Mémoires sur Socrate (trad. Talbot)/Livre IV

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Mémoires sur Socrate (trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
Mémoires sur SocrateHachetteTome 1 (p. Livre IV-196).
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LIVRE IV.


CHAPITRE PREMIER.


Comment Socrate était utile aux jeunes gens en éprouvant leur naturel et en leur donnant des conseils appropriés à leur caractère et à leurs vues.


Socrate était si utile en toute occasion et de toute manière, que n’importe qui, en y réfléchissant, même avec une intelligence ordinaire, pouvait aisément comprendre que rien n’était plus avantageux que son commerce et sa fréquentation assidue partout et en toute circonstance : car son souvenir même, à défaut de sa présence, était d’une grande utilité à ses disciples habituels et à ceux qui l’acceptent encore pour leur maître ; et il n’était pas jusqu’à son badinage qui ne fût utile, autant que les leçons sérieuses, à ceux qui demeuraient auprès de lui. Souvent il disait qu’il aimait quelqu’un ; mais on voyait bien que, loin de rechercher la beauté du corps, il ne s’attachait qu’à ceux dont l’âme était heureusement portée à la vertu. Il regardait comme l’indice d’un bon naturel la promptitude à apprendre et à retenir, l’amour de toutes les sciences qui enseignent à bien administrer une maison ou une cité, en un mot à tirer bon parti des hommes et des choses[1]. Il pensait qu’ainsi formé, non-seulement l’on devient heureux soi-même, capable d’administrer sagement sa maison, mais, de plus, en état de rendre heureux d’autres hommes et des cités. Il ne traitait pas tous les hommes de la même manière ; mais, à ceux qui, s’imaginant être doués d’un bon naturel, méprisaient l’étude, il apprenait que les natures les plus heureuses en apparence ont le plus besoin d’être cultivées : il leur montrait que les chevaux les plus généreux, pleins de feu et de vivacité, deviennent les plus utiles et les meilleurs si on les dompte dès leur jeunesse, mais que, si on néglige de les dompter, ils demeurent rétifs et sans prix ; que, de même, les chiens de la meilleure race, infatigables et ardents à la poursuite des animaux, sont les plus précieux et les plus utiles à la chasse si on les dresse avec soin, mais que, si on les instruit mal, ils sont stupides, furieux, entêtés. Semblablement, les hommes les mieux doués, ceux dont l’âme est la mieux trempée et la plus énergique dans ce qu’ils entreprennent, s’ils reçoivent une éducation convenable et s’ils apprennent ce qu’ils doivent faire, deviennent excellents et très-utiles, car ils font une infinité de grandes choses ; mais s’ils restent sans éducation et sans instruction, ils deviennent très-mauvais et très-dangereux ; incapables de discerner ce qu’ils doivent faire, ils tentent souvent de mauvaises actions et deviennent hautains et violents, prêts à se regimber et difficiles à conduire : aussi causent-ils une infinité de grands malheurs.

Quant à ceux qui, fiers de leurs richesses, pensaient n’avoir aucun besoin d’instruction et s’imaginaient que leur fortune suffirait pour accomplir leurs projets et se faire honorer des hommes, il les rendait sages en disant que c’est une folie de croire qu’on puisse sans étude distinguer les actions utiles et les actions nuisibles ; c’est encore une folie, lorsqu’on ne sait pas faire cette distinction, de se croire capable de quelque chose d’utile, parce qu’on a de l’argent pour acheter tout ce qu’on veut ; c’est une sottise, quand on n’est capable de rien, de croire qu’on agit comme il faut pour être heureux et qu’on sait se procurer honnêtement et convenablement ce qui sert à la vie ; c’est enfin une sottise de croire que la richesse, quand on ne sait rien, donne l’apparence de l’habileté, ou que, quand on n’est bon à rien, elle conduit à l’estime.


CHAPITRE II.


Socrate force Euthydème, jeune homme qui se croyait très-sage, à faire l’aveu de son ignorance.


Comment Socrate attaquait ceux qui pensaient avoir reçu une très-bonne éducation et qui étaient fiers de leur sagesse, c’est ce que je vais maintenant raconter. Sachant que le bel Euthydème[2] avait fait une nombreuse collection d’ouvrages de poëtes et de sophistes les plus renommés, qu’il croyait, pour cette raison, l’emporter déjà en sagesse sur ceux de son âge, et qu’il espérait les surpasser tous par son éloquence et par ses actions ; ayant remarqué d’ailleurs que, trop jeune encore pour se rendre à l’assemblée[3], il allait, lorsqu’il voulait s’occuper de quelque affaire, s’asseoir chez un fabricant de brides, voisin de l’agora, Socrate y vint aussi, accompagné de quelques-uns de ses amis.

Et d’abord, l’un d’eux lui ayant demandé si c’était au commerce d’un sage ou à la nature seule que Thémistocle devait une telle supériorité sur ses concitoyens, que la république tournait les yeux vers lui dès qu’elle avait besoin d’un homme de mérite, Socrate, qui voulait piquer Euthydème, répondit que ce serait une sottise de croire qu’il est impossible de devenir habile dans les arts les plus vulgaires sans les leçons d’un bon maître, et que la science la plus importante de toutes, celle du gouvernement, se produise spontanément chez les hommes.

