Mémorial de Sainte-Hélène (1842)/Tome 2/Chapitre 18

La bibliothèque libre.
Ernest Bourdin (Tome IIp. 752-802).


Chapitre 18.


Augereau. — Joubert. — Masséna. — Laharpe. — Gérard. — Clausel. — Belliard. — Lamarque. — Desaix.


L'armée de réserve réunie à Dijon me donnait les moyens de passer rapidement en Allemagne ou en Italie, selon que le cas l’exigerait. La saison m'a un peu favorisé. Les moines du Saint-Bernard m’ont assuré que la neige a disparu cette année vingt jours plus tôt que de coutume. Ils ont très-bien reçu notre armée, un peu fatiguée par le passage des Alpes. Je les avais fait prévenir de notre arrivée en leur envoyant de l’argent ; ils nous fournirent des provisions et de três-bon vin. Les moines du Saint-Bernard sont un ordre infiniment respectable ; c’est une de ces institutions que les gouvernements ne doivent jamais détruire, mais qu’ils doivent protéger, encourager par tous les moyens en leur pouvoir.

« J’arrivai en Italie ; je me trouvai immédiatement sur les derrières de l’ennemi, et maître de ses magasins et de ses équipages ; j’avais obtenu de grands avantages ; une fois armé à Stradella, on pouvait regarder la campagne comme finie. Si Gênes avait tenu, je restais ferme dans mon camp retranché de Stradella, l’une des plus fortes positions de l’Italie. J’avais sur le Pô cinq ponts qui rendaient faciles mes communications avec les divisions Chabran, Lapoype, Turreau et Moncey. Je pouvais les appeler à mon secours si j’étais attaqué, ou les aider si l’ennemi les inquiétait. M. de Mélas était obligé, pour rétablir ses communications, de venir m’offrir la bataille sur un terrain que j’avais choisi moi-même. C’était une plaine coupée de bois, très-favorable à mon infanterie, mais où sa cavalerie ne pouvait rien faire. J’avais toutes mes troupes à ma disposition.

« La prise de Gênes changea entièrement la face des choses ; dès lors l’ennemi eut une retraite assurée et des positions très-avantageuses. Il pouvait se retirer à Gênes et s’y défendre en tirant ses provisions de la mer, ou garnir de batteries les hauteurs de Babbio, et entrer, malgré tous mes efforts, dans Plaisance, reprendre Mantoue et Peschiera, se mettre en communication avec l’Autriche, et me réduire à faire une guerre ordinaire. Tout mon plan de campagne était déjoué. Un moyen vint s’offrir à mon esprit, je le risquai. Je partis de Milan et fis trente-deux lieues en sept heures. Je commandai la bataille de Montebello ; nous la gagnâmes, et celle victoire fut cause que l’ennemi évacua Gênes. Toutefois cette victoire affaiblit mon armée. Je fus obligé de prendre dans les divisions qui se tenaient de l’autre côté du Pô, pour fermer l’entrée des États de Milan. Elles n’étaient pas, a la vérité, à plus de trois lieues de moi ; mais il leur fallait trois jours pour me joindre en ce qu’elles étaient obligées de passer par Plaisance ou par Stradella. J’avais encore contre moi une autre circonstance : le pays entre Montebello et Alexandrie n’est qu’une immense plaine qui était très-favorable à la cavalerie allemande. Je résolus cependant de tenter une escarmouche ; j’étais dans une situation extraordinaire, et je risquais peu pour gagner beaucoup. Battu, je me retirais dans mon camp retranché à Stradella, je passais le Pô sur mes cinq ponts protégés par mes batteries, sans que l’armée ennemie fût en état de s’y opposer ; je réunissais ma première division aux corps de Moncey, Lecchy et Turreau ; je laissais franchir le Pô à un des corps de Mélas (et c’est tout ce qu’il demandait) ; alors, supérieur en nombre, je pouvais l’attaquer avec toutes mes forces. Vainqueur, j’obtenais les mêmes résultats. Son armée, bloquée entre nous et la rivière, était forcée de mettre bas les armes et de rendre tous ses forts. Si j’eusse été battu, ce que je crois impossible, j’engageais une guerre régulière, et j’appelais la Suisse à mon secours.

