étoit favorite de la nouvelle reine. Madame de Lamballe étoit extrêmement jolie, et, quoique sa taille n’eut, aucune élégance, qu’elle eût des mains affreuses, qui, par leur grosseur, contrastoient singulièrement avec la délicatesse de son visage, elle étoit charmante sans aucune régularité ; son caractère étoit doux, obligeant, égal et gai, mais elle étoit absolument dépourvue d’esprit ; sa vivacité, sa gaieté et son air enfantin cachoient agréablement sa nullité ; elle n’avoit jamais eu un avis à elle, mais dans la conversation elle adoptoit toujours l’opinion de la personne qui passoit pour avoir le plus d’esprit, et c’étoit d’une manière qui lui étoit tout-à-fait particulière. Lorsqu’on discutoit sérieusement, elle ne parloit jamais, et feignoit de tomber en distraction, et tout à coup, paroissant sortir de sa rêverie, elle répétoit mot à mot, comme d’elle-même, ce que venoit de dire la personne dont elle adoptoit l’opinion, et elle affectoit une grande surprise lorsqu’on croyoit lui apprendre que l’on venoit de dire la même chose, elle assuroit qu’elle ne l’avoit pas entendue. Elle faisoit ce petit manège avec beaucoup d’adresse, et j’ai été assez long-temps à m’en apercevoir. Elle avoit d’ailleurs beaucoup de petits ridicules qui n’étoient que des affectations puériles ; la vue d’un bouquet de violettes la faisoit évanouir, ainsi que l’aspect d’une écrevisse, ou d’un homard, même en peinture ; alors elle fermoit les yeux, sans changer de couleur, et restoit ainsi immobile pendant plus d’une demi-heure, malgré tous les secours qu’on s’empressoit de lui prodiguer, quoique personne ne crût à ces prétendus évanouissemens. C’est ainsi que je l’ai vue, en Hollande, s’évanouir dans le cabinet de M. Hope, après avoir jeté les yeux sur un petit tableau flamand, qui représentoit une femme vendant des homards. Une autre fois à Crécy, chez M. le duc de Penthièvre, après souper, j’étois à côté d’elle, assise sur un canapé, mademoiselle Bagarotti[58] contoit des histoires de revenans, lorsqu’on entendit dans l’antichambre un valet de chambre bâiller à haute voix, apparemment en se réveillant. Madame de Lamballe affecta un tel mouvement de frayeur, qu’elle tomba évanouie sur moi, ce qui dura si longtemps, qu’on alla réveiller M. Guénault, chirurgien de M. le duc de Penthièvre, qui accourut précipitamment en robe de chambre. Comme cet évanouissement ne finissoit pas, et que j’avois grande envie d’aller me coucher, je proposai bien haut à M. Guénault, qui étoit un imbécile, de saigner du pied la princesse, bien certaine qu’elle reviendroit de son évanouissement avant la saignée ; M. Guénault objecta qu’il faudroit peut-être attendre encore, à cause du souper ; j’affirmai que j’avois remarqué que la princesse n’avoit presque rien mangé. À ces mots, sans hésiter, M. Guénault commanda de l’eau chaude, et, d’un air triomphant, car saigner la princesse étoit pour lui un glorieux exploit, il proposa d’aller réveiller M. le duc de Penthièvre, qui alloit toujours se coucher avant nous, mais je m’y opposai. Enfin le seau d’eau chaude arriva ; M. Guénault s’armoit de sa lancette, lorsque la princesse reprit inopinément toute sa connoissance. Je lui ai vu faire mille fois des scènes de ce genre. Et, par la suite, lorsque les attaques de nerfs périodiques, suivies d’évanouissement, devinrent à la mode, madame de Lamballe ne manqua pas d’en avoir de régulières deux fois la semaine, aux mêmes jours et aux mêmes heures, pendant toute une année. Ces jours-là, suivant l’usage des autres malades de cette espèce, M. Saiffert, son médecin, arrivoit chez elle aux heures convenues ; il frottoit les tempes et les mains de la princesse d’une liqueur spiritueuse, ensuite il la faisoit mettre dans son lit, où elle restoit deux heures évanouie. Pendant ce temps ses amis intimes, rassemblés ce jour-là, formoient un cercle autour de son lit, et causoient tranquillement jusqu’à ce que la princesse sortit de sa léthargie. Telle était la personne que la reine choisit d’abord pour sa première amie ! Mais la reine sentit bientôt que madame de Lamballe étoit hors d’état de donner un conseil utile, et même de prendre part à un entretien sérieux ce ne fut donc point par légèreté, comme on l’a dit, que la reine lui ôta sa confiance ; elle la jugea avec beaucoup de discernement. En même temps elle lui conserva tous les droits apparens de l’intimité, et la place de surintendante de sa maison, place recréée pour elle ; il n’y avoit point eu de surintendante à la cour depuis mademoiselle de Clermont[59].

Le roi, dans la première année de son règne, alla à Marly pour s’y faire inoculer. Toutes les princesses furent de ce voyage, et j’y allai avec madame la duchesse de Chartres. Le voyage fut très-brillant, et je m’y amusai beaucoup. J’y courus un très-grand danger, ainsi que madame la duchesse de Chartres. Un jour nous étions au rez-de-chaussée, assises à côté l’une de l’autre sur un canapé, au-dessus duquel étoit, derrière nous, une grande glace. Nous nous trouvions en face d’une porte qui donnoit sur la terrasse. M. le duc de Chartres et M. de Fitz-James s’amusoient à tirer au blanc, au pistolet chargé à balle ; ils étoient placés vis-à-vis nous, mais nous tournant le dos. Une balle, allant frapper une statue de marbre, fut renvoyée par ricochet dans notre salon, et cassa, à deux doigts de nos têtes, la glace qui étoit derrière nous.

On m’avoit d’abord logée à Marly dans une chambre assez vilaine, et qui n’étoit séparée que par une mince cloison du logement de madame de Valbelle[60], dame du palais, de sorte que nous nous entendions mutuellement d’une manière fort incommode, surtout n’ayant ensemble aucune liaison. En rentrant chez moi les soirs, après souper, je faisois communément de la musique deux bonnes heures avant de me coucher. Un soir, entre onze heures et minuit, que, suivant ma coutume, je jouois de la harpe, et que je déchiffrois une sonate, M. d’Avaray, à ma grande surprise, entra tout à coup dans ma chambre, et vint me dire tout bas que la reine étoit chez madame de Valbelle, pour m’entendre jouer de la harpe. Aussitôt je me mis à jouer tout ce que je savois le mieux en pièces et en morceaux de chant, ce qui dura une heure et demie sans interruption, car j’attendois que le mouvement dans la chambre voisine m’apprit que la reine s’en alloit ; mais le silence y étoit absolu. Enfin, réellement fatiguée, je m’arrêtai. Alors on m’applaudit très-vivement et à plusieurs reprises, et M. d’Avaray vint me remercier de la part de la reine, et me dire en son nom mille choses obligeantes. Elle me les répéta le lendemain quand j’allai faire ma cour. Elle fut si satisfaite de ma harpe et de mon chant, que j’eus dans ce moment toute facilité de me faire admettre dans son intérieur, en consentant à jouer dans ses petits concerts particuliers, où elle-même chantoit. J’aurois été secondée par madame de Lamballe, qui me le conseilloit ; mais j’avois assez de chaînes pour n’en pas désirer d’autres : celle-là m’auroit pris un temps énorme, et elle auroit par conséquent bouleversé toutes mes études, qui ont toujours fait tout le véritable charme ou toute la consolation de ma vie. Ainsi, je ne laissai faire aucune démarche à ce sujet. Au bout de quinze jours, on m’annonça que je serois logée dans l’un des charmans pavillons du jardin. Ce pavillon, pareil aux autres, contenoit deux logemens, l’un, très-beau, au rez-de-chaussée, et l’autre, fort inférieur, au-dessus, mais très-joli. Ce fut celui-là qu’on me donna ; M. le prince de Condé occupoit l’autre. Aussitôt qu’il sut que j’allois venir dans ce pavillon, il se hâta de déménager et de prendre le petit appartement pour me laisser le plus beau, que, malgré ma respectueuse résistance, il me força d’accepter. Je n’étois pourtant plus dans ses bonnes grâces ; mais telle étoit alors la politesse avec les femmes.

Je voyois de temps en temps ma tante, qui me traitoit fort bien, quoiqu’elle ne m’aimât plus ; il lui prit envie de faire le voyage de Hollande ; ma fille aînée étoit malade, et il me fut impossible d’accepter cette proposition. Je lui envoyai un bulletin sur l’état de ma fille, mais elle ne s’en persuada pas moins, avec la plus grande injustice, que la santé de ma fille n’étoit qu’un prétexte pour ne pas la suivre, elle en conserva le plus violent ressentiment. Ce fut l’année d’ensuite, 1775, que je persuadai à madame la duchesse de Chartres et à madame de Lamballe de faire ensemble ce même voyage de Hollande, qui se passa avec tout l’agrément imaginable, ce qui acheva d’exalter mon goût naturel pour les voyages. L’année qui suivit fut une des plus douloureuses de ma vie, j’eus la rougeole, dont je fus long-temps malade et à la mort ; ma mère et mes enfans demeuroient au quai des Célestins ; mes enfans eurent en même temps la rougeole, ce que l’on me cacha avec le plus grand soin. Mon fils, enfant charmant, âgé de cinq ans, en mourut : je vais ici conter un fait qui fera rire de pitié les esprits forts ; mais, comme j’en ai eu dix témoins auxquels des personnes qui existent encore l’ont entendu conter, je vais le rapporter avec la fidélité la plus scrupuleuse. J’ignorois entièrement, comme je l’ai dit, non-seulement que mes enfans eussent la rougeole, mais qu’ils fussent malades, chose qu’il étoit très-facile de me cacher, puisqu’ayant moi-même une maladie contagieuse, je ne pouvois songer à les demander. Ma mère, pour m’ôter tout soupçon, s’arrachoit d’auprès d’eux tous les jours pendant trois heures, qu’elle passoit auprès de mon lit ; j’étois gardée, d’ailleurs, par M. de Genlis, M. de Sauvigny et M. de Saint-Martin, chirurgien du Palais-Royal. M. de Genlis, tous les soirs à neuf heures, sous prétexte de reconduire ma mère, alloit au quai des Célestins passer quelques heures avec ses enfans. Mon fils mourut à cinq heures du matin ; le même jour, à la même heure, j’étois seule avec ma garde, je ne dormois pas ; et, levant les yeux vers le ciel de mon lit, dont une grande rosace dorée occupoit tout l’impérial, je vis distinctement mon fils sous la figure d’un ange, dont les ailes bleues se dessinoient sur la dorure, il me tendoit les bras !… Cette vision, sans me donner aucun soupçon de la vérité, me causa l’étonnement qu’on peut imaginer ; je me frottai les yeux à plusieurs reprises, et je vis toujours et constamment la même figure. Ma mère, M. de Genlis, et M. de Sauvigny vinrent à onze heures ; ils étoient accablés de douleur ; je ne fus point étonnée de leur profonde tristesse, je savois que j’étois malade de manière à donner une grande inquiétude. Comme il m’étoit impossible de ne pas regarder à toutes les minutes au ciel de mon lit, et avec un tressaillement involontaire, on me demanda plusieurs fois ce qui m’agitoit, j’éludai de répondre ; ma mère, sachant que je craignois les araignées, imagina que je croyois en voir une ; enfin, les questions ne cessant point, je répondis que je ne voulois point dire ce que je voyois, parce qu’on me croiroit le transport au cerveau, que je n’avois pas ; on me pressa davantage encore, et je dis la vérité. Le saisissement et la surprise furent au comble ; on prit un prétexte pour sortir de ma chambre, afin d’aller pleurer en liberté. La vision dura douze heures ; à cinq heures après midi, elle disparut on me cacha mon malheur pendant cinq semaines, en me répétant toujours que je ne pouvois voir mes enfans sans risquer de leur donner la rougeole. Lorsqu’il ne fut plus possible de m’abuser à cet égard, M. de Genlis entre un matin dans ma chambre, en me donnant le portrait de mon fils, représenté en ange, tel que je l’avois vu et dépeint ; il s’élevoit vers le ciel ; on avoit ajouté au-dessous de ses pieds un cercueil couvert de roses, sur lequel ces mots étoient écrits : Il s’envole au séjour des anges. D’après un portrait fort ressemblant que M. de Genlis avoit de lui, on avoit fait faire cette miniature sur le récit de ma vision. J’ai toujours porté sur moi ce tableau, et je l’ai encore[61]. Ce fut ainsi que j’appris sa mort, qui me causa une telle affliction, que je retombai dans un état de langueur qui fit craindre pour ma vie.

Je crus moi-même que ma poitrine étoit mortellement attaquée. Je fis une espèce de testament, dans lequel je laissois une marque de souvenir à toutes les personnes que j’aimois ; je fis aussi des vers sur la langueur où j’étois tombée ; je les montrai à M. de Sauvigny, qui les loua beaucoup ; je ne sais ce qu’ils sont devenus. Je ne regrettois de la vie que de ne pouvoir élever mes deux filles ; d’ailleurs j’étois déjà presque désabusée de toutes ses illusions ; l’ingratitude, l’injustice, et les calomnies dont j’étois sans cesse l’objet depuis mon entrée au Palais-Royal, avoient froissé mon cœur de mille manières ; la perte de mon fils et ma mauvaise santé aggravoient cruellement ces tristes dispositions, mais la religion me soutenoit. Hélas ! d’après la vision que j’avois eue, d’après une telle grâce de Dieu, j’aurois dû devenir une sainte !… Il ne suffisoit pas de croire et d’être touchée, il falloit consacrer à Dieu seul toute son imagination, toute sa sensibilité !… J’ai attribué tous les malheurs particuliers qui m’ont accablée depuis à la légèreté, à l’ingratitude, qui m’ont empêchée de reconnoitre cette faveur miraculeuse comme je l’aurois dû.

M. Tronchin[62] m’ordonna les eaux de Spa ; M. de Genlis, forcé d’aller à son régiment, ne put y venir avec moi ; mais il me donna, pour m’accompagner, un homme en qui il avoit toute confiance (M. Gillier), et qui la méritoit. M. Gillier avoit alors quarante-cinq ou quarante-huit ans ; il avoit été major, pendant plusieurs années, du régiment que M. de Genlis avoit commandé dans les Indes. J’ai rendu compte dans mes Souvenirs de ses aventures. extraordinaires. Il fut certainement le seul homme, qui, avec un très-bon caractère, une figure d’Hercule, une bravoure reconnue, ait dans sa vie reçu deux soufflets de deux hommes différens, qu’il a tués tous les deux. J’emmenai aussi avec moi un peintre allemand, nommé M. Ott, qui avoit un talent supérieur pour copier, et réduire de grands tableaux en miniature. Quelques jours avant mon départ, j’allai seule en voiture me promener au bois de Boulogne ; le temps étoit beau, l’air pur et serein ; le bois étoit rempli d’aubépines en fleurs. Cette enseigne charmante du printemps, le parfum et la vue de ces ravissans arbustes qui se hâtent de paroitre pour nous annoncer le retour des beaux jours, la verdure naissante, la douce fraîcheur d’un air embaumé, me causèrent un attendrissement et une émotion dont je ne perdrai jamais le souvenir. Mon imagination languissante se ranima, elle enfanta mille fictions romanesques, et, dans l’espace de trois heures que je passai dans ce bois, je composai dans ma tête tout le plan des Vœux téméraires ; de retour chez moi, j’en écrivis sur-le-champ les principaux traits, et l’idée des caractères. Je mûris ce plan en voyageant, je commençai même à Spa à écrire cet ouvrage, dont je rapportai à Paris les quatre-vingts premières pages ; ensuite d’autres idées me firent abandonner ce roman, que je n’ai fini que dans ma chaumière de Brevel, environ vingt ans après.

Je partis pour les eaux au mois d’avril[63] ; de Paris je me rendis d’abord à Bruxelles, où je passai un mois à Éverberg, maison de campagne de madame la comtesse de Mérode, remariée au comte de Lannoy. Je retrouvai à ce voyage la duchesse d’Ursel et le prince de Ligne ; le prince Charles y vint dîner deux fois. Comme il s’occupoit beaucoup d’histoire naturelle, il fut plus frappé que nous d’un incident qui néanmoins nous étonna. Le jardinier vint apporter dans la salle à manger, pendant que nous étions à table, un gros scorpion vivant, qu’il venoit de trouver dans le jardin. Chacun l’examina avec la plus grande curiosité. Il fut impossible de concevoir comment ce dangereux insecte des pays chauds avoit pu pénétrer tout seul dans un parc de la Belgique. Nous allâmes encore à Malines ; ce fut là que, dans une auberge, la duchesse d’Ursel se chargea de nous faire tous les entremets de notre dîner : elle se rendit tout de suite à la cuisine, elle y mit un grand tablier, elle retroussa ses manches, et découvrit ainsi les plus beaux bras du monde, ce qui, joint à l’éblouissante fraîcheur de sa figure, offrit à nos regards la plus appétissante cuisinière que l’on verra jamais. Elle nous renvoya de la cuisine, nous ne pouvions nous lasser de la contempler. À l’heure du dîner elle nous servit des crèmes excellentes, et le meilleur gâteau d’amandes qu’on ait jamais mangé. En sortant de table nous allâmes à la cathédrale ; je marchois en avant, en regardant en l’air, pour voir les tableaux ; tout à coup je tombai dans une fosse sépulcrale que je n’avois point aperçue, et qu’on venoit d’ouvrir pour un enterrement ; j’aurois pu me casser une jambe, et même me tuer, j’en fus quitte pour une large écorchure au genou droit. Les dames de la Belgique, du moins alors, étoient fort superstitieuses, elles regardèrent cet accident comme un funeste présage qui m’annonçoit une mort prochaine. Cette idée attrista toute la société ; mais, comme on vit que je ne la partageois nullement, ma force d’esprit rassura bientôt tout le monde. D’Éverberg j’allai à Spa ; j’y avois fait louer d’avance une petite maison que nous occupâmes toute entière. J’éprouvai, en y entrant, la sensation la plus pénible et la plus inattendue. Chacun alla à sa chambre, on me laissa seule dans la mienne ; je me trouvai environnée de paquets dans une vilaine chambre mal meublée : je pensai que je passerois là quatre mois, loin de tout ce que j’aimois et de tout ce que je connoissois. Cette idée m’oppressa le cœur ; pour m’en distraire, je voulus ouvrir ma fenêtre et regarder dans la rue ; la fenêtre étoit à coulisse, en la levant je m’accrochai le doigt à un petit clou, je me blessai, et mon sang coula abondamment ; ce petit incident acheva de m’accabler. J’ai su depuis supporter courageusement d’autres maux et d’autres peines, mais je n’avois pas encore pris l’habitude des contrariétés et du malheur. Je tombai sur une chaise, mon doigt saignant toujours, et je fondis en larmes ; je me trouvai moi-même si déraisonnable, que j’eus honte de l’état où j’étois, et je n’appelai personne. Au bout de huit ou dix minutes la porte s’ouvre, et je vois entrer un homme qui s’avance vers moi avec l’expression de la joie et d’une vive émotion ; c’étoit un Anglois, M. Conway, fils de lord Erfort, avec lequel j’avois passé six mois de suite à Sillery, six ou sept ans auparavant ; son père, qui avoit été ambassadeur en France, et ami intime de M. de Puisieux, l’avoit envoyé à Reims pour apprendre à parler le francois, et M. de Puisieux l’avoit fait venir et retenu à Sillery ; il conservoit de ce séjour le plus tendre souvenir. Il étoit dans la rue lorsque j’arrivai ; il me reconnut, il accourut avec empressement chez moi. Sa vue me rappela le temps le plus heureux de ma vie, et mes pleurs redoublèrent : il étoit sensible et bon ; il pleura de tout son cœur avec moi, car je lui appris la triste cause du dérangement de ma santé. De son côté il me conta qu’il s’étoit marié, et qu’il étoit à Spa avec sa femme, pour la santé de cette dernière, et pour toute la saison. Le soir même il m’amena madame Conway, qui étoit la meilleure personne du monde. Nous allâmes le lendemain ensemble déjeuner au Wauxhall ; et bientôt je m’accoutumai à Spa, et je finis par le trouver ce qu’il est, c’est-à-dire, un lieu charmant. Plusieurs personnes de ma connoissance y arrivèrent ; j’y fis beaucoup de musique, de longues promenades à cheval et sur les montagnes. Je me réservai constamment chez moi, tous les jours, cinq ou six heures d’une solitude absolue, que j’employois à dessiner des fleurs, à jouer de la harpe, et à composer. Je ne recevois personne chez moi, à l’exception de trois ou quatre fois où l’on y fit de la musique. Il y avoit à Spa quelques musiciens voyageurs que je rassemblai pour ces petits concerts, où je jouois de la harpe. Ma santé étoit parfaitement rétablie au bout de six semaines. M. Gillier, chargé de toute ma dépense, me fut très-utile sous ce rapport, quoique la sévérité de son économie m’ait souvent déplu ; par exemple, lorsque je lui disois de donner un petit écu ou six francs pour boire, il donnoit communément six ou douze sous ; je ne savois ces choses-là qu’après ; et, lorsque j’en témoignois mon mécontentement, il m’assuroit qu’il seroit plus noble à l’avenir, ce qu’il n’a jamais été. Un jour, il eut une contestation avec Saint-Jean, mon domestique, sur un petit compte de ports de lettres, Saint-Jean se révolta jusqu’à l’impertinence ; alors M. Gillier lui dit gravement : « Je sais ce que je dois à la livrée de madame la comtesse ; puisque vous la portez, je ne vous donnerai point de coups de bâton, mais il faut pourtant que votre insolence soit punie. » À ces mots, il le prit dans ses bras, Saint-Jean eut beau se débattre, M. Gillier, dont la force étoit infiniment supérieure à la sienne, alla le déposer dans le ruisseau de notre rue, où il l’étendit tout de son long ; ce qui inspira au pauvre Saint-Jean une si grande frayeur et un tel respect pour M. Gillier, qu’il n’osa même se plaindre de cette aventure, que je n’ai sue que plus de quinze jours après.