Une autre fois, Socrate s’apercevant qu’Euthydème, qui était présent, s’éloignait et évitait de s’asseoir auprès de lui, afin de ne pas avoir l’air d’admirer sa sagesse : « Cet Euthydème que vous voyez, mes amis, dit-il, dès qu’il sera en âge, et que la cité proposera quelque délibération, ne manquera pas de donner son avis ; c’est une chose évidente d’après ses études. Il me semble aussi qu’il tient tout prêt quelque bel exorde pour ses harangues, en homme qui se garde bien de paraître rien apprendre des autres ; et voici sans doute comment il débutera : « Jamais, Athéniens, je n’ai rien appris de personne ; jamais, quand j’entendais parler d’hommes aussi habiles dans les discours que dans les actions, je ne recherchais leur société ; je n’ai point eu souci de prendre un maître parmi les citoyens éclairés ; au contraire, j’ai toujours évité avec le plus grand soin non-seulement de recevoir des leçons, mais même de le paraître : néanmoins, je vais vous donner le conseil qui me viendra spontanément à l’esprit. » Un exorde de ce genre conviendrait aussi parfaitement à un homme qui voudrait obtenir l’emploi de médecin public[4] : il n’aurait, pour réussir, qu’à débuter de cette manière : « Personne, Athéniens, ne m’a enseigné la médecine ; je n’ai jamais recherché les leçons d’aucun de nos médecins ; et non-seulement je me suis bien « gardé de rien apprendre d’eux, mais je n’ai pas voulu paraître « avoir étudié cette profession : cependant confiez-moi l’emploi de médecin ; j’essayerai de m’instruire en faisant sur vous des essais[5]. » Tous les assistants se mirent à rire de l’exorde. On vit bientôt Euthydème faire attention aux discours de Socrate, mais il s’abstenait encore de parler lui-même, pensant que son silence passerait pour de la modestie. Socrate alors voulant lui faire perdre cette idée : « Il est bien étonnant, dit-il, que ceux qui veulent jouer de la cithare ou de la flûte, monter à cheval ou acquérir quelque autre talent semblable, cherchent à en devenir capables en faisant d’une manière continue ce qu’ils veulent pratiquer, et en prenant pour juges de leurs efforts non pas eux-mêmes, mais les meilleurs maîtres, qu’ils fassent et endurent tout[6] pour ne rien faire contre leur but, comme s’ils ne pouvaient se rendre habiles par d’autres moyens ; tandis que ceux qui se proposent d’être bons orateurs et bons politiques pensent pouvoir, d’eux-mêmes et sur-le-champ, sans préparation et sans exercice, devenir des hommes habiles. Cependant ce but semble beaucoup plus difficile à atteindre que le premier, si bien que beaucoup y aspirent et que fort peu y arrivent : il est donc évident qu’il faut en politique une application plus grande et plus opiniâtre que partout ailleurs. » Tels étaient d’abord, en présence d’Euthydème, simple auditeur, les discours que tenait Socrate ; mais dès qu’il s’aperçut que le jeune homme restait plus volontiers quand il parlait, et l’écoutait avec plus de plaisir, il vint seul chez le fabricant de brides, et Euthydème s’étant assis près de lui : « Dis-moi, Euthydème, lui dit Socrate, est-ce bien réellement, comme je l’entends dire, que tu as assemblé un grand nombre d’ouvrages des hommes renommés pour leur sagesse ? — Oui, Socrate, par Jupiter, et je continuerai d’en rassembler, jusqu’à ce que j’en aie amassé le plus possible. — Par Junon ! je t’admire, dit Socrate, d’avoir préféré à des monceaux d’or et d’argent des trésors de sagesse : il est clair que dans ta pensée l’argent et l’or ne rendent pas les hommes meilleurs, tandis que les sentences des sages enrichis sent de vertus ceux qui les acquièrent, » Ces paroles faisaient plaisir à Euthydème, persuadé qu’aux yeux de Socrate il était dans le vrai chemin de la sagesse. Or, Socrate remarquant qu’il était sensible à cette louange : « En quoi donc, Euthydème, lui dit-il, veux-tu devenir habile, quand tu rassembles tous ces ouvrages ? » Et comme Euthydème gardait le silence et cherchait une réponse : « N’est-ce pas, continua Socrate, pour devenir un habile médecin ? car il y a de nombreux ouvrages écrits par des médecins[7]. — Non, par Jupiter. — Alors tu veux être architecte ? car il est besoin aussi pour cela d’un homme instruit. — Pas davantage. — Tu désires donc devenir bon géomètre, comme Théodore[8] ? — Géomètre, non plus. — C’est donc astrologue[9] que tu veux être ? » Euthydème ayant dit que non : « Eh bien, tu veux être rapsode ? car on dit que tu as tous les poëmes d’Homère. — Non, par Jupiter ; je n’ignore pas, en effet, que les rapsodes savent exactement les vers, mais n’en sont pas moins stupides. » Alors Socrate : « N’ambitionnerais-tu pas, Euthydème, continua-t-il, cette espèce de mérite qui fait les politiques, les économes, les bons gouvernants, les hommes utiles à eux-mêmes et aux autres ? — Oui, répondit Euthydème, c’est ce mérite-là que j’ambitionne. — Par Jupiter, dit Socrate, tu ambitionnes le mérite le plus éminent et la plus grande des sciences : c’est celle des rois, et on l’appelle science royale ; mais as-tu examiné s’il est possible, sans être juste, d’y devenir habile ? — J’y ai songé, et je ne pense pas qu’il soit possible, sans justice, d’être bon citoyen. — Comment y as-tu donc travaillé ? — Je pense, Socrate, qu’en fait de justice je ne le cède à personne. — Eh bien, les hommes justes n’ont-ils pas leurs travaux comme les artisans ? — Oui, certes. — Et, de même que les artisans montrent leurs ouvrages, les hommes justes ne peuvent-ils pas exposer les leurs ? — Quoi ! dit Euthydème, je ne pourrais pas exposer les œuvres de la justice ? Par Jupiter, je pourrais aussi montrer celles de l’injustice ; il n’y en a que trop à voir et à entendre chaque jour. — Veux-tu donc que nous écrivions ici un Δ et là un A[10] ? Ensuite, ce qui nous paraîtra l’œuvre de la justice, nous le placerons sous le Δ, et sous l’A ce qui sera l’œuvre de l’injustice. — Si tu crois cela nécessaire, fais-le. » Alors Socrate ayant écrit comme il le disait : « Le mensonge, reprit-il, n’existe-t-il pas chez les hommes ? — Oui, sans doute. — De quel côté le mettrons-nous ? — Évidemment du côté de l’injustice. — Et la tromperie n’existe-t-elle pas aussi ? — Certainement. — De quel côté la mettre ? — Aussi du côté de l’injustice. Et les mauvais traitements ? — Du même côté. — Et l’asservissement ? — Toujours du côté de l’injustice. — Mais du côté de la justice nous ne mettrons donc rien, Euthydème ? — Ce serait étrange, répondit celui-ci. — Eh quoi ! si un homme élu, un général, asservit une cité injuste et ennemie, dirons-nous qu’il est injuste ? — Non, certes. — Nous dirons donc qu’il agit justement ? — Sans doute. — Et s’il trompe les ennemis à la guerre ? — C’est encore justice. — S’il désole, s’il pille les biens des ennemis, n’agit-il pas encore justement ? — Assurément ; mais je croyais d’abord que tes questions ne regardaient que nos amis. — Maintenant, ne faudrait-il pas placer aussi du côté de la justice tout ce que nous avons mis du côté opposé ? — Cela me paraît convenable. — Veux-tu donc que, plaçant toutes ces actions du côté que tu désignes, nous établissions pour principe qu’elles sont justes contre des ennemis, mais injustes envers des amis, et qu’on doit être avec ces derniers d’une entière droiture ? — Très-volontiers, dit Euthydème. — Eh bien, reprit Socrate, si un général, qui voit son armée découragée, lui annonce faussement que les alliés s’approchent, et que, par ce mensonge il rende le courage à ses soldats, de quel côté placerons-nous cette tromperie ? — À mon avis, ce sera du côté de la justice. — Et si quelqu’un, ayant un fils qui a besoin d’un remède et qui ne veut pas le prendre, le trompe en lui donnant ce remède comme un aliment, et par ce mensonge lui rend la santé, de quel côté placerons-nous encore cette tromperie[11] ? — Selon moi, du côté de la première. — Enfin, si l’on voit un ami plongé dans le désespoir, si l’on craint qu’il n’attente à ses jours, et qu’on lui dérobe ou qu’on lui arrache son épée ou n’importe quelle arme, de quel côté placer cette action ? — Par Jupiter, c’est également du côté de la justice. — Tu dis donc qu’on n’est pas tenu à une entière droiture, même envers ses amis ? — Non pas, par Jupiter, et je rétracte ce que j’ai dit, si toutefois cela m’est permis. — Mieux vaut cette permission, reprit Socrate, qu’une classification défectueuse. Mais pour ne pas laisser ce point sans examen, de ceux dont les tromperies nuisent à leurs amis, quel est le plus injuste, celui qui trompe volontairement ou bien involontairement ? — Certes, Socrate, je n’ai plus de confiance dans mes réponses ; car tout ce dont nous avons parlé me paraît maintenant tout autre que je le croyais : cependant qu’il me soit permis de dire que celui qui trompe volontairement est plus injuste que celui qui trompe involontairement. — Mais penses-tu qu’il y ait une étude, une science du juste, comme il y en a une des lettres ? — Je le pense. — Et lequel connaît mieux les lettres, à ton avis, de celui qui écrit ou lit mal volontairement, ou bien de celui qui le fait involontairement ? — Celui qui le fait volontairement ; car il pourra, dès qu’il le voudra, bien faire ces sortes de choses. — Ainsi celui qui écrit mal volontairement connaît les lettres, tandis que celui qui le fait involontairement ne les connaît pas ? — Comment en serait-il autrement ? — Et lequel connaît la justice, de celui qui emploie volontairement le mensonge et la tromperie, ou de celui qui le fait involontairement ? — Il est évident que c’est le premier. — Tu prétends donc que celui qui sait écrire est plus lettré que celui qui ne le sait pas ? — Oui. — Et que celui qui connaît les règles de la justice est plus juste que celui qui ne les connaît pas ? — J’ai l’air de le dire, mais je ne sais comment j’ai pu tenir ce langage. — Eh bien donc, si quelqu’un voulait dire la vérité, et que cependant il ne s’expliquât jamais de la même manière sur les mêmes choses, mais que, parlant du même chemin, il dît tantôt qu’il conduit à l’orient et tantôt vers l’occident ; que, faisant le même calcul, il trouvât tantôt plus, tantôt moins, que te semble d’un tel homme ? — Il est clair, par Jupiter, qu’il ne sait pas ce qu’il pensait savoir. — Connais-tu des gens qu’on appelle serviles ? — Oui. — Est-ce à cause de leur sagesse ou de leur ignorance ? — Il est clair que c’est à cause de leur ignorance. — Mais les appelle-t-on ainsi parce qu’il ne savent pas travailler les métaux ? — Non pas. — Est-ce parce qu’il ne savent pas construire ? — Non plus. — Alors c’est parce qu’ils ne savent pas tailler le cuir ? — Ce n’est pour aucune de ces raisons ; c’est bien plutôt le contraire : car la plupart de ceux qui exercent ces métiers sont des gens serviles. — Ce nom s’applique donc à ceux qui ignorent ce qui est beau, ce qui est bon, ce qui est juste ? — C’est mon avis. — Il faut donc faire tous nos efforts pour éviter d’être appelés serviles. — Ah ! par les dieux, Socrate, je croyais philosopher de la meilleure manière, celle par laquelle je me figurais apprendre le mieux ce qui convient à l’homme qui aspire à la vertu ; et maintenant quel n’est pas, à ton avis, mon découragement, quand je me vois, après tant de peines, dans l’impossibilité de répondre à des questions sur ce qu’il est le plus nécessaire de savoir, et ne connaissant plus aucune autre route qui puisse me conduire à devenir meilleur ? » Alors Socrate : « Dis-moi, Euthydème, reprit-il, as-tu jamais été à Delphes ? — Deux fois, par Jupiter ! — Tu as donc aperçu l’inscription gravée sur le temple : Connais-toi toi-même ? — Oui certes. — N’as-tu pris aucun souci de cette inscription, ou bien l’as-tu remarquée, et as-tu cherché à examiner quel tu es ? — Non, par Jupiter ! vu que je croyais le savoir parfaitement : car il m’eût été difficile d’apprendre autre chose, si je me fusse ignoré moi-même. — Penses-tu donc que, pour connaître quel on est, il suffit de savoir son nom, ou que, semblable à ces acquéreurs de chevaux qui ne croient pas connaître la bête qu’ils veulent acheter, avant d’avoir examiné si elle est obéissante ou rétive, vigoureuse ou faible, vite ou lente, enfin tout ce qui fait les bonnes ou les mauvaises qualités requises pour le service d’un cheval, celui-là seul qui a examiné quel il est pour le parti qu’on peut tirer d’un homme, connaît sa propre valeur ? — Il me semble d’après cela que ne pas connaître sa valeur, c’est s’ignorer soi-même. — N’est-il pas évident encore que cette connaissance de soi-même est pour l’homme la source d’une infinité de biens, tandis que l’erreur sur son propre compte l’expose à mille maux ? Car ceux qui se connaissent savent ce qui leur est utile ; ils distinguent ce qu’ils peuvent faire de ce qu’ils ne peuvent pas : or, en faisant ce dont ils sont capables, il se procurent le nécessaire et vivent heureux ; en s’abstenant de ce qui est au-dessus de leurs forces, ils ne commettent point de fautes et évitent le mauvais succès ; enfin, comme ils sont plus capables de juger les autres hommes, ils peuvent, grâce au parti qu’ils en tirent, se procurer de grands biens et s’épargner de grands maux. Au contraire, ceux qui ne se connaissent pas et qui ignorent leur valeur sont dans la même ignorance à l’égard des hommes et des affaires humaines : ils ne savent ni ce qu’il faut, ni ce qu’ils font, ni de qui ils se servent ; mais, abusés sur tout, ils laissent échapper le bien et tombent dans le malheur. Ceux qui savent ce qu’ils font arrivent à leur but ; ils acquièrent de l’honneur et de la considération ; d’un autre côté, ceux qui leur ressemblent se plaisent dans leur société ; tandis que les gens qui ne réussissent pas dans leurs affaires recherchent leurs conseils, se remettent entre leurs mains, fondent sur eux leurs espérances de succès et les chérissent en raison de tout cela, de préférence à tous les autres hommes. Mais ceux qui ne savent pas ce qu’ils font, prennent un mauvais parti, échouent dans toutes leurs entreprises, et non-seulement sont châtiés par leur mauvais succès même, mais tombent, en raison de cela, dans le mépris et le ridicule, vivant ainsi dédaignés et déconsidérés. Tu peux voir également que parmi les cités qui, ne connaissant pas leurs forces, font la guerre à des États plus puissants, les unes sont renversées et les autres échangent leur liberté pour l’esclavage. » Alors Euthydème : « Je suis tout à fait d’avis, Socrate, dit-il, qu’il faut attacher un grand prix à se connaître soi-même, sache-le bien ; mais par où commencer ces examens ? J’ai les yeux sur toi, si tu veux m’y servir de guide. — Connais-tu bien, dit Socrate, quels sont les biens et les maux ? — Oui, par Jupiter ; si je ne savais pas cela, je serais au-dessous des esclaves. — Eh bien ! fais-m’en l’énumération. — Cela n’est pas difficile : d’abord je regarde la santé comme un bien et la maladie comme un mal ; puis, si je considère les causes de ces deux états, je crois que les boissons, les aliments et les occupations sont autant de biens, quand ils procurent la santé, et autant de maux, quand ils causent la maladie. — En conséquence, la santé et la maladie seront elles-mêmes des biens, quand elles procureront des biens, et des maux quand elles causeront du mal. — Mais comment la santé pourrait-elle causer du mal et la maladie procurer du bien ? — Eh ! par Jupiter, on voit prendre part à une fâcheuse expédition, à une navigation funeste, quantité de gens robustes qui y périssent, tandis que ceux qui sont faibles en reviennent sains et saufs. — Tu dis vrai, mais tu vois aussi que ceux qui sont forts participent aux actes utiles, tandis que les faibles sont laissés de côté. — Et ces choses, qui sont tantôt utiles, tantôt inutiles, sont donc plutôt des biens que des maux ? — Par Jupiter, je ne le vois pas, du moins d’après ce raisonnement. Mais, Socrate, sans contredit l’habileté est un bien : en toute affaire, l’homme habile ne réussit-il pas mieux que l’ignorant ? — Eh quoi ? N’as-tu pas entendu dire que Dédale[12] fut pris par Minos à cause de son habileté, forcé de le servir, et privé tout ensemble de sa patrie et de sa liberté ; que, voulant prendre la fuite avec son fils, il le perdit, sans pouvoir se sauver lui-même, mais qu’il aborda chez des peuples barbares[13], qui le firent une seconde fois esclave ? — C’est ce qu’on dit, ma foi ! — Et Palamède[14] ? N’as-tu pas appris ses malheurs ? Tout le monde va répétant qu’Ulysse, jaloux de sa sagesse, le fit périr. — On le dit aussi. — Et combien d’autres hommes, n’est-ce pas, remarquables par leurs talents, ont été enlevés par le grand roi et sont devenus ses esclaves ? — Il y a grande apparence, Socrate, que l’on peut établir sans équivoque que le bonheur est un bien. — Oui, Euthydème, à moins qu’on ne le fasse consister dans des biens équivoques. — Et que peut-il y avoir d’équivoque dans ce qui fait le bonheur ? — Rien, pourvu que nous n’y ajoutions pas la beauté, la force, la richesse, la gloire, ou toute autre chose de même nature. — Mais, par Jupiter, nous y ajoutons tout cela : car comment, sans ces biens, peut-on être heureux ? — Par Jupiter, nous y joindrons alors nombre d’avantages qui sont funestes à l’humanité. Ainsi beaucoup d’hommes, à cause de leur beauté, sont souillés par d’infâmes séducteurs de la jeunesse ; beaucoup, en raison de leur force, entreprennent des travaux excessifs et tombent dans des maux immenses ; d’autres sont victimes de la richesse qui les amollit et les expose à des piéges où ils trouvent leur perte ; d’autres, enfin, n’arrivent à la gloire et au pouvoir que pour subir d’affreux malheurs. — Eh bien ! alors, si j’ai tort de louer le bonheur, il faut avouer que je ne sais plus ce qu’il faut demander aux dieux. — Peut-être, dit Socrate, n’as-tu pas réfléchi à tout cela, parce que tu étais tout à fait convaincu de le bien savoir, mais puisque tu te disposes à gouverner un État démocratique, il est clair que tu sais ce que c’est qu’une démocratie. — Parfaitement. — Crois-tu que l’on puisse connaître la démocratie sans connaître le peuple ? — Non, par Jupiter ! — Et qu’appelles-tu le peuple ? — Les citoyens pauvres. — Tu connais donc les citoyens pauvres ? — Comment ne les connaîtrais-je pas ? — Et connais-tu aussi les riches ? — Tout aussi bien que les pauvres. — Quels sont donc ceux que tu appelles pauvres, et quels riches ? — Ceux, à mon avis, qui n’ont pas de quoi payer les impôts, sont pauvres, et ceux qui ont plus que de quoi payer, sont riches. — As-tu remarqué que certains, qui n’ont que fort peu, ont pourtant ce qui suffit, et font même des économies, tandis que d’autres qui ont beaucoup n’ont pas ce qui suffit ? — Oui, et par Jupiter, reprit Euthydème, car tu fais bien de me le rappeler, je connais aussi des tyrans que le besoin pousse à l’injustice, comme les plus pauvres des citoyens. — Ne ferons-nous pas bien alors, s’il en est ainsi, de ranger les tyrans parmi le peuple, et de mettre dans la classe des riches ceux qui ont peu et qui économisent ? » Alors Euthydème : « Je suis forcé d’en convenir, attendu mon ignorance, et je pense qu’il vaut mieux me taire ; car je cours risque de ne savoir absolument rien ! »