« Déterminé à livrer bataille, je me fis rendre compte de l’effectif de mon armée. J’avais en tout vingt-six mille hommes ; M. de Mélas en avait quarante, dont dix-huit mille de cavalerie. A deux heures du matin, on vint m’annoncer que l’ennemi était tombé sur notre avant-garde, et que nos troupes cédaient. Le Français n’aime pas à être attaqué ; nos troupes se repliaient un peu en désordre ; l’ennemi nous avait déjà fait quelques prisonniers, et nous avions perdu dans notre retraite une lieue et demie de terrain.

« Les généraux de l’avant-garde, Lannes, Murat et Berthier, m’envoyaient ordonnances sur ordonnances ; ils me disaient que leurs troupes étaient en fuite et qu’ils ne pouvaient les arrêter. Ils me demandaient des renforts et me priaient de me mettre en marche avec ma réserve. Je répondais à tous : « Tenez tant que vous pourrez ; si vous ne le pouvez pas, battez en retraite. » Je voyais que les Autrichiens n’avaient pas employé leur réserve ; et, en pareil cas, le grand « point est de tâcher que l’ennemi emploie toutes ses forces, tout en ménageant les nôtres, et de l’engager à nous attaquer sur les flancs tant qu’il ne s’aperçoit pas de sa méprise ; car la difficulté est de le forcer à employer sa réserve. L’ennemi avait quarante-quatre mille hommes contre vingt mille au plus ; encore ces vingt mille étaient-ils en déroute. Il ne restait donc à Mélas qu’à profiter de son avantage. Je me portai en avant de la première légion dans un uniforme élégant ; j’attaquai moi-même avec une demi-brigade, je fis plier les Autrichiens et rompis leurs rangs ; Mélas, me voyant à la tête de mon armée et ses légions enfoncées, crut que j’étais arrivé avec ma réserve pour contenir les troupes en retraite ; il s’avança avec toute la sienne, qui se composait de six mille grenadiers hongrois, l’élite de son infanterie ; ce corps remplit la trouée que j’avais faite, et nous attaqua à son tour. Je cédai alors ; et pendant une retraite d’une demi-lieue, exposé à leur feu, je ralliai toute l’armée et la reformai en bataille. Aussitot que j’eus rejoint ma réserve, forte de six mille hommes avec quinze pièces, le canon, sons les ordres de Desaix, qui était alors mon ancre de salut, par une manœuvre rapide, je déployai toutes mes forces, je formai avec mon armée les deux ailes de l’armée de Desaix, et j’opposai à l’ennemi six mille hommes de troupes fraiehes. Une vigoureuse décharge d’artillerie et une charge désespérée à la baïonnette enfoncèrent leur ligne et coupèrent les deux ailes ; j’ordonnai alors à Kellermann d’attaquer avec huit cents cavaliers, il s’ébranla et sépara avec ces huit cents hommes les six mille grenadiers hongrois du reste de l’armée, sous les yeux même de la cavalerie autrichienne ; mais celle-ci était à une demi-lieue ; il lui fallait un quart d’heure pour arriver, et j’ai remarqué que ce sont toujours ces quarts d’heure qui décident du sort des batailles. Les troupes de Kellermann jetèrent les grenadiers hongrois sur notre infanterie, ils furent aussitôt faits prisonniers. La cavalerie autrichienne arriva ; mais notre infanterie était en ligne, son artillerie en tête. Une décharge épouvantable, une barrière de baïonnettes, la firent rétrograder ; elle se retira un peu en désordre, je la poursuivis avec trois régiments qui venaient de me joindre ; elle se déploya ; je la poussai, elle se noya en grande partie en cherchant à passer le pont de la Bormida, qui est très-étroit. On pourchassa le reste jusqu’à la nuit.

