Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de l’Académie royale de peinture et de sculpture/Eustache Lesueur
EUSTACHE LE SUEUR,
par Guillet de Saint-Georges.
Les manuscrits que possède la bibliothèque de l’école des Beaux-Arts, sur le Sueur, sont au nombre de sept.
Le no 3, par Guillet de Saint-Georges, est celui que nous reproduisons ici, sauf quelques leçons que nous empruntons à une copie transcrite par l’auteur dans son cahier manuscrit où ce mémoire se trouve le cinquième.
Les nos 2, 4 et 6 sont des copies du no 3 : les variantes y sont peu nombreuses.
Le no 1 est une Vie de le Sueur, par le comte de Caylus, extraite en général de la biographie de Guillet, sauf les appréciations.
Le no 5 est aussi une Vie de le Sueur, par Lépicié, également extraite de la biographie de Guillet.
Eustache le Sueur naquit à Paris en 1617[1]. Il n’a vécu que trente-huit ans, et le mérite des ouvrages qu’il a laissés, persuade aisément qu’il auroit fait un progrès extraordinaire dans son talent si le cours de sa vie y eût répondu. Il commença à peindre sous M. Vouet[2] et en retint quelque temps la manière, mais ensuite il la changea avantageusement, et étant secouru de ses nouvelles études, de la force de son génie et de ses dispositions naturelles, il peignit enfin d’une correction et d’une grâce qui l’ont fait extrêmement admirer. Il n’a jamais voulu aller à Rome, mais il faisoit exactement ses études sur les meilleurs ouvrages qu’on avoit apportés des écoles d’Italie.
Le zèle qu’il avoit de voir en France sa profession florissante et libre de toute servitude lui fit quitter le corps de la maîtrise où il avoit été reçu ; et même il avoit fait pour la confrérie un tableau représentant saint Paul à Éphèse où il chasse les démons des corps qui en étoient possédés. La Communauté des maîtres conserve ce tableau avec soin. Mais enfin M. le Sueur se porta ardemment à l’institution de l’Académie royale de peinture et de sculpture. Il fut du nombre des douze qui prirent le nom d’anciens et qui, après en avoir jeté les fondements, firent dans cette nouvelle école les exercices et toutes les fonctions qu’y font aujourd’hui les douze professeurs.
Il peignoit encore de la manière de M. Vouet lorsqu’il fit deux[3] tableaux des Songes de Polyphile sur les mystères de la pierre philosophale. Ces tableaux ont été exécutés en tapisserie aux Gobelins par MM. la Planche et Comans.
Quelque temps après[4] il fit plusieurs ouvrages dans une maison qui est à la pointe de l’île de Notre-Dame et qui appartient à M. Lambert Thorigny, président de la chambre des comptes. Comme quelques-unes de ces peintures sont de la première manière de M. le Sueur, et quelques autres de son meilleur goût, il est évident qu’entre un travail et l’autre il y a eu l’intervalle de plusieurs années ; mais nous ne spécifierons que légèrement ce qu’on y trouve de sa première et de sa dernière manière, afin de mieux exciter les amateurs des beaux-arts à venir faire ce discernement sur le lieu même[5].
Dès qu’on entre dans la cour on voit de front au pallier qui est entre les deux rampes de l’escalier, un dieu des eaux et une nymphe qui sont peints de grisaille. Dans le cabinet de M. le Président, M. le Sueur a peint, de la manière de M. Vouet, cinq tableaux pour le plafond et un sixième pour le dessus de la cheminée. Ils traitent tous six le sujet de Cupidon. Le plus grand des cinq tableaux du plafond représente Vénus assise sur un lit. Elle vient de mettre au monde Cupidon. Les trois Grâces admirent la beauté de cet enfant, et une des Heures du jour, pour témoigner sa joie, répand des fleurs de tous côtés. Dans le second tableau, Jupiter, Junon, Neptune et Amphitrite paroissent également charmés des attraits de Cupidon, qu’une des Grâces leur présente. Dans le troisième, Cupidon est entre les bras de Cérès auprès de son berceau. Dans le quatrième, Cupidon, représenté dans une jeunesse un peu plus avancée, est assis sur les nues, et reçoit d’Apollon un brandon, de Diane un arc et un carquois, et de Mercure un caducée. Dans le cinquième, Cupidon élevé dans les airs s’appuie sur deux déesses, tandis que Mercure part en diligence pour aller exécuter quelques-uns de ses ordres. Le tableau du dessus de cheminée représente Cupidon monté sur l’aigle de Jupiter et en possession de sa foudre, comme pour passer en triomphe parmi plusieurs divinités qui l’accompagnent.
Toutes les esquisses[6] que M. le Sueur a faites pour les ouvrages de ce cabinet sont aujourd’hui à M. Vanclève qui est du corps de l’Académie.
Au-dessus de ce cabinet, dans la chambre[7] de Madame la présidente de Thorigny, M. le Sueur a fait de sa bonne manière plusieurs tableaux accompagnés d’ornements. Cette chambre est une de celles qu’on appelle chambres à l’italienne, parce que la beauté de la menuiserie et la richesse du lambris y tiennent lieu de tapisseries. Il a représenté dans le tableau du plafond, le Soleil qui donne la conduite de son char à Phaéton. L’Aurore précède le char, un flambeau à la main. Le Temps, les quatre Saisons et les Vents y paroissent sous leurs figures allégoriques[8]. Les quatre tableaux qui sont à la gorge ou chute du plafond sont de la main de M. Perrier qui a été un des professeurs de l’Académie. Mais M. le Sueur a fait pour le dessus de la cheminée un tableau où l’on voit Mercure qui arrache les ailes de Cupidon en présence de Vénus, et en échange lui donne son caducée, comme pour signifier qu’il faut rejeter les vains amusements de l’amour pour s’attacher à l’étude.
Un peu plus bas, on voit de la main de M. le Sueur deux tableaux de coloris à fond d’or. Vénus paroît dans l’un, Vulcain dans l’autre. La frise de la chambre est embellie de plusieurs figures d’enfants qui soutiennent des festons : on y voit aussi des ornements de grotesque d’or sali sur fond noir, c’est-à-dire des figures de couleur ombrée sur un fond tout d’or : il y a aussi diverses figures de coloris qui représentent des femmes, dans les panneaux de la porte. Au plafond de l’alcôve de cette chambre, il a peint Diane qui en cette occasion doit être prise pour la Lune. Elle est dans un char tiré par des chevaux et précédé par la figure allégorique de l’étoile Lucifer. Au lambris de l’alcôve, il a fait des tableaux des Muses. Chacune y est distinguée par son symbole particulier. Les fonds de ces tableaux sont de M. Patel.