Je fis avec madame la marquise de Champignelle le voyage de Dusseldorf, pour voir la superbe galerie de tableaux ; nous nous arrêtâmes trois jours à Aix-la-Chapelle, où je vis pour la première fois madame la comtesse de Potocka, qui se prit d’une telle passion pour moi, qu’elle quitta sur-le-champ Aix-la-Chapelle, pour venir sans délai avec moi à Spa, où je retournois, et où nous passâmes deux mois ensemble ; elle me promit de venir à Paris l’hiver prochain, elle me tint parole. J’écrivis à Paris pour demander une prolongation de congé, et à M. de Genlis la permission de faire le voyage de Suisse. J’obtins tout ce que je désirois, et nous partîmes.

Pour nous rendre directement à Luxembourg, nous fûmes obligés, contre notre intention, de coucher dans un horrible cabaret, au milieu des bois, et nommé la Baraque ; on nous avoit fort prévenus contre ce mauvais gîte, en nous assurant qu’on le regardoit presque comme un coupe-gorge ; mais la nécessité nous força de nous y arrêter. M. Gillier ne prit qu’une seule précaution, celle de mettre en évidence ses deux pistolets et son couteau de chasse ; ainsi armé de toutes pièces, il passa le premier pour entrer dans cette terrible baraque, et M. Ott, ma femme de chambre et moi, nous le suivîmes. Nous trouvâmes, dans une grande salle au rez-de-chaussée, le maître de la maison avec quatre ou cinq valets, établis autour d’une table et mangeant : tous avoient leurs chapeaux sur la tête, qu’ils n’ôtèrent point en nous voyant. Je remarquai que le chef avoit un large point d’Espagne en or autour de son chapeau. M. Gillier, choqué du maintien insolent de ces hommes, s’avança vers la table, et d’un air martial, fit sauter en l’air, avec sa canne, le beau chapeau en point d’Espagne du chef de la bande, en disant : Vous ne voyez donc pas Madame ? Cette action me fit frémir, mais elle en imposa tellement à toute l’assemblée, que chacun, du premier mouvement, se leva en ôtant son chapeau. Je profitai de cette impression pour demander tout de suite que M. Gillier fût logé à côté de moi ; on y consentit, et l’on me conduisit dans une vilaine chambre, qui n’étoit séparée de celle de M. Gillier que par une cloison. Nous étions à peine couchées sur nos paillasses, où l’idée d’être dans un coupe-gorge nous tenoit fort éveillées, que nous entendîmes un vacarme épouvantable dans la chambre de M. Gillier ; je distinguai parfaitement la voix de M. Gillier, qui disoit avec un accent concentré : Ah ! scélérat, je te tiens donc, tu ne m’échapperas pas ! J’entendis aussi M. Ott sangloter, il me parut qu’il demandoit grâce, ce qui ne me surprit pas, car je savois qu’il étoit excessivement poltron ; remplie d’effroi, je me jetai à bas de ma paillasse, ainsi que mademoiselle Victoire, nous frappâmes de toutes nos forces à la cloison, et aussitôt le bruit cessa, et j’entendis distinctement M. Ott s’écrier : Ah ! madame la comtesse, sauvez-moi, M. Gillier veut m’étrangler. Aussitôt nous volâmes à la chambre de nos deux compagnons de voyage, on nous fit attendre un peu avant de nous ouvrir, parce que M. Ott étoit en chemise. Débarrassés des terreurs de voleurs et de meurtres, j’interrogeai M. Gillier sur cette scène singulière ; M. Ott, qui s’étoit ranimé en me voyant, se hâta de me conter que M. Gillier l’avoit pris à la gorge, en le menaçant de l’étrangler, s’il ne lui demandoit pas pardon de ses moqueries continuelles. Il faut savoir, pour l’intelligence de cette aventure, que, peu de jours auparavant, nous avions trouvé dans une auberge un portrait fort ridicule de la maîtresse de la maison ; cette femme, qui étoit fort laide, s’étoit fait peindre en Flore, tenant une montre sur laquelle ses yeux étoient fixés ; cette figure nous fit rire, et M. Ott trouva tout de suite, avec beaucoup de raison, que cette figure ressembloit, comme deux gouttes d’eau, à M. Gillier ; j’eus le malheur de convenir que cette ressemblance étoit frappante, et ma gaieté, à cet égard, inspira à M. Gillier non-seulement une violente colère, mais un profond ressentiment, qu’il dissimula de son mieux, mais qu’il laissa éclater, comme on vient de le voir, lorsqu’il se trouva seul, dans la nuit, avec M. Ott. Il ne vouloit, dit-il, que donner à M. Ott une petite correction qui lui apprît à être moins impertinent à l’avenir, et si sa poltronnerie ne l’avoit pas fait crier, tout se seroit passé d’une manière convenable. Depuis cet incident, M. Ott fut en effet très-respectueux avec M. Gillier, et il ne s’en moquoit que traîtreusement, quand nous étions tête à tête.

Le lendemain nous continuâmes notre route, et nous arrivâmes à Luxembourg, où je logeai dans la maison du prince de Hesse, qu’il m’avoit obligeamment prêtée. Comme nous voyagions suivant ma fantaisie, de là nous allâmes à Strasbourg, où je trouvai le chevalier de Coigny et M. du Coudray, homme très-aimable, et militaire rempli de mérite, qui alla depuis en Amérique, aux États-Unis, un peu avant M. de La Fayette ; ce dernier eut le bon esprit de se lier avec lui, de se conduire uniquement par ses conseils. M. du Coudray dirigea et seconda toutes ses opérations militaires, dont il lui dut tout le succès. M. du Coudray, après ces succès, se noya dans la rivière Dellaware, qu’il voulut passer à cheval ; il fut vivement regretté des Américains, auxquels ses talens ont été si utiles. Il n’a manqué à sa gloire qu’un nom plus connu et une famille puissante, qui auroit su conter en France et faire valoir ses actions ; c’est un soin qu’il n’auroit jamais pris lui-même, car il étoit d’une extrême modestie. Lui et le chevalier de Coigny me firent voir tout ce qu’il y avoit de curieux à Strasbourg ; nous montâmes ensemble le fameux clocher de la cathédrale, et j’eus l’honneur de tracer mon nom sur la cloche d’argent. De Strasbourg, j’allai à Colmar ; dans le trajet pour m’y rendre, nous nous arrêtâmes dans une auberge pour y dîner ; et là, M. Gillier fit une scène d’un genre tout nouveau pour lui ; on nous servit un excellent poisson, qu’on appelle ferare, dont le foie, justement renommé, est aussi bon que celui de la lotte et infiniment plus gros. Je servis ce poisson, et je mangeai tout entier son foie ; après avoir fait cette gourmandise, je m’aperçus que M. Gillier pleuroit, je lui demandai la cause de cet étrange mouvement, il se mit à fondre en larmes ; je multipliai mes questions, et ses réponses entrecoupées m’apprirent qu’il étoit vivement affecté que j’eusse mangé le foie de ferare tout entier, sans lui en offrir un petit morceau. Il ajouta que ce n’étoit pas pour le foie de ferare, dont il ne se soucioit nullement ; mais que ce manque d’égards pour lui l’avoit blessé au cœur. Pendant cette explication, M. Ott, pour ne pas éclater de rire, se mouchoit, ou tenoit son mouchoir ou sa serviette sur son visage ; cependant le mouvement de ses épaules auroit pu le trahir ; mais il échappa à l’observation de M. Gillier, dont la sensibilité n’étoit occupée que de moi.

En arrivant à Colmar, j’y trouvai mon beau-père, le baron d’Andlau, qui me reçut à ravir, me donna un bal, me fit de très-beaux présens, et me conduisit à Bâle, en payant toute ma dépense ; chose très-étonnante, et dont je fus doublement reconnoissante, car il étoit naturellement fort avare ; il me fit séjourner quatre jours à Bâle, dans la belle auberge des Rois. Nous faisions quatre repas par jour, les plus longs que j’aie faits de ma vie. Je fis tout le voyage de Suisse, écrivant tous les soirs avec soin mon journal. Je séjournai à Lausanne, où je voulois consulter M. Tissot[64] sur la santé de ma mère. On venoit de toute l’Europe, dans cette saison, consulter ce grand médecin. En arrivant à Lausanne, il me fut impossible de trouver un logement. Pendant que M. Gillier et M. Ott en cherchoient en vain, j’étois tristement dans ma voiture avec ma femme de chambre. Un jeune homme, appelé le prince de Holstein, que j’avois rencontré dans la bibliothèque de Bâle, étoit à sa fenêtre, me reconnut, vit mon embarras, descendit, vint à ma voiture, l’ouvrit, me pria d’en descendre, me donna la main, en me disant qu’il alloit me mener chez une dame qui me logeroit. Charmée de cette aventure, je me laissai conduire ; au bout de la rue, il me fit entrer dans une maison ; nous montons un escalier, nous traversons plusieurs pièces, et nous entrons dans un joli salon, où je trouve une jeune dame toute seule, d’une figure fort agréable, et qui jouoit de la guitare ; c’étoit madame de Crouzas, depuis madame de Montolieu, auteur de jolies traductions de romans allemands. Le prince me nomme, conte mon embarras, et demande pour moi, à madame de Crouzas#1, un appartement dans la maison de son beau-père, qui étoit absent. Madame de Crouzas m’accueille avec une grâce infinie, se lève, me conduit[65] sur-le-champ dans la maison de son beau-père, après avoir envoyé chercher mes compagnons de voyage, et m’installe dans un appartement charmant, et dont la vue, sur le lac de Genève, étoit ravissante. Je passai douze jours à Lausanne, sans quitter un instant madame de Crouzas. On me donna des fêtes, des bals, des concerts ; je chantai, je jouai de la harpe tant qu’on voulut. On me mena faire des promenades délicieuses sur le lac ; je ne manquai pas d’aller voir les rochers de Meillerie. La société de madame de Crouzas étoit fort aimable ; j’y voyois tous les jours M. Tissot, qui me parut flatté que je susse par cœur tous ses ouvrages ; il aimoit la musique, et je me trouvois heureuse de jouer de la harpe pour lui. À l’une de ces soirées que nous passions ensemble, j’eus un triste triomphe qui me fit beaucoup de peine. Un homme en deuil, que je n’avois pas encore vu, s’y trouva. Je chantois particulièrement bien l’air, J’ai perdu mon Eurydice, dont Gluck lui-même m’avoit donné le goût et l’expression ; au milieu de cet air, l’homme en deuil fondit en larmes, et tout à coup, se trouvant mal, il tomba sans connoissance dans les bras de son voisin ; il avoit perdu trois mois avant une femme qu’il adoroit. Madame de Crouzas, qui m’avoit déjà entendu chanter cet air, et qui n’étoit pas auprès de moi dans ce moment, me fit signe de ne pas le chanter ; mais malheureusement je ne la compris pas. Je quittai Lausanne, en m’engageant à entretenir avec madame de Crouzas une correspondance, qui a duré vingt ans. De Lausanne j’allai à Genève, et de là chez M. de Voltaire.

Je n’avois point pour lui de lettres de recommandation ; mais les jeunes femmes de Paris en sont toujours bien reçues. Je lui écrivis pour lui demander la permission d’aller chez lui ; il n’y avoit, dans mon billet, ni esprit, ni prétentions, ni fadeurs, et je le datai du mois d’août. M. de Voltaire vouloit qu’on écrivit du mois d’auguste. Cette petite pédanterie me parut une flatterie, et j’écrivis fièrement du mois d’août. Le philosophe de Ferney me fit une réponse très-gracieuse ; il m’annonça qu’en ma faveur il quitteroit ses pantoufles et sa robe de chambre, et il m’invita à dîner et à souper.

Quand j’eus reçu la réponse aimable de M. de Voltaire, il me prit tout à coup une espèce de frayeur qui me fit faire des réflexions inquiétantes. Je me rappelai tout ce qu’on racontoit des personnes qui alloient, pour la première fois, à Ferney. Il étoit d’usage, surtout pour les jeunes femmes, de s’émouvoir, de pâlir, de s’attendrir et même de se trouver mal en apercevant M. de Voltaire ; on se précipitoit dans ses bras, on balbutioit, on pleuroit, on étoit dans un trouble qui ressembloit à l’amour le plus passionné. C’étoit l’étiquette de la présentation à Ferney. M. de Voltaire y étoit tellement accoutumé, que le calme et la seule politesse la plus obligeante, ne pouvoient lui paroître que de l’impertinence ou de la stupidité. Cependant je suis naturellement timide et d’une froideur glaciale avec les gens que je ne connois pas ; je n’ai jamais eu le courage de donner une louange en face à ceux avec lesquels je ne suis pas intimement liée ; il me semble qu’alors tout éloge est suspect de flatterie ; qu’il ne sauroit être de bon goût et qu’il doit déplaire ou blesser. Je me promis pourtant, non pas de faire une scène pathétique, mais de me conduire de manière à ne pas causer un grand étonnement, c’est-à-dire que je pris la résolution de n’être pas ridicule, de sortir de ma simplicité habituelle, et d’être moins réservée et surtout moins silencieuse.

Je partis de Genève d’assez bonne heure, suivant mon calcul, pour arriver à Ferney avant l’heure du dîner de M. de Voltaire ; mais, m’étant réglée sur ma montre, qui avançoit beaucoup, je ne reconnus mon erreur qu’à Ferney. Il n’y a guère de gaucherie plus désagréable que celle d’arriver trop tôt pour dîner chez les gens qui s’occupent et qui savent employer leur matinée. Je suis sûre que j’ai coûté une ou deux pages à M. de Voltaire ; ce qui me console, c’est qu’il ne faisoit plus de tragédie ; je ne l’aurai empêché que d’écrire quelques impiétés, quelques lignes licencieuses de plus…

Cherchant, de bonne foi, quelque moyen de plaire à l’homme célèbre qui vouloit bien me recevoir, j’avois mis beaucoup de soin à me parer ; je n’ai jamais eu tant de plumes et tant de fleurs. J’avois un fâcheux pressentiment que mes prétentions, en ce genre, seroient les seules qui dussent avoir quelque succès. Durant la route, je tâchai de me ranimer en faveur du fameux vieillard que j’allois voir ; je répétois des vers de la Henriade et de ses tragédies ; mais je sentois que, même en supposant qu’il n’eût jamais profané son talent par tant d’indignes productions, et qu’il n’eût fait que les belles choses qui doivent l’immortaliser, je n’aurois eu, en sa présence, qu’une admiration silencieuse. Il seroit permis, il seroit simple de montrer de l’enthousiasme pour un héros, pour le libérateur de la patrie, parce que, sans instruction et sans esprit, on peut comprendre de telles actions, et que la reconnoissance semble autoriser l’expression du sentiment qu’elles inspirent mais, lorsqu’on se déclare le partisan passionné d’un homme de lettres, on annonce qu’on se croit en état de juger convenablement tous ses ouvrages, on s’engage à lui en parler, à disserter, à détailler ses opinions : combien toutes ces choses sont déplacées dans la jeunesse et surtout dans une femme !…

Je menai avec moi un peintre allemand, qui revenoit d’Italie (M. Ott). Il avoit beaucoup de talent et très-peu de littérature ; il savoit à peine le françois, et il n’avoit jamais lu une ligne de Voltaire ; mais, sur sa réputation, il n’en avoit pas moins pour lui tout l’enthousiasme désirable. Il étoit hors de lui en approchant de Ferney, j’admirois et j’enviois ses transports ; j’aurois voulu en prendre quelque chose. On nous fit passer devant une église sur le portail de laquelle ces mots étaient écrits : Voltaire a élevé ce temple à Dieu. Cette inscription me fit frémir ; elle ne peut être que l’extravagante ironie de l’impiété ou l’inconséquence la plus étrange.