J’appris, après la bataille, de la bouche de quelques officiers généraux prisonniers, qu’au milieu même de leur premier succès, les Autrichiens n’étaient pas sans inquiétude ; ils avaient un secret pressentiment de leur défaite. Pendant le combat, ils questionnaient nos prisonniers et leur demandaient : Où est le général Bonaparte ? — A l’arrière-garde ; et ceux qui s’étaient déjà battus contre moi en Italie, et qui connaissaient mon habitude de me réserver pour la fin, s’écriaient : « Notre lâche n’est pas encore finie. »

« Ils avouèrent aussi qu’en me voyant sur la première ligne, ils avaient complétement donné dans le piége, et cru que ma réserve était engagée. Dans toutes les batailles il arrive toujours un moment où les soldats les plus braves, après avoir fait les plus grands efforts, se sentent disposés à la fuite. Cette terreur vient d’un manque de confiance dans leur courage ; il ne faut qu’une légère occasion, un prétexte pour leur rendre cette confiance ; le grand art est de le faire naître.

« A Arcole, j’ai gagné la bataille avec vingt-cinq cavaliers. Je saisis cet instant de lassitude dans les deux armées ; je m’aperçus que les Autrichiens, tout vieux soldats qu’ils fussent, n’eussent pas demandé mieux que de se trouver dans leur camp, et que nos Français, quoique braves, auraient voulu être sous leurs tentes. Toutes mes forces avaient été engagées, plusieurs fois j’avais été obligé de les reformer en bataille ; il ne me restait plus que vingt-cinq guides, je les envoyai sur les flancs de l’ennemi avec trois trompettes qui sonnèrent la charge. Un cri général se fit entendre dans les rangs autrichiens : Voilà la cavalerie française ! Et ils se mirent en fuite. Il est vrai qu’il faut saisir le moment. Un instant plus tôt ou plus tard cette tentative eût été inutile ; si j’avais envoyé deux mille chevaux, l’infanterie aurait fait un quart de conversion ; couverte par ses pièces, elle eût fait une bonne décharge, et la cavalerie n’aurait pas même attaqué. »

24. — Fièvre, douleur à la tête ; l’Empereur ne peut dormir. Le mal continue.

25. — La nuit a été meilleure ; la fièvre s’est terminée par une sueur abondante. L’Empereur se trouve mieux.

Il était sur son texte ordinaire. Il me parlait de la Corse, de ses montagnes, des instants de bonheur qu’il y avait passés. Il en vint à Paoli. « C’était un bien grand homme que Paoli ; je l’aimais, il nous chérissait tous. Nous étions à Corté quand il prit la funeste résolution de faire passer la Corse sous la domination des Anglais. Il m’en fit d’abord un mystère ; Gentili ne m’en parla pas non plus. Quelques mots lâchés par méprise me donnèrent l’éveil ; je récapitulai ce que j’avais vu, entendu ; je ne doutai plus de leur dessein. Nous étions loin de compte ; je m’en expliquai plusieurs fois d’une manière indirecte. Je commandais un corps de gardes nationales ; il fallut bien me mettre dans la confidence. Ils ne désespéraient pas d’ailleurs de triompher de mes idées, de mon antipathie ; ils me proposèrent d’agir de concert avec eux. Je n’avais garde ; je ne respirais que la France, je ne voulais pas débuter par la trahir. L’amitié de Paoli m’était chère ; il m’en coûtait de rompre avec lui ; mais la patrie ! C’était mon étoile polaire. Je m’éloignai ; je gagnai Bocognano. J’y fus atteint par les montagnards, enfermé, gardé par quarante hommes. La position était critique, je trouvai cependant le moyen d’en sortir. Je liai conversation avec un bon homme de capitaine, qui me comblait d’égards, s’excusait, regrettait d’être obligé d’obéir. Il m’invita à prendre l’air, j’acceptai ; j’envoyai mon domestique se placer à cinq ou six cents pas sur la route, et mon geôlier n’avait pas tourné la tête, que j’étais sur mon cheval. Il cria, appela aux armes ; mais le vent m’emportait ; j’étais hors d’atteinte avant qu’il eût fait feu ; j’arrivai à Ajaccio, les montagnards étaient sur mes traces ; je fus contraint de demander un asile à l’amitié. Barberi me reçut, me conduisit à la côte d’où j’allai à Calvi rejoindre Lacombe Saint-Michel. J’avais échappé aux partis, aux postes, à la police ; on n’avait pu m’atteindre ; Paoli était désolé. Il écrivait, se plaignait, menaçait : nous trahissions ses intérêts, ceux de notre patrie ; mes frères et moi nous ne méritions pas les sentiments qu’il nous portait. Nous pouvions revenir cependant, il nous tendait les bras ; mais si nous étions une dernière fois sourds à ses conseils, insensibles à ses offres, il ne ménagerait plus rien. L’exécution fut aussi prompte que la réponse était fière. Il fit main basse sur nos troupeaux, pilla, brûla nos propriétés, saccagea tout. Nous laissâmes faire ; nous échauffâmes les patriotes ; mais la citadelle était occupée, le feu était roulant, nous ne pûmes débarquer. Nous allâmes mouiller en face, au nord du golfe. Les insurgés nous suivirent ; j’avais eu le temps de mettre quelques pièces à terre ; je les couvris de mitraille. Ils revenaient cependant, m’accablaient de reproches, s’indignaient qu’un des leurs combattît pour la France. Ils étaient montés sur les hauteurs, sur les arbres, partout où ils espéraient se faire mieux entendre. Je chargeai un coup à boulet, j’ajustai et coupai la branche sur laquelle un de ces orateurs était perché. Il tomba ; sa chute égaya la cohue ; elle se dispersa, on ne la vit plus. Nous rentrâmes à Calvi ; nous essayâmes encore quelques coups de main qui ne furent pas tous à notre désavantage ; mais les Anglais avaient pris terre, les montagnards inondaient la plaine, nous ne pûmes faire tête à l’orage.