Au-dessus de cette chambre est celle des bains, dont toutes les figures et les ornements sont de la main de M. le Sueur, et convenables à l’embellissement d’un bain. On voit au plafond quatre bas-reliefs de grisaille soutenus par des Termes qui sont aussi de grisaille. Dans l’un de ces bas-reliefs paroît le triomphe de Neptune, dans l’autre le triomphe d’Amphitrite ; dans le troisième l’aventure de Diane et d’Actéon, et dans le quatrième, Diane qui, se baignant avec ses nymphes, découvre la grossesse de Calisto. Aux angles du plafond on voit huit figures de coloris représentant des Fleuves, avec des ornements de coquillages et de tridents, et sur la corniche plusieurs enfants de grisaille qui tiennent des branches de corail[9]. Tous ces ouvrages sont des plus finis de M. le Sueur.
Ceux que nous allons indiquer dans la même maison sont de sa première manière. On voit, dans l’appartement de feu M. Lambert, une chambre dont le plafond représente une assemblée de plusieurs divinités. Jupiter, qui tient Vénus entre ses bras, est accompagné d’Apollon, de Mars et d’Hercule. Le tableau d’un dessus de cheminée représente Énée qui emporte son père Anchise pour se sauver avec lui de l’embrasement de Troie. Dans le lambris il y a quatre panneaux où il a peint des enfants, et au-dessus deux bas-reliefs de grisaille[10], dont l’un représente en figures allégoriques la Peinture et la Sculpture, et l’autre la Prudence. Dans une autre chambre, qui est proche de celle-là, il a peint un plafond où paroît Ganymède monté sur l’aigle de Jupiter ; et au plafond de la chapelle qui est proche de la galerie que M. le Brun a peinte dans la même maison, M. le Sueur a représenté le Père Éternel dans la gloire céleste.
Il a fait au Louvre plusieurs tableaux de sa dernière manière, correcte et gracieuse. M. le Camus qui étoit alors surintendant des bâtiments, et qui depuis eut M. de Ratabon pour successeur dans la même charge, employa M. le Sueur pour un grand tableau qui fut placé dans la chambre du roi. Il représentoit sous des figures allégoriques la Monarchie françoise appuyée sur un globe couronné. La Justice et la Valeur donnoient la fuite aux ennemis de la France, et la Renommée en publioit les avantages. Dans la même chambre il peignit quatre bas-reliefs de blanc et noir à fond d’or, représentant les quatre parties du monde. Il fit aussi pour un cabinet qui est à côté, un tableau où paraissoit la figure de l’Autorité élevée sur un trône. Le Temps y tenoit un livre ouvert où la figure de l’Histoire écrivoit des mémoires sous les ordres de l’Autorité. Des enfants qui jouoient avec un lion y figuroient la Douceur et la Force.
De tout cet ouvrage il n’est resté dans l’appartement du roi que les bas-reliefs des quatre parties du monde. Les tableaux ont été enlevés[11], et le bruit commun en attribue la cause à une jalousie du sieur Romanelli, peintre italien que Mgr le cardinal Mazarin avoit fait venir de Rome pour plusieurs ouvrages qu’il a faits au Louvre et au palais Mazarin. On a donc fait courir le bruit que le sieur Romanelli regardant d’un œil jaloux le tableau de la Monarchie, y montroit la tête d’une figure qu’il soutenoit avoir été copiée par M. le Sueur d’après une tête d’un tableau du Guide ; mais comme il se vit convaincu du contraire, il se servit si adroitement du crédit qu’il avoit auprès des puissances, qu’il donna lieu d’enlever ces tableaux en proposant de faire percer le mur de la chambre du roi pour y donner plus de jour, et pratiquer une fenêtre à l’endroit du mur proche du plafond où étoit le tableau de la Monarchie, qui fut effectivement ôté sous ce prétexte.
Ensuite la sérénissime reine Anne d’Autriche étoit si
légitimement prévenue du mérite de M. le Sueur qu’elle
lui fit faire au Louvre plusieurs peintures pour l’appartement
des bains, non-seulement dans la chambre où Sa
Majesté couchoit, mais encore dans le cabinet des bains
qui est tout proche. Au plafond de cette chambre, M. le
Sueur a peint de coloris un tableau de forme ovale, où il
a représenté trois enfants qui sont couronnés de fleurs et
qui tiennent des guirlandes à la main. Tous les panneaux
de menuiserie du plafond sont ornés de grotesques sur
fond d’or. Dans les deux dessus de porte de la chambre,
il a peint des vases de fleurs et des enfants qui se divertissent
à faire des guirlandes. Les embrasures des portes
sont aussi peintes de grotesques sur fond d’or, et on voit
de semblables ornements à l’embrasure de la croisée et
aux volets. Dans l’alcôve il a peint plusieurs petits tableaux
représentant des sujets de Junon. Celui qu’on
voit au plafond de l’alcôve et qui est de forme carrée
fait paroître Junon qui commande à Iris d’aller trouver
le Sommeil[12] pour lui ordonner de faire paroître en
songe l’ombre de Ceix à sa femme Alcyone ; ce qui est
tiré de l’onzième livre des Métamorphoses d’Ovide. On
en voit aussi un à la frise de l’alcôve, où il a peint Junon
accompagnée des trois Grâces, dont l’une est appuyée
d’une main sur un miroir, et de l’autre main elle y montre
l’image de Junon, comme pour faire remarquer que
cette déesse paroît toujours avec le caractère de grandeur
et de majesté qui convient à l’épouse du souverain
des dieux. Quelques autres petits tableaux de cette frise
expriment encore les prérogatives et le rang suprême de
Junon. Mais il y a deux autres tableaux très-remarquables
sur le même sujet dans le lambris de cette alcôve. Le premier est au-dessus de la porte qui donne entrée
dans l’oratoire de la reine. Il représente Junon qui, étant
élevée en l’air au-dessus de la ville de Carthage, commande
au génie de la Libéralité de répandre sur cette
ville un cornet d’abondance, d’où l’on voit sortir un
sceptre, une couronne et des espèces de monnaies d’or
mêlées avec des fleurs ; ce qui est particulièrement fondé
sur les douze premiers vers du premier livre de l’Énéide.
Un autre tableau, placé à l’opposite de celui-là dans le
lambris de l’alcôve, fait paroître Junon sous une expression
bien différente, et le sujet en est tiré de l’Iliade. La
déesse, agitée de colère, est élevée au-dessus de la ville de
Troie où les Grecs sous ses auspices ont déjà mis le feu.