Enfin nous arrivons dans la cour du château, et nous descendons de voiture. M. Ott étoit ivre de joie. Nous entrons. Nous voilà dans une antichambre assez obscure. M. Ott aperçoit sur-le-champ un tableau, et s’écrie : « C’est un Corrége ! » Nous approchons ; on le voyoit mal, mais c’étoit en effet un tableau original du Corrége, et M. Ott fut un peu scandalisé qu’on l’eût relégué là. Nous passons dans le salon ; il étoit vide. Je vis dans le château cette espèce de rumeur désagréable que produit une visite inopinée qui survient mal à propos. Les domestiques avoient un air effaré ; on entendoit le bruit redoublé des sonnettes qui les appeloient, on alloit et venoit précipitamment, on ouvroit et fermoit brusquement les portes. Je regardai à la pendule du salon, et je reconnus avec douleur que j’étois arrivée trois quarts d’heure trop tôt, ce qui ne contribua pas à me donner de l’aisance et de la confiance. M. Ott vit, à l’autre extrémité du salon, un grand tableau à l’huile, dont les figures sont en demi-nature. Un cadre superbe, et l’honneur d’être placé dans le salon, annonçoient quelque chose de beau. Nous y accourons, et, à notre grande surprise, nous découvrons une véritable enseigne à bière, une peinture ridicule représentant M. de Voltaire dans une gloire, tout entouré de rayons comme un saint, ayant à ses genoux les Calas, et foulant aux pieds ses ennemis, Fréron, Pompignan, etc., qui expriment leur humiliation en ouvrant des bouches énormes et en faisant des grimaces effroyables. M. Ott fut indigné du dessin, du coloris, et moi de la composition. « Comment peut-on placer cela dans un salon ! » disois-je. « Oui, disoit M. Ott, et quand on laisse un tableau du Corrége dans une vilaine antichambre !… » Ce tableau est entièrement de l’invention d’un mauvais peintre génevois, qui en avoit fait présent à M. de Voltaire ; mais il me paroît inconcevable que ce dernier ait eu le mauvais goût d’exposer pompeusement à tous les yeux une telle platitude. Enfin la porte du salon s’ouvrit, et nous vîmes paroître madame Denis, la nièce de M. de Voltaire, et madame de Saint-Julien. Ces dames m’annoncèrent que M. de Voltaire viendroit bientôt. Madame de Saint-Julien, qui étoit fort aimable, et que je ne connoissois pas du tout, étoit établie pour tout l’été à Ferney ; elle appeloit M. de Voltaire mon philosophe, et il l’appeloit mon papillon. Elle portoit une médaille d’or à son côté. J’ai cru que c’étoit un ordre ; mais c’est un prix d’arquebuse donné par M. de Voltaire, et qu’elle avoit gagné depuis peu de jours. Une telle adresse est un exploit pour une femme. Elle me proposa de faire un tour de promenade : ce que j’acceptai avec empressement ; car je me sentois si refroidie, si embarrassée, je craignois tellement l’apparition du maître de la maison, que j’étois charmée de m’échapper un moment, afin de retarder un peu cette terrible entrevue. Madame de Saint-Julien me conduisit sur une terrasse de laquelle on eût pu découvrir la magnifique vue du lac et des montagnes si l’on n’avoit pas eu le mauvais goût d’établir sur cette belle terrasse un long berceau de treillage tout couvert d’une verdure épaisse qui cachoit tout. On n’entrevoyoit cette admirable perspective que par des petites lucarnes où je ne pouvois passer la tête ; d’ailleurs, le berceau étoit si bas, que mes plumes s’y accrochoient partout. Je me courbois extrêmement, et, comme pour me rapetisser encore, je ployois beaucoup les genoux ; je marchois à toute minute sur ma robe, je chancelois, je trébuchois, je cassois mes plumes, je déchirois mes jupons, et, dans l’attitude la plus gênante, je n’étois guère en état de jouir de la conversation de madame de Saint-Julien, qui, petite, en habit négligé du matin, se promenoit très à son aise, et causoit très-agréablement. Je lui demandai, en riant, si M. de Voltaire n’avoit pas trouvé mauvais que j’eusse daté ma lettre du mois d’août. Elle me répondit que non ; mais elle ajouta qu’il avoit remarqué que je n’écrivois pas avec son orthographe. Enfin on vint nous dire que M. de Voltaire entroit dans le salon. J’étois si harassée et en si mauvaise disposition, que j’aurois donné tout au monde pour pouvoir me trouver transportée dans mon auberge à Genève.

Madame de Saint-Julien, me jugeant d’après ses impressions, m’entraîne avec vivacité. Nous regagnons la maison, et j’eus le chagrin, en passant dans une des pièces du château, de me voir dans une glace. J’étois décoiffée et tout ébouriffée, et j’avois une mine véritablement piteuse et tout-à-fait décomposée. Je m’arrêtai un instant pour me rajuster, ensuite je suivis courageusement madame de Saint-Julien. Nous entrons dans le salon, et me voilà en présence de M. de Voltaire. Madame de Saint-Julien m’invita à l’embrasser, en me disant avec grâce : « Il le trouvera très-bon. » Je m’avançai gravement, avec l’expression du respect que l’on doit aux grands talens et à la vieillesse. M. de Voltaire me prit la main et me la baisa. Je ne sais pourquoi cette action si commune me toucha, comme si cette espèce d’hommage n’étoit pas aussi vulgaire que banale ; mais enfin je fus flattée que M. de Voltaire m’eût baisé la main, et je l’embrassai de très-bon cœur intérieurement, car je conservai toute la tranquillité de mon maintien. Je lui présentai M. Ott, qui fut si transporté de s’entendre nommer à M. de Voltaire, que je crus qu’il alloit faire une scène. Il s’empressa de tirer de sa poche des miniatures qu’il avoit faites à Berne. Malheureusement un de ces tableaux représentoit une Vierge avec l’enfant Jésus ce qui fit dire à M. de Voltaire plusieurs impiétés aussi plates que révoltantes. Je trouvai qu’il étoit contre les devoirs de l’hospitalité et contre toute bienséance de s’exprimer ainsi devant une personne de mon âge qui ne s’affichoit pas pour un esprit fort, et qu’il recevoit pour la première fois. Extrêmement choquée, je me tournai du côté de madame Denis, afin d’avoir l’air de ne pas écouter son oncle. Il changea d’entretien, parla de l’Italie et des arts comme il en a écrit, c’est-à-dire, sans connoissance et sans goût. Je ne dis que quelques mots, qui exprimoient que je n’étois pas de son avis. Il ne fut question de littérature ni avant ni après le dîner, M. de Voltaire ne jugeant pas, je crois, que cette conversation dût intéresser une personne qui s’annonçoit d’une manière aussi peu brillante. Néanmoins il soutint l’entretien avec politesse et même quelquefois avec galanterie pour moi.

On se mit à table, et, pendant tout le dîner, M. de Voltaire ne fut rien moins qu’aimable. Il eut toujours l’air d’être en colère contre ses gens, criant à tue-tête avec une telle force, qu’involontairement j’en ai plusieurs fois tressailli. La salle à manger étoit très-sonore, et sa voix de tonnerre y retentissoit de la manière la plus effrayante. On m’avoit prévenue de cette manie, qui est si hors d’usage devant des étrangers : et l’on voit parfaitement, en effet, que c’est une habitude ; car ses gens n’en paroissent être ni surpris, ni le moins du monde troublés. Après le dîner, M. de Voltaire, sachant que j’étois musicienne, a fait jouer madame Denis du clavecin. Elle a un jeu qui transporte, en idée, au temps de Louis XIV ; mais ce souvenir-là n’est pas le plus agréable qu’on puisse se retracer de ce beau siècle. Elle finissoit une pièce de Rameau, lorsqu’une jolie petite fille de sept ou huit ans entra dans la chambre, et vint se jeter au cou de M. de Voltaire en l’appelant papa. Il reçut ses caresses avec grâce ; et, comme il vit que je contemplois ce tableau si doux avec un extrême plaisir, il me dit que cette enfant appartenoit à la petit-fille du grand Corneille, qu’il a mariée. Combien j’eusse été touchée dans ce moment si je ne m’étois pas rappelé ses Commentaires, où l’injustice et l’envie se trahissent si maladroitement ! Dans ce lieu on étoit à chaque instant blessé par des contrastes bizarres, et sans cesse l’admiration y étoit suspendue et même détruite par des souvenirs odieux et même par des disparates révoltantes.

M. de Voltaire reçut plusieurs visites de Genève, ensuite il me proposa une promenade en voiture. Il fit mettre ses chevaux, et nous montâmes dans une berline, lui, sa nièce, madame de Saint-Julien et moi. Il nous mena dans le village pour y voir les maisons qu’il a bâties et les établissemens bienfaisans qu’il a formés. Il est plus grand là que dans ses livres ; car on y voit partout une ingénieuse bonté, et l’on ne peut se persuader que la même main qui écrivit tant d’impiétés, de faussetés et de méchancetés, ait fait des choses si nobles, si sages et si utiles. Il montroit ce village à tous les étrangers, mais de bonne grâce ; il en parloit simplement, avec bonhomie ; il instruisoit de tout ce qu’il avoit fait, et cependant il n’avoit nullement l’air de s’en vanter, et je ne connois personne qui pût en faire autant. En rentrant au château, la conversation fut fort animée ; on parloit avec intérêt de ce qu’on avoit vu. Je ne partis qu’à la nuit. M. de Voltaire me proposa de rester jusqu’au lendemain après dîner ; mais je voulus retourner à Genève.

Tous les portraits et tous les bustes de M. de Voltaire sont très-ressemblans ; mais aucun artiste n’a bien rendu ses yeux. Je m’attendois à les trouver brillans et pleins de feu : ils étoient en effet les plus spirituels que j’aie vus ; mais ils avoient en même temps quelque chose de velouté et une douceur inexprimables : l’âme de Zaïre étoit toute entière dans ces yeux-là. Son sourire et son rire extrêmement malicieux changeoient tout-à-fait cette charmante expression. Il étoit fort cassé, et sa manière gothique de se mettre le vieillissoit encore ; il avoit une voix sépulcrale qui lui donnoit un ton singulier, d’autant plus qu’il avoit l’habitude de parler excessivement haut, quoiqu’il ne fût pas sourd. Quand il n’étoit question ni de la religion, ni de ses ennemis, sa conversation étoit simple, naturelle, sans nulle prétention, et par conséquent, avec un esprit tel que le sien, parfaitement aimable. Il me parut qu’il ne supportoit pas que l’on eût, sur aucun point, une opinion différente de la sienne ; pour peu qu’on le contredit, son ton prenoit de l’aigreur et devenoit tranchant. Il avoit certainement beaucoup perdu de l’usage du monde qu’il avoit dû avoir, et rien n’est plus simple : depuis qu’il étoit dans cette terre, on n’alloit le voir que pour l’enivrer de louanges ; ses décisions étoient des oracles ; tout ce qui l’entouroit étoit à ses pieds ; il n’entendoit parler que de l’admiration qu’il inspiroit, et les exagérations les plus ridicules dans ce genre ne lui paroissoient plus que des hommages ordinaires. Les rois mêmes n’ont jamais été les objets d’une adulation si outrée : du moins l’étiquette défend de leur prodiguer toutes ces flatteries ; on n’entre point en conversation avec eux, leur présence impose silence, et, grâce au respect, la flatterie, à la cour, est obligée d’avoir de la pudeur et de ne se montrer que sous des formes délicates. Je ne l’ai jamais vue sans ménagement qu’à Ferney elle y étoit véritablement grotesque ; et lorsque, par l’habitude, elle peut plaire sous de semblables traits, elle doit nécessairement gâter le goût, le ton et les manières de celui qu’elle séduit. Voilà pourquoi l’amour-propre de M. de Voltaire étoit singulièrement irritable, et pourquoi les critiques lui causoient ce chagrin puéril qu’il ne pouvoit dissimuler. Il venoit d’en éprouver un très-sensible. L’empereur avoit passé tout près de Ferney : M. de Voltaire, qui s’attendoit à recevoir la visite de l’illustre voyageur, avoit préparé des fêtes et même fait des vers et des couplets, et malheureusement tout le monde le savoit. L’empereur passa sans s’arrêter et sans faire dire un seul mot. Comme il approchoit de Ferney, quelqu’un lui demanda s’il verroit M. de Voltaire. L’empereur répondit sèchement : « Non ; je le connois assez. » Mot piquant et même profond, qui prouve que ce prince lisoit en homme d’esprit et en monarque éclairé.

Après avoir fait un voyage instructif et charmant, je revins en France par le fort de l’Écluse et par Lyon, et j’arrivai au Palais-Royal dans les premiers jours de l’automne, après une absence de cinq mois et demi.

M. de Genlis, peu de jours après mon arrivée, me dit que, le gouvernement de l’Île Saint-Domingue étant vacant, il désiroit l’obtenir, ce qui seroit facile, ajouta-t-il, parce que le ministre de la marine, M. de Boines, étant très-favorablement disposé pour lui, il ne s’agissoit que d’engager madame de Lamballe à faire demander ce gouvernement par la reine. Je déclarai à M. de Genlis que je ne consentirois point à solliciter pour lui un tel éloignement, à moins de le suivre ; il combattit cette résolution, mais en vain ; il ne m’est jamais arrivé, après avoir annoncé un dessein extraordinaire et pénible, de m’en être dédite ; il fut convenu que j’irois à Saint-Domingue. Madame de Lamballe parla à la reine et obtint ce que nous désirions. La chose paroissoit tellement sûre, que nous commandâmes ce qu’il faut d’argenterie et de linge pour une grande représentation ; mais tout à coup l’affaire manqua, parce que M. de Boines fut subitement renvoyé, et M. de Sartine lui succéda ; il étoit ennemi personnel de M. de Genlis : à dire la vérité, je ne m’en affligeai pas, mais j’ai beaucoup regretté depuis ce grand et long voyage, qui m’auroit instruite, qui auroit fait beaucoup d’honneur à mon caractère, et qui, par la suite, m’auroit épargné bien des embarras et bien des peines.

En revenant de Suisse, j’avois trouvé à Paris madame de Potocka, qui ne comptoit passer que deux ou trois mois en France, et qui, à cause de moi, y resta beaucoup plus long-temps ; afin de ne la point quitter, je m’étois arrangée pour n’être pas cette année du voyage de la cour à Fontainebleau. J’allai avec elle, ma mère, mes enfans, M. de Genlis, le comte de Brostocki, un jeune Polonois, parent de madame de Potocka, et M. de Sauvigny, passer tout ce temps, c’est-à-dire six semaines, à Versailles, où nous nous établîmes dans les appartemens du Palais-Royal ; on appeloit ainsi les logemens de M. le duc d’Orléans, de M. le duc et de madame la duchesse de Chartres, dans l’intérieur du château, et ceux de ses dames dont on me permit de disposer durant tout le voyage de Fontainebleau : nous vîmes, dans le plus grand détail, tout l’intérieur du château, et même les petits appartemens particuliers des princes de la famille royale. Nous menâmes là une vie délicieuse, M. de Genlis y fit une quantité de charmans dessins à la plume, et plusieurs jolies chansons. M. de Sauvigny nous lut des scènes d’une tragédie à laquelle il travailloit ; j’y commençai à donner des leçons suivies à ma fille aînée Caroline, qui avoit dix ans, et dont l’intelligence étoit étonnante pour son âge ; elle avoit une beauté si extraordinaire, elle étoit si aimable, que, sans aucune façon de parler, le comte de Brostocki, qui avoit vingt-quatre ans, en devint véritablement amoureux, et six mois après il me la demanda sérieusement en mariage. On verra, par la suite, combien il a tenu à ce projet. Je ne retournai à Paris qu’au retour de Fontainebleau, dans les premiers jours de novembre ; madame de Potocka me donna beaucoup de distractions pendant tout l’hiver, car elle voulut voir tout ce que Paris renferme de curieux en monumens, établissemens publics, manufactures, et même cabinets particuliers de curiosités, d’histoire naturelle et de tableaux. Nous fîmes aussi un cours de physique chez M. Sigault de la Fond, et tout de suite après un cours de chimie appliquée aux arts, chez M. Mittouart[66] ; nous fîmes celui-là en société particulière, composée de vingt-cinq personnes de notre connoissance, parmi lesquelles se trouvoient mesdames d’Harville[67], de Jumilhac, de Chastenet, de Melette, d’Arcamballe, de Meulan, et MM. le chevalier de Cossé, le vicomte de Gand, le chevalier de Chastellux, M. Guibert[68], le comte de Custines, M. de Genlis et quelques autres. Je crois avoir déjà dit que j’avois, deux ou trois ans avant, engagé madame la duchesse de Chartres à nous donner, au Palais-Royal, trois fois la semaine, après le dîner, la récréation d’un cours d’histoire naturelle, qui ne récréa que moi, car seule j’en profitai, parce que le bon M. de Bomare venoit de temps en temps me donner des leçons dans ma chambre ; il me fit présent d’une clef par ordre de matières de son Dictionnaire, que j’étudiai avec beaucoup d’attention. Tous ces cours ne me rendirent point savante, mais ils me donnèrent des notions générales qui, par la suite, ont rendu mes lectures plus agréables, mes voyages plus instructifs, et qui, même, m’ont été utiles dans mes études littéraires.

J’avois fait, pendant mon séjour à Spa, et tout de suite après mon retour, plusieurs petites comédies pour mes filles ; les trois premières furent, Agar dans le désert, les Flacons, et la Colombe. Je les leur fis jouer sur un petit théâtre de société qu’on me prêta. J’invitai à ce petit spectacle environ soixante personnes. Le succès de ces deux pièces fut prodigieux. Pulchérie, ma seconde fille, avoit dans ce genre un talent merveilleux. À peine âgée de huit ans, elle fit fondre en larmes tous les spectateurs dans le rôle d’Agar, et elle montra autant de talent dans le comique. Mademoiselle Sainval l’aînée, de la Comédie-Françoise, lui donnoit des leçons dans le genre tragique, et je me chargeois de lui faire jouer les rôles comiques ; elle excella également dans les uns et dans les autres. Elle n’avoit pas la beauté, l’éclat, la régularité de sa sœur, mais son visage étoit charmant, rempli d’expression, et le son de sa voix alloit au cœur. La fille de madame de Jumilhac joua le rôle d’Ismaël, et ma fille aînée celui de l’Ange ; elle en avoit tellement la figure, que lorsqu’elle parut il y eut une exclamation générale dans la salle, et elle fut applaudie pendant plus de cinq ou six minutes. Ce succès m’encouragea, et sur-le-champ je me mis à faire, nuit et jour, deux autres pièces plus longues, les Dangers du monde, et la Curieuse. J’eus tant de demandes pour ce spectacle, qu’il fallut chercher une salle beaucoup plus grande. Enfin, on m’en trouva une plus vaste que je ne désirois, elle contenoit cinq cents personnes ; elle appartenoit à une société bourgeoise, qui me la prêta avec la grâce la plus obligeante ; je lui donnai une centaine de billets, et le reste de la salle fut rempli de toutes les personnes que je connoissois, et de beaucoup d’autres avec lesquelles je n’avois aucune liaison. Pulchérie, dans la Curieuse, parut encore au-dessus de tout ce qu’on avoit déjà dit d’elle dans la société ; et ma fille aînée, dans les Dangers du monde, joua le rôle de la vicomtesse avec un charme inexprimable ; sa sœur eut le même succès dans le rôle de la marquise. Les spectateurs demandèrent à grands cris l’auteur, qui ne parut point, et une seconde représentation, que j’accordai, en l’indiquant à la quinzaine. Dans cet intervalle, il me fut demandé une quantité de billets qu’il m’étoit impossible d’accorder, entre autres à un jeune homme très-aimable, que je connoissois à peine dans ce temps, M. le marquis de Saint-Blancard[69] ; mais il y vint à mon insu, déguisé en garçon de théâtre[70]. Je ne pus refuser trois billets à M. de Schomberg, et six autres au vicomte de La Tour-du-Pin, pour trois hommes de lettres célèbres, avec lesquels je n’avois eu jusqu’alors aucun rapport, MM. de La Harpe, Marmontel, et d’Alembert[71]. Le succès de cette représentation alla jusqu’à un tel enthousiasme, que le chevalier de Chastellux, qui m’aimoit beaucoup à cette époque, en fut effrayé pour moi. Après la pièce, la toile étant baissée, j’étois sur le théâtre, il accourut à moi, il avoit les yeux pleins de larmes, il m’embrassa avec la plus vive émotion : « Ce jour est beau, me dit-il, mais il annonce des orages qui me font trembler pour vous. » Il avoit raison. Je ne partageai point son effroi ; la vanité de mère et d’auteur m’empêchoit de pénétrer dans l’avenir. Je fis en quinze jours Zémire et Azor, ou la Belle et la Bête, qui fut jouée dans le cours de l’hiver, avec l’Enfant gâté. Toutes ces pièces eurent le même succès, excitèrent le même enthousiasme, mais pas une de mes compagnes du Palais-Royal ne me demanda d’y venir. Ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que madame de Montesson et M. le duc d’Orléans ne me demandèrent pas de voir une représentation. Cependant je n’étois nullement brouillée avec ma tante, et j’avois même la complaisance de jouer assez souvent des proverbes chez elle ; mais sa jalousie sur ce point fut telle, qu’elle ne put se résoudre à me voir applaudir ainsi. Le chevalier de Chastellux fit de fort jolis vers sur ces petits spectacles ; M. de La Harpe en fit de charmans qui se trouvent dans sa correspondance avec le grand-duc de Russie[72]. Je reçus des billets remplis d’éloges de d’Alembert et de M. de Marmontel. Outre toutes ces pièces, je fis encore le Bailli, pièce tout-à-fait comique, dans laquelle Pulchérie, qui joua le bailli, fut ravissante. Cette pièce, qui fit rire aux éclats, ne se trouve point dans le Théâtre d’éducation. Elle a été perdue d’une manière singulière. Je ne l’avois pas fait copier ; je donnai mon manuscrit au souffleur, que l’on appela sur le théâtre après la représentation, pour lui dire un mot ; il laissa la pièce dans son trou, quand il y retourna il ne la retrouva plus. Toutes les recherches possibles furent inutiles ; elle a été perdue sans qu’on ait jamais pu deviner qui l’avoit volée. Je fis encore dans ce même hiver l’Île heureuse, mais elle ne fut jouée qu’en très-petite société. Madame de Potocka et moi nous jouâmes les deux rôles de fées dans cette pièce, à laquelle nous joignîmes les Flacons, où nous jouâmes aussi, madame de Potocka la fée, et moi la mère. Ces représentations se prolongèrent jusqu’à l’été, de sorte qu’elles durèrent sans interruption huit mois. Je ne comptois nullement faire imprimer ces pièces, quoique je fusse déjà, depuis deux ans, auteur imprimé, mais non sous mon nom. M. de Sauvigny, qui travailloit à un ouvrage intitulé, le Parnasse des dames, me conjura, avec tant d’instances, de lui donner, pour insérer dans cet ouvrage, trois comédies que j’avois faites, et qu’il connoissoit, que je cédai à ses prières, à condition qu’il me garderoit le plus inviolable secret. Il les donna sous le titre de Pièces d’une jeune dame. Ces pièces étoient, les Fausses délicatesses, dont j’ai déjà parlé ; la Mère rivale, et l’Amant anonyme, que je fis en quinze jours, à Villers-Cotterets[73].

