Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 015

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 71-77).


XV

Marcella


Je mis trente jours pour aller du Rocio Grande au cœur de Marcella, non plus en galopant sur le coursier fougueux du désir, mais en chevauchant l’âne de la patience, à la fois artificieux et entêté. Il n’y a en vérité que deux moyens de dominer la volonté des femmes : la violence symbolisée par le taureau d’Europe, l’insinuation que rappellent le cygne de Léda et la pluie d’or de Danaé. Ces trois inventions du vieux Jupiter sont passées de mode et j’y substitue le cheval et l’âne. Je ne dirai point les ruses ourdies, les tentatives de séduction, les alternatives de confiance et d’amour, les attentes déçues ; je tairai tous ces préliminaires. Mais je puis affirmer que l’âne fut digne du cheval, un véritable âne de Sancho, philosophe en vérité, qui me conduisit à bon port à la fin du laps de temps déjà connu. Je descendis, caressai la croupe de l’animal, et l’envoyai paître.

Ô premières émotions de ma jeunesse, comme vous étiez suaves en vérité !… Telle, dans la création biblique, dut être l’effet du premier rayon de soleil, lorsqu’il éclaira la face du monde en fleur. Oui, ce fut ainsi pour moi, et pour toi aussi, ami lecteur ; s’il y eut dans ta vie une dix-huitième année, tu concorderas qu’il en fut ainsi.

Notre passion, union, ou tout ce que l’on voudra, le nom importe peu, eut deux phases : la phase consulaire et la phase impériale. La première fut courte, et jamais Xavier ne soupçonna qu’il partageait avec moi le gouvernement de Rome. Le jour pourtant où la crédulité ne put plus tenir devant l’évidence, il déposa les insignes, et je concentrai tous les pouvoirs dans mes mains. Ce fut la phase césarienne. L’univers m’appartint ; mais Dieu sait ce qu’il m’en coûta. Il me fallut trouver de l’argent et en inventer. J’exploitai d’abord la générosité de mon père, qui me donnait tout ce que je lui demandais, sans reproches, sans retard, sans froideur. Il disait qu’il faut que jeunesse se passe, et qu’il avait été jeune comme moi. Pourtant, j’abusai tant et tant, qu’il resserra peu à peu les cordons de sa bourse. J’eus alors recours à ma mère, qui trouvait moyen de me glisser quelque argent en cachette. C’était peu. Aux grands maux les grands remèdes : j’escomptai l’héritage paternel, je signai des lettres, sans échéance précise, et à des taux usuraires.

En vérité, disait Marcella, quand je lui apportais des soieries ou des bijoux, il faut que je me fâche. A-t-on jamais vu… un cadeau de cette valeur !…

Et s’il s’agissait d’un bijou, elle le contemplait entre ses doigts tout en proférant ces paroles ; elle l’examinait à la lumière, en essayait l’effet sur elle, et elle me couvrait de baisers impétueux et sincères. En dépit de ses protestations, la joie coulait dans ses regards, et je me sentais satisfait de la voir ainsi. Elle aimait particulièrement nos anciens doublons d’or, et je lui en apportais autant que j’en pouvais trouver. Marcella les enfermait tous dans un coffret de fer dont personne ne sut jamais où elle gardait la clef. Elle les cachait ainsi par crainte des esclaves. Sa maison des Cajueiros lui appartenait. Les meubles étaient bons et solides, en palissandre sculpté, et tout était à l’avenant, bibelots, miroirs, vases, vaisselle, une superbe vaisselle des Indes que lui avait donnée un conseiller à la Cour d’appel. Ah ! vaisselle du diable, me portais-tu assez sur les nerfs !… Combien de fois ne l’ai-je pas dit à sa propriétaire. Je ne lui dissimulais pas l’écœurement que me causaient toutes ces reliques de ses amours d’antan. Elle m’écoutait en souriant, avec une expression de candeur, — de candeur et d’autre chose encore que je ne pouvais comprendre en ce temps-là. Mais maintenant, en me reportant en arrière, je songe que son rire offrait le singulier mélange d’un être qui serait issu d’une sorcière de Shakespeare et d’un ange de Klopstock. Je ne sais si je me fais bien comprendre. Dès qu’elle devinait mes inutiles et tardives jalousies, je crois qu’elle prenait plaisir à les exciter davantage. Par exemple, un jour que je n’avais pu lui offrir un certain collier trop cher pour ma bourse, et qu’elle avait vu à la devanture du bijoutier, elle me dit qu’elle avait voulu plaisanter, que son amour se passait fort bien de tels stimulants.

Et elle me menaça du doigt en disant :

— Jamais je ne te pardonnerais d’avoir de moi une aussi triste opinion.

Et voilà que, rapide comme un oiseau, elle bat des mains, m’en entoure le visage, m’attire d’un geste gracieux, avec des minauderies d’enfant. Ensuite, étendue sur la chaise longue, elle continua sa profession de foi, avec simplicité et franchise. Son affection n’était pas à vendre. On pouvait bien en acheter les apparences. Quant à la réalité, elle la gardait pour un petit nombre. Duarte, par exemple, le sous-lieutenant Duarte, qu’elle avait aimé pour de vrai, deux ans auparavant, avait toutes les peines monde à lui faire accepter un objet de valeur, tout comme moi ; elle ne recevait de lui, sans réluctance, que de petits cadeaux modestes comme la croix d’or qu’il lui avait offerte le jour de sa fête.

— Cette croix…

Ce disant, elle porta la main à son corsage, et en retira une fine croix d’or, pendue à son cou par un ruban bleu.

— Mais cette croix, lui fis-je observer, ne m’as-tu pas dit qu’elle te venait de ton père ?

Marcella secoua la tête avec commisération.

— Tu n’as pas compris que c’était un mensonge… pour ne pas t’attrister. Allons, viens, chiquito, ne sois pas défiant comme cela. J’en ai aimé d’autres ; et puis après, qu’importe, puisque c’est fini ? Un jour quand nous nous quitterons…

— Ne dis pas cela, m’écriai-je.

— Tout passe ! un jour…

Elle ne put achever ; un sanglot étouffa sa voix. Elle étendit les mains, m’attira sur son sein, me murmura tout bas à l’oreille :

— Jamais, jamais, mon amour !…

Je la remerciai, les yeux humides. Le lendemain, je lui apportai le collier qu’elle avait refusé.

— Comme souvenir de moi, quand nous nous séparerons, lui dis-je.

D’abord elle se concentra dans un silence indigné. Ensuite, elle fit un geste magnifique. Elle essaya de jeter le collier par la fenêtre. Je retins son bras. Je la suppliai de ne pas me faire une telle offense, de garder le bijou. Elle m’obéit en souriant.

D’ailleurs elle me payait largement de mes sacrifices. Elle devinait mes plus secrets désirs ; elle les prévenait tout naturellement, par une espèce de nécessité affective, par une fatalité de sa conscience. Jamais le désir n’était raisonnable ; c’était pur caprice, simple enfantillage. Je la voulais vêtue d’une certaine manière, parée de telle et telle façon ; j’exigeais qu’elle mît ce vêtement et non un autre, qu’elle vînt se promener. Il en était ainsi du reste. Elle consentait à tout, souriante et bavarde.

— Quel être extraordinaire tu fais ! me disait-elle.

Et elle allait mettre la robe, la dentelle, les bijoux, avec une docilité charmante.