Comme elle se dispose à réduire en cendres cet asile où
Pâris s’est réfugié, craignant qu’elle ne le fît périr après
avoir prononcé contre elle un jugement en faveur de Vénus,
elle tient un flambeau à la main et commande à Cupidon
qui en tient un autre d’aller contribuer à l’embrasement
de Troie. Ainsi la destinée de cette ville, bien
différente de la destinée de Carthage, fait comprendre
que les puissances suprêmes sont en pouvoir d’exercer
leur justice pour protéger quelques villes et pour en punir
quelques autres.
Dans le cabinet des bains, M. le Sueur a fait au plafond deux tableaux de forme octogone, peints de bleu sur fond d’or. L’un représente Jupiter qui est accompagné de Junon, de Vénus, de Minerve et de Mars, et qui donne quelques ordres à Mercure. Dans l’autre, on voit Minerve qui préside à l’assemblée des Muses, et qui tient un livre ouvert, où Mercure lui montre avec son caducée un des passages du livre. Dans les panneaux, qui sont au bas du lambris, sont représentées plusieurs Vertus peintes de bleu sur fond d’or, entre autres la Simplicité, la Fidélité, la Magnanimité, la Force, la Justice et plusieurs autres attributs qui conviennent à une auguste reine. M. le Sueur n’en a fait que les esquisses qui ont été exécutées par d’autres mains sous sa conduite.
Dans le plafond de forme cintrée de l’enceinte où sont les bains, on voit[13] diverses circonstances du sujet de Cupidon et de Psyché, tout cela peint de bleu sur fond d’or. Dans les panneaux des lambris et sur les corps de la menuiserie, il a peint plusieurs petites figures de nymphes et de divinités des eaux, avec divers ornements aussi de bleu sur fond d’or. Une partie de cet ouvrage est de M. le Sueur et le reste de M. Poerson le père.
Toutes ces peintures se sont conservées dans leur force et leur beauté par les soins de M. Belot qui est valet de chambre du roi, et qui garde dans le Louvre tout cet appartement de la reine mère. Feu M. Belot, son père, disposa cette auguste princesse à se servir en cette occasion du pinceau de M. le Sueur dont il étoit grand ami.
Après ces ouvrages du Louvre, M. de Fieubet, trésorier de l’épargne, employa M. le Sueur pour les peintures d’une maison de la rue des Lions, proche l’Arsenal. L’histoire de Tobie est traitée tant dans le plafond d’une salle que dans des bas-reliefs feints de bronze rehaussés d’or et accompagnés de plusieurs ornements. Le tableau du dessus de cheminée représente aussi Tobie qui, en présence de sa femme Sara, fille de Raguel, met sur des charbons ardents le foie du poisson qu’il a tué sur le rivage du fleuve Tigris, comme il est rapporté dans le huitième chapitre de Tobie. Au plafond d’une chambre qui est au-dessus de cet appartement, il a peint deux tableaux du sujet de Moïse, et dans le tableau du dessus de la cheminée, il a aussi représenté Moïse qui voit le Père Éternel dans le buisson ardent, selon qu’il est dit dans le troisième chapitre de l’Exode.
M. le Sueur se plaisoit extrêmement à traiter l’histoire de Moïse, mais il en varioit les expressions avec industrie. Ainsi travaillant dans un des pavillons de la place Royale, pour M. de Nouveau, général des postes, il y fit deux tableaux dont l’un représente Moise exposé par sa mère sur les eaux du Nil, et l’autre fait voir Moïse que la fille de Pharaon retire des eaux[14]. Dans un plafond de cette belle maison il a peint Diane assise dans un char et accompagnée du Sommeil et de la Mort ; et dans un autre plafond il a représenté Zéphire et Flore qui marque les beautés du printemps. Ce pavillon est aujourd’hui à M. le marquis Dangeau.
Il fit aussi pour M. de Nouveau un tableau particulier qui eut beaucoup d’estime ; il y a traité une circonstance de l’histoire d’Alexandre rapportée par Plutarque, et qui prouve que ce conquérant intrépide bravoit la mort sous quelque apparence qu’elle se présentât à lui. Ce prince, gardant le lit pour une dangereuse maladie et se disposant à prendre médecine, reçoit une lettre que Parménion lui a écrite pour l’avertir que son médecin Philippe Acarnanien, corrompu par les riches présents de Darius et par l’espérance d’épouser sa fille, a résolu de l’empoisonner avec un breuvage.
Alexandre, toujours inébranlable, voit en même temps venir le médecin Philippe qui, étant accompagné des principaux de la cour, lui présente la coupe où est la médecine. Ce prince, sans se rebuter, reçoit la coupe, donne la lettre de Parménion à Philippe, et prend la médecine en jetant ses regards sur le médecin qui, cruellement agité de ce qu’il vient de lire, lève les mains au ciel, comme le prenant à témoin de son innocence, et très-irrité de voir qu’on le veut rendre suspect à son roi, lui trouve en même temps le visage tranquille et même un air souriant. Ces divers mouvements sont exprimés dans le tableau avec toute la grâce et la force qu’on y peut souhaiter[15].
Ce fut en ce temps-là[16] qu’il fit pour le petit cloître des Chartreux de Paris, vingt-deux tableaux qui représentent l’histoire de saint Bruno, et qui furent achevés en 1648.
Comme M. Chauveau, conseiller de l’Académie, les a gravés et donnés au public, nous ne dirons qu’un mot de chacun, après avoir fait remarquer qu’au-dessus de la porte du cloître il y a une inscription latine en lettres rouges, touchant ces ouvrages, qui est en ces termes : Hæc picturarum series edaci vetustate penè deleta, novis coloribus jam tertio renovata est, anno Domini 1648 ; ce qui signifie que cette suite de peintures, déjà presque effacées par leur antiquité, avoit été renouvelée pour la troisième fois l’année 1648. Il est vrai que l’histoire de saint Bruno avoit été représentée au même endroit, mais il est certain que M. le Sueur a travaillé d’original sur le même sujet, chaque tableau étant d’une ordonnance ou composition particulière, et chaque figure d’un dessin nouveau[17]. Le premier tableau fait paroître saint Bruno qui, étant habillé en docteur parce qu’en effet il donnoit depuis longtemps des leçons publiques de théologie, commence à prendre un dégoût pour le monde, et se sent une disposition à le quitter, en écoutant la prédication de Raymond Diocres, célèbre docteur que la seule tradition, sans aucun appui des bons historiens, veut faire passer pour un des chanoines de l’église de Notre-Dame de Paris.