J’avois passé un hiver très-brillant ; mes succès m’avoient mise fort à la mode, je reçus des quantités d’invitations de souper, que je refusai toutes, ainsi que les nouvelles connoissances ; mais j’en fis faire plusieurs agréables à madame Potocka, qui eut de grands succès dans le monde, par sa beauté, sa grâce et son esprit. Elle venoit à presque tous les grands soupers du Palais-Royal ; elle vit là successivement toutes les personnes de la cour ; elle les jugeoit comme une Françoise spirituelle. Parmi les jeunes personnes, celles qui lui parurent les plus remarquables furent madame la princesse d’Hénin, la vicomtesse de Laval, d’une figure à la fois douce et piquante, et sa conversation ressembloit à son joli visage ; madame la princesse de Poix, dont j’ai déjà parlé ; la duchesse de Polignac, favorite de la reine, dont le visage étoit ravissant, depuis la mode de rabattre les cheveux de manière à cacher le front, la seule chose défectueuse de sa figure. Sa faveur ne lui avoit rien ôté de sa douceur et de sa simplicité naturelles. On dit qu’elle avoit peu d’esprit ; mais il faut en avoir un très-bon pour conserver un tel maintien dans une telle situation et pour avoir su se maintenir dans la plus haute faveur, sans enivrement et sans se faire d’ennemis. J’ai souvent causé avec elle, je l’ai toujours trouvée fort aimable. Madame de Châlons, sa cousine et son amie, sœur de M. d’Andlau[74], neveu de mon beau-père, avoit une belle figure ; elle étoit aimable et très-spirituelle. Madame d’Andlau, sa belle-sœur, fille de M. Helvétius, auroit été fort jolie, si elle n’avoit pas eu un œil défectueux, dont elle ne voyoit point ; elle avoit de l’amabilité, de la grâce, d’excellens sentimens, et des principes tout-à-fait opposés à ceux que son père a montrés dans ses ouvrages. Elle a eu le mérite de donner une éducation parfaite à ses deux filles, qui sont également aimables et intéressantes. Madame de Sabran, aujourd’hui madame de Bouflers, étoit une des plus charmantes personnes que j’aie connues, par la figure, l’élégance, l’esprit et les talens ; elle dansoit d’une manière remarquable ; elle peignoit comme un ange ; elle faisoit de jolis vers ; elle étoit d’une douceur et d’une bonté parfaites. Madame de Potocka fut souvent invitée, à cause de moi, aux petits soupers du Palais-Royal ; car les princes avaient cette bonté pour leurs dames d’admettre dans leur intérieur leurs plus proches parens et leurs amis intimes. Les personnes non attachées au Palais-Royal, qui venaient le plus souvent à ces petits soupers, étoient mesdames de Beauvau, de Bouflers, de Luxembourg, de Ségur, mère et belle-fille ; la baronne de Talleyrand, la marquise de Fleury, amies intimes de madame la duchesse de Chartres. Le baron de Talleyrand étoit d’une très-belle figure ; il ne manquoit pas d’esprit, mais il étoit lourd dans sa conversation, et peu aimable. Sa femme avoit de la gentillesse dans la taille, et quelque chose de vieillot dans le visage ; ses manières et son ton manquoient de noblesse il y avoit à la fois dans sa conversation du commérage et de l’insipidité ; mais elle a eu une conduite irréprochable : elle a été également bonne épouse et bonne mère. La marquise de Fleury avoit un beau visage et des yeux admirables, quoiqu’elle eût la vue très-basse, et qu’elle l’ait perdue depuis. Elle étoit bonne, spirituelle et naturelle. J’ai été fort liée avec elle, et jusqu’à sa mort. À propos d’elle, je veux réfuter ici une calomnie tout-à-fait absurde dans je ne sais quel Souvenir imprimé (car depuis les miens on en a fait des quantités), on dit que M. le duc de Chartres avoit écrit sur des tablettes les noms, posés sur des colonnes différentes, de toutes les jeunes personnes qui venoient au Palais-Royal, avec ces indications, les Jolies, les Agréables et les Abominables ; et que dans cette dernière colonne il y avait mis madame de Fleury, qui le sut et ne le lui pardonna jamais. Il n’y a pas à tout cela la moindre vérité : madame de Fleury étoit fort jolie ; M. le duc de Chartres l’aimoit tellement, qu’il l’appeloit sa sœur : elle l’appeloit aussi son frère ; elle a toujours été intimement liée avec lui, et lui a montré constamment la plus vive amitié. On la loua trop sur son naturel : elle finit par mettre de la prétention à cet agrément, qui en donne tant à tous les autres, et alors elle en perdit le charme par les singularités les plus bizarres. J’ai fait, sans la nommer, son portrait dans les Souvenirs de Félicie[75] ; mais je n’y ai point conté le trait suivant, qui achèvera de donner l’idée de sa manière d’être dans la société. Elle étoit un soir à souper à Versailles chez madame la princesse de Guéménée, où, comme à l’ordinaire, il y avoit beaucoup de monde ; madame de Fleury venoit de faire sa cour, elle étoit en grand habit. Au lieu d’ôter son bas de robe[76] dans l’antichambre, elle ne s’en débarrassa que dans le salon ; madame de Guéménée lui conseilla en riant de se défaire aussi de son immense panier. Très-volontiers, répondit madame de Fleury. À ces mots, très-inattendus, plusieurs femmes s’élancent vers elle pour l’exhorter à faire cette folie ; on lui ôte son panier, sa jupe, de superbe étoffe, on la déshabille en un clin d’œil, et elle se trouve avec son grand corps et sa palatine, et en petit jupon court de basin, sur lequel ballottoient ses deux poches. Tout cela se passa en présence de cinquante personnes. J’étais dans ce nombre. Madame de Fleury resta dans cet étrange costume toute la soirée entière, depuis neuf heures et demie jusqu’à deux heures après minuit, sans montrer le moindre embarras, et comme si elle n’eût fait que la chose du monde la plus simple.

Madame de Rochambeau, belle-fille de celui qui a été depuis maréchal de France, étoit, ainsi que madame de Dampierre, très-remarquable par une naïveté de caractère, de ton et de manières, que je n’ai jamais vus dans le grand monde qu’à ces deux personnes ; la pureté de leurs mœurs donnoit un prix inestimable à cette singularité. Le chevalier de Chastellux, qui étoit dans ce temps l’un de mes plus chers amis, avoit de la grandeur et de la générosité dans l’âme, et de la foiblesse dans le caractère ; son esprit étoit fort au-dessus du médiocre, mais n’alloit pas jusqu’à la supériorité. Sa société étoit agréable et sûre ; avec beaucoup d’instruction il n’avoit nulle pédanterie ; sa conversation eût été particulièrement aimable, s’il n’avoit pas eu la manie de la remplir de calembours. Il a fait de jolies comédies de société ; son livre de la Félicité publique n’est pas un bon ouvrage ; mais il doit faire estimer l’homme de la cour et du monde qui a été en état de le faire ; il est, je crois, le premier auteur qui ait montré une grande indignation contre ces mœurs antiques lacédémoniennes si vantées, au fond si barbares, ce que le chevalier de Chastellux a eu le mérite de sentir vivement, et de bien exprimer dans son livre de la Félicité publique.[77] Le vicomte de Ségur venoit aussi, mais rarement, à ces petits soupers ; il avoit une jolie figure, mais une affectation d’indolence qui rendoit ridicules, à mes yeux, son maintien et sa manière de parler[78]. Je n’ai jamais vu dans le monde, sans exception, une fatuité aussi peu déguisée, et par conséquent de plus mauvais goût ; son esprit n’étoit que du jargon, sa réputation d’agrément qu’une mode ; son frère avoit beaucoup plus de mérite et d’esprit. Je n’ai pas eu l’occasion de connaître son caractère ; mais j’en ai entendu conter des traits qui font honneur à son cœur. M. de Dampierre, mari de celle dont je viens de parler, avoit une franchise et une loyauté qui lui gagnoient tous les cœurs. Le marquis de Roufignac étoit l’homme le plus véritablement chevaleresque qu’on ait jamais vu de mon temps dans la société ; brave, sincère, capable d’une héroïque amitié, il étoit estimé de tous ceux qui le connoissoient. Il n’avoit que le défaut d’être trop susceptible, et de se battre fort légèrement, ce qui contrastoit étonnamment avec l’extrême douceur de son ton. J’aurai occasion de conter de lui plusieurs traits qui achèveront de le faire connaître. Le chevalier de Bouflers, si célèbre par son esprit, qui ne montra d’abord que de la grâce et de la légèreté dans de fort jolis vers, mais qui avoit autant de solidité que d’agrément, se moqua long-temps de la sensibilité, et fit l’éloge de l’inconstance. Cependant il a prouvé qu’il étoit profondément sensible, et que le mérite uni à la grâce pouvoit le fixer. Il a épuisé, dans sa première jeunesse, tout ce que la légèreté, la plaisanterie ont de piquant, il a réservé la raison pour l’âge mûr : c’est lui donner toute l’autorité qu’elle peut avoir. J’ai déjà parlé de M. de Vaudreuil et de quelques autres, je vais reprendre le fil de ma narration.

Je fis, dans ce temps, une rencontre qui me combla de joie. Un matin que je me promenois au Palais-Royal, j’aperçus une femme de trente-sept ou trente-huit ans, qui se promenoit avec une très-jeune personne, et qui me regardoit avec une attention et une expression qui me frappèrent. Je l’examinai de mon côté, ses traits ne m’étoient point inconnus ; et, tout à coup je tressaille, et je m’écrie : « C’est mademoiselle de Mars ! » Elle vint à moi, me prit la main qu’elle serra fortement en me disant d’une voix entrecoupée : « Contenons-nous ici. À quelle heure pourrois-je vous revoir demain ? » À toute heure de la matinée, répondis-je. À ces mots, elle s’éloigna précipitamment, me laissant dans un si grand trouble, que je rentrai sur-le-champ chez moi. Pendant toute la journée, je ne pensai qu’à elle, je ne fermai pas l’œil de la nuit, et je me levai de grand matin. Elle ne vint qu’à dix heures ; aussitôt que je l’entendis, je courus à elle, je me jetai à son cou, en fondant en larmes, et sans pouvoir proférer une seule parole. Cette excellente personne partagea toute ma joie, elle déjeuna avec moi, et nous causâmes jusqu’à une heure après midi. Nous ne parlâmes presque que du château de Saint-Aubin et de mon enfance. Elle me conta seulement qu’elle étoit, depuis très-peu de temps, gouvernante des enfans de madame de Voyer ; mais que, le caractère de cette dernière lui convenant peu, elle ne comptoit pas y rester long-temps. En effet, elle fut placée peu de temps après, pour ses talens, chez madame la princesse Louise de Condé. Le secrétaire de M. de Voyer, qui s’étoit assuré un sort indépendant, et qui avoit assez de mérite pour apprécier celui de mademoiselle de Mars, l’épousa, et l’emmena en province. Mais pendant tout le temps qu’elle resta chez madame de Voyer, je la vis presque tous les jours. Elle vint plusieurs fois à nos petits spectacles ; elle s’y rappeloit avec délices le temps où elle m’avoit vu jouer Iphigénie et Zaïre, à l’âge de mes filles, et même plus jeune encore.

Au milieu de beaucoup d’inquiétudes de tous genres, j’en avois une qui me tourmentoit cruellement, c’étoit sur le sort de mon frère, car ma tante, qui ne le connoissoit que pour l’avoir aperçu quelquefois au jour de l’an, ne faisoit rien du tout pour lui. Il étoit plus jeune que moi de quinze mois ; sa figure étoit alors jolie, et ses manières douces, modestes et naturelles. Mon frère est né avec beaucoup de génie pour la géométrie, qu’il a appliquée, avec de grands succès, à la mécanique : il a d’ailleurs infiniment d’esprit. Il avoit pour la poésie un talent naturel très-agréable, et beaucoup de goût pour les arts, surtout pour la musique ; il savoit parfaitement la composition, et il a fait de charmantes romances ; son caractère est d’une extrême douceur qui, par la suite, a quelquefois dégénéré en foiblesse ; mais il est impossible d’avoir plus de bonté, de meilleurs sentimens et une plus belle âme. Nous nous aimions tendrement, et depuis notre première enfance, sans qu’il y ait eu jamais entre nous l’apparence du refroidissement, ou un seul mot de discussion. Je songeois sans cesse à lui faire faire un bon mariage ; j’avois déjà, après bien des peines, échoué trois fois dans cette entreprise ; enfin on me donna l’idée de lui faire épouser mademoiselle de Raffettau, jeune personne d’une grande naissance, et j’en vins à bout, par le crédit qu’on me supposoit au Palais-Royal, et la puissante protection qu’on devoit naturellement attendre de madame de Montesson. Cependant, malgré toutes mes instances, elle ne fit pas la moindre chose pour ce mariage, qui ne se seroit pas fait, si je n’avois pas pris l’engagement de loger et de nourrir les nouveaux mariés. Il falloit, pour cela, l’approbation de M. de Genlis, et même un grand sacrifice de sa part, car je ne pouvois les loger que dans son appartement qui tenoit au mien. M. de Genlis, avec une bonté parfaite, leur céda ce logement tout meublé, tout arrangé, et en loua un pour lui sur le jardin du Palais-Royal, mais hors du Palais. Mademoiselle de Raffettau avoit perdu sa mère à l’âge de douze ans, elle en avoit dix-huit, elle étoit au couvent de Panthemont avec une gouvernante, qui n’avoit point d’instruction, mais qui cependant lui donna tout l’essentiel d’une éducation parfaite, la piété, la charité, et toutes les qualités les plus attachantes du caractère. Je ne citerai qu’un trait des leçons de morale qu’elle lui donnoit, il fera juger de la perfection de son éducation. Feu madame de Raffettau prenoit soin d’une pauvre femme paralytique ; à sa mort, sa fille s’en chargea, sa gouvernante la faisoit venir une fois par semaine en chaise à porteur au couvent. On la recevoit au parloir extérieur, où la gouvernante et son élève se trouvoient ce jour-là ; comme la pauvre femme ne pouvoit pas se servir de ses mains, mademoiselle de Raffettau la peignoit, lui lavoit les pieds et lui coupoit les ongles ; lorsque la gouvernante n’étoit pas contente de son élève, elle la privoit du bonheur d’exercer ces pieux devoirs de charité, et les remplissoit elle-même ; cette pénitence fut la seule que mademoiselle de Raffettau reçut, et qui lui causoit la plus vive affliction. Ce fait, que j’ai rapporté depuis dans les Veillées du Château, suffit seul à l’éloge de la gouvernante et de l’élève. Il y a loin de cette pensée sublime de bonté à l’idée de priver une jeune personne du plaisir de porter une jolie parure. Cette excellente institutrice n’avoit jamais été qu’une femme de chambre de madame de Raffettau ; on trouveroit difficilement aujourd’hui parmi le peuple une femme pensant ainsi ; c’est qu’alors il y avoit encore beaucoup de religion dans la classe du peuple. Mademoiselle de Raffettau étoit petite, mais charmante ; son visage étoit également agréable et régulier. Je n’ai vu qu’à madame de Louvois des mains aussi parfaites et d’aussi jolis pieds ; elle étoit d’une adresse de fée ; personne ne brodoit comme elle, sa gouvernante lui avoit donné un maître de musique, elle avoit une voix admirable et chantoit comme un ange. Pour tout présent de noces, madame de Montesson lui donna une montre de dix louis ; pour moi, je lui donnai sa corbeille de mariage, et dans laquelle je mis une partie de mes plus jolis bijoux ; madame de Montesson donna le repas de noces, où je menai la nouvelle mariée, qui eut le plus grand succès par sa figure et ses manières ; je la menai aussi faire toutes ses visites de noces, je la présentai à la cour et chez les princes, enfin je lui tins lieu de mère, et ce fut de grand cœur, car je pris pour elle la plus vive tendresse ; elle avoit de l’esprit naturel, de la gaieté, une douceur remplie de charmes. Elle n’étoit jamais un seul instant oisive ; je lui donnai des leçons d’orthographe, elle y fit des progrès étonnans en peu de temps ; elle s’appliquoit aussi beaucoup à perfectionner son écriture qu’elle rendit très-jolie ; le but de cette étude étoit de se mettre en état de copier les mémoires sur différens sujets, que mon frère faisoit sans cesse ; elle en vint promptement à bout, elle devint son meilleur copiste, et même elle copioit sans faute des mémoires sur les sciences, où se trouvoit un nombre infini de figures géométriques. Elle ne resta chez moi que dix mois, elle eut tant de succès dans le monde, elle intéressa si vivement tous ceux qui la connoissoient, que madame de Montesson, voyant combien l’on trouvoit extraordinaire qu’avec sa fortune ce ne fût pas elle qui se fut chargée de la loger, se décida enfin à la prendre chez elle avec mon frère.