Euthydème sur cela se retira tout découragé, plein de mépris pour lui-même et ne s’estimant pas au-dessus d’un esclave. La plupart de ceux que Socrate avait réduits là ne s’approchaient pas de lui, et celui-ci ne les en estimait que plus insensés ; mais Euthydème sentit qu’il ne pouvait devenir un homme distingué qu’en fréquentant Socrate : aussi ne le quittait-il plus, à moins de nécessité ; il imitait même quelques-unes des habitudes de Socrate, qui, le voyant dans ces dispositions, cessa de le tourmenter, et lui donna les notions les plus simples et les plus claires des choses qu’il pensait nécessaire de savoir et honorable de pratiquer.


CHAPITRE III.


De la piété envers les dieux ; pourquoi ils méritent la reconnaissance des hommes et comment il faut les honorer.


Il ne se hâtait pas de rendre ses disciples habiles à parler, à agir, à inventer des expédients, mais il croyait qu’il fallait commencer par les amener à la sagesse ; sans la sagesse, en effet, il pensait que ceux qui ont ces talents n’en sont que plus injustes, plus puissants à mal faire. Et d’abord il essayait de donner à ceux qui le fréquentaient des idées sages au sujet des dieux[15]. D’autres ont déjà rapporté les conversations qu’il avait eues sur ce point en leur présence ; pour moi, j’assistai à l’entretien suivant qu’il eut avec Euthydème : « Dis-moi, Euthydème, t’est-il jamais arrivé de réfléchir avec quel soin les dieux procurent aux hommes ce dont ils ont besoin ? — Non, par Jupiter ! je n’y ai point songé. — Mais, du moins, tu sais qu’avant tout nous avons besoin de cette lumière que les dieux nous fournissent ? — Par Jupiter, si nous ne l’avions point, nous ressemblerions aux aveugles, avec nos yeux. — De plus, nous avons besoin de repos, et les dieux nous donnent la nuit, le plus doux des délassements. — C’est encore un présent digne de notre reconnaissance. — Eh bien, tandis que le soleil, grâce à sa lumière, nous rend distinctes toutes les heures du jour, ainsi que tous les autres objets, et que la nuit, au contraire, par son obscurité, ne nous laisse plus rien voir, n’ont-ils pas fait briller, au milieu des ténèbres, ces astres qui nous indiquent les heures de la nuit, ce qui nous permet d’agir pour nos besoins ? — Cela est vrai. — De plus, la lune ne nous indique pas seulement les divisions de la nuit, mais aussi celles du mois[16]. — C’est juste. — Et maintenant, nous avons besoin d’une nourriture ; ne la font-ils pas sortir de la terre ? n’établissent-ils pas, à cet effet, des saisons convenables, qui nous fournissent, avec abondance et variété, non-seulement le nécessaire, mais encore l’agréable ? — C’est vrai, et tout cela est de la philanthropie. — Ne nous donnent-ils pas l’eau, cet élément précieux, qui aide la terre et les saisons à faire naître et grandir toutes les productions utiles à nos besoins, qui contribue à nourrir notre corps, et qui, mêlée à tous nos aliments, les rend plus faciles à préparer, plus salutaires et plus agréables ; et comme il nous la faut en abondance, ne nous l’accordent-ils pas avec profusion ? — C’est encore un effet de leur providence. — Ne nous ont-ils pas donné le feu, préservatif contre le froid et l’obscurité, auxiliaire de l’homme dans tous les arts, dans tout ce qu’il entreprend pour son bien-être ? Car, pour tout dire en un mot, sans le feu, les hommes ne font rien de remarquable, rien d’utile à la vie. — C’est encore un excès de philanthropie. — Et l’air répandu autour de nous avec une profusion sans bornes, l’air qui non-seulement entretient et développe en nous la vie, mais nous aide à traverser les mers pour aller chercher mille produits divers dans mille contrées différentes, n’est-ce pas un bienfait inestimable[17] ? — Assurément. — Et le soleil ! Après qu’il a franchi le solstice d’hiver, il revient, mûrissant certaines productions, en desséchant certaines autres dont la maturité est arrivée ; puis, après ce double bienfait, au lieu de s’approcher de trop près, il se retire, afin de ne pas nous nuire par une trop forte chaleur, et, lorsqu’il est en train de s’éloigner une seconde fois, parvenu, comme nous le sentons clairement, à une distance qu’il ne peut franchir sans nous laisser périr de froid, il se tourne de nouveau vers nous, se rapproche et regagne la partie du ciel où il peut nous rendre le plus de services[18]. — Par Jupiter, il semble bien que tout cela n’arrive qu’en faveur de l’homme. — En outre, comme il est certain que nous ne pourrions supporter ni le chaud ni le froid, s’ils arrivaient inopinément, le soleil ne s’approche-t-il pas peu à peu, et n’est-ce point peu à peu qu’il s’éloigne, de sorte que, sans nous en apercevoir, nous arrivons aux températures extrêmes ? — J’en suis à me demander, dit Euthydème, si l’unique occupation des dieux ne serait pas de veiller sur l’homme ; mais une chose m’arrête, c’est que tous les animaux ont part à leurs faveurs. — Eh quoi ! repartit Socrate, n’est-il pas évident que ces animaux mêmes naissent et sont nourris pour l’homme ? Quel autre animal retire des chèvres, des brebis, des chevaux, des bœufs, des ânes et des autres êtres, autant d’avantages que l’homme ? car il me semble qu’ils sont plus utiles que les végétaux : l’homme ne se nourrit, ne s’enrichit pas moins des uns que des autres ; plusieurs races d’hommes ne se nourrissent pas des productions de la terre, mais du lait, du fromage, de la chair que leur fournissent les troupeaux ; tous apprivoisent et domptent les animaux utiles, et ils trouvent en eux des auxiliaires pour la guerre et pour beaucoup de leurs travaux. — J’en conviens avec toi ; car je vois que les animaux même qui sont de beaucoup plus forts que nous se soumettent cependant aux hommes, qui les font servir à ce qu’il leur plaît. — De plus, comme les choses belles et utiles diffèrent cependant les unes des autres, les dieux n’ont-ils pas donné aux hommes des sens appropriés aux différentes perceptions, et au moyen desquels nous jouissons de tous les biens ? N’ont-ils pas mis en nous l’intelligence, qui nous permet d’apprécier nos sensations à l’aide du raisonnement et de la mémoire, de juger de l’utilité de chaque objet, de nous ingénier de mille moyens soit pour jouir des biens, soit pour nous garantir des maux ? Ne nous ont-ils pas fait don de la parole, à l’aide de laquelle nous nous faisons part de tous les biens par une instruction réciproque et commune, nous établissons des lois, nous fondons des États ? — Il semble, Socrate, que les dieux veillent sur l’homme avec le plus grand soin. — Et quand nous ne pouvons prévoir ce qui nous sera utile dans l’avenir, ne viennent-ils pas encore ici à notre secours, ne révèlent-ils pas par la divination à ceux qui les consultent, ce qui doit arriver un jour, et ne leur enseignent-ils pas l’issue la plus heureuse des événements ? — Mais toi, Socrate, ils ont l’air de te traiter avec encore plus de bonté que les autres hommes, s’il est vrai que, sans être interrogés par toi, ils t’indiquent d’avance ce que tu dois faire ou non[19]. — La vérité de mes paroles, tu la reconnaîtras toi-même, si tu n’attends pas que les dieux se montrent à toi sous une forme réelle, mais si tu te contentes de voir leurs ouvrages pour les révérer et les honorer. Songes-y bien ; c’est ainsi que les dieux se manifestent. Les autres dieux[20], de qui nous recevons les biens, n’apparaissent pas à nos yeux pour répandre leurs bienfaits, et celui qui dispose et régit l’univers, où se réunissent toutes les beautés et tous les biens, qui, pour notre usage, maintient à l’univers une durée, une vigueur et une jeunesse éternelles, qui le force à une obéissance infaillible et plus prompte que la pensée, ce dieu se manifeste dans l’accomplissement de ses œuvres les plus sublimes, tandis qu’il reste inaperçu dans le gouvernement du reste[21]. Songe en outre que le soleil, qui frappe tous les yeux, ne permet point aux hommes de le considérer attentivement, et que, quand on a l’audace d’attacher sur lui ses regards, il enlève la vue.[22]. Tu verras encore que les ministres des dieux sont invisibles : la foudre est lancée du haut du ciel, c’est évident, et elle brise tout ce qu’elle rencontre ; mais on ne peut la voir, ni quand elle tombe, ni quand elle frappe, ni quand elle se retire. Les vents aussi ne sont pas visibles, mais nous voyons leurs effets, nous sentons leur présence. Enfin l’âme humaine, plus que tout ce qui est de l’homme, participe de la divinité ; elle règne en nous, c’est incontestable, mais on ne la voit point[23]. En réfléchissant à tout cela, on ne doit point mépriser les forces invisibles, mais, par leurs effets, reconnaître leur puissance et honorer la divinité. — Jamais, Socrate, reprit Euthydème, je ne serai coupable de la moindre négligence envers elle, j’en suis certain ; mais je me décourage, en songeant que jamais aucun homme ne peut rendre assez de grâces aux dieux pour tant de bienfaits. — Ne te décourage point, Euthydème ; tu vois que le dieu de Delphes répond à celui qui lui demande le moyen d’être agréable aux dieux : « Suis la loi de ton pays[24]. » Or, la loi commande partout que chacun honore les dieux suivant son pouvoir. Peut-il donc être un culte plus élevé et plus pieux que celui qu’ils prescrivent eux-mêmes ? Mais il ne faut rien négliger de ce qu’on peut faire ; car, en agissant ainsi, il est clair qu’on ne les honore pas. On doit donc ne rien omettre pour honorer les dieux suivant son pouvoir, avoir confiance en eux et en espérer les plus grands bienfaits : ce serait folie, en effet, d’attendre plus de tout autre que de ceux qui ont le plus de puissance pour nous servir, et de ne point espérer davantage, si nous essayons de leur plaire ; or, comment peut-on mieux leur plaire qu’en leur obéissant sans réserve ? » C’est par de tels conseils, autant que par les exemples, que Socrate rendait ceux qui le fréquentaient et plus pieux et plus sages.