Dans le second tableau, saint Bruno se trouve à la mort de Raymond Diocres qu’on voit couché dans un lit. Dans le troisième, saint Bruno assiste au service funèbre de Raymond Diocres et voit avec étonnement le cadavre lever la tête hors du cercueil, comme on a cru qu’il arriva lorsqu’on disoit l’office des morts, et qu’à ces paroles de la quatrième leçon Responde mihi, etc., ce cadavre prit la parole pour dire à trois diverses reprises qu’il avoit été accusé, jugé et condamné par un juste jugement de Dieu. Dans le quatrième, saint Bruno, que le spectacle horrible de l’aventure de Diocres a touché d’un désir de pénitence, est en prières au pied d’un crucifix. Dans le cinquième, il est dans la chaire de ses écoles où pour toute leçon il prononce devant ses écoliers un discours sur la pénitence, et les émeut sensiblement. Dans le sixième, saint Bruno et ses amis font dessein d’abandonner le monde et se proposent la vie monastique. Dans le septième, on voit une apparition de trois anges qui, pendant le sommeil du saint, le fortifient dans sa pieuse pensée. Dans le huitième, saint Bruno et ses compagnons distribuent leurs biens aux pauvres. Dans le neuvième, il rend visite à Hugues, évêque de Grenoble, qui le confirme dans le dessein de se dévouer à la vie religieuse. Dans le dixième, saint Bruno et ses compagnons suivent l’évêque Hugues qui les conduit au désert appelé Chartreuse, qu’il leur donne pour leur séjour et qui donna le nom à l’ordre des Chartreux. Dans le onzième, saint Bruno et ses compagnons bâtissent une église dans ce désert et quelques cellules pour leur retraite. Dans le douzième, ils reçoivent de la main de l’évêque Hugues l’habit de religieux. Dans le treizième, l’institution de l’ordre des Chartreux est confirmée à Rome en plein consistoire par le pape Victor, troisième du nom. Dans le quatorzième, saint Bruno donne l’habit à de nouveaux religieux. Dans le quinzième, saint Bruno reçoit une lettre du pape Urbain II, autrefois son disciple, qui lui mande de venir à Rome. Dans le seizième, saint Bruno est admis à l’audience du pape. Dans le dix-septième, saint Bruno refuse modestement une mitre que le pape lui présente en le voulant élever à la dignité d’archevêque de Rioles, ville du royaume de Naples. Dans le dix-huitième, le saint s’étant retiré avec ses compagnons dans une solitude de la Calabre, paroît appliqué à la prière, tandis que les religieux travaillent à s’établir sous les auspices de Roger, comte de Calabre, leur bienfaiteur. Dans le dix-neuvième, saint Bruno et le comte Roger se rencontrent dans le désert avec tous les témoignages d’une consolation réciproque. Dans le vingtième, saint Bruno, transporté miraculeusement, apparoît au comte Roger, qui est couché dans une tente, et lui découvre un attentat formé sur sa vie. Dans le vingt et unième, saint Bruno rend l’âme à Dieu en présence de ses religieux. Dans le vingt-deuxième, le saint est élevé au ciel par les anges[18]. M. Girardon, recteur de l’Académie, conserve dans son cabinet plusieurs dessins que M. le Sueur a faits de sa main pour les études particulières de cet ouvrage.
Ces tableaux, qui sont placés dans une situation si basse qu’on y peut aisément porter la main, sont aujourd’hui conservés sous des volets de bois qui ferment à clef, à cause que, cette situation les ayant autrefois exposés à l’indiscrète multitude qui entre librement dans ce cloitre, il s’en est trouvé quelques-uns de gâtés après la mort de M. le Sueur ; ce qui donna lieu à une calomnie qui publia que des personnes envieuses de son mérite en avoient fait défigurer quelques endroits[19]. Mais comme cet ouvrage quoique très-beau, n’est pas le seul qu’il ait fait d’estimable, et que parmi ceux que nous avons déjà spécifiés et que nous allons encore indiquer, il s’en trouve qui sont aussi finis, il faut conclure que ces prétendus envieux, en altérant après sa mort quelque petite chose de celui-là, n’auroient pas fait un grand triomphe ni donné une grande atteinte à la réputation du peintre, et même avec beaucoup de malignité, ils n’auroient guères eu d’esprit de laisser en plusieurs autres lieux très-remarquables tant d’autres preuves du mérite de M. le Sueur. Quelle stupidité pour eux d’avoir attendu après sa mort à lui vouloir ôter sa gloire, sa pratique et son accès auprès des puissances, en affectant de gâter, parmi les vingt-deux tableaux de ce cloître, seulement cinq ou six endroits pris deça et delà ! Leur jalousie auroit dû faire cet éclat pendant qu’il étoit encore en vie.
Les tableaux qui sont dans les angles du cloître et qui représentent les aspects des plus célèbres monastères des Chartreux ne sont pas tous de M. le Sueur ; quelques-uns ont été faits d’après ses dessins. Nous ne parlerons que de celui qui représente l’aspect de la Grande Chartreuse parce qu’il est de M. le Brun, peintre paysagiste et frère de M. le Brun, directeur de l’Académie.
Mais on voit aussi aux Chartreux, dans une des chapelles de leur église (qu’on n’ouvre que le matin pour célébrer la messe), un tableau de M. le Sueur où il a représenté l’Apparition du Sauveur à la Madeleine, quand il lui dit : Ne me touchez pas, d’où vient qu’on appelle ordinairement cette sorte de tableau un Noli me tangere. Le sujet en est pris du 20e chapitre de saint Jean.
Dans une maison de la rue de Saint-Louis au Marais, M. le Sueur fit pour M. de Guénégaud, trésorier de l’épargne, un tableau de cheminée où il a peint une action mémorable sur la piété du paganisme, arrivée anciennement auprès de Rome, quand la ville fut prise et saccagée par les Gaulois. Le peintre fait paroître Lucius Albinus qui, s’étant sauvé et conduisant un chariot chargé de sa femme, de ses enfants et de ses effets les plus précieux, rencontre les Vestales effrayées qui, étant à pied, se sauvoient avec le feu sacré et tout ce qui étoit essentiel à leur culte. Aussitôt Albinus fait descendre du chariot sa femme et ses enfants, et l’ayant débarrassé du reste, y fait monter les Vestales et facilite leur évasion. Ce qui est tiré du premier livre de Valère Maxime, du premier livre de Florus, et de Plutarque dans la vie de Furius Camillus.
Dans la vieille rue du Temple, il peignit pour M. le Camus deux plafonds où il traita encore l’histoire de Moïse, et y ajouta des ouvrages d’ornement.
M. le président Brissonnet, logé proche des Enfants Rouges, lui fit peindre une chapelle de sa maison. Le tableau de l’autel est une Annonciation, celui du plafond est une Assomption[20], et dans les panneaux du lambris on voit sur un fond d’or plusieurs figures de coloris représentant des Vertus différentes.