Ce fut Monsigny qui la détermina à prendre ce grand parti. Cet excellent homme, qui mettoit constamment le plus vif intérêt à tout ce qui me touchoit, avoit autant d’esprit et de finesse que de bonhomie ; il connoissoit parfaitement le caractère et l’égoïsme de madame de Montesson ; il lui conta avec une grande apparence de simplicité tous les détails qui pouvoient prouver l’affection si vraie que ma belle-sœur avoit pour moi, et combien notre attachement mutuel nous faisoit honneur dans le monde. Le résultat de ces récits fut que madame de Montesson les emmena d’abord à Saint-Assise, et ensuite les garda pour toujours. Ils me quittèrent au bout de dix mois, et ce ne fut pas sans regrets de part et d’autre. Je conservai toujours avec ma belle-sœur la liaison la plus intime, et qui a duré jusqu’à sa mort. Quand elle me quitta, M. de Genlis ne reprit point son appartement ; il le céda à ma mère et à mes enfans, afin que j’eusse la possibilité de donner moi-même des leçons suivies à mes filles.

Madame de Potocka passa deux ans à Paris. Nous reprîmes nos petits spectacles l’année d’ensuite, et ce fut vers le milieu de cet hiver que j’eus l’idée d’établir un ordre que j’appelai l’ordre de la Persévérance. Je ne pris pour confidens que madame de Potocka et M. de Brostocki, qui soutinrent dans le monde que cet ordre avoit existé anciennement en Pologne. Tout le monde le crut ; voici comment Le roi de Pologne m’avoit envoyé son portrait avec une lettre, dans laquelle il me demandoit le mien, en me remerciant de toutes les grâces que j’avois pour les Polonois ; car, en effet, toutes les dames polonoises qui arrivoient à Paris venoient d’abord chez moi. Je me chargeois de les présenter au Palais-Royal, et de leur rendre tous les petits services de société qu’on peut rendre à des étrangers. J’envoyai mon portrait au roi de Pologne, en le mettant dans la confidence de notre ordre de la Persévérance. Il eut la bonté de m’écrire une lettre charmante, faite pour être montrée, dans laquelle il me remercioit de faire revivre cet ordre, jadis fondé en Pologne. Cette lettre étoit écrite de sa main et signée. Je la montrai à tout le monde, et personne ne douta de l’histoire que nous avions composée. Je dis que je tenois les statuts de madame de Potocka et de M. de Brostocki, et que je les avois seulement rédigés. Je pris, pour composer cet ordre, une partie des plus jolis costumes de l’ancienne chevalerie, et j’y ajoutai mille choses romanesques de mon invention et plusieurs coutumes académiques. On n’étoit reçu qu’au scrutin, on subissait des épreuves ; mais toutes spirituelles ; il falloit deviner des énigmes que j’avois composées, et répondre à des questions morales que faisoit le président. Ensuite on lisoit ou l’on débitoit un discours qui devoit être l’éloge d’une vertu, à son choix. Le président répondoit par une petite exhortation morale, et faisoit prêter le serment, qui étoit à la fois religieux, patriotique et chevaleresque. Je n’avois pas oublié d’y faire promettre de défendre, en toute occasion, la foiblesse et l’innocence opprimées, et de mettre au jour toutes les belles actions que l’on pourroit découvrir. J’avois même fondé un prix pour cette dernière chose. Tout chevalier et toute dame qui avoient apporté à l’assemblée la découverte de trois belles actions bien constatées, et jugées telles à la pluralité des voix, recevoit une médaille d’or du prix de cent vingt livres ; mais il falloit que ces actions n’eussent été faites ni par un parent, ni par un ami de la personne qui les déclaroit, ni par un membre de l’assemblée. La médaille représentoit d’un côté une couronne de laurier et d’immortelles, avec ce mot, Persévérance, et de l’autre ces paroles : Prix de vertu. Il y a eu en tout quatre médailles de données : j’en ai eu une ; et en outre, quand nous avons été au nombre de cinquante, on m’en a décerné une pour récompense des services que j’avois rendus à l’ordre. Chaque chevalier et chaque dame étoient obligés de prendre une devise. Chaque chevalier se choisissoit un frère d’armes, et chaque dame une amie. Pour ne point causer de jalousie parmi mes amies, ma mère me permit de la prendre pour la mienne. Les dames, à volonté, prenoient ou ne prenoient pas un chevalier ; et, lorsqu’on en prit, il fut toujours choisi de manière à ne pas donner lieu à de malignes interprétations. Mon frère et M. d’Osmont, neveu de celui du Palais-Royal, furent les premiers chevaliers que nous reçûmes. Mon frère prit M. d’Osmont pour frère d’armes. Notre troisième chevalier fut le duc de Lauzun ; et les premières dames, ma mère, mesdames d’Harville, de Jumilhac, et mes deux belles-sœurs. Notre premier président fut le marquis de Seignelai. Quand nous fûmes une quinzaine, M. de Lauzun nous donna, dans une maison qu’il avoit hors des barrières, au milieu d’un jardin, une tente qu’il avoit fait faire exprès pour nous, qui nous servit à nos assemblées, qui se tenoient tous les quinze jours. Cette tente étoit vaste, superbe, richement décorée en dedans. Chacun des membres de l’ordre étoit obligé de donner un petit tableau d’une mesure convenue, bien peint et bien encadré, représentant sa devise, et que l’on plaçoit dans l’intérieur de la tente, que nous avions nommée le Temple de l’Honneur[79]. Nous avions un uniforme, qui étoit blanc et gris de lin. Les hommes et les femmes portoient une écharpe gris de lin, brodée d’argent. On donnoit aux chevaliers que l’on recevoit un anneau d’or, qui portoit, en émail, les lettres initiales de la devise de l’ordre. Voici cette devise :


Candeur et loyauté, courage et bienfaisance,
CandVertu, bonté, persévérance.


Cet ordre fit beaucoup de bruit[80] ; nous eûmes une infinité de demandes, et nous fîmes en peu de temps un grand nombre de réceptions. Cet empressement nous flatta d’autant plus que nous n’avions, à nos assemblées, ni danse, ni musique, ni rafraîchissemens, et que chaque séance se terminoit par une quête pour les pauvres. Lorsqu’une ou plusieurs quêtes avoient produit une somme de six cents francs, on nommoit un chevalier et une dame, que l’on chargeoit de s’informer des pauvres qui pouvoient mériter ce secours, et le chevalier et la dame promettoient d’aller ensemble visiter ces pauvres, pour vérifier les informations, afin de décider ensuite à qui les secours seroient donnés, en tout ou en partie. Ceci produisoit le bien, de plus, que le chevalier et la dame donnoient toujours quelques petits secours aux pauvres qu’ils avoient vus et qu’ils ne choisissoient pas ; en outre, ils étoient obligés d’écrire, avec le plus grand détail, le journal de ce qu’ils avoient fait à cet égard, et les noms et l’adresse des pauvres auxquels l’aumône avoit été distribuée. À l’assemblée d’ensuite, le journal étoit lu tout haut, signé et remis au président, qui le déposoit dans nos archives. Madame de Sabran, aujourd’hui madame de Bouflers, fut l’une de nos dames qui remplit avec le plus de zèle, d’intelligence et de bonté cette pieuse mission. Très-difficiles dans nos choix, nous étions cependant, au bout de peu de mois, quatre-vingt-dix. Cet ordre seroit certainement devenu une institution sociale, utile et durable, si je n’avois pas été forcée de l’abandonner, au milieu de sa plus grande vogue, par mon voyage d’Italie et mon entrée à Belle-Chasse. Nous avions plusieurs cérémonies particulières fort agréables dont je ne parle point, parce que le détail en seroit trop long, entre autres les initiations de l’adolescence. On y admettoit les jeunes gens des deux sexes, de onze à douze ans, seulement comme spectateurs, et sans voix. Je ne compte point les initiés, que nous avions au nombre de quatre-vingt-dix membres, dont j’ai déjà parlé. Nous avions aussi la cérémonie du départ des guerriers, quand nos chevaliers militaires partoient pour leurs régimens. Alors la dame du chevalier étoit obligée de lui promettre une écharpe brodée de sa main pour sa première belle action. Je donnai cette écharpe à M. de Rouffignac, suivant nos lois. Par un hasard singulier, il eut occasion de faire une très-belle action. En allant rejoindre son régiment, en passant près d’un bois, étant en chaise de poste, il entendit crier dans le bois au meurtre. Quoiqu’il fut seul, son domestique étant en avant, il fait arrêter la voiture, met l’épée à la main, et se précipite dans le bois, du côté d’où partoient les cris, en criant à haute voix, comme s’il eût appelé des compagnons qui le suivoient ce qui fit aussitôt prendre la fuite aux assassins. M. de Rouffignac trouva un homme percé de mille coups, nageant dans son sang. Il le prit dans ses bras et le porta dans sa voiture. Il respiroit encore ; mais il pouvoit mourir en chemin, et M. de Rouffignac risquer d’avoir une horrible affaire criminelle. Arrivé à la poste, il l’y déposa, envoya chercher le chirurgien du lieu, et le fit panser en sa présence. Cet homme fit sa déposition juridique, et mourut une demi-heure après. M. de Rouffignac m’envoya toutes les preuves authentiques de cette aventure, en m’écrivant pour me demander une écharpe, que je brodai avec tout le soin et toute la promptitude possibles, et que je me hâtai de lui envoyer.

On a dit, à ce sujet, dans ces derniers temps, et même dans des mémoires, une fausseté si ridicule, qu’elle mérite à peine d’être réfutée on a prétendu que la reine, charmée des récits qu’on lui faisoit de nos cérémonies chevaleresques, avoit voulu être de cet ordre, qu’elle nous l’avoit fait demander, et que nous l’avions refusée. Le fait est que, dans une de nos assemblées, quelqu’un nous dit que la reine avoit parlé avec éloge de cette association, et que peut-être il ne seroit pas difficile de l’engager à s’en déclarer la grande-maîtresse. Là-dessus plusieurs personnes observèrent que cet honneur seroit ruineux pour nous, par les fréquens voyages qu’il exigeroit nécessairement, et que d’ailleurs il nous ôteroit toute espèce de liberté ; ainsi, on ne fit aucune démarche auprès de la reine, et la chose en resta là. J’ai conservé très-long-temps une copie des statuts de cet ordre, que j’avois composés, comme je l’ai déjà dit ; un jour, à Belle-Chasse, le duc de Lauzun me demanda instamment de les lui prêter ; il les donna à madame la marquise de Coigny, qui les garda de mon consentement.

Ce fut pendant que j’étois au Palais-Royal que l’abbé Raynal acheva son grand ouvrage sur le commerce des Européens dans les deux Indes. Cet ouvrage, qui n’eut alors que trop de partisans, me parut, sous tous les rapports, un véritable monstre. Je ne concevois pas qu’un prêtre eût l’effronterie et le mauvais goût d’insérer, dans un ouvrage historique, les détails les plus licencieux, les impiétés les plus révoltantes, les sentimens les plus séditieux ; d’ailleurs, je trouvai dans ce mauvais livre le style le plus inégal, et une quantité de morceaux véritablement ridicules par la boursouflure, l’emphase et le galimatias ; on nous a bien accoutumés à toutes ces choses depuis ; mais, malgré les verbiages inintelligibles qui se trouvent dans les œuvres de Diderot, on n’avoit pas encore pris l’habitude de cette manière extravagante d’écrire. J’allois quelquefois aux séances académiques, et je trouvois toujours dans les discours quelque chose de ridicule ; ce qui faisoit dire à M. de Schomberg que j’avois le caractère le plus doux et l’esprit le plus frondeur qu’il eût jamais connu.

Outre le sacrifice des spectacles, j’avois fait encore, à l’étude et aux talens, celui des bals dansans ; quoique j’aimasse assez la danse, j’y renonçai à vingt-cinq ans, et sans retour. Il étoit impossible d’aller aux bals de Paris, sans aller, au moins tous les quinze jours, à ceux de la cour. Il falloit coucher deux nuits à Versailles, c’étoit une grande perte de temps, et j’en gagnai beaucoup par ce sacrifice. Peu d’années après, je ne concevois plus que c’en eût été un, et je possède encore ce qu’il m’a valu. Toutes les sages privations que l’on s’impose dans la jeunesse, c’est-à-dire, durant le court espace d’un bien petit nombre d’années, préparent des ressources certaines et les plus douces jouissances pour les trois quarts de la vie. Voltaire a dit :


Qui n’a pas l’esprit de son âge,
De son âge a tout le malheur.


Cependant, l’esprit raisonnable est bon à tous les âges ; et, dans la jeunesse, il peut mener à tout. Il est alors si distingué, si frappant, si méritoire !…

On voyoit paroitre sans cesse des discours et des éloges académiques ; le style de ces ouvrages étoit en général d’une mauvaise école, la littérature commençoit à tomber en décadence. M. de Voltaire ne faisoit plus que de mauvaises tragédies ; les Scythes, les Guèbres, Zulime, etc.[81]. Lemierre, auteur de plusieurs tragédies médiocres, étoit épuisé. Cependant il y a des beautés dans son Guillaume Tell. Madame Riccoboni[82] avoit donné tous ses romans. M. Gaillard[83] fit paroître les seuls ouvrages remarquables de ce temps, après ceux de M. de Buffon, l’Histoire de Francois 1er et la Rivalité de la France et de l’Angleterre, deux excellens ouvrages qui feront toujours honneur à ce siècle et à la littérature françoise. L’auteur se fit une grande querelle avec les philosophes ses amis alors, pour avoir follement reconnu, dans la Rivalité de la France et de l’Angleterre, qu’il y avoit incontestablement du miraculeux dans l’histoire de Jeanne d’Arc. M. de Buffon donna aussi plusieurs descriptions d’animaux, et toujours avec cette perfection de style qu’il a conservée jusqu’à la fin de ses jours, au milieu de la mauvaise école formée par Thomas.

Pendant que j’étois au Palais Royal, M. de Voltaire vint et mourut à Paris ; comme il m’avoit reçue à Ferney, et qu’il vint se faire écrire chez moi, j’allai le voir trois ou quatre fois ; il me reçut avec beaucoup de grâce, mais je le trouvai si abattu et si cassé, que je vis bien que sa fin étoit prochaine. Quelque temps après, j’eus une liaison assez intime avec M. Gibbon[84], auteur de la Chute de l’empire romain, ouvrage anglois que nos philosophes ont beaucoup loué, parce qu’il renferme de très-mauvais principes, mais qui est, à tous égards, un mauvais ouvrage, très-diffus, sans vues nouvelles, et fort ennuyeux. M. de Schomberg, qui étoit intimement lié avec d’Alembert, me l’avoit amené deux ou trois fois, et m’apportoit régulièrement, de sa part, tous ses petits éloges académiques, à mesure qu’il les faisoit imprimer ; il m’arriva, à ce sujet, une plaisante méprise. Un jour que je n’étois pas chez moi, il laissa l’éloge, sans nom d’auteur, de La Condamine ; je ne doutai point que cet éloge ne fut, comme le précédent, de d’Alembert ; je le lus sur-le-champ, il me plut infiniment plus que tous les autres. J’écrivis le soir même un petit billet à d’Alembert, pour le remercier, et dans lequel je lui disois que je trouvois cet éloge au-dessus de tous ceux qu’il avoit faits, et sans comparaison le meilleur, et j’envoyai aussitôt ce billet. Le lendemain, M. de Schomberg vint me gronder avec beaucoup d’amertume, et il m’apprit que cet éloge étoit de M. de Condorcet[85]. D’Alembert ne m’a jamais pardonné un jugement aussi peu flatteur pour lui.

L’empereur d’Allemagne, frère de la reine de France, vint à Paris ; il y réussit extrêmement, par sa politesse, ses manières, ses connoissances en tous genres, et son désir de les accroître ; l’étiquette l’empêcha d’aller chez les princes du sang. J’avois grande envie de le rencontrer, et, me doutant bien qu’il auroit la curiosité de voir la collection des tableaux du Palais-Royal, je chargeai le garçon d’appartemens, qui la montroit aux étrangers, de m’avertir quand il viendroit ; ce qu’il fit en effet. Il étoit midi, je descendis aussitôt, et je trouvai l’empereur dans la galerie ; il étoit à quinze ou vingt pas de moi, je traversai lentement la galerie. Mon intention étoit de m’en aller par la petite porte qui étoit au bout. L’empereur questionna tout bas le garçon d’appartemens ; et, en apprenant que j’étois une des dames de madame la duchesse de Chartres, il vint tout de suite à moi, et avec la politesse la plus aimable il entra en conversation ; je lui expliquai tous les tableaux dont je connoissois non-seulement les peintres, mais les anecdotes et les généalogies, c’est-à-dire dans quelles mains ils avoient successivement passé. L’empereur parut prendre le plus vif intérêt à cette conversation ; il me remercioit à toutes minutes ; nous passâmes ainsi deux heures. Il étoit véritablement connoisseur en tableaux ; il nommoit presque tous les grands maîtres, sans se tromper. Sa figure étoit fort agréable, il ressembloit, en jeune et en très-beau, à M. le prince de Condé ; ce prince eut la politesse de se faire écrire le lendemain chez moi, sous son nom de voyageur.

  1. Le célèbre Rameau avoit déjà donné l’exemple de cet accord si désirable, surtout, dans Pygmalion, l’air : Fatal amour, cruel vainqueur, etc., etc. La déclamation la plus parfaite ne pourroit exprimer mieux toutes les paroles de cette ariette ; ainsi que celles, dans Castor et Pollux, de cet air admirable : Tristes apprêts, pâles flambeaux.
    (Note de l’auteur.)
  2. Si j’eusse connu ses ouvrages, j’aurois dit qu’il avoit en effet parlé de la religion avec la plus touchante éloquence, mais j’aurois eu le courage d’ajouter que son incompréhensible inconséquence à cet égard n’en étoit que plus coupable et plus révoltante, puisque souvent dans le même volume, par exemple dans Émile, il avait placé un éloge parfait de l’Évangile et des blasphèmes…
    (Note de l’auteur.)
  3. La marquise de Pompadour, étant parvenue à mettre dans ses intérêts Voltaire, Duclos, Crébillon et Marmontel, essaya, comme elle disoit, d’apprivoiser Rousseau ; mais une lettre qu’elle reçut de lui, la dégoûta de renouveler ses avances. « C’est un hibou, dit-elle un jour à madame de Mirepoix. J’en conviens, répondit la maréchale ; mais c’est celui de Minerve. »
    « Madame,

    J’ai cru un moment que c’étoit par erreur que votre commissionnaire vouloit me remettre cent louis pour des copies qui sont payées avec douze francs. Il m’a détrompé, souffrez que je vous détrompe à mon tour. Mes épargnes m’ont mis en état de me faire un revenu, non viager, de 540 livres, toute déduction faite. Mon travail me procure annuellement une somme à peu près égale j’ai donc un superflu considérable, je l’emploie de mon mieux, quoique je ne fasse guères d’aumônes. Si, contre toute apparence, l’âge ou les infirmités rendoient un jour mes forces insuffisantes : j’ai un ami. »

    J.-J. ROUSSEAU.

    Paris, ce 18 août 1762.