CHAPITRE IV.


Respect de Socrate pour les lois de son pays. La justice consiste dans l’obéissance à la loi civile et à la loi naturelle.


Au sujet de la justice, loin de cacher son opinion, il la manifestait par des actes ; se montrant envers tous, dans son particulier, plein d’équité et de bienveillance, et, comme citoyen, obéissant aux magistrats dans tout ce que la loi commande, soit à la ville, soit dans les armées, où il se faisait remarquer par sa soumission à la discipline. Présidant, en qualité d’épistate[25], les assemblées du peuple, il ne lui permit pas de voter contre les lois, mais, d’accord avec elles, il résista à la fougue populaire, qu’aucun autre, excepté lui, n’aurait osé braver. Lorsque les Trente lui donnèrent des ordres contraires aux lois, il ne leur obéit pas ; ils lui défendirent de s’entretenir avec les jeunes gens, et lui enjoignirent, en même temps qu’à d’autres citoyens, d’amener un homme[26] qu’ils voulaient faire périr ; seul il refusa d’obéir, parce que ces ordres étaient illégaux. Appelé devant les tribunaux par Mélétus[27], loin de suivre la coutume des accusés, qui prennent la parole pour gagner la faveur des juges, qui flattent et prient malgré la défense des lois, et se font souvent absoudre par de tels moyens[28], il ne voulut pas blesser les lois en agissant ainsi dans les tribunaux, et, lorsqu’il lui eût été facile de se faire renvoyer par les juges, en faisant le moindre effort, il aima mieux mourir en respectant la loi que vivre en cessant de l’observer. Il tint plus d’une fois ce langage à différentes personnes, et je me rappelle la conversation qu’il eut sur la justice avec Hippias d’Élée[29]. Hippias, de retour à Athènes après une longue absence, rencontra Socrate qui s’entretenait avec quelques disciples sur l’étrangeté de ce fait que, si l’on veut faire de quelqu’un un cordonnier, un maçon, un forgeron, un écuyer, on n’hésite point à l’envoyer auprès d’un maître capable de l’instruire : on dit même qu’on trouve partout des hommes qui ont juste ce qu’il faut pour se charger de dresser un cheval ou un bœuf ; mais si quelqu’un veut apprendre la justice, ou la faire apprendre à son fils ou à son esclave, il ne sait où aller pour trouver son affaire. Hippias, qui l’avait écouté, lui dit en se raillant : « Quoi, Socrate, tu répètes ici ce que je t’ai entendu dire il y a déjà longtemps ? » Alors Socrate : « Oui, et ce qu’il y a de plus étrange, Hippias, c’est que, non content de répéter les mêmes paroles, je les répète sur les mêmes sujets ; tandis que toi, peut-être, vu ta grande science, tu ne dis pas toujours les mêmes paroles sur les mêmes choses. — Sans doute, je tâche toujours de dire du nouveau. — Est-ce que, si l’on t’interroge sur ce que tu sais, par exemple sur les lettres, et qu’on te demande combien il y en a dans le nom de Socrate et quelles elles sont, tu cherches à répondre aujourd’hui autrement qu’autrefois ? Si l’on te demande, à propos d’arithmétique, si deux fois cinq font dix, ne réponds-tu pas aujourd’hui ce que tu as répondu naguère ? — Sur ces questions, Socrate, je fais comme toi, je réponds toujours de même ; mais sur la justice, je crois pouvoir dire à présent des choses auxquelles ni toi ni personne ne saurait rien objecter. — Par Junon ! tu parles là d’une grande découverte ; ainsi les juges cesseront de diviser leurs suffrages, les citoyens de contester au sujet de leurs droits, de s’intenter des procès, de soulever des séditions : les nations mêmes n’auront plus de querelles au sujet de leurs droits et ne se feront plus la guerre : je ne vois pas trop comment je pourrais te quitter avant que tu m’aies expliqué cette admirable invention. — Oui ; mais, par Jupiter, tu n’en sauras rien, que tu ne m’aies découvert toi-même ce que tu penses sur la justice : il y a assez longtemps que tu te moques des autres, interrogeant et réfutant toujours, sans vouloir jamais rendre de compte à personne, ni exposer sur rien ton opinion. — Comment, Hippias ? n’as-tu pas remarqué que je ne cesse de bien mettre en évidence ce que je crois être le juste ? — Mais enfin, quelles sont les paroles que tu emploies ? — À défaut de la parole, c’est par mes actes que je le mets en évidence ; et ne trouves-tu pas que l’action est plus convaincante que la parole ? — Beaucoup plus, par Jupiter ; car bien des gens disent des choses justes et font des injustices, tandis qu’en agissant selon la justice, on ne saurait être injuste. — As-tu donc jamais appris que j’aie prêté un faux témoignage, calomnié, semé la dissension entre amis ou concitoyens, que j’aie commis enfin quelque autre injustice ? — Non certes. — S’abstenir de l’injustice n’est-ce pas, à ton avis, être juste ? — Tu m’as bien l’air, Socrate, en ce moment même, d’éviter encore de dire ton sentiment sur ce que tu crois le juste ; car ce n’est pas de ce que font les hommes justes, mais de ce qu’ils ne font pas que je t’entends parler. — Moi, reprit Socrate, je croyais que ne pas vouloir être injuste est une preuve suffisante de justice ; si tu n’es pas de cet avis, vois si ceci te convient mieux : je dis que ce qui est légal est juste. — Veux-tu dire, Socrate, que ce qui est légal et ce qui est juste sont une seule et même chose ? — Oui. — Je ne saisis pas bien ce que tu appelles légal et ce que tu appelles juste. — Tu connais les lois de l’État ? — Je les connais. — Et quelles sont-elles à ton avis ? — C’est ce que les citoyens ont décrété, en établissant ce qu’il faut faire et ce dont il faut s’abstenir. — Donc, celui-là est dans la légalité, qui se conforme à ces règlements politiques, et celui-là dans l’illégalité, qui les transgresse. — Très-bien. — Donc c’est être juste que de leur obéir, et injuste de leur désobéir. — Parfaitement. — Donc celui qui agit justement est juste, et injuste celui qui agit injustement ? — Comment le contraire serait-il vrai ? — En conséquence, celui qui est dans la légalité est juste, et injuste celui qui est dans l’illégalité ? » Alors Hippias : « Mais les lois, Socrate, comment peut-on y attacher quelque valeur ou croire qu’on doit y obéir, quand souvent ceux-mêmes qui les ont établies ne les trouvent plus bonnes et les abrogent ? — C’est comme la guerre, dit Socrate ; souvent des villes l’entreprennent et font ensuite la paix. — Sans doute. — Quelle est donc la différence que tu crois faire en blâmant ceux qui obéissent aux lois, parce qu’elles peuvent être rapportées, et en condamnant les soldats qui se conduisent bien à la guerre, parce qu’on peut conclure la paix ? Blâmes-tu les citoyens qui, dans les guerres, défendent courageusement leur patrie ? — Non, par Jupiter ; je n’en fais rien. — N’as-tu pas remarqué que le Lacédémonien Lycurgue n’aurait pas rendu Sparte différente des autres cités, s’il ne lui eût inspiré le plus profond respect pour les lois[30] ? Parmi les magistrats d’une ville, ne sais-tu pas que ceux qui inspirent le mieux aux citoyens l’obéissance aux lois, sont de tout point les meilleurs ; qu’un État où les citoyens sont les plus soumis aux lois est aussi le plus heureux pendant la paix et le plus invincible à la guerre ? D’ailleurs, la concorde paraît être pour les cités le plus grand des biens ; aussi, très-souvent dans les États, les sénateurs et les hommes les plus éminents recommandent-ils aux citoyens de rester d’accord ; c’est même une loi établie dans toute la Grèce, que les citoyens jurent de demeurer d’accord ; et partout ils font ce serment. Or, je ne crois pas que cela se fasse pour que les citoyens s’accordent à décerner la victoire aux mêmes chœurs, qu’ils applaudissent les mêmes joueurs de flûte, qu’ils choisissent les mêmes poètes, qu’ils aient les mêmes goûts, mais pour qu’ils obéissent aux lois : car, tant que les citoyens y demeurent fidèles, les villes sont très-puissantes et très-heureuses ; mais sans la concorde, il n’y a ni ville bien gouvernée, ni maison bien administrée.