Derrière le chœur de l’église de Saint-Etienne du Mont, M. le Sueur a peint pour l’autel de la chapelle de Saint-Pierre, qui est sur la main gauche de la chapelle de la Vierge, un tableau représentant ce prince des apôtres qui ressuscite Tabithe ou Dorcas ; ce qui est tiré du neuvième chapitre des Actes des Apôtres. M. Girardon a ce dessin de la main de M. le Sueur.
On voit aussi de sa main dans l’église de Saint-Germain l’Auxerrois, à l’autel d’une des chapelles qui sont au-dessous de l’autel de la paroisse, un tableau représentant le Martyre de saint Laurent, et dans une autre chapelle de la nef, directement parallèle à celle-là, il a fait un autre tableau représentant le Sauveur qui, étant arrivé à Béthanie et reçu dans la maison de Marthe, écoute les plaintes qu’elle lui fait de ce que sa sœur Madeleine demeure assise et oisive aux pieds du Sauveur et la laisse servir toute seule sans lui aider[21]. Ce qui est tiré du 10e chapitre de saint Luc. Deux de ses plus beaux tableaux sont à Tours dans l’église abbatiale de Saint-Martin[22]. L’un représente saint Benoit, qui étant dans une grotte avec un cœur contrit, est consolé par une apparition de saint Pierre, de saint Paul, de sainte Cécile et de sainte Thècle, que l’Église nomme la première des martyres. L’autre tableau fait paroître saint Martin qui, en célébrant la messe, voit un globe de feu sur l’autel.
Il y a aussi des ouvrages de M. le Sueur dans l’église de Saint-Gervais à Paris. On y voit dans la nef, au-dessus de l’œuvre, vis-à-vis la chaise du prédicateur, un tableau représentant saint Gervais et saint Protais que l’on conduit au temple pour sacrifier aux idoles[23]. Ce tableau a servi de dessin pour une pièce de tapisserie qui, aux jours solennels, est placée au même endroit. À côté de ce tableau, il y en a un autre qui représente la Flagellation de ces deux martyrs, mais M. le Sueur n’en a fait que le dessin qui a été exécuté par M. Goussey, son beau-frère. Dans la même église, en une petite chapelle (de M. le Roux) qui est auprès de la chapelle de la Conception, on voit une Descente de croix, de M. le Sueur, et deux vitres peintes où il a représenté le Martyre de saint Gervais et de saint Protais. On voit dans le cabinet de M. Girardon les deux grands dessins de tapisserie dont nous avons parlé, avec toutes les études en particulier de chaque figure. On y voit aussi les dessins des deux vitres. M. Audran en a gravé un depuis peu, et M. Picard a gravé l’autre.
À Conflans Sainte-Honorine auprès de Saint-Germain-en-Laye, M. le Sueur a fait pour l’autel de l’église du prieuré de Sainte-Honorine un grand tableau représentant le Martyre de cette sainte, et pour un autre autel de la même église, un saint Nicolas avec trois enfants.
En 1649, il fit le tableau du Mai de Notre Dame, qui est un de ses meilleurs ouvrages[24]. On y voit saint Paul, qui étant à Éphèse accompagné de quelques disciples, fait une exhortation aux Juifs et aux Gentils, et réduit par là quelques savants, qui faisoient profession des arts curieux et condamnables, à brûler les livres de science illicite : ce qui est tiré du 19e chapitre des Actes des Apôtres.
Madame la comtesse de Tonnay-Charante lui lit faire plusieurs tableaux pour les plafonds et pour les dessus de cheminée d’un appartement de la maison qu’elle avoit dans la rue Neuve de Saint-Médéric. Le sujet de tous ces ouvrages est tiré de l’Écriture sainte, et l’on voit dans le plafond le Père Éternel qui se montre à Salomon et lui accorde le don de sagesse, selon qu’il est marqué dans le troisième chapitre du premier livre des Rois. Le tableau d’un dessus de cheminée représente l’entrevue de Salomon et de la reine de Saba, rapportée dans le 9e chapitre du second livre du Paralipomenon. Dans le plafond d’une autre chambre, on trouve de sa main le tableau de l’Adoration du veau d’or, marqué dans le 33e chapitre de l’Exode. On y voit aussi une Apparition du Père Éternel à Moïse dans le buisson ardent, et comme M. le Sueur avoit déjà traité ce même sujet pour M. de Fieubet, il y a du plaisir à examiner l’un et l’autre pour en comparer la disposition. Dans cette même chambre de madame de Tonnay-Charante, il a représenté comme Moïse étant sur le sommet de la montagne de Phasga, le Père Éternel lui montre la terre de promission ; ce qui est écrit dans le 34e chapitre du Deutéronome. Le tableau du dessus de cheminée représente l’Ange du Seigneur qui rencontre auprès d’une fontaine Agar, servante de Sara, femme d’Abraham. Le sujet est tiré du 16e chapitre de la Genèse. On y voit encore deux autres tableaux : l’un fait voir saint Jean l’Évangéliste dans l’île de Pathmos, où il écrit l’Apocalypse. M. Girardon en a le dessin dans son cabinet. L’autre tableau fait paroître Tobie qui met sur des charbons ardents le foie d’un poisson. Il avoit aussi traité ce sujet chez M. de Fieubet. Ainsi les curieux pourront encore comparer l’ordonnance et le travail de l’un et de l’autre.
Il peignit un plafond dans une maison de Conflans auprès de Charenton pour madame la marquise de Séneçay, gouvernante du roi, et y représenta ce jeune et auguste prince assis dans un char superbe avec M. le duc d’Anjou, qui est aujourd’hui duc d’Orléans. Le char étoit conduit par une dame pour faire allusion aux soins de madame la gouvernante. Mais pour marquer que toute la gloire d’une conduite si illustre étoit due à la vigilance et à la sagesse de la reine-mère, cette auguste princesse paroissoit sous la figure d’une Renommée qui leur montroit le chemin.
Ensuite M. le Sueur fit plusieurs tableaux pour des particuliers ; un pour M. Guillain, sculpteur et recteur de l’Académie ; il y représenta le sujet de l’Aveugle-né qu’il tira du 9e chapitre de l’Évangile de saint Jean ; un pour le sieur Héron, qui demeuroit auprès du grand Châtelet : il représentoit Abraham qui met hors de sa maison Agar et son tils Ismaël, comme il est rapporté dans le 21e chapitre de la Genèse ; un pour le sieur Planson, qui demeuroit dans la Halle ; il y fit paroître sous des figures allégoriques la Sagesse, la Science, la Prudence et le Silence ; un autre pour M. Baltazar, maître des requêtes, et y représenta le combat d’Hercule contre Achéloüs pour la possession de Déjanire.
Ce fut à peu près dans ce temps-là que madame la princesse douairière de Condé, Charlotte-Marguerite de Montmorency, mère de feu M. le Prince, fit peindre à M. le Sueur un oratoire dans l’hôtel de Condé. Le tableau de l’autel représente une Nativité, celui du plafond une Gloire céleste. Le lambris est enrichi de plusieurs figures et de quantité d’ornements travaillés avec grand soin. Il fit aussi pour un particulier un saint Paul, grand comme le naturel, qui est entre les mains de M. Blanchard, professeur de l’Académie.
Voici une suite de ses autres ouvrages : à Mitry, entre Saint-Denis et Dammartin, le tableau d’une Annonciation pour l’église de la paroisse. Un Crucifix dans le chœur intérieur du couvent des pères Capucins de la rue Saint-Honoré. Pour M. Vedeau de Grammont, conseiller au parlement, dans la rue de Saint-Germain devant le Fort l’Évêque, un tableau où est représenté Darius, qui brûlant d’avarice, fait ouvrir le tombeau de Sémiramis[25], et au lieu des trésors qu’il croit y trouver, y voit une inscription qui lui reproche son avidité pour les richesses ; ce qui est rapporté dans le premier des neuf livres d’Hérodote. Pour le séminaire de Saint-Sulpice, une Présentation de Notre-Seigneur au Temple. Pour M. Bézard, trésorier des guerres, logé dans la rue de Cléry, un Crucifix sur cuivre et un tableau où paroît la Vierge à demi-corps avec l’enfant Jésus et saint Jean-Baptiste. Il fit aussi, pour le même M. Bézard, un tableau représentant Coriolan qui, comme le raconte Plutarque, voulant faire périr la ville de Rome, réduite à l’extrémité par un long siége, écoute enfin les prières de Volumnia, sa mère, et de Vergilia sa femme, et leur accorde la grâce des Romains. M. le Sueur fit aussi pour M. Pilon son médecin, un Crucifix et le tableau d’une Vierge qui tient l’enfant Jésus. Il fit un semblable tableau pour le sieur Buron, chirurgien logé dans l’île de Notre-Dame, et ébaucha pour le même Buron une Descente de Croix[26] qui a été finie par M. Goussey. Notre académicien fit plusieurs dessins qui ont été exécutés en tapisseries pour une maison du faubourg Saint-Germain où logeoit M. le président le Coigneux[27]. Quelques-uns de ces dessins étoient d’après les tableaux de coloris que Raphaël a peints dans le Vatican au-dessus des portes des Loges destinées pour le Conclave, et où il a traité une partie de l’histoire de l’Ancien Testament. À ces dessins M. le Sueur en ajouta trois de sa composition[28]. L’un, selon le 36e chapitre de la Genèse, représentoit Jacob qui envoie son fils Joseph chercher ses frères en Sichem. Un autre fait paroître Joseph qui sur le chemin rencontre un homme qui lui apprend que ses frères sont en Dothain ; et dans le troisième Moïse est exposé sur les eaux ; ce qu’il avoit déjà traité pour M. Fieubet et pour M. de Nouveau.
M. de Chambray, trésorier des guerres, qui demeuroit dans la rue de Cléry, lui fit faire dans un tableau les portraits de plusieurs de ses amis, chacun d’eux représenté avec les symboles de leurs inclinations particulières ou de leur profession. De sorte qu’un d’entre eux, qui avoit été enseigne d’une compagnie d’infanterie, arboroit un drapeau ; un autre qui excelloit à jouer du luth tenoit cet instrument à la main, et M. le Sueur, qui étoit du nombre de ses amis, fut obligé de s’y peindre lui-même[29], tenant un pinceau à la main pour représenter un génie des Beaux-Arts qu’on voyoit ébauché dans ce tableau. Il fit dans un cabinet de M. l’abbé Parfait, chanoine de Notre-Dame, plusieurs figures de coloris et quelques grisailles. Il avoit un étroit commerce d’amitié et de conversation avec M. de Gomberville, qui étoit de l’Académie françoise, et qui a donné au public le roman de Polexandre, celui de la jeune Alcidiane, et un excellent livre intitulé la Doctrine des mœurs ou la philosophie des stoïques, rempli de plusieurs belles estampes que Daret a gravées. M. le Sueur fit pour lui un tableau destiné pour l’autel d’une église de la campagne. Il y représenta un sujet tiré de l’onzième chapitre de saint Mathieu, lorsque le Sauveur dit : Venez à moi, vous tous qui êtes chargés et qui êtes fatigués, et je vous soulagerai. Le Sauveur y paroît sur les degrés du temple avec quelques-uns de ses disciples, et parle à une troupe de Juifs. Enfin M. le Sueur attiroit l’estime non-seulement de ceux qui le fréquentoient, mais encore de tous ceux qui voyoient ses ouvrages. Il étoit naturellement officieux, sociable, d’une humeur gaie et d’une sage conduite. Il se maria[30] et a laissé un fils et une fille qui sont tous deux pourvus à leur avantage[31]. Il mourut en 1655, âgé de trente-huit ans, comme nous avons dit : de sorte qu’une vie si courte a fait évanouir les espérances et la joie que faisoient naître l’excellence de son pinceau et son application aux exercices de l’Académie.
- ↑ « Eustache vint au monde en 1617, dans la même ville où ses parents étoient venus s’établir ; il ne paroît point qu’ils aient eu d’autres enfants, mais il est constant qu’ils cultivèrent l’éducation de celui-ci. » (Mss. no 4.) — On verra plus loin que le Sueur a eu trois frères. — « Cathelin le Sueur (père d’Eustache le Sueur), de Mondidier, étant venu à Paris pour apprendre la profession de tourneur, s’attacha depuis à celle de sculpteur en bois ; il mourut en 1666, âgé de 96 ans ; sa mère (la mère d’Eustache le Sueur) se nommoit Antoinette Touroude. » (Mss. no 5.)
- ↑ « Cathelin, voyant la forte inclination que son fils avoit depuis sa plus tendre enfance pour le dessin, le confia aux soins de Vouët, et l’élève y répondit par son application. » (Mss. no 4.)
- ↑ Le Mss. no 4 dit aussi deux : les nos 1 et 5 disent huit tableaux ; c’est ce que marquent aussi les biographies anciennes. Les Mss. 2
et 6 ne donnent pas de chiffre.
« Le Sueur commença donc par peindre dans la manière de Vouët, et peut-être il s’assujettit plus qu’aucun autre de cette école à le suivre, et cet assujettissement lui valut beaucoup dans la suite, car il apprit dans cette manière à disposer les masses par grandes parties et l’art de grouper non-seulement les figures, mais encore les lumières et les ombres, en un mot il apprit à faire large et à ne point admettre dans ses compositions rien de maigre ni d’altéré. Plein de ces grands principes, il ne lui restoit plus qu’à épurer un goût de dessin trop maniéré, et qu’à chercher des expressions moins communes. Une étude constante de la nature et de l’antique pouvoit lui procurer ces avantages ; elle les procura à le Sueur, mais ce fut avec supériorité, parce qu’elle trouva un fonds bien préparé ; l’eût-il été, si l’élève ne se fût pas instruit auprès d’un maître éclairé, qui lui-même ne devoit ce qu’il étoit qu’aux grands artistes qu’il avoit étudiés avec fruit en Italie ? Les derniers morceaux qu’il ait travaillés dans ce faire, sont huit tableaux dont il avoit pris le sujet dans un roman ingénieux qui porte le titre de Songes de Polyphile. Un de mes amis très-éclairé dans l’art m’a dit les avoir vus(*) dans sa jeunesse, qu’ils étoient peints fort clairs, d’une manière peut-être un peu trop vague, et qu’ils paroissoient faits de pratique, mais que leur principal mérite consistait dans l’agrément des sujets et la façon dont ils étoient traités.
« Quoi qu’il en soit, ils furent très-applaudis dans le temps qu’ils parurent, et la manufacture royale des Gobelins les exécuta en tapisserie ; « Aussitôt après ces morceaux on voit paroître un homme nouveau ; la force de son génie lui faisoit depuis longtemps sentir et penser la peinture dans tout ce qu’elle a de grand, de sublime, et par conséquent de simple ; il fut alors en état de mettre ses réflexions au jour, et ne fut en quelque façon redevable qu’à lui-même de ses nouvelles impressions. Il est vrai qu’il fit des études très-exactes sur les meilleurs ouvrages des grands maîtres qui se trouvoient en France, mais il ne voulut jamais aller à Rome. » (Mss. no 1.)
(*) Une copie manuscrite des vies écrites par Caylus, la plupart du temps sur celles de Guillet de Saint-Georges, et maintenant entre les mains de M. Gatteaux, donne le nom de cet ami, qui n’est autre que Mariette. Comme le volume se trouve avoir appartenu à ce dernier et que les marges en ont été chargées par lui de notes et de rectifications, l’indication de son nom est ainsi acceptée par lui-même, et ce témoignage nous assure de l’existence des huit compositions. - ↑ « C’est en 1648 qu’il a commencé les ouvrages de l’hôtel Lambert ; ils l’ont occupé près de neuf ans. On estime particulièrement ceux des Bains et la Chambre à l’italienne comme étant de sa dernière manière. » Mss. no 5.
- ↑ « Je conviens que tous les morceaux qu’on y voit ne sont pas d’un mérite égal, parce qu’il y a travaillé à diverses reprises ; ainsi, l’on pourroit, en quelque façon, dire qu’il y (à l’hôtel Lambert) a été occupé pendant toute sa vie. » (Mss. no 4.)
- ↑ « Les esquisses de ces tableaux assez terminées. » (Mss. no 2.)
- ↑ « M. le Sueur en peignant cette chambre s’étoit défait de sa première manière, qu’on voit dans le cabinet ci-devant décrit. » (Note de Guillet).
- ↑ Le comte de Caylus (Mss. no 1, p. 17) fait ressortir avec raison combien est remarquable la couleur de ce tableau : « Je crois, dit-il, que c’est le tableau le plus haut en couleur qu’il ait peint ; il y règne un certain doré qui représente merveilleusement la chaleur inséparable de la maison du soleil. L’ordonnance en est magnifique. »
- ↑ « Le plafond de l’appartement des bains est le dernier morceau dont le Sueur ait enrichi la maison de M. de la Haye. » (Mss. no 1, p. 17.)
- ↑ « Deux feints bas-reliefs. » (Cahier de Guillet.)
- ↑ Le mss. no 3 dit que ces tableaux ont passé en d’autres mains.
- ↑ « Dans son antre. » (mss. no 3.)
- ↑ « Dans les panneaux. » (mss. no 3.)
- ↑ « Exode, cap. 2. » (Note de Guillet, mss. no 3.)
- ↑ Ce tableau est à M. le Régent. (Mss. 2 et 5.)
- ↑ Le cloître des Chartreux fut commencé en 1645 et fut fini en trois ans. (Mss. 4 et 5.)
- ↑ Le Mss. no 4 s’exprime ainsi à ce sujet : « On voit aussi dans ce cloître quelques ornements en camaïeu qui portent entre chaque tableau l’historique des faits représentés ; il y en a quelques-uns de la main de le Sueur, mais peu, les autres sont seulement de sa composition. »
- ↑ « Dans la vérité, leur couleur n’est pas des meilleures ; aussi la réputation de ce grand peintre étant partie de cet ouvrage, qui se trouvoit à la portée de tous les curieux, sans plus d’examen sur les autres productions qui ont suivi celles-ci, on a plus appuyé sur le défaut de sa couleur, que si on l’avoit jugé sur d’autres productions, et successivement cette critique s’est répétée et par conséquent conservée ; on assure que le Sueur consideroit lui-même cette suite comme des esquisses, cela peut être. » (Mss. 1, p. 6.)
- ↑ Ainsi que Guillet, le comte de Caylus (Mss. no 1) est opposé à cette tradition, et il dit, page 19 : « Je ne puis finir cet article de l’envie, sans vous dire que vous verrez par la vie de le Brun que cet autre grand homme, pour être capable d’émulation, ne l’étoit point de la basse envie dont on l’a soupçonné contre le Sueur, et qu’à plus forte raison, la générosité de son caractère le rendoit absolument incapable des suites affreuses que la méchanceté a pris plaisir à lui supposer, et que les auteurs ont plus ou moins, mais successivement rapportées. »
- ↑ « L’Assomption a été détruite. » (Mss. no 1.)
- ↑ « Ces deux tableaux sont à présent chez M. le Chancelier Ponchartrain, lequel en a fait faire deux copies, lesquelles sont en place des originaux, l’une derrière l’œuvre et l’autre proche de la chapelle de la paroisse. » (Mss. no 2.)
- ↑ Tous les autres manuscrits disent à l’abbaye de Marmoutiers : Guillet se trompe évidemment.
- ↑ « Je passe à un autre tableau peu connu et dont on ne parle
presque jamais ; ce silence est causé par la difficulté d’entrer dans
une chapelle obscure où il est renfermé.