    (Note de l’éditeur.)
  4. L’engouement pour Mélanie fut extrême tout le temps que La Harpe se borna à en faire des lectures dans les salons de Paris ; aussitôt que la pièce fut imprimée, la critique succéda aux éloges et alla plus loin peut-être. Le genre faux, le tragique bâtard étoit alors à la mode, mais les gens de goût bâilloient déjà

    Aux vains efforts d’un auteur amphibie,
    Qui défigure et qui brave à la fois,
    Dans son jargon, Melpomène et Thalie.


    Si, ce qui seroit plus conforme à la morale et vaudroit mieux que de s’empoisonner, Mélanie, au lieu de dire oui, disoit non ; si le curé, qui ne remplit qu’une partie de ses devoirs, les accomplissoit tous, et blâmoit fortement, hautement, une violence que la religion désapprouve, il n’y auroit point de pièce. On désireroit plus d’élévation dans la pensée, plus d’énergie dans les sentimens, plus de force et de véhémence dans le style ; mais la versification douce, harmonieuse, a un charme qui plaît et qui dut séduire des auditeurs déjà prévenus d’avance par les applaudissemens des personnes qui dispensoient la gloire et faisoient les renommées contemporaines.

    (Note de l’éditeur.)
  5. Monsigny n’eut ni la fécondité de Grétry, ni l’énergie de Gluck ; mais jamais on n’a composé en France des airs plus suaves, d’une plus touchante mélodie, et d’une gaieté plus vraie. Cependant Grimm et les oracles du goût trouvoient cette délicieuse musique dépourvue d’idées, de couleurs ; ce style si simple, si pur, leur paroissoit pauvre, nu, sans ornement. Que conclure de ces beaux arrêts réformés par l’âge suivant ? c’est que si l’instruction et l’esprit suffisent pour prononcer sur les ouvrages de littérature, il faut autre chose pour juger les œuvres des arts.
    (Note de l’éditeur.)
  6. Madame de Newkerque, long-temps célèbre pour sa beauté, avoit été d’abord connue sous le nom de madame Pater ; elle faillit épouser M. de Lambesc, beaucoup plus jeune qu’elle, et finit par donner sa main au marquis de Champcenetz. On a dit que dans les dernières années de Louis XV, elle avoit eu avec ce prince des relations secrètes si intimes, qu’elle conçut un moment l’espoir de jouer auprès de lui le rôle que Mme de Maintenon avoit rempli auprès de Louis XIV.
    (Note de l’éditeur.)
  7. Elle avoit de la singularité dans la manière de se mettre ; mais son joli visage pouvoit la supporter. Un jour elle parut, dans une grande fête, coiffée par Léonard avec une serviette damassée coupée par bandes, et elle eut beaucoup de succès.
    (Note de l’auteur.)
  8. Madame de Polignac, née Polastron, gouvernante des enfans de France, est morte en Russie vers la fin de 1793, à l’âge de quarante-quatre ans.

    L’infortunée Marie-Antoinette a fait de madame de Polignac l’éloge le plus touchant, en disant : Seule avec elle, je ne suis plus reine, je suis moi.

    (Note de l’éditeur.)
  9. Madame de Mazarin lui donna une fête dans laquelle on trouva encore le guignon qui la poursuivoit : on savoit que le prince avoit beaucoup loué le jeu de Carlin de la Comédie Italienne, et l’arlequin le plus parfait qu’on ait jamais vu ; madame de Mazarin eut l’idée de faire représenter chez elle une pièce du Théâtre-Italien que le roi ne connoissoit pas ; cette comédie étoit intitulée : Arlequin barbier, paralytique. Le jour de la fête, après un beau concert, la duchesse conduisit le roi dans une salle où l’on trouva un joli théâtre. Le roi fit placer madame de Mazarin à côté de lui ; aussitôt le spectacle commença. Le roi ne savoit que très-imparfaitement le françois ; dans toutes les représentations théâtrales des fêtes qu’on lui avoit données jusqu’alors, on avoit toujours commencé par des prologues faits à sa louange et dont toutes les allusions, faites pour lui, étoient vivement applaudies. Ce prince prit, pour un de ces prologues, la pièce d’Arlequin barbier, paralytique ; et, à chaque acclamation qu’excitoit le jeu de Carlin, le roi s’inclinoit, et d’un ton modeste et reconnoissant il remercioit madame de Mazarin en répétant qu’elle étoit trop bonne, qu’il étoit confus, qu’il ne méritoit pas des éloges aussi délicats, etc. L’embarras de la duchesse étoit inexprimable ; n’osant, par respect, le désabuser, elle ne savoit que répondre ; elle fut au supplice pendant toute cette représentation. Elle n’en fut pas quitte après le spectacle ; car, rentré dans le salon, le roi s’épuisa encore en nouveaux remercîmens qu’il fit à haute voix ; ne se lassant point de s’extasier sur la grâce et la finesse des allusions, et sur l’amabilité bienveillante des spectateurs qui les avoient tant applaudies.
    (Note de l’auteur.)
  10. Parce qu’il étoit impossible de le nier, la chose étoit universellement connue.
    (Note de l’auteur.)
  11. 1768.
  12. Le comte de Maillebois, fils du maréchal de ce nom, avoit alors plus de cinquante ans ; il est douteux qu’il eût beaucoup d’esprit, car sa conduite fut celle d’un homme de petit jugement. Le tribunal des maréchaux de France le déclara calomniateur ; il fut disgracié et enfermé dans la citadelle de Doulens. En 1784, le ministère l’envoya en Hollande pour y soutenir le parti démocratique contre le roi de Prusse. Il fut décrété d’accusation en 1791, par l’assemblée nationale, comme auteur d’un plan de contre-révolution concerté avec la cour de Turin ; il se retira en Hollande, où il mourut en 1792.
    (Note de l’éditeur.)
  13. Le maréchal de Castries avoit servi sous le prince de Soubise ; il fut blessé à la bataille de Rosback : il le fut de nouveau en 1760, et une troisième fois en 1762. Emigré au commencement de la révolution, il se trouva, lors de l’invasion des Prussiens en Champagne, sous les ordres du prince de Brunswick, qu’il avoit vaincu à Closter-Camp. Le maréchal de Castries mourut à Wolfenbuttel, au commencement de l’année 1801. Il étoit né en 1727 : il montra, pendant qu’il fut ministre de la marine, du désintéressement, de la probité, mais peu de talent.
    (Note de l’éditeur.)
  14. Les Mémoires qu’on a publiés sous son nom, sont entièrement de la composition de M. le vicomte de Ségur, mort à Barège. J’en parlerai avec détail dans la suite de cet ouvrage.
    (Note de l’auteur.)
  15. Petit-neveu de ce grand Axel Oxenstiern, grand chancelier de Suède, qui joua un si beau rôle sous le règne de Gustave-Adolphe, et depuis la mort de ce héros tué à la bataille de Lutzen, en 1632. Le ministère du chancelier Oxenstiern fut plus long, plus doux et plus éclatant que ne le fut en France celui du cardinal de Richelieu, son contemporain ; mais les réputations brillantes tiennent plus aux théâtres qu’aux talens et aux actions ; elles tiennent même beaucoup aux climats. Dans les pays trop froids pour attirer les voyageurs, il est plus difficile d’acquérir une grande renommée. Les voix manquent pour l’étendre, on ne connoît que superficiellement les hommes de mérite suédois, danois, russes. Les détails qui ajoutent tant d’intérêt à la célébrité, sont perdus à de certaines distances ; enfin, un seul voyageur menteur et mécontent suffit pour ternir dans le Midi la réputation d’un grand homme du Nord.
    (Note de l’auteur.)
  16. Alexandre-Angélique de Talleyrand-Périgord, né à Paris en 1756, acquit depuis, comme archevêque de Paris et grand-aumônier de France, la réputation si pure et si désirable que donnent toujours les hautes fonctions ecclésiastiques dignement exercées.
    (Note de l’éditeur.)
  17. Ce qui a pu donner cette opinion du duc d’Aumont, c’est l’indécision de son caractère. Dans les circonstances difficiles, il hésitoit sans cesse à prendre son parti, ce qui fit dire que sa montre retardoit toujours. Né en 1752, il est mort en 1799, fort retiré et fort oublié ; il avoit été cependant lieutenant-général.
    (Note de l’éditeur.)
  18. Le duc de Villars étoit de l’académie françoise ; il mourut l’année 17… Le fils de l’heureux Villars fanfaron plein de cœur, avoit eu, dès son enfance, une aversion très-prononcée pour les périls qui firent la gloire de son père ; il dut à la considération que l’on avoit eue pour le maréchal, le grade de brigadier et le gouvernement de Provence, qu’il obtint étant fort jeune, et qu’il conserva dans un temps où il n’auroit pu y prétendre, si déjà il ne s’en étoit trouvé pourvu. Quoique d’une taille et d’une figure mâles, tous ses goûts étoient efféminés. Il jouoit la comédie, même dans un âge très-avancé. Il fut aimé dans son gouvernement.
    (Note de l’éditeur.)
  19. M. de Caraman avoit copié et gardé ces deux petites pièces j’en avois un double que j’ai conservé jusqu’à l’émigration. Alors je les ai perdues avec une infinité d’autres papiers.
    (Note de l’auteur.)
  20. Tous les hommes alors avoient des manchettes, les domestiques les portoient de mousseline et leurs maîtres de dentelle.
    (Note de l’auteur.)
  21. Pour connoître à quel point depuis nous nous sommes familiarisés avec l’idée du crime, qu’on se figure les commentaires, les soupçons, les convictions calomnieuses qui naîtroient inévitablement aujourd’hui d’un tel fait.
    (Note de l’auteur.)
  22. En 1770, le 16 mai.
  23. M. Picard, dans un roman dont tout le plan consiste à peindre un homme de la cour toujours vil dans toutes les circonstances de la vie, et un roturier toujours sublime, présente un grand seigneur voulant donner sa sœur pour maîtresse au roi. M. Auger, faisant l’extrait de ce roman, dit que ce grand seigneur pouvoit faire mieux, donner sa femme, et qu’il n’est pas assez aguerri pour un homme de cour. (Journal de l’Empire, 8 décembre 1813.)

    Quel mari a-t-on vu à la cour capable d’une telle infamie ? Ce ne fut pas M. de Châteaubriand sous le règne de François 1er, ni sous celui de Henri IV le prince de Condé, ni sous celui de Louis XIV M. de Montespan, et sous Louis XV M. de Périgord, dont la femme, belle comme un ange, s’enfuit, d’accord avec son mari, dans une terre à deux cents lieues de Paris, où elle resta cinq ans pour se soustraire à la passion de Louis XV. Enfin, on sait avec quelle énergie le marquis Flavacour empêcha sa femme de céder aux séductions de Louis XV, et néanmoins M. de Flavacour avoit toujours paru le plus complaisant de tous les maris, et il avoit toujours eu des mœurs fort licencieuses. De tout temps, les écrivains qui n’ont jamais été à la cour ont calomnié les courtisans ; mais, depuis la révolution, ce genre d’injustice a été poussé jusqu’au dernier degré d’invraisemblance. M. Auger, dans ce même extrait, dit que les dames de la cour se déchaînèrent contre madame du Barri, parce que c’étoit un affront fait à la qualité. Elles ne se déchaînèrent point contre madame de Pompadour, qui, par elle et par son mari, étoit une roturière ; elles se révoltèrent contre madame du Barri, quoiqu’elle eût épousé un gentilhomme, parce qu’elle avoit été une courtisane.

    (Note de l’auteur)
  24. Brama assai, poco spera, nulla chiede.
  25. Cette princesse étoit née en 1753.
    (Note de l’éditeur.)
  26. Le duc de Fitz-James étoit petit-fils du célèbre maréchal de Berwick, fils naturel du duc d’York, frère de Charles II, et connu depuis sous le nom de Jacques II, roi d’Angleterre.
    (Note de l’éditeur.)
  27. Ce Joli, honnête et excellent homme, étoit père de l’acteur si naturel et si agréable, qui aujourd’hui est si aimé du public.
    (Note de l’auteur.)
  28. L’Histoire philosophique et politique du commerce et des établissemens des Européens dans les deux Indes, ne parut qu’au commencement de l’année 1772. Elle fut imprimée à Nuten, en 6 vol.  in-8o., sans nom d’auteur ; mais elle fut sur-le-champ attribuée à l’abbé Raynal. Il en parut une édition nouvelle en 1774, qui se vendit aussi publiquement. Ce livre fut condamné par arrêt du parlement de Paris, et l’auteur décrété de prise de corps le 25 mai 1781. Il prit la fuite, et passa en Allemagne. L’abbé Raynal, né à Saint-Génica, dans le Rouergue, en 1713, mourut à Passy en 1796, laissant pour toute fortune un assignat de 50 francs, valant 5 sous.
    (Note de l’éditeur.)
  29. Le prince héréditaire de Suède, connu depuis sous le nom de Gustave III, apprit à Paris, au commencement de l’année 1771, la mort du roi Adolphe-Frédéric, son père. Gustave prit dans un souper la défense de Voltaire contre le maréchal de Broglie ; le patriarche de Ferney le sut par M. d’Argental, ministre de Prusse ; il répondit par les vers suivans :

    On dit que je tombe en jeunesse ;
    Tachez de me bien élever.
    Ne pourriez-vous pas me trouver
    Quelqu’accès près de son altesse ?
    De vieux héros, de vieux savans
    Prendront de ses leçons, peut-être ;
    Je veux m’instruire, il en est temps :
    C’est à moi de chercher mon maître.

    (Note de l’éditeur.)
  30. J’ai entendu conter ce trait à madame de Coaslin elle-même, et M. le Prince de Conti m’en a confirmé l’exacte vérité.
    (Note de l’auteur.)
  31. M. de Puisieux, au cinquième jour d’une fluxion de poitrine, étoit à l’agonie ; à trois heures du matin il n’avoit plus de connoissance. J’allai rejoindre madame de Puisieux ; en passant dans le salon avec M. de Genlis, je voulus voir quelle heure il étoit ; nous approchâmes d’une superbe pendule dont Louis XV avoit fait présent à M. de Puisieux ; on y voyoit les trois Parques soutenant le cadran, et nous remarquâmes avec saisissement que le fil d’or qui tenoit le fuseau étoit rompu, sans qu’on puisse savoir de quelle manière il s’étoit cassé… M. de Puisieux expiroit dans ce moment… Sa mort fut honorée des regrets de tous les honnêtes gens. Cet homme vertueux, rempli de piété, de droiture et de désintéressement, avoit ainsi au fond de l’âme, la religion, l’état et son souverain : il occupa de grandes places avec une parfaite intégrité ; il s’en démit volontairement et les quitta avec des mains pures et une réputation irréprochable.
    (Note de l’auteur)
  32. Il étoit dans la destinée de madame de Custines, de ne devoir qu’à elle seule ses vertus et sa réputation : elle n’eut, pour la conduire dans le monde, ni guide ni mentor ; sa belle-mère vivoit en Lorraine, et, cependant sans surveillance et sans conseils, elle ne fit pas une faute, parce que, ferme dans ses principes et timide dans ses démarches, elle ne fit point une étourderie. Elle avoit infiniment d’esprit et ne l’employoit jamais qu’à perfectionner sa raison et son caractère ; riche, jeune et belle comme un ange, elle mena toujours une vie sédentaire, n’allant à la cour que par devoir, aux spectacles que par complaisance, ne paroissant jamais au bal ; et, quoiqu’elle eût beaucoup de vivacité, elle étoit si indulgente, elle avoit tant de douceur et de simplicité, que son goût pour la retraite et son austérité ne ressembloient qu’à la paresse. Lorsqu’on paroissoit le croire, elle en étoit charmée « J’aime mieux, disoit-elle à ses amis, que l’on m’accuse d’indolence que de singularité. » Elle n’étoit ni une épouse, ni une mère, ni une amie indolente : on n’a jamais eu plus d’activité pour remplir ses devoirs domestiques et pour obliger et servir ses amis. Madame de Custines vécut six ans dans le monde avec la considération personnelle et l’existence d’une femme de quarante ans dont la conduite auroit toujours été parfaite.
    (Note de l’auteur.)
  33. Le comte de Custines, poursuivi par les dénonciations de Marat et la haine des jacobins, fut rappelé de l’armée du Nord, dont il étoit le général en chef ; accusé de trahison, il fut condamné et mis à mort le 27 août 1793 ; son fils ne lui survécut que six mois, et périt de la même manière le 3 janvier 1794. Il étoit né en 1768, et le général Custines son père, en 1740.
    (Note de l’éditeur.)
  34. 1770
  35. Mes anciens souvenirs ne m’empêchent pas de trouver un grand plaisir à la justifier d’une imputation consignée dans les prétendus Mémoires du baron de Besenval. On lit dans ces Mémoires, que madame de Barbantane avoit, dans sa jeunesse, été maîtresse du vieux duc d’Orléans : c’est une insigne fausseté. M. le duc d’Orléans fut, en effet, long-temps amoureux d’elle ; mais madame de Barbantane ne lui laissa jamais la moindre espérance, et c’est un fait qui étoit universellement connu au Palais-Royal. Madame de Barbantane dut depuis, à sa bonne conduite et à l’estime de M. le duc d’Orléans, la place de gouvernante de madame la duchesse de Bourbon. Je parlerai, par la suite, avec plus de détail, de ces Mémoires, attribués faussement au baron de Besenval.
    (Note de l’auteur.)
  36. Ce roman a été imprimé depuis sa mort, et il est resté enseveli dans l’innombrable multitude des plus mauvaises productions de ce genre.
    (Note de l’auteur)
  37. Depuis prince de Talleyrand.
  38. Vers 1770.
  39. Dans ce temps, il y avoit des coiffeuses pour les femmes ; on auroit trouvé de l’indécence à se faire coiffer par des hommes. Un an après, le coiffeur Larseneur, à Versailles, prit de la vogue pour coiffer les jeunes femmes, à leur présentation, de manière à ne pas déplaire à Mesdames, qui détestoient les coiffures hautes, si exagérées et si à la mode alors : bientôt, des coiffeurs de femmes s’établirent à Paris ; enfin Léonard vint, et toutes les coiffeuses tombèrent dans le mépris et dans l’oubli.
    (Note de l’auteur.)
  40. J’ai placé ce trait dans une de mes nouvelles : Lindane et Valmire
    (Note de l’auteur.)
  41. Le vice-roi des Pays-Bas étoit alors le prince Charles-Alexandre de Lorraine, grand-maître de l’ordre teutonique, fils de Léopold Ier, duc de Lorraine, et d’Élisabeth d’Orléans. Il commandoit, en 1742, l’armée autrichienne en Bohême, où il fut défait par le roi de Prusse ; deux ans après, le prince Charles pénétra dans l’Alsace, mais bientôt il se vit forcé de repasser le Rhin. Un moment vainqueur des Prussiens, en 1745, il fut de nouveau vaincu par eux. Ce prince habile et brave étoit un général malheureux. L’affabilité de ses manières, son caractère généreux et la protection éclairée qu’il accorda aux lettres le firent aimer pendant sa vie, et ont rendu sa mémoire digne de respect et de reconnoissance. Ce prince est mort le 4 juillet 1780. Il étoit né au mois de décembre 1712.
    (Note de l’éditeur.)
  42. Le prince de Ligne (Charles-Joseph), né en 1735 à Bruxelles, étoit entré dès son enfance au service d’Autriche, où son père et son grand-père étoient tous deux feld-maréchaux. À l’époque où madame de Genlis le vit à Bruxelles, il avoit déjà donné des preuves d’une valeur brillante dans la campagne de 1757, contribué à la victoire de Hochkirchen, en 1758, par une action vigoureuse qui lui valut le grade de colonel, et s’étoit particulièrement distingué dans les dernières campagnes de la guerre de sept ans. Lorsqu’en 1770 il vint à Paris, il avoit été précédé dans cette ville par sa réputation d’homme aimable, spirituel, et d’une grande sûreté dans la société. Le plus ridicule des opéras comiques, Cephalide ou les autres mariages Samnites, imprimé à Bruxelles en 1776, fut attribué au prince de Ligne : il a composé des vers françois trop agréables pour être l’auteur d’un si méchant ouvrage.