« Dans l’état privé, quel moyen plus sûr de ne pas encourir de châtiments publics, quelle voie plus prompte vers les honneurs que l’obéissance aux lois ? Comment s’assurer mieux de ne pas être vaincu dans les tribunaux, mais de triompher dans ses procès ? À qui confiera-t-on plus volontiers sa fortune, ses fils, ses filles ; qui obtiendra plutôt la confiance d’une ville tout entière qu’un homme qui respecte les lois ? De quel autre peuvent attendre plus d’équité un père, des parents, des serviteurs, des amis, des concitoyens, des étrangers ? Avec qui des ennemis aimeront-ils mieux régler une suspension d’armes, une trêve, des conditions de paix ? À qui, plutôt qu’à l’homme fidèle aux lois, viendront s’unir des alliés ? À qui ces mêmes alliés remettront-ils plus volontiers un commandement de troupes, une garde de places fortes ou de villes ? De qui un bienfaiteur espérera-t-il plus de reconnaissance que de celui qui respecte les lois ? et qui aimera-t-on mieux obliger que celui dont on est sûr d’avoir la gratitude ? De qui aimerait-on mieux être l’ami et voudrait-on moins devenir l’ennemi ? Quel est l’homme à qui l’on voudrait le moins faire la guerre, si ce n’est celui dont on désirerait le plus être l’ami, et le moins être l’ennemi, dont tout le monde recherche l’amitié et l’alliance, et dont personne ne voudrait encourir la haine et l’inimitié ? Je te prouve donc, Hippias, que ce qui est légal et ce qui est juste sont une seule et même chose ; si tu as un avis différent, fais-le moi savoir. » Alors Hippias : « Ma foi, Socrate, dit-il, je ne crois pas avoir d’opinion contraire à ce que tu viens de dire sur la justice. — Connais-tu, Hippias, reprit Socrate, des lois qui ne sont pas écrites[31] ? — Oui, celles qui sont les mêmes dans tous les pays et qui ont le même objet. — Pourrais-tu dire que ce sont les hommes qui les ont établies ? — Comment cela serait-il, puisqu’ils n’ont pu se réunir tous et qu’ils ne parlent pas la même langue ? — Qui donc, à ton avis, a établi ces lois ? — Moi, je crois que ce sont les dieux qui les ont inspirées aux hommes ; car chez tous les hommes la première loi est de respecter les dieux. — Le respect des parents n’est-il pas aussi une loi universelle ? — Sans doute. — Et les mêmes lois ne défendent-elles pas la promiscuité des parents avec les enfants et des enfants avec les parents ? — Pour cette loi, Socrate, je ne la crois pas émanée d’un dieu. — Pourquoi donc ? — Parce que j’en vois certains qui la transgressent. — On en transgresse bien d’autres ; mais ceux qui violent les lois établies par les dieux subissent un châtiment auquel il est impossible à l’homme de se soustraire, tandis que ceux qui foulent aux pieds les lois humaines échappent quelquefois à la peine, soit en se cachant, soit en employant la violence. — Et quelle est donc la punition que ne peuvent éluder les parents qui vivent en promiscuité avec leurs enfants, les enfants qui vivent avec leurs parents ? — La plus grande de toutes, par Jupiter ; car qu’y a-t-il de plus triste pour les hommes qui procréent des enfants que d’en avoir de mal venus ? — Mais pourquoi leur postérité est-elle mal venue ? rien n’empêche, s’ils sont bons, qu’il ne sorte d’eux des enfants également bons. — C’est que, par Jupiter, il ne suffit pas que le couple générateur soit bon, il faut qu’il soit dans la vigueur de l’âge. Crois-tu donc que la liqueur prolifique soit la même chez ceux qui sont dans la force de l’âge, et chez ceux qui n’ont pas atteint ou qui ont dépassé la jeunesse ? — Par Jupiter, elle ne peut être la même. — Quel moment est donc le plus favorable ? — Évidemment celui de la vigueur. — Ceux qui n’y sont pas ne se trouvent donc point dans une condition favorable ? — Non, par Jupiter. — Ainsi, à cette époque, il ne faut pas songer à procréer ? — Non, certes. — Ceux donc qui essayent alors de procréer, le font contrairement à la nature ? — Je le pense. — Qu’appellerons-nous donc des enfants mal venus, sinon ceux-là ? — Je suis encore de ton avis sur ce point. — Dis-moi, partout la loi ne veut-elle pas qu’on témoigne de la reconnaissance aux bienfaiteurs ? — Elle le veut, mais on la transgresse. — Eh bien ! ceux qui la transgressent n’en portent-ils pas la peine, abandonnés qu’ils sont de bons amis et forcés de courir après des gens qui les détestent ? N’est-il pas vrai, en effet, que ceux qui font du bien à qui les recherche sont de bons amis ; que, si on ne leur rend pas les services qu’on en a reçus, cette ingratitude provoque leur haine, et que le grand intérêt qu’on a à les fréquenter fait qu’on ne cesse de les poursuivre ? — Par Jupiter, Socrate, tout cela m’a bien l’air de venir des dieux ; ces lois qui portent avec elles le châtiment de celui qui les transgresse me semblent l’œuvre d’un législateur supérieur aux hommes. — Crois-tu donc, Hippias, que les dieux établissent des lois justes, ou qu’ils puissent en établir de contraires à la justice ? — Non, par Jupiter ; car personne ne pourrait établir des lois justes, si un dieu ne le faisait pas. — Donc, Hippias, les dieux eux-mêmes veulent que ce qui est juste soit la même chose que ce qui est légal. »

C’est ainsi que par ses discours et par ses actes Socrate rendait plus justes ceux qui l’approchaient.


CHAPITRE V.


Funestes effets de l’intempérance ; avantages de la vertu contraire.


Comment Socrate faisait avancer ses disciples dans la pratique du bien, c’est ce que je vais dire maintenant. Persuadé que la tempérance est un bien nécessaire à l’homme qui veut faire quelque chose de beau, il commençait par en montrer en lui-même à ses disciples le modèle le plus parfait ; puis, dans ses entretiens, il les dirigeait vers la tempérance de préférence à toute autre vertu. Sans cesse il se rappelait les procédés qui conduisent à la vertu, et sans cesse il en faisait souvenir tous ceux qui vivaient près de lui. Or, je sais qu’il eut un jour avec Euthydème cet entretien sur la tempérance : « Dis-moi, Euthydème, penses-tu que la liberté soit un bien précieux et honorable pour un particulier et pour un État ? — C’est le plus précieux des biens. — Celui donc qui se laisse dominer par les plaisirs du corps, et qui est mis par là dans l’impuissance de bien faire, le considères-tu comme un homme libre ? — Pas le moins du monde. — Peut-être appelles-tu liberté le pouvoir de bien faire, et servitude la présence d’obstacles qui nous en empêchent ? — Justement. — Justement alors les intempérants te paraîtront esclaves ? — Oui, par Jupiter, et avec raison. — Crois-tu que les intempérants soient seulement empêchés de faire ce qu’il y a de mieux, ou qu’ils soient aussi forcés de faire ce qu’il y a de pis ? — Je les crois tout à la fois poussés au mal et détournés du bien. — Que penses-tu donc de ces maîtres qui empêchent de faire le bien, et qui obligent à faire le mal ? — C’est, par Jupiter, la pire espèce possible. — Et quelle est la pire des servitudes ? — Selon moi, celle qui nous soumet aux pires des maîtres. — Ainsi les intempérants subissent la pire des servitudes ? — C’est mon avis. — La sagesse, qui est le plus grand des biens, les hommes n’en sont-ils pas détournés par l’intempérance, qui les précipite dans une direction opposée ? Ne te semble-t-il pas qu’elle les empêche de s’appliquer à l’étude des connaissances utiles, en les entraînant vers les plaisirs, et que souvent, alors même qu’ils discernent le bien du mal, l’impression qu’elle cause leur fait choisir le pire au lieu du meilleur ? — Cela est vrai. — Pour la prudence, Euthydème, quel est l’homme qui pourrait en avoir moins que l’intempérant ? car rien n’est plus opposé aux actes de la prudence que ceux de l’intempérance. — Je suis encore de cet avis. — Penses-tu qu’il y ait rien qui détourne plus des devoirs que l’intempérance ? — Rien, selon moi. — Quand un vice nous fait préférer le nuisible à l’utile, rechercher l’un et négliger l’autre, quand il nous force à tenir une conduite opposée à celle des sages, peut-il en être de plus funeste pour l’homme ? — Aucun assurément. — N’est-il donc pas naturel que la tempérance soit pour les hommes la cause d’effets contraires à ceux de l’intempérance ? — Oui, sans doute. — N’est-il pas également clair que la cause de ces effets contraires doit être excellente ? — Certainement. — Il faut donc croire, Euthydème, que la tempérance est pour l’homme le plus précieux de tous les biens ? — On n’en saurait douter, Socrate. — Mais, Euthydème, as-tu jamais songé à ceci ? — Qu’est-ce donc ? — Que l’intempérance, tout en paraissant ne pouvoir nous mener qu’à l’agréable, est cependant incapable de nous y conduire, tandis que la tempérance nous procure les agréments les plus vifs. — Comment cela ? — Le voici : l’intempérance ne nous permettant pas d’endurer la faim, la soif, les désirs amoureux, l’insomnie, qui nous font seuls trouver des charmes à manger, à boire, à aimer, à nous reposer, à dormir, besoins qui, par l’attente et la privation, ne font qu’augmenter le plaisir ; l’intempérance, dis-je, nous empêche d’éprouver une vraie douceur à satisfaire ces appétits nécessaires et continuels : la tempérance, au contraire, seule capable de nous faire endurer les privations, est aussi la seule qui nous permette de jouir encore par la mémoire des plaisirs dont nous avons parlé. — Tout cela est parfaitement vrai. — De plus, apprendre ce que c’est que le beau et le bien, se livrer à quelqu’une de ces études qui enseignent à bien gouverner son corps, à diriger sagement sa maison, à se rendre utile à ses amis et à son pays, et à vaincre ses ennemis, toutes qualités qui non-seulement sont utiles, mais qui procurent de très-grandes jouissances : tels sont les avantages pratiques que recueillent les hommes tempérants, et dont les intempérants sont exclus. Qui mérite moins, en effet, de les obtenir, que celui qui n’a pas la liberté d’agir ainsi, à cause de la préoccupation et de l’empressement qui l’entraînent à des jouissances faciles ? » Alors Euthydème : « Il me semble, Socrate, que, selon toi, l’homme maîtrisé par les plaisirs des sens est tout à fait incapable d’aucune vertu. Quelle différence y a-t-il en effet, Euthydème, entre l’homme intempérant et la bête la plus stupide ? Celui qui ne prend jamais le bien pour but, qui poursuit le plaisir par tous les moyens possibles, en quoi différerait-il des animaux les plus dépourvus de raison ? Au contraire, les hommes tempérants ont seuls la liberté de rechercher ce qu’il y a de mieux dans tous les objets, de les distribuer par genres en pratique et en théorie, de choisir le bien et de s’abstenir du mal. »

Socrate disait que c’était le moyen de rendre les hommes meilleurs, plus heureux et plus habiles dans la dialectique ; il ajoutait que le nom de dialecticien venait de l’habitude de dialoguer en commun et de distribuer les objets par genres ; qu’il fallait donc se préparer avec le plus grand soin à cet exercice et y consacrer tous ses efforts, puisque cette étude forme les hommes les meilleurs, les plus habiles politiques et les plus forts dialecticiens.