« Ma mère gagna Marseille. Elle croyait y trouver un accueil digne des sacrifices qu’elle avait faits ; elle n’y obtint à peine que sa sûreté. Tout avait plié ; ma présence n’était bonne à rien, je quittai la Corse et me rendis à Paris. Les fédérés venaient de livrer Toulon ; l’avenir était gros d’événements ; je ne désespérai pas d’en voir éclore un qui rétablît nos affaires. Elles en avaient besoin ; les montagnards les avaient ruinées de fond en comble ; elles étaient à jamais perdues sans la révolution. Les maux que nous avait faits Paoli n’avaient pu me détacher : je l’aimais, je le regrettai toujours. Il était grand, d’une attitude noble, parlait bien, connaissait les Corses, et exerçait sur eux une influence illimitée. Il combattait, gouvernait avec une sagacité, un tact que je n’ai vu qu’à lui. Je l’accompagnais dans ses courses pendant la guerre de la liberté. Il m’expliquait, chemin faisant, les avantages du terrain que nous parcourions, la manière d’en tirer parti, celle de remédier aux accidents qu’il présentait. Je me rappelle qu’un jour nous nous rendions au Port-Neuf à la tête d’un détachement nombreux. Je lui soumis quelques observations sur les idées qu’il avait émises. Il m’éeouta avec beaucoup d’attention, et me regardant fixement dès que j’eus fini : — Oh ! Napoléon, me dit-il, tu n’es pas de ce siècle, tes sentiments sont ceux des hommes de Plutarque. Courage, tu prendras ton essor. Je le pris en effet ; mais lui-même fut obligé de céder à la fortune. Il se réfugia en Angleterre, où il vivait à l’époque des expéditions d’Italie et d’Égypte. Chacune de mes victoires lui donnait le transport ; il célébrait, exaltait mes succès : on eût dit que nous étions encore dans l’intimité où nous avions vécu. Lorsque je fus promu au consulat, que je parvins à l’empire, ce fut pis encore. Les fêtes, les dîners se succédaient l’un à l’autre. Ce n’étaient que cris d’allégresse et de satisfaction. Cet enthousiasme déplut au chef de l’État ; Paoli fut mandé. — Vos reproches sont justes, lui dit-il, mais Napoléon est un des miens, je l’ai vu croître, je lui ai prédit sa fortune, voulez-vous que je déteste sa gloire, que je deshérite mon pays de l’honneur qu’il lui fait ? — Je portais à ce grand homme tous les sentiments qu’il avait pour moi. Je voulais le rappeler, lui donner une part au pouvoir ; mais les affaires m’accablaient, le temps manqua, il mourut. »

26. — Le mieