Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 153

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 473-474).


CLIII

Les navires du Pirée


Vous devez vous souvenir, me dit l’aliéniste, de ce fameux maniaque athénien, qui supposait que tous les navires qui entraient dans le Pirée lui appartenaient. C’était un pauvre diable qui n’avait peut-être pas même pour dormir le tonneau de Diogène. Mais la possession imaginaire des navires valait tous drachmes de l’Hellade. Eh bien ! il y a en chacun de nous un maniaque d’Athènes. Et si quelqu’un jure qu’il n’a pas possédé en imagination trois ou quatre bateaux dans sa vie, il fait un faux serment.

— Vous aussi ? demandai-je.

— Naturellement.

— Et moi !

— Comme les autres ; et aussi votre domestique, qui est, je crois, cet homme en train de secouer des tapis par la fenêtre.

De fait, un valet de chambre battait les tapis, tandis que nous parlions dans le jardin, tout auprès. L’aliéniste me fit remarquer qu’il avait ouvert tout grand les fenêtres, et relevé les rideaux, de façon qu’on pût voir du dehors la salle richement meublée ; et il conclut :

— Votre domestique a la manie de l’Athénien. Il suppose que ces navires sont à lui. Cette douce illusion fait de lui un des heureux de ce monde.