CHAPITRE VI.


Avantages de la dialectique ; définition de la justice, de la sagesse, du bien, du beau, du courage, de la royauté et de la tyrannie.


Comment Socrate formait ses disciples à la dialectique[32], c’est ce que je vais encore essayer de rapporter. Socrate pensait que, quand on connaît bien ce qu’est chaque chose en particulier, on peut l’expliquer aux autres ; mais que, si on l’ignore, il n’est pas étonnant qu’on se trompe soi-même et qu’on trompe les autres avec soi : aussi ne cessait-il jamais de rechercher avec ses disciples ce qu’est chaque chose en particulier. Ce serait un grand labeur de reproduire toutes ses définitions ; cependant celles qui peuvent, à mon avis, indiquer la manière de procéder, je vais les dire. Et d’abord voici comme il envisageait la piété : « Dis-moi, Euthydème, quelle idée te fais-tu de la piété ? — C’est la plus belle des choses, par Jupiter ! — Pourrais-tu donc nous dire quel est l’homme pieux ? — C’est, je pense, celui qui honore les dieux. — Est-il permis à chacun d’honorer les dieux selon sa fantaisie ? — Non, il y a des lois qui règlent le culte. — Ainsi celui qui connaît ces lois sait comment il faut honorer les dieux ? — Je le crois. — Et celui qui sait honorer les dieux pense-t-il qu’il faille les honorer autrement qu’il ne fait ? — Non, certes. — Honore-t-on les dieux autrement qu’on ne croit le devoir ? — Je ne le pense pas. — Donc celui qui connaît les lois relatives au culte rend aux dieux un culte légitime ? — Oui. — Et celui qui rend aux dieux un culte légitime les honore comme il faut ? — Assurément. — Et celui qui les honore comme il faut est un homme pieux ? — Sans doute. — Nous aurions donc raison de définir l’homme pieux celui qui connaît le culte légitime ? — C’est bien mon avis.

« Passons aux hommes. Est-il permis à chacun de les traiter à sa fantaisie ? — Non ; mais celui qui connaît les lois faites pour régler les rapports des hommes entre eux se conduit légitimement à leur égard. — Donc ceux qui se traitent selon ces lois se traitent les uns les autres comme ils le doivent ? — Oui. — Donc ceux qui se traitent comme ils le doivent se traitent bien ? — Assurément. — Donc ceux qui traitent bien les hommes remplissent bien les devoirs de l’homme ? — Oui. — Donc ceux qui obéissent aux lois se conduisent selon la justice ? — Certainement. — Et la justice, sais-tu ce qu’on appelle ainsi ? — Ce que les lois ordonnent. — Ainsi ceux qui font ce que les lois ordonnent se conduisent selon la justice et le devoir ? — Peut-il en être autrement ? — Donc ceux qui se conduisent selon la justice sont justes ? — Je le pense. — Crois-tu qu’on puisse obéir aux lois sans savoir ce qu’elles ordonnent ? — Non. — Et quand on sait ce qu’il faut faire, pense-t-on ne pas devoir le faire ? — Je ne crois pas. — Connais-tu des hommes qui fassent autre chose que ce qu’ils croient devoir faire ? — Non. — Donc ceux qui connaissent les lois prescrites relativement aux hommes sont des hommes justes ? — Évidemment. — Donc ceux qui se conduisent selon la justice sont des hommes justes ? — Qui le serait alors ? — Nous faisions donc une bonne définition en définissant l’homme juste celui qui connaît les lois prescrites relativement aux hommes ? — C’est mon avis.

— Et la sagesse, comment la définirions-nous ? Dis-moi, les sages te paraissent-ils être sages seulement dans ce qu’ils savent, ou bien y a-t-il des gens qui soient sages dans ce qu’ils ne savent pas ? — On est sage dans ce qu’on sait, c’est évident. Comment, en effet, pourrait-on l’être dans ce qu’on ne sait pas ? — Est-ce par la science que les sages sont sages ? — Le moyen d’être sage autrement que par la science ! — Crois-tu que les sages puissent être sages par autre chose que par la sagesse ? — Je ne le crois pas. — La science est-elle donc la sagesse ? — Il me le semble. — Penses-tu qu’il soit possible à l’homme de tout savoir ? — Par Jupiter ! je crois bien plutôt qu’il ne peut savoir que bien peu de chose. — Un homme ne peut donc être sage en tout ? — Non, certes, par Jupiter ! — Et chacun dans ce qu’il sait est réellement sage ? — C’est mon avis.

— Faut-il, Euthydème, rechercher de même la nature du bien ? — Comment faire ? — Crois-tu que la même chose soit utile à tous ? — Non vraiment. — Eh bien ! ce qui est utile à l’un ne te semble-t-il pas parfois nuisible à l’autre ? — Sans doute. — Le bien est-il, selon toi, différent de l’utile ? — Nullement. — Une chose utile est donc un bien pour celui à qui elle est utile ? — Je le crois.

— Pour le beau, avons-nous autre chose à dire, sinon que, quand tu parles de la beauté d’un corps, d’un vase ou de quelque autre objet, tu entends que cet objet est beau pour toute espèce d’usage ? — Pas autre chose, assurément. — Chaque objet est donc beau seulement pour l’usage auquel il doit servir ? — C’est tout à fait cela. — Mais un objet beau peut-il l’être encore sous un autre rapport que celui de l’usage qu’on en peut faire ? — Nullement. — Une chose utile est donc belle pour celui auquel elle est utile ? — C’est mon avis.

— Le courage, Euthydème, le places-tu parmi les belles choses ? — C’est la plus belle de toutes, à mon sens. — Tu penses donc que le courage n’est pas utile pour les très-petites choses ? — Non, par Jupiter ! mais je le crois utile pour les très-grandes. — Crois-tu que, lorsqu’on est en présence de dangers terribles, ce soit un avantage de ne pas les connaître ? — Pas le moins du monde. — Ainsi ceux qui n’ont pas peur en pareille occurrence, parce qu’ils ne savent pas ce qu’il en est, ne sont pas des hommes courageux ? — Non, par Jupiter ! car, à ce compte, il faudrait ranger parmi les hommes de cœur bon nombre de fous et de lâches. — Que diras-tu donc alors de ceux qui ont peur même de ce qui n’a rien de terrible ? — Qu’ils sont encore au-dessous, ma foi ! — Appelles-tu donc courageux ceux qui n’ont pas peur dans les dangers imminents, et lâches ceux qui ont peur ? — C’est cela même. — Appelles-tu courageux d’autres gens que ceux qui savent bien se montrer dans les dangers ? — Pas d’autres. — Et lâches ceux qui s’y montrent mal ? — À quels autres donner ce nom ? — Chacun d’eux cependant s’y conduit-il comme il croit devoir le faire ? — Le moyen qu’il en soit autrement ! — Est-ce que ceux qui ne peuvent pas s’y bien conduire savent comment il faut s’y comporter ? — Nullement. — Et ceux qui savent comment il faut s’y comporter le peuvent-ils ? — Oui, eux seuls. — Maintenant, ceux qui savent bien s’y prendre se montrent-ils mal dans les dangers ? — Je ne le pense pas. — Ceux qui s’y montrent mal ne savent donc pas s’y prendre ? — C’est vraisemblable. — Donc ceux qui savent bien se montrer dans les dangers imminents sont courageux, et ceux qui ne le savent pas sont des lâches ? — C’est mon opinion. »

La royauté et la tyrannie étaient, selon lui, deux autorités ; mais il croyait qu’il y a entre elles une différence : il appelait l’une un pouvoir accepté par les hommes et conforme aux lois de l’État, c’est à savoir la royauté ; et l’autre un pouvoir imposé et ne connaissant d’autres lois que les caprices du chef, c’est à savoir la tyrannie : une république gouvernée par des citoyens amis des lois, il l’appelait aristocratie ; celle où dominent les riches en vertu du cens, ploutocratie[33] ; et démocratie, celle où le peuple entier est souverain.

Si l’on venait le contredire sans apporter des preuves bien claires, si l’on avançait, sans le démontrer, que tel citoyen était plus sage, plus habile politique, plus courageux, ou possédait toute autre qualité que celui dont il parlait, il ramenait la conversation au sujet véritable, à peu près de la manière suivante : « Tu dis que l’homme dont tu fais l’éloge est meilleur citoyen que celui que je loue ? — Oui. — Pourquoi donc ne commencerions-nous pas par examiner quel est le propre d’un bon citoyen ? — Faisons-le. — Dans l’administration des richesses, la supériorité n’est-elle pas à celui qui enrichit sa patrie ? — Sans doute. — En temps de guerre, à celui qui la met au-dessus de ses adversaires ? — Cela est certain. — Dans une ambassade, n’est-ce pas à celui qui change ses ennemis en amis ? — Cela peut être. — Et dans l’assemblée du peuple, à celui qui apaise les séditions et fait naître la concorde ? — Je le crois aussi. »

C’est ainsi qu’en ramenant la question il rendait la vérité sensible même à ses contradicteurs. Quand il discourait sur un sujet, il procédait par les principes les plus généralement reconnus, convaincu que c’est une méthode infaillible de raisonnement : aussi de tous ceux que j’ai connus, il n’en est point qui, lorsqu’il parlait, fit mieux partager son opinion aux auditeurs. Il disait encore qu’Homère appelle Ulysse un orateur sûr de sa cause[34], parce qu’il savait déduire ses raisons des idées admises chez tous les hommes.


CHAPITRE VII.


Mépris de Socrate pour toute science inutile dans la pratique : ce qu’il faut savoir en géométrie, en astronomie, en arithmétique et en médecine ; utilité de la divination.