» Ce singulier morceau de peinture se voit dans l’église de saint Gervais, où l’on peut admirer deux autres grands tableaux que le Sueur peignit dans les dernières années de sa vie, pour servir de modèles à des tapisseries destinées pour cette même église. Celui qui est tout entier de sa main, représente saint Gervais et saint Protais conduits devant le juge pour y sacrifier aux idoles, et dans l’autre, qu’il a laissé imparfait et que son beau-frère nommé Goussay a achevé sur ses dessins, ces deux mêmes saints étendus sur le chevalet souffrent le martyre. Je ne dissimulerai point que, pour l’ordonnance et la partie de l’esprit, rien ne m’a plus affecté de le Sueur que le premier de ces deux morceaux ; on y voit l’innocence même conduite au tribunal de la cruauté : l’inhumanité des satellites se fait d’autant plus sensible, que les saints qu’ils entraînent témoignent moins de résistance ; et ce qui est ingénieux, le commandant de la troupe est celui qui paroît agir avec plus de dignité ; il commande, mais il n’insulte point ; les soldats au contraire semblent abuser de la permission qu’ils ont d’être cruels. Le Sueur, né pour le pathétique, ne laisse rien échapper de ce qui peut toucher vivement, et les nuances sont alors d’une grande finesse ; mais ce n’est pas de cette partie dont je lui veux faire honneur, il en est en possession, et personne ne la lui conteste. Je ne veux que le remettre mieux dans l’esprit de ceux qui lui reprochent d’avoir été gris, et j’opposerai pour sa défense le tableau que j’ai commencé à vous indiquer ; il se trouve dans une petite chapelle de l’église de saint Gervais, elle appartient à M. le Camus. On est frappé en y entrant des vitres qui sont peintes en grisailles d’un goût exquis, aussi ont-elles été exécutées sur les dessins que ce grand homme a faits avec le même soin que s’il eût voulu faire un tableau ; ces dessins, qui représentent les martyres de saint Gervais et de saint Protais, sont terminés et lavés : ils appartiennent à M. Mariette mon ami, chez lequel je les ai vus plus d’une fois avec une grande satisfaction, et je ne suis pas étonné qu’ils m’aient paru si beaux ; le Sueur étoit dans toute sa force lorsqu’il les exécuta. » (Mss. no 1.) - ↑ Le Mss. no 4 et Florent le Comte disent qu’on voit l’original en petit chez M. le Normand, et Florent le Comte ajoute : « Mais il est différemment traité des deux petites représentations qu’il fit pour MM. Regnaut et Crevon, orfèvres et administrateurs en charge alors. »
- ↑ Il faut lire Nitocris ; Guillet s’est trompé de nom.
- ↑ Ébauchée par lui et terminée par Goullé (sic). » (Mss. no 1.)
- ↑ « La présidente le Coigneux lui demandoit sans cesse des dessins pour des tapisseries. » (Mss. no 5.)
- ↑ « Trois dessins pour des tapisseries qui ont été exécutés pour M. le président le Coigneux, pour compléter ceux qu’on avoit tirés du Vatican des dessus de porte de Raphaël. » (Mss. no 1, au catalogue.)
- ↑ « 1749. On vient de me faire voir un livre intitulé : la Rhétorique
des dieux, dans lequel sont des pièces de luth de la composition
de Denis Gaultier, le plus excellent joueur de luth de son temps,
et je ne crois pas qu’il puisse y avoir rien de plus magnifique dans
ce genre. Celui qui en a fait la dépense étoit un homme riche,
grand amateur de musique, et par-dessus tout ami de la peinture,
puisqu’il l’étoit de l’illustre le Sueur. C’étoit Anne de Chambré, gentilhomme
de M. le Prince et trésorier des guerres, le même dont
le Sueur peignit le portrait en compagnie de ses amis, ainsi qu’il
est dit dans la vie de ce grand peintre. Pour en revenir à son livre,
qui est écrit avec soin sur du vélin, et qui est un in-quarto en travers,
sa couverture commence par prévenir en sa faveur, et fait
naître le désir d’ouvrir le livre ; car, sur un fond de chagrin sont
appliqués aux quatre coins et dans le milieu des plaques et ornements
de vermeil, ciselés par le fameux Ballin ; c’est en dire assez.
Le morceau du milieu est le chiffre du sieur de Chambré dans un
cartouche accompagné de deux enfants et les coins représentent
des amas de lyres entassées avec des branches de lauriers d’un
dessin et d’une exécution parfaite ; les fermoirs ou agrafes ne
cèdent en rien pour le goût. Le livre ouvert, on y trouve nombre
de dessins à l’encre de Chine, où le fini est porté aussi loin qu’il
peut aller. Douze de ces dessins sont faits par Abraham Bosse, qui
en est aussi l’inventeur, et dans lesquels on voit des enfants qui
par leurs attitudes expriment les différents modes de la musique,
relativement aux pièces de luth auxquelles chaque dessin sert de
frontispice. Deux autres sont de l’invention de le Sueur et ont été
exécutés par Nanteuil et par Bosse. Dans le premier, Apollon, dieu
de l’harmonie, reçoit des mains de Minerve le portrait de Denis
Gaultier et celui de la fille d’Anne de Chambré, digne clerc du
sieur Gaultier, qui porte le génie de la vertu ; dans l’autre, qui a été dessiné par Bosse, toujours sur une première esquisse de le Sueur,
l’Éloquence, transportée dans le ciel, s’y est assise entre la Musique
et l’Harmonie. Ces deux compositions sont pensées aussi finement
que le cabinet de l’Amour chez M. de la Haye ; aussi le livre a-t-il
été fait dans le temps que le Sueur étoit dans toute sa force, c’est-à-dire
en 1652. J’ai l’original du dernier des deux dessins(1), bien autrement
léger que le morceau de Bosse, qui s’est appesanti dans
un travail trop léché. C’est dans le livre même que j’ai appris toutes
les particularités que je viens de rapporter, l’auteur ayant eu
soin de les remarquer dans une espèce d’avertissement qu’il a mis
à la tête, et dans lequel il fait mention de tous les habiles artistes
qui, chacun dans leur talent, avoient contribué à l’embellissement
d’un ouvrage qu’il chérissoit, et pour lequel il n’avoit voulu rien
épargner. — Armes de monsieur de Chambré ; deux ancres en sautoir
contournées de quatre étoiles. (Note de Mariette, extraite des manuscrits conservés au cabinet des Estampes.) »
(1) Maintenant au Louvre. - ↑ « Il avait épousé, en 1642, Geneviève Goussé, fille d’un
marchand cirier ; le seul garçon qu’il en eut, avec une fille, suivit
le commerce de son grand père maternel. » (Mss. no 5.)
Le même manuscrit nous apprend que le Sueur se faisait aider par ses trois frères : Pierre, Philippe et Antoine, par son beau-frère Goussé et par Patel, qui faisait le paysage de ses tableaux. - ↑ « Il a laissé un fils et une fille et vraisemblement quelque bien, car l’un et l’autre ont été bien établis dans la suite. » (Mss. no 1.)