    Ce prince est mort à Vienne, le 15 décembre 1814. Il n’étoit feld-maréchal que depuis six ans.

    (Note de l’éditeur.)
  43. J'ai déjà fait son portrait, mais j’ai oublié un trait qui le caractérisoit particulièrement : on trouvoit en lui une chose très-utile aux princes et aux gens en place. Il vouloit que, dans toutes les classes, ceux qui avoient des rapports avec lui enssent une grande exactitude à lui rendre tout ce qui étoit dû à son rang, ce qui ne l’empêchoit pas d’être constamment de l’affabilité la plus aimable. Ce mélange de popularité, de connoissance de ses droits, de condescendance et de dignité, produira toujours l’amour et le respect. Madame de Bouflers, après sa mort, fit faire son buste, dont le plâtre fut pris sur son visage. Ce buste est parfaitement ressemblant ; mais l’empreinte de la mort, l’affaissement des chairs causé par l’opération, ôte la beauté de cette sculpture.
    (Note de l’auteur.)

    Le prince de Conti, cinquième du nom, étoit né à Paris le 13 août 1717. Il se distingua dans la guerre de 1741 par sa bravoure personnelle et par ses talens comme général. Il mourut le 2 août 1776. Un poëte a fait de lui ce portrait :


    Des héros de son sang il augmenta l’éclat ;
    Mécène des savans, idole du soldat,
    Favori d’Apollon, de Thémis, de Bellone,
    Il protégea les arts et défendit le trône.

    (Note de l’éditeur.)
  44. La gravité des événemens politiques a fait perdre un peu de vue cette singulière Claudine-Alexandrine Guérin de Tencin, qui, après s’être faite religieuse, se fit relever de ses vœux, et entra dans un couvent de chanoinesses ; et, comme alors elle eut le droit de sortir souvent du chapitre, elle passa la plus grande partie de sa vie à Paris, où sa maison devint le rendez-vous de la société la plus spirituelle de Paris. On a dit d’elle qu’elle aimoit encore mieux parler d’intrigues que de littérature elle appeloit les gens de lettres qu’elle recevoit ses bêtes ; à la vérité en fait d’affaires elle avoit plus d’esprit qu’eux ; cependant si elle en eut assez pour ne pas succomber dans une procédure criminelle où elle fut impliquée, elle ne put éviter d’être arrêtée et détenue d’abord au Châtelet et ensuite à la Bastille. Elle est morte à Paris en 1749, dans un âge avancé. Elle a laissé plusieurs romans, à la composition desquels Pont-de-Vesle, son neveu, ne fut pas étranger. Le recueil de ses œuvres forme sept petits volumes in-12, imprimés à Paris en 1786.
    (Note de l’éditeur.)
  45. Le père de Valmont de Bomare, avocat au parlement de Rouen, destinoit son fils au barreau ; mais la vocation du fils l’emporta, et l’histoire naturelle devint son unique étude. Il voyagea, aux frais du gouvernement, dans les pays étrangers, et revint à Paris en 1756, riche de matériaux précieux, d’observations et de connoissances. Il ouvrit des cours qui eurent une grande vogue. Il a composé plusieurs ouvrages sur l’histoire naturelle ; le plus célèbre est le Dictionnaire raisonné universel d’histoire naturelle : il en a été fait plusieurs éditions ; celle qui fut publiée à Lyon en 1800 est en quinze volumes in-8o. Valmont de Bomare, né à Rouen le 17 septembre 1731, est mort à Paris le 24 août 1807.
    (Note de l’éditeur.)
  46. Les critiques de Fréron sont presque toujours justes et bien motivées. Elles firent naître d’étranges fureurs parmi les écrivains du dix-huitième siècle. La colère est contagieuse on répondit aux censures de Fréron par des injures, et il répliqua par des sarcasmes amers et quelquefois par des jugemens outrés. Cet homme, dont la plume étoit aussi redoutée des bons que des mauvais auteurs, avoit l’humeur douce, l’esprit enjoué, le goût sûr et l’art de présenter les défauts d’un livre de la manière la plus piquante. Ses premières critiques parurent en 1746 ; il fut plus d’une fois arrêté dans cette périlleuse carrière par l’autorité. L’Année littéraire alloit être interrompue de nouveau, par ordre du garde des sceaux Miroménil, lorsque Fréron mourut d’une attaque de goutte remontée, le 10 mars 1776. Il étoit né à Quimper, en 1719.
    (Note de l’éditeur.)
  47. M. le duc, père de M. le prince de Condé, étoit borgne d’un accident arrivé à la chasse (Voyez, mémoires de Dangeau) et tous ses enfans légitimes et bâtards naquirent borgnes du même œil. Voilà un fait diflicile à expliquer.
    (Note de l’auteur.)
  48. En vieillissant, cet œil est devenu difforme.
    (Note de l’auteur.)
  49. Sans voix, sans doigts, Gluck est ravissant lorsqu’il chante ses beaux airs en s’accompagnant du piano. Le génie n’a besoin ni d’agrément ni de fini ; du moins il peut s’en passer. Quand on est profondément touché, que peut-on désirer encore ? Gluck parloit de Piccini avec justice et simplicité. On sent que c’est sans ostentation qu’il est équitable ; cependant il disoit que si le Roland de Piccini réussissoit, il le referoit. Ce mot est remarquable, mais il est d’un genre qui ne me plaira jamais ; un langage constamment modeste est de si bon goût !
    (Souvenirs de Félicie.)

    On doit en musique, à Gluck, une invention de génie dont on n’a pas assez profité ; c’est, dans les morceaux pathétiques, de faire exprimer par les accompagnemens ce que l’âme éprouve, lorsque les paroles cherchent à le dissimuler, comme par exemple dans son Iphigénie en Tauride, lorsqu’Oreste, après son parricide, tombe dans un assoupissement d’accablement, et, se réveillant tout à coup, dit : Le calme renaît dans mon âme. Gluck a mis dans l’accompagnement une agitation sourde, une extrême turbulence ; on croit entendre les reproches terribles, et les menaces effrayantes de la conscience et des furies. Aussi, à la première répétition, les musiciens de l’orchestre représentèrent à Gluck qu’un tel accompagnement ne pouvoit convenir à ces paroles : Le calme renaît dans mon âme. « Il ment ! il ment ! s’écria Gluck. Il a tué sa mère !… »

    (Note de l’auteur.)
  50. Issu d’une famille italienne et né à Paris, le véritable nom de ce violon célèbre est Giornovichi. Après avoir joui en France, pendant plus de dix années, d’une très-grande vogue, il passa en Allemagne, fut pendant assez long-temps attaché à la chapelle du prince royal de Prusse, visita Vienne, Saint-Pétersbourg, et d’autres grandes villes, excitant partout un égal enthousiasme. Le caractère de ce musicien étoit fort original parmi un grand nombre de traits singuliers, je choisis celui-ci. Un marchand de musique chez lequel il avoit cassé, par mégarde, un carreau de vitre, de la valeur de 30 sous, n’ayant pas à lui rendre la moitié du petit écu que lui présentoit Jarnowitz, alloit sortir pour en chercher la monnaie. Ce n’est pas la peine, dit le musicien, je vais compléter la somme, et il cassa un autre carreau.

    Jarnowitz est mort subitement à Saint-Pétersbourg en 1804. Il a composé un petit nombre de concertos de violon et quelques symphonies.

    (Note de l’éditeur.)
  51. Beniouski s’étoit échappé du Kamtschatka, au mois de mai 1771 : il vint en France en 1772, après avoir abordé au Japon, à l’île Formose, et à Macao en Chine. Les aventures de ce magnat des royaumes de Hongrie et de Pologne sont si nombreuses qu’il est permis d’en révoquer en doute une bonne partie. Le nombre de celles dont l’authenticité semble incontestable, est encore assez grand. Le caractère en est assez bizarre pour mériter à Beniouski l’honneur qu’on lui a fait de le prendre pour le héros de plusieurs romans et de plusieurs pièces de théâtre. Né dans le comté de Nitria, en Hongrie, il fut tué à Madagascar, le 23 mai 1784, dans un combat qu’il soutint contre des soldats françois.
    (Note de l’éditeur.)
  52. Le comte de Fleurieu fut ministre de la marine sous Louis XVI. Ses parens le destinoient à l’état ecclésiastique, son goût le porta vers la marine ; il inventa les horloges marines et contribua aux progrès de la navigation par les expériences qu’il fit et la publicité qu’il donna à ces expériences. Il resta peu de temps au ministère ; Louis XVI l’y appela le 27 octobre 1790, et six mois après il donna sa démission ; c’est alors qu’il fut nommé gouverneur du dauphin : les événemens de 1792 le forcèrent à se retirer. Il a publié plusieurs ouvrages et laissé en manuscrit le commencement de l’histoire générale des navigateurs de tous les peuples. Né à Lyon en 1738, mort à Paris le 18 août 1810.
    (Note de l’éditeur.)
  53. Le rôle politique joué par Hérault de Séchelles a fait oublier quelques opuscules littéraires dont il est l’auteur. Le plus remarquable et le moins honorable est une Théorie de l’Ambition publiée en 1802, par M. Salgues. On a dit que pour composer un tel ouvrage il falloit peu d’esprit et point de cœur.

    Né à Paris en 1764, Hérault de Séchelles périt sur l’échafaud en 1794.

    (Note de l’éditeur.)
  54. Élève de Buffon et de Daubenton, M. de Lacepède dut à ses maîtres la place de garde des cabinets du jardin des Plantes qu’il occupoit encore au commencement de la révolution. Il s’est montré digne d’être le continuateur du Pline français, et l’on peut considérer l’Histoire des quadrupèdes ovipares et des serpens, l’Histoire des poissons et l’Histoire des cétacées comme étant la suite de la grande Histoire naturelle de Buffon. M. de Lacepède est auteur de plusieurs autres ouvrages, au nombre desquels on remarque deux romans et une poétique de la musique. Ce savant naturaliste est né en 1756, à Cagen, d’une famille noble.
    (Note de l’éditeur.)
  55. Dorat, poëte essentiellement galant, s’étoit fait le chantre de toutes les femmes qui, par leur naissance, par leurs charmes ou leurs talens, avoient quelque célébrité. Souvent, sans les connoître, il leur adressoit des éloges.
    (Note de l’éditeur.)
  56. Trop souvent dans ses poésies légères il a passé toutes
  57. Rhulières, plus que tout autre, poursuivit Dorat de ses mordantes épigrammes. Voici celle qu’il lui décocha, après avoir lu le poème de l’Inoculation :

    Mais leurJe les ai lus, avec plaisir,
    Mais Ces vers, fruits de vos longues veilles ;
    Mais leur longue cadence est pénible à saisir,
    Pour qui n’est pas doué d’assez longues oreilles.


    La collection des œuvres de Dorat forme 22 volumes in-8o. ; elles se composent de traductions, de lettres, de fables, d’héroïdes, d’odes, d’épîtres, de poëmes bucoliques, didactiques, érotiques, de comédies, de tragédies, et renferment, par conséquent, vingt fois plus de titres qu’il n’en faut aujourd’hui pour être admis à siéger dans le sénat académique. Cet homme, qui a loué tant de gens, et fait tant de madrigaux, avoit un nombre infini de détracteurs. Dorat, né en 1734, est mort en 1780.

    (Note de l’éditeur.)
  58. Le chevalier de Bouflers a fait une chanson plaisante sur cette demoiselle Bagarotti. En mourant, elle laissa beaucoup de dettes, ses meubles ne suffirent pas pour les payer. La princesse de Conti, qui l’avoit beaucoup aimée, donna les quarante mille francs qui manquoient pour les acquitter.
    (Note de l’éditeur.)
  59. Quoique je n’aie point eu l’honneur d’être l’amie de madame la princesse de Lamballe, c’est à regret que je parle de ces petites foiblesses qui ont sans doute quelque chose de ridicule ; mais lorsqu’on écrit ses mémoires et qu’on parle des contemporains remarquables, on devient historien et l’on ne doit point omettre alors les détails les plus minutieux qui peuvent faire connoître le caractère et le genre d’esprit de ces grands personnages, surtout lorsque ces détails donnent en même temps une idée générale des mœurs de la société, et il est certain que les évanouissemens périodiques furent une mode à cette époque. Il est très-remarquable que dès lors les ambitions et les prétentions s’exaltoient progressivement d’une manière surprenante et dans tous les genres. Nos grands-mères, qui ne pouvoient attirer sur elles l’attention que par des puérilités, se contentoient de paroître effrayées à la vue d’une araignée, d’une souris, d’une chauve-souris, etc. Mais, quarante ans après, on voulut étonner, épouvanter, on eut des maux extraordinaires, de si terribles convulsions qu’il fallut matelasser les chambres à coucher, des attaques périodiques, etc. Madame la princesse de Lamballe ne donna pas du moins la première l’exemple de ces folies, et lorsqu’elle le suivit, elle choisit la plus douce de ces maladies, elle n’eut jamais de convulsions.
    (Note de l’auteur.)
  60. Le comte de Valbelle d’une famille distinguée de Provence, quitta la carrière militaire pour se livrer à la littérature ; il laissa un legs de 24,000 livres, une fois payées, à l’Académie françoise, afin qu’elle disposât, tous les ans, du revenu de ce capital en faveur d’un homme de lettres. M. de Valbelle mourut en 1778, et l’année suivante, le jour de la Saint-Louis, son buste, fait par Houdon, fut exposé aux yeux du public, avec cette inscription : Joseph-Alphonse-Omer, comte de Valbelle, bienfaiteur des lettres. D’Alembert fit son éloge qui fut moins applaudi que le buste
    (Note de l’éditeur.)
  61. Depuis que ceci est écrit je me suis décidée à en faire le sacrifice à ma fille ; j’ai fait mettre cette touchante miniature sur un joli petit coffre qu’elle désirait pour y renfermer des reliques, et je le lui ai donné.
    (Note de l’auteur.)
  62. Les professions que les jeunes gens embrassent en obéissant à cette espèce d’instinct qu’on nomme vocation finissent par se changer en passion dominante et jalouse, qui exclut ou refroidit toute autre affection. Madame de Genlis en cite ce singulier exemple, dans ses Souvenirs de Félicie

    « Le docteur Tronchin a la plus belle tête de vieillard que j’aie jamais vue, sans excepter celle de Franklin, qui, à la vérité, est beaucoup plus âgé que lui. M. Tronchin ressemble, de la manière la plus frappante, à tous les bustes d’Homère. On dit qu’il eut dans sa jeunesse une beauté merveilleuse. Dans ce temps, il parut pour la première fois à l’école de Boerhave, qui dit tout haut en le regardant : « Voilà un jeune homme qui a des cheveux trop beaux et trop frisés pour devenir jamais un grand médecin. » Le lendemain, Tronchin reparut chez Boerhave, la tête rasée ; il devint son disciple favori : il l’avoit mérité. J’ai vu de lui un trait qui prouve sa passion pour son art, mais qui m’a fait frémir ; ce fut à la maladie de M. de Puisieux. M. Tronchin étoit son médecin, son ami intime, et lui avoit les plus grandes obligations. M. de Puisieux, au cinquième jour d’une fluxion de poitrine, étoit à l’agonie, il n’avoit plus de connoissance ; à trois heures du matin, M. Tronchin, qui ne l’avoit pas quitté depuis vingt-quatre heures, dit à madame de Puisieux, qu’il n’y avoit plus rien à faire et qu’il alloit se coucher. Nous entraînâmes madame de Puisieux dans sa chambre ; M. de Genlis resta dans celle du malade. Au bout de trois quarts d’heure, j’envoyai savoir de ses nouvelles ; on vint me dire que M. Tronchin étoit rentré dans sa chambre et qu’il s’étoit remis au chevet de son lit. Je repris un peu d’espérance et je retournai chez M. de Puisieux ; j’entrai dans sa chambre, et je fus saisie d’horreur en le voyant dans l’état où il étoit. Aux derniers instans de sa vie, il avoit un rire convulsif ; ce rire n’étoit pas bruyant, mais on l’entendoit distinctement et sans discontinuité ; ce rire épouvantable, avec l’empreinte de la mort qui couvroit ce visage défiguré, formoit le spectacle le plus affreux dont on puisse avoir l’idée. M. Tronchin, assis près du malade, le regardoit fixement, en le considérant avec la plus grande attention. Je l’appelai et je lui demandai s’il avoit repris quelque espérance, puisqu’il restoit auprès de M. de Puisieux. Ah ! mon Dieu non, répondit-il ; mais je n’avois jamais vu le rire sardonique ; et j’étois bien aise de l’observer. Je frissonnai… Bien aise d’observer ce symptôme affreux d’une mort prochaine ! et c’étoit l’ami du mourant qui s’exprimoit ainsi ! »

    Tronchin avoit été reçu docteur à l’université de Leyde et avoit d’abord exercé la médecine avec succès à Amsterdam. Un des premiers il adopta et propagea la méthode de l’inoculation. « La petite-vérole nous décime, dit-il, l’inoculation nous millésime, il n’y a pas à balancer. » Il vint à Paris en 1756, et bientôt devint le premier médecin du duc d’Orléans. Il rendit l’air aux malades qu’on étouffoit dans des appartemens chauds, hermétiquement fermés ; comme tous les médecins vraiment habiles, il comptoit plus sur l’efficacité d’un régime approprié aux tempéramens des malades que sur le succès des remèdes. Il fut le médecin des grands seigneurs et des pauvres, qu’il soulageoit par ses conseils et secouroit de sa bourse.


    Tronchin, né à Genève en 1704, est mort à Paris en 1781.

    (Note de l’éditeur.)
  63. 1776.
  64. Tissot fut fort habile dans deux choses que beaucoup de médecins séparent, la théorie de l’art de guérir et la pratique de cet art. Les médecins spéculateurs écrivent beaucoup et pratiquent peu, même les préceptes qu’ils impriment, et parmi les médecins qui assistent les malades ceux qui font des livres ne sont pas toujours les meilleurs.

    Les dix volumes dont se compose la collection des œuvres de Tissot ne sont guère que le recueil des observations qu’il a faites au chevet de ses malades ; les plus célèbres sont : Avis au peuple sur la santé, Avis aux gens de lettres sur le même objet. Les vertus et la bienfaisance de Tissot égaloient son talent. Il est mort à Lausanne en 1797, âgé de soixante et dix ans.

    (Note de l’éditeur.)
  65. Madame de Montolieu a publié beaucoup d’ouvrages très-agréables, traduits ou imités de l’allemand et de l’anglois. J’ai été l’éditeur du premier de tous (Caroline Lichtfield) que l’auteur m’envoya manuscrit, en me demandant de n’y pas faire le plus léger changement, recommandation qui venoit non de son amour-propre, mais de sa délicatesse ; elle auroit reçu avec plaisir des conseils donnés de vive voix ; elle ne vouloit point, avec raison, de corrections écrites. Cette charmante production avoit beaucoup de succès, et le méritoit. Le public a trouvé dans ses autres ouvrages le même intérêt et le même talent.
    (Note de l’auteur.)