La simplicité avec laquelle Socrate exposait ses opinions à ses disciples me paraît clairement exprimée par ce que j’ai dit plus haut ; mais comment, en outre, il s’appliquait à les rendre capables de se suffire à eux-mêmes dans leurs fonctions respectives, c’est ce que je vais dire à présent. De tous les hommes que j’ai connus, il n’en est point qui eût à cœur autant que lui de connaître les talents de ceux qui le fréquentaient ; tout ce qu’il savait convenir à un homme parfait et qu’il connaissait lui-même, il s’empressait de le leur enseigner, et, pour leur faire apprendre ce qu’il savait moins bien lui-même, il les menait auprès des maîtres instruits. Il leur montrait aussi jusqu’à quel point un homme bien élevé doit se rendre habile dans chaque science : ainsi, il disait qu’il fallait apprendre la géométrie jusqu’à ce qu’on fût capable de mesurer exactement, au besoin, une terre que l’on veut acheter, vendre, diviser ou labourer ; et, selon lui, c’est une chose si facile à apprendre, que, pour peu qu’on s’applique à l’arpentage, on connaît bien vite et la grandeur de la terre et la manière de la mesurer. Mais qu’on poussât l’étude de la géométrie jusqu’aux problèmes les plus difficiles, c’est ce qu’il désapprouvait : il disait qu’il n’en voyait point l’utilité. Ce n’est pas qu’il les ignorât lui-même ; mais il prétendait que la recherche de ces problèmes est faite pour consumer la vie de l’homme et le détourner d’une foule d’autres études utiles. Il recommandait d’apprendre assez d’astrologie[35], pour reconnaître les divisions dela nuit, du mois et de l’année, en cas de voyage, de navigation ou de garde, et afin d’avoir des points de repère pour tout ce qui se fait la nuit, dans le mois ou dans l’année, grâce à la connaissance du temps affecté à ces divisions ; il ajoutait qu’il était facile d’apprendre ces points auprès des chasseurs de nuit, des pilotes, de tous les gens enfin qui ont intérêt à le savoir. Quant à l’astronomie et aux recherches qui concernent les globes placés en dehors de la rotation de notre ciel, à savoir les astres errants et sans règle, leur distance de la terre, leurs révolutions et les causes de leur formation, il en dissuadait fortement, disant qu’il n’y voyait aucune utilité[36]. Cependant il n’était point étranger à ces connaissances ; mais il répétait qu’elles étaient faites pour consumer la vie de l’homme et le détourner d’une foule d’études utiles. En général, il empêchait de se préoccuper outre mesure des corps célestes et des lois suivant lesquelles la divinité les dirige. Il pensait que ces secrets sont impénétrables aux hommes, et qu’on déplairait aux dieux en voulant sonder les mystères qu’il n’ont pas voulu nous révéler : il disait qu’on courait le risque de perdre la raison en s’enfonçant dans ces spéculations, comme l’avait perdue Anaxagore avec ses grands raisonnements[37] pour expliquer les mécanismes des dieux. Lorsque celui-ci, en effet, prétendait que le soleil est la même chose que le feu, il ignorait que les hommes regardent facilement le feu, tandis qu’ils ne peuvent regarder le soleil en face, et de plus, que les rayons du soleil noircissent la peau, effet que le feu ne produit pas : il ignorait aussi que la chaleur du soleil est nécessaire à la vie et à l’accroissement des productions de la terre, tandis que celle du feu les fait périr : quand il disait que le soleil est une pierre enflammée, il ignorait encore que la pierre, exposée au feu, ne donne pas de flamme et ne résiste pas longtemps, tandis que le soleil ne cesse pas d’être de tout temps le plus brillant de tous les corps. Socrate conseillait d’étudier la science des nombres ; mais il recommandait, comme pour les autres sciences, de ne pas s’engager dans de vaines recherches, et il examinait et discutait avec ses disciples jusqu’à quel point toutes les connaissances peuvent être utiles. Il les engageait vivement à ne pas négliger leur santé, à consulter des gens instruits sur le régime qu’ils devaient suivre, à étudier eux-mêmes, pendant tout le cours de leur vie, quels aliments, quelles boissons, quels exercices leur convenaient le mieux, et comment ils devaient en user pour conserver la santé la plus parfaite. Il disait, en effet, qu’il était difficile à un homme accoutumé à s’étudier ainsi de trouver un médecin qui sût discerner mieux que lui ce qui convenait à sa santé. Si pourtant quelqu’un voulait s’élever au-dessus des connaissances humaines, il lui conseillait de s’adonner à la divination, lui assurant que, quand on sait par quels signes les dieux font connaître leur volonté à l’homme, on n’est jamais privé des avertissements des dieux.


CHAPITRE VIII[38].


La condamnation de Socrate ne prouve rien contre la voix intérieure dont il disait recevoir les conseils. — Résumé et conclusion des Mémoires.


Si l’on croit que l’assertion de Socrate, relative au démon qui l’avertissait de ce qu’il avait à faire ou non, tombe devant la condamnation capitale prononcée par ses juges, et le convainc de mensonge au sujet de ce génie familier, qu’on réfléchisse bien d’abord à ceci : Socrate était d’un âge assez avancé[39] pour n’avoir plus que fort peu de temps à vivre ; ensuite il n’a perdu que la partie la plus pénible de la vie, celle où l’intelligence s’affaiblit chez tous les hommes ; en y renonçant, il a fait voir toute la vigueur de son âme ; il s’est couvert de gloire par la vérité, la liberté et la justice de sa défense, autant que par la douceur et le courage avec lesquels il reçut son arrêt de mort. On convient qu’aucun homme dont on ait conservé la mémoire ne supporta la mort avec plus de cœur : il fut obligé de vivre encore trente jours après son jugement, parce que les fêtes de Délos avaient lieu dans ce même mois, et que la loi défend de mettre à mort aucun condamné avant le retour de la théorie délienne[40]. Durant tout ce temps, il vécut sous les yeux de ses amis comme il avait vécu jusqu’alors ; et jusqu’alors il s’était attiré une admiration peu commune par le calme et la sérénité de sa vie. Quelle plus belle mort que la sienne[41] ? Ou plutôt, est-il une mort plus belle que celle de l’homme qui sait le mieux mourir ? Est-il une mort plus heureuse que la plus belle ? Est-il une mort plus agréable aux dieux que la plus heureuse ?

Je vais rapporter encore ce que j’ai entendu dire par Hermogène, fils d’Hipponique[42]. Mélétus avait déjà porté son accusation ; Hermogène, qui entendait Socrate discourir sur toute autre chose que son procès, lui dit qu’il devrait bien songer à son apologie. Socrate lui répondit : « Ne te semble-t-il pas que je m’en suis occupé toute ma vie[43] ? » Hermogène lui ayant demandé de quelle manière, Socrate lui dit qu’en vivant toujours l’œil sur ce qui est juste et sur ce qui est injuste, en pratiquant la justice et en évitant l’iniquité il croyait s’être préparé la plus belle apologie. Hermogène reprit : « Ne vois-tu pas, Socrate, que les juges d’Athènes, choqués par la défense, ont déjà fait périr bien des innocents, comme ils ont absous bien des coupables ? — Eh bien, Hermogène, dit Socrate, j’ai essayé de préparer une apologie que je présenterais à mes juges ; mais mon démon s’y est opposé[44]. » Alors Hermogène : « Ce que tu dis m’étonne. — Pourquoi t’étonner si le dieu juge qu’il est plus avantageux pour moi de quitter la vie de ce moment même ? Ne sais-tu pas que jusqu’à présent il n’y a pas d’homme à qui je le cède pour avoir vécu mieux et plus agréablement ? Car je crois qu’on ne peut mieux vivre qu’en cherchant à se rendre meilleur, ni plus agréablement qu’en sentant qu’on devient réellement meilleur. Cet effet, je l’ai jusqu’ici éprouvé en moi-même, en vivant parmi les hommes et en me comparant aux autres, et je n’ai jamais cessé de me former sur moi-même cette opinion. Et ce n’est pas moi seulement, ce sont aussi mes amis qui m’ont jugé de la sorte, non parce qu’ils m’aiment, car chacun de ceux qui aiment se conduirait ainsi avec ses amis, mais parce qu’ils ont cru qu’en me fréquentant ils devenaient meilleurs. Si je vivais plus longtemps, il me faudrait sans doute payer mon tribut à la vieillesse ; je verrais et j’entendrais moins bien, mon intelligence baisserait, j’aurais plus de peine à apprendre et plus de facilité à oublier, et, partout où je valais mieux, je deviendrais pire. Si je n’avais pas le sentiment de toutes ces pertes, ma vie ne serait plus viable[45], et si je les sentais, comment ma vie ne serait-elle pas plus triste et plus malheureuse ? Si je meurs injustement, ce sera une honte pour ceux qui m’ont tué injustement[46] : car, si l’injustice est une honte, comment un acte injuste n’en serait-il pas une ? Mais sera-ce une honte pour moi, que d’autres n’aient pu, à mon égard, ni reconnaître la justice, ni la mettre en pratique ? Je vois bien que la réputation des hommes qui m’ont précédé passe à la postérité toute différente, selon qu’ils ont été auteurs ou victimes de l’injustice. Je sais encore que les sentiments que j’inspirerai aux hommes, en mourant aujourd’hui, ne seront pas les mêmes que pour ceux qui me tuent. Ils me rendraient, je le sais, ce témoignage, que jamais je n’ai fait de tort à personne, et que, loin de corrompre ceux qui me fréquentaient, je me suis toujours efforcé de les rendre meilleurs. »

Voilà quels étaient les entretiens de Socrate avec Hermogène et quelques autres. Parmi ceux qui l’ont bien connu tel qu’il était, tous ceux qui aiment la vertu ne cessent pas de le regretter, comme le plus utile auxiliaire à la pratique du bien. Pour moi, qui l’ai vu tel que je l’ai dépeint, si pieux, qu’il ne faisait rien sans l’assentiment des dieux ; si juste, qu’il ne causa jamais le moindre tort à personne et qu’il rendit les plus grands services à ceux qui le fréquentaient ; si tempérant, qu’il ne préféra jamais l’agréable à l’honnête ; si prudent, qu’il ne se trompait jamais dans l’appréciation du bien et du mal, mais suffisant à l’intelligence de toutes ces notions, capable de les expliquer et de les définir, habile à juger les gens, à leur montrer leurs fautes, à les tourner vers la vertu et vers le bien, il me paraissait fait pour être le meilleur et le plus heureux des hommes. Si quelqu’un n’est point de cet avis, qu’il compare cette manière d’être à celles des autres, et qu’il juge !





  1. Socrate ramène presque toujours la morale à l’utilité pratique et à l’intérêt bien entendu.
  2. Jeune Athénien, fils de Dioclès, qu’il ne faut pas confondre avec le sophiste Euthydème de Chio.
  3. On ne pouvait prendre part aux affaires publiques qu’à partir de l’âge de vingt ans.
  4. Ils étaient nommés par le peuple et devaient soigner gratuitement lus citoyens pauvres.
  5. Avant les plaisanteries de Molière, Pline l’Ancien a dit des médecins : Discunt periculis nostris, et experimenta per mortes agunt.
  6. C’est ce que dit Horace de celui qui veut obtenir un prix dans les jeux gymniques ou hippiques : Art poét., v. 412, 413.

    Qui studet optatam cursu contingere metam
    Multa tulit fecitque puer, sudavit et alsit, etc.