    Malgré son embonpoint extrême et sa prodigieuse grosseur, le célèbre historien anglois Gibbon étoit très-galant. Pendant un séjour qu’il fit à Lausanne, il devint amoureux de madame de Montolieu, qui s’appeloit alors madame de Crouzas. On trouve dans les Souvenirs de Félicie le récit de la déclaration d’amour de Gibbon à cette dame ; je vais copier ce récit :


    Un jour, se trouvant tête à tête, pour la première fois, avec madame de Crouzas, Gibbon voulut saisir ce moment si favorable ; et, tout à coup, il se jeta à ses genoux, en lui déclarant son amour dans les termes les plus passionnés. Madame de Crouzas lui répondit de manière à lui ôter l’envie de recommencer cette jolie scène. Gibbon prit un air consterné, et cependant il restoit à genoux, malgré l’invitation réitérée de se remettre sur sa chaise ; il étoit immobile et gardoit le silence. « Mais, monsieur, reprit madame de Crouzas, relevez-vous donc ! — Hélas ! madame, reprit ce malheureux amant, je ne peux pas… » En effet la grosseur de sa taille ne lui permettoit pas de se relever sans aide. Madame de Crouzas sonna, et dit au domestique qui survint : Relevez M. Gibbon.

    (Souvenirs de Félicie.)
  66. Mittouart étoit démonstrateur de chimie et premier apothicaire de Louis XVI. Il a fait, avec Macquer, des expériences de chimie à la fois utiles et curieuses. Mittouart est mort en 1786.
    (Note de l’éditeur.)
  67. Madame la comtesse d’Harville m’a lu une charmante comédie de sa composition ; nous étions tête à tête. Je lui ai proposé d’en faire une lecture à sept ou huit personnes de notre connoissance : « Non, m’a-t-elle répondu, c’est une indiscrétion d’amour-propre qui n’est excusable qu’avec ses amis intimes. » Madame d’Harville ne veut pas faire parler d’elle ; que cela est sage !
    (Souvenirs de Félicie.)
  68. On connoît de lui un Traité de la force publique, l’Essai sur la tactique ; trois tragédies, le Connétable de Bourbon, imprimé à cinquante exemplaires ; Anne de Boulen, et les Gracques, connues par des lectures que l’auteur en faisoit volontiers, mais qui ne furent point imprimées de son vivant : les éloges de Michel de l’Hôpital, de Catinat, du roi de Prusse, et le Journal de ses voyages en Allemagne avoient donné une grande vogue à Guibert. Il s’occupa aussi d’administration publique, ce qui fit dire au roi de Prusse que Guibert vouloit aller à la gloire par toutes les routes. Son Essai sur la tactique eut tant de succès, que les femmes mêmes, qui n’y pouvoient rien comprendre, voulurent le lire. On a même cité à cet égard un trait d’ignorance assez plaisant : une femme, voulant plaire à Guibert, lui dit que son tic tac étoit charmant. Il fut imprimé à Bouillon et parut en 1772. Cet ouvrage fit beaucoup de bruit, et surtout parce que l’auteur y fait l’éloge de Frédéric II, qui étoit alors généralement regardé comme le héros du siècle.
    (Note de l’éditeur.)
  69. Aujourd’hui vicomte de Gontaut. Madame la vicomtesse de Gontaut, son épouse, est gouvernante des enfans de France.
    (Note de l’auteur.)
  70. Le marquis de Saint-Blancard, né en 1751, étoit, avant la révolution, capitaine des grenadiers aux gardes françoises ; il émigra en 1792, fut fait maréchal de camp dans l’armée du prince de Condé, revint en France en 1803, et vécut dans la retraite. Il a été fait, en 1816, commandeur de l’ordre de Saint-Louis.
    (Note de l’éditeur.)
  71. Ce dernier m’écrivit le lendemain le billet le plus obligeant sur cette représentation. J’admirai même sa mémoire, car il avoit retenu plusieurs de ces petites pièces qu’il citoit avec exactitude, et même littéralement.
    (Note de l’auteur)
  72. Parmi plusieurs pièces de vers également flatteuses sur ces représentations, que M. de La Harpe inséra dans sa correspondance avec le grand-duc de Russie, je citerai seulement la lettre suivante.

    « Madame de Genlis fait jouer ces petits ouvrages par ses propres enfans, qui n’ont que dix à douze ans, et dont les talens précoces et l’intelligence surprenante prêtent encore un nouveau charme aux compositions de leur mère. Elle donna ainsi en dernier lieu, sur un théâtre particulier, une représentation de trois de ces comédies, où la meilleure compagnie de Paris étoit invitée, et qui fit à toute l’assemblée, sans exception, un plaisir inexprimable. J’avois le bonheur d’être du nombre des spectateurs, et j’envoyai le lendemain les vers suivans à l’aimable auteur que je ne connoissois point, et qui m’avoit procuré une des plus douces impressions que j’eusse éprouvées de ma vie. »


    Non, ce que j’ai senti ne peut être un prestige ;
    Non, cNon, j’ai su trop bien en jouir,
    Non, cEt si l’on doute d’un prodige,
    Non, cComment douter de son plaisir ?
    Les drames ingénus, composés pour l’enfance,
    Non, cOù l’art, soumis à l’innocence,
    Se défend les ressorts qu’ailleurs il fait mouvoir,
    Avec tant de réserve ont-ils tant de pouvoir ?
    Ton art, belle Genlis, l’emportant sur le nôtre,
    Ne fait parler qu’au sexe, et charme l’un et l’autre.
    Que tes tableaux sont vrais dans leur simplicité !
    Tu peins pour des enfans, mais la maturité
    Non, cEt se reconnoit et t’admire ;
    Non, cLe miroir où tu les fais lire
    Sur nous de tes leçons réfléchit la clarté.
    Non, cJamais, jamais la vérité
    N’exerça sur les cœurs un plus aimable empire.
    Mais je parle à l’auteur de ses succès brillans,
    Quand je puis applaudir au bonheur d’une mère !
    Non, cJe suis bien sûre de te plaire,
    Non, cEn te parlant de tes enfans

    Vous, la gloire et l’amour d’une mère attendrie !
    Non, cÔ Caroline, Pulchérie,
    Des mains de la nature ô chefs-d’œuvre naissans !
    Elle a sur votre aurore épuisé ses présens.
    Vous semblez ignorer, parmi tant de suffrages,
    Non, cEt nos plaisirs et vos talens ;
    À celle dont les soins forment vos jeunes ans
    Non, cVous reportez tous nos hommages ;
    Vous oubliez enfin dans vos jeux innocens
    Qu’il n’est donné qu’à vous d’embellir ses ouvrages.
    Quel ensemble enchanteur ! quel spectacle charmant !
    Mon cœur est encor plein du plus pur sentiment,
    Mon œil encor frappé de la plus douce image,
    De ce transport flatteur, de ce ravissement,
    Non, cQue faisoient naître à tout moment
    Les grâces de son style et celles de votre âge.
    Je pensois à sa joie, à ses félicités,
    Non, cAux mouvemens de sa tendresse ;
    Je songeois que ces cris de la publique ivresse,
    Dans son cœur maternel étoient tous répétés.
    Digne mère, jouis, jouis de ces délices.
    Ton âme et tes talens, voilà tes justes droits.
    Dans toi seule aujourd’hui l’on adore à la fois
    Non, cL’auteur, l’ouvrage et les actrices.

    (Note de l’auteur.)
  73. Monsieur le chevalier de Chastellux fit, sur l’auteur, les acteurs et les pièces de ce petit théâtre les stances que voici : elles étoient adressées à madame de Genlis.

    Lise, à vos spectacles charmans
    Qui peut refuser son suffrage ?
    Drame, acteurs, tout est votre ouvrage,
    Et l’on n’y voit que vos enfans.

    De vous-même heureuse rivale,
    Et féconde dans le printemps,
    Vous voulez que l’enfance égale
    Et vos appas et vos talens.

    Partout, en voyant ces prodiges,
    Dont nos Garricks seroient jaloux,
    On sent que leurs plus doux prestiges
    Sont encore émanés de vous.

    Ainsi dans vos jeux le plus sage
    Sans le savoir peut s’engager,
    Et, n’adorant que votre image,
    Il croit vous aimer sans danger.

    Eh ! qui peut voir dans la prairie
    L’onde errer sur de verts gazons,
    Sans chercher la nymphe chérie
    Qui les enrichit de ses dons.

    Ah ! suivons plutôt dans leur course,
    Suivons ces aimables ruisseaux ;
    Qui voit en paix couler leurs eaux
    Pourroit s’enivrer à leur source.

    Ces spectacles furent donnés dans l’hiver de 1777 et 1778.

    (Note de l’éditeur.)
  74. Le comte d’Andlaw ou d’Andelau, de Hombourg, (Frédéric-Antoine-Marc), né en 1756, était maréchal de camp, au commencement de la révolution. Il fut député aux états généraux, en 1789, par la noblesse de Hagueneau. En 1815, le roi le nomma président de l’assemblée électorale du Haut-Rhin ; mais sa santé, déjà très-affoiblie, ne lui permit pas de remplir ces fonctions. Il est mort vers la fin de l’année 1819.
    (Note de l’éditeur.).
  75. Madame de F… est légère, étourdie, et elle a des accès de gaieté qui ressemblent un peu à la folie ; mais quoiqu’on ait la perfidie de s’amuser de ses travers et de les exciter autant qu’on peut, ils ne réussissent point ; elle est jeune et jolie, et elle trouve dans les femmes de sévères censeurs ; il est vrai aussi que la jeunesse et la beauté donnent à ces tournures extraordinaires quelque chose d’indécent. Si madame de F…, qui ne manque point d’esprit, étoit bien laide, elle ne paroîtroit qu’originale. C’est un Anglois qui a fait d’elle la meilleure critique. M. Horace Walpole soupoit avec elle pour la première fois, en nombreuse compagnie, et voyant tout le monde occupé d’elle et rire de ses folies, dit à l’oreille de son voisin : Elle est fort drôle ici, mais que fait-on de cela à la maison ?
    (Souvenirs de Félicie.)
  76. C’est-à-dire une queue de plusieurs aunes.
    (Note de l’auteur.)
  77. Le chevalier de Chastellux avoit quelquefois d’assez singulières fantaisies : quoiqu’il n’eût pas la moindre notion de musique il prit parti pour Piccini ; il se déchaîna contre l’Iphigénie et contre l’Alceste de Gluck ; il soutint que le grand compositeur n’étoit qu’un barbare. Outre les ouvrages dont a déjà parlé madame de Genlis, le chevalier, depuis marquis de Chastellux, est auteur d’un Voyage dans l’Amérique septentrionale en 1780, 1781 et 1782, et d’une Notice sur la vie et les écrits d’Helvétius, qui fut attribuée à Duclos. L’Académie l’admit au nombre de ses membres en 1775 ; il est mort à Paris en 1788.
    (Note de l’éditeur.)
  78. Le vicomte de Ségur a conservé cette affectation jusqu’aux derniers jours de sa vie, et si sa réputation d’homme spirituel n’avoit pas été établie par un assez grand nombre d’ouvrages agréables, ces airs de jeunesse dans un âge déjà mûr l’auroient fait passer pour un homme très-médiocre. Il a composé des romans, des comédies, des opéras et un grand nombre de couplets pleins de sel et de gaieté. Son dernier ouvrage, espèce de roman historique sur les femmes, est le plus long et le moins bon ; son esprit fin et brillant n’étoit pas propre aux compositions étendues et qui exigent une certaine profondeur. Né à Paris en 1752, mort à Barège en 1805.
    (Note de l’éditeur.)
  79. M. le comte d’Estaing, un de nos chevaliers, frère d’armes de M. de Genlis, prit la jolie devise, un bouquet de lis et de roses, et pour âme : tout pour eux et pour elles. Je l’ai citée depuis dans mes ouvrages.
    (Note de l’auteur.)
  80. Je me promenois un matin au Palais-Royal, j’y trouvai M. de Rulhière ; je l’avois prié de se charger d’une lettre pour l’Amérique : Il me dit qu’il l’avoit donnée au comte de Palouski qui partoit ; il avoit des droits, ajouta M. de Rulhière, pour être choisi de préférence par vous. — Pourquoi ? — N’êtes-vous pas dame de la Persévérance ? — Oui, eh bien ? — Mais c’est que le comte de Palouski est fils du fondateur de votre ordre. À ces mots, je souris et je dis : « Cela ne se peut pas, car notre ordre est du temps des croisades. — Eh ! mon Dieu à qui dites-vous cela ? je le sais bien qu’il est de ce temps ; quoique je ne sois pas chevalier de la Persévérance, je suis un peu instruit sur ce point ; j’ai été long-temps en Pologne ; j’ai écrit l’histoire des dernières révolutions ; j’ai donc fait beaucoup de recherches et je savois tout ce qu’on peut savoir sur l’ordre de la Persévérance bien des années avant qu’on en connût ici l’existence. — En effet, c’est savoir l’impossible. Je serois charmée que vous voulussiez bien entrer dans quelques détails à cet égard. — De tout mon cœur. »

    Alors, je pris une chaise pour écouter avec plus d’attention une chose si curieuse ; et M. de Rulhière s’asseyant et reprenant la parole : « Je me suis donc servi d’un terme impropre, dit-il, en appelant le comte de Palouski fondateur, mais il est le restaurateur de cet ordre tombé dans l’oubli ; il l’a fait revivre, en armant un nombre prodigieux de chevaliers, dont, en quelque sorte, il est devenu le chef. À sa mort, son fils s’est trouvé à la tête de ce parti et opposé au roi, ce qui a réellement formé une ligne très-redoutable contre ce prince ; alors le roi fit dans cette occasion ce que fit jadis Henri III ; il s’est déclaré le chef de la ligue qu’il craignoit. Il a fait, à la hâte, un nombre étonnant de réceptions ; les chevaliers du parti de Palouski ont déserté, et le roi les a incorporés avec les siens ; chose d’autant plus utile au parti du roi, qu’elle pouvoit se faire sans éclat, puisque tout est mystérieux dans cet ordre ; car, par les statuts, les assemblées et les cérémonies doivent être secrètes, et les chevaliers ne portent aucune marque distinctive. Ce coup de politique est très-fin et très-bien combiné, et il me donne du roi de Pologne une idée bien supérieure à celle qu’on en a communément : mais c’est que personne ne connaît ces détails. Enfin donc, Palouski se trouve maintenant seul et proscrit, et passe aux insurgens ; voilà son histoire. — Elle est singulière, répondis-je ; je l’ignorois, quoique je le connoisse un peu  : je sais qu’il étoit le chef de la conjuration, et à la tête de ceux qui ont arrêté le roi ; mais tous les détails relatifs à l’ordre de la Persévérance m’étoient alors absolument inconnus. — Il est plaisant que ce soit un profane qui les apprenne à une initiée. — Oh ! oui, très-plaisant !… mais du moins je sais de plus que vous le détail des cérémonies. — Point du tout ; ne vous en flattez pas je sais qu’elles sont très-belles, très-guerrières, et faites pour inspirer l’enthousiasme, surtout dans des temps de trouble. — Enfin rien ne doit vous être caché. — Oh ! quand on écrit l’histoire, et l’histoire moderne, on est obligé de faire tant de recherches qu’il faut bien découvrir les choses les plus obscures et les plus secrètes. »


    Voilà notre entretien. Je n’ai pas exagéré d’un mot, et j’ai écrit sur-le-champ afin que ce récit fût fidèle. Que seroit devenu cet homme, cet historien, si je lui eusse dit que c’est moi qui ai inventé tout cela, et que cet ordre n’a jamais existé que dans ma tête ?

    (Souvenirs de Félicie.)
  81. Qui n’est autre chose que la tragédie de Bajazet, refaite.
    (Note de l’auteur.)
  82. Madame Riccoboni étoit alors plus que sexagénaire, étant née en 1714. Son dernier ouvrage, les Lettres de milord Rivers, parut en octobre 1776 ; l’intrigue de ce roman est foible et commune, mais dans la conduite il y a beaucoup d’intérêt, et ces lettres plaisent par les détails, et par le style remarquable par la grâce, la légèreté et une touche spirituelle. Le meilleur des ouvrages de madame Riccoboni, est Juliette Catesby, c’est la perfection du genre et le chef-d’œuvre de son auteur. Il parut, en 1783, deux nouveaux volumes de madame Riccoboni ; c’est un recueil de pièces et d’histoires. Cette dame est morte en 1792. Ses œuvres ont été réunies et publiées, elles forment 14 volumes in-18.
    (Note de l’éditeur.)
  83. M. Gaillard fut nommé de l’académie françoise en 1771. Son discours de réception fut une espèce de prestation de serment dont on se moqua un peu ; il annonça, avec une espèce d’apparat, le sujet qu’il alloit traiter et on trouva qu’il eût mieux valu entrer en matière sans préface ; cependant ce discours eut beaucoup de succès à l’académie et dans le monde. Gaillard fut un écrivain très-fécond, il a donné un grand nombre d’ouvrages : l’Histoire de Charlemagne et l’Histoire de la rivalité de la France et de l’Angleterre sont les plus estimés. Né en 1726, mort en 1806.
    (Note de l’éditeur.)
  84. L’Histoire de la décadence et de la chute de l’empire romain parut d’abord sous le format in-4o. Le premier volume fut publié on 1776, le second et le troisième en 1781, et les trois derniers en 1788, six ans seulement avant la mort de Gibbon. Il étoit né en 1757. Cet écrivain est encore l’auteur de plusieurs autres ouvrages ; les plus remarquables sont, l’Histoire des libertés de la Suisse, l’Essai sur l’étude de la littérature, et les Extraits raisonnés des livres qu’il avoit lus. Ces extraits furent publiés après la mort de Gibbon. L’Essai sur l’étude de la littérature est écrit en françois, avec autant de pureté que de goût.
    (Souvenirs de Félicie.)
  85. Condorcet débuta dans la carrière des panégyristes, par les éloges des académiciens du dix-septième siècle, que Fontenelle n’avoit point placés dans son Panthéon. Les éloges publiés par Condorcet annonçoient un très-bon esprit et beaucoup de simplicité ; mais on trouva son style dénué d’intérêt, et qu’il manquoit de l’art que Fontenelle avoit si bien possédé, de mettre les idées les plus abstraites, les systèmes les plus compliqués, à la portée de tous les lecteurs. L’éloge de La Condamine, est l’histoire abrégée de la vie de ce savant célèbre. Ce morceau eut le plus grand succès ; cependant on trouva quelque chose de trop poétique dans la description de la douleur de madame de La Condamine, quelques phrases un peu trop longues, et quelque exagération dans les éloges. Il concourut encore pour l’éloge du chancelier de L’Hôpital ; mais son discours fut écarté, parce qu’il étoit d’une excessive longueur. Cependant on y reconnut plus de fini, d’énergie et de mouvement que dans celui de l’abbé Rémi, dont le style avoit plus d’harmonie, d’élégance, de pureté, et qui obtint le prix. Condorcet avoit autant de talent pour la bonne plaisanterie que pour les hautes sciences. Il se livra aussi à la politique, mais elle lui devint funeste ; on sait quelle fut sa fin tragique en 1794. Il étoit né le 17 septembre 1743.
    (Note de l’éditeur.)