  7. Dès cette époque, il existait, en effet, un assez grand nombre d’ouvrages relatifs à la médecine, par exemple les traités médicaux d’Acron d’Agrigente, les nombreux ouvrages dus au grand Hippocrate, à son gendre Polybe et à ses deux fils Thessalus et Dracon, et ceux de Dioclès de Caryste, sans parler de quelques médecins d’un moindre mérite, et des anciens philosophes, tels qu’Alcméon, Empédocle, Démocrite, Héraclite, etc., qui avaient donné quelque place à la médecine dans leurs écrits.
  8. Théodore de Grèce, mathématicien distingué et maître de Platon.
  9. Les anciens n’avaient point établi d’une manière positive la distinction qui s’est faite plus tard entre les mots astrologue et astronome.
  10. Δ lettre initiale du mot Δίκαιον, juste, et A, initiale du mot Ἄδικον, injuste.
  11. Cf. Lucrèce, De natura, I, 9, et cette imitation du Tasse :

    Cosi all’ egro fanciul porgiamo aspersi
    Di soave licor gli orli del vaso :
    Succhi amari ingannato intanto ei beve
    E dall’ inganno suo vita riceve.


    « Ainsi nous présentons à un enfant malade les bords d’un vase imprégnés d’une suave liqueur : dupé, il boit les sucs amers, et de cette duperie même reçoit la vie. »

  12. Voy. ce mot dans le Dict. de Jacobi.
  13. Les Sicanes ou Sicules, habitants de la Sicile.
  14. Cf. Platon, Apolog. de Socrate, chap. xxxii. On dit qu’Ulysse et Diomède, jaloux de la gloire de Palamède, fils de Nauplius, supposèrent une lettre qui lui était adressée par Priam, l’accusèrent de trahison et le firent lapider par les soldats. On lui attribuait beaucoup d’inventions, entre autres, celle des échecs.
  15. Cf. le chapitre iv du livre Ier.
  16. « Du temps de Xénophon, les mois n’étaient pas comme maintenant les divisions de l’année solaire ; c’étaient de vrais mois lunaires. La révolution synodique de la lune étant d’un peu plus de 29 jours 1/2, on faisait les mois tantôt de 29 jours, tantôt et un peu plus souvent de 30, et l’année tantôt de 12 mois, tantôt de 13. Ce fut d’après ce principe, observé déjà par Cléostrate dans l’établissement de sa période de huit ans, que Méton, l’an 432 avant J. C, établit à Athènes le cycle de 19 ans, qui porte son nom et qui fut longtemps en usage. » H. Martin.
  17. J’ai conservé ici, d’après Weiske, une phrase omise par quelques éditeurs.
  18. La description de ces mouvements prouve que déjà, du temps de Xénophon, l’astronomie était arrivée à un très-haut degré de justesse et de rigueur dans l’observation. La partie du ciel où, selon l’expression de Xénophon, le soleil peut nous rendre le plus de services, est la portion de l’écliptique située en deçà de l’équateur, celle qu’il décrit de l’équinoxe de printemps à l’équinoxe d’automne.
  19. Allusion au démon de Socrate, dont il a été question dans le Ier chapitre du livre Ier Qu’était-ce, du reste, que ce démon ou génie familier de Socrate, cette voix céleste, cette parole divine qu’entendait le philosophe, sinon une suggestion de la conscience, une révélation instinctive de la raison ? — Cf. Cicéron, De la divination, I, liv.
  20. Presque tous les grands esprits de l’antiquité ont admis des divinités subalternes dépendantes du dieu suprême et servant parfois d’intermédiaire entre lui et les hommes. Voy. Platon, Apologie de Socrate, xv.
  21. Ce n’est pas qu’il ne gouverne point le reste, mais son action y est moins apparente. Telle est, je crois, la pensée de Xénophon.
  22. Les anciens étaient disposés à considérer le soleil, les astres et les grands agents des phénomènes météorologiques comme des manifestations non-seulement de la puissance, mais de la volonté immédiate du Créateur.
  23. C’est un argument favori de Xénophon pour prouver l’existence de la divinité que de la signaler invisible, mais présente dans le monde, comme la vie humaine dans le corps.
  24. Cf. Cicéron, De legibus, II, xvi.
  25. Socrate, présidant l’assemblée du peuple en qualité d'épistate, lorsqu’on mit en jugement les généraux vainqueurs aux îles Arginuses, refusa de commettre une illégalité en mettant aux voix par un seul scrutin la condamnation de plusieurs personnes. Euryptolème, qui s’était constitué le défenseur courageux des accusés, avait demandé qu’on allât aux voix sur chacun d’eux en particulier. Cette mesure les eût sauvés ; mais elle fut repoussée, malgré les efforts de Socrate. Cf. Platon, Apolog., chap. xx.
  26. Léon de Salamine. Voy. Helléniques, II, iii. Libanius raconte le même fait dans son Apologie de Socrate.
  27. Mélétus ou Mélitus, Thrace d’origine, qui déposa entre les mains de l’archonte-roi l’accusation formulée contre Socrate, était auteur d’une mauvaise tragédie intitulée Œdipe, qui lui fit donner par dérision le surnom de fils de Laïus. Socrate s’était assez moqué des poètes pour encourir la haine de Mélétus. Au grief d’amour-propre s’ajouta peut-être un différend politique. Parmi les quatre citoyens chargés d’aller arrêter Léon de Salamine, entreprise à laquelle Socrate refusa de s’associer, il y en avait un nommé Mélétus, que l’on croit avoir été l’accusateur de Socrate.
  28. À Athènes, comme plus tard à Rome, les accusés, pour exciter la compassion du tribunal, se revêtaient d’habits de deuil et présentaient aux juges leurs femmes et leurs enfants. Socrate trouvait que ces scènes pitoyables étaient ridicules, humiliantes pour l’accusé et pour la république. Cf. Platon, Apologie, xxiii ; Xénophon, Apolog., 4 ; Quintilien, VI, i.
  29. Hippias d’Élée, célèbre sophiste, contemporain de Socrate, a donné son nom à deux dialogues, où Platon se moque de sa vaine science et de son orgueil. Il fut celui des sophistes qui gagna le plus d’argent. Il se vantait de tout savoir. Voy. Quintilien, XII, xi. Cf. Apulée, Florides, ix.
  30. Voy. plus loin, Gouvernement des Lacédémoniens.
  31. Sur ces lois non écrites, mais vivant au cœur de tous les hommes, voyez un beau passage de Sophocle, Antigone, v. 450 et suivants. Cf. Cicéron, De legibus, II : « Est enim ratio profecta a rerum natura et ad recte faciendum impellens et a delicto avocans ; quæ non tum denique incipit lex esse, quum scripta est, sed tum, quum orta est. Orta autem simul est te cum mente divina. Quamobrem lex vera atque princeps, apta ad jubendum et ad vetandum, ratio est recta summi Jovis. » Idées que le grand orateur a développées avec une énergie plus remarquable encore dans ce passage de la République, livre III, écho sublime de la loi naturelle, inscrite dans l’âme de tous les hommes depuis l’origine des temps, sanctionnée et complétée par la révélation évangélique : « Est quidem vera lex, recta ratio, naturæ congruens, diffusa in omnes, constans, sempiterna, quæ vocet ad te officium jubendo, vetando a fraude deterreat : quæ tamen neque probos frustra jubet aut vetat, nec improbos jubendo aut vetando movet. Huic legi nec abrogari fas est, neque derogari ex hac aliquid licet, neque tota abrogari potest ; nec vero aut per senatum, aut per populum solvi hac lege possumus ; neque est quærendus explanator aut interpres ejus alius ; nec te erit alia lex Romæ, alia Athenis ; alia nunc, alia posthac : sed et omnes gentes et omni tempore una lex, et sempiterna, et immutabilis continebit : unusque erit communis quasi magister et imperator omnium Deus, ille legis hujus inventor, disceptator, lator ; cui qui non parebit, ipse se fugiet, ac naturam hominis aspernatus, hoc ipso luet maximas pœnas, etiam si cetera supplicia, quæ putantur, effugerit. »
  32. La dialectique avait pour but de définir au moyen de la division et de la classification par genres et par espèces.
  33. C’est-à-dire gouvernement de la richesse.
  34. Allusion aux vers 171 et 172 du 8e chant de l’Odyssée :

    .......... Il a dans la parole
    Un aplomb tempéré d’une douce pudeur.

  35. Voy. plus haut page 117, note 1.
  36. C’est ce qui a fait dire à Cicéron que Socrate fit descendre la philosophie du ciel sur la terre, ou en d’autres termes qu’il l’a ramenée des spéculations, où elle s’exposait à divaguer, à l’étude de l’homme et de la morale. Cf. Cicéron, Académiq., I, iv, 15.
  37. Il y a dans le teste un jeu de mots délicat, mais intraduisible, produit par les expressions παρεφρόνησεν ὁ μέγιστον φρονήσας. — Anaxagore, né à Clazomène l’an 500 avant J. C, après avoir voyagé en Égypte, ouvrit, vers l’an 475, à Athènes, une école célèbre où il eut pour disciple Périclès, Euripide, Thucydide, et même Socrate, suivant quelques-uns. Accusé d’impiété, il fut condamné à mort ; mais la peine fut changée en exil, et il mourut à Lampsaque, l’an 428 avant J. C. Il s’éleva le premier à l’idée d’un dieu distinct du monde, cultiva l’astronomie avec succès et prédit les éclipses. Il enseignait que le soleil était une masse de fer ou de pierre embrasée, plus grande que le Péloponèse, et que la lune avait ses plaines, ses montagnes, ses vallées, comme la terre que nous habitons.
  38. Les meilleurs critiques ne doutent pas de l’authenticité vainement contestée de ce chapitre.
  39. Il avait un peu plus de 70 ans. Cf. Platon, Apolog., I ; et Criton, xiv. Socrate, né l’an 469 avant J. C, fut condamné à boire la ciguë l’an 399.
  40. Voy. plus haut livre III, chap. iii.
  41. La postérité, dès les temps même les plus reculés, a sanctionné ce jugement, et l’on ne doit point s’étonner que Balzac, suivant une tradition transmise d’âge en âge, ait composé son Socrate chrétien, faisant de l’immortel philosophe « le parangon des vertueux, duquel l’un de nos plus célèbres Pères anciens disait que, s’il eust été chrestien, il l’eust nommé sainct Socrates. »
  42. Voy. plus haut livre II, chap. x. À l’époque de la mort de Socrate, Xénophon était en Asie à la suite de Cyrus le Jeune.
  43. Socrate pratiquait cette belle maxime de Montaigne : « Le continuel ouvrage de nostre vie c’est bastir la mort. » Essais, I, chap. xix.
  44. Cf. Platon, Apolog., xxxi.
  45. Je me suis permis cette expression pour rendre le βίος ἀβίωτος, dont se sert également Platon, et que Cicéron, d’après Ennius, a transporté en latin : Non est vita vitalis.
  46. Cf. les derniers chapitres de l’Apologie de Socrate par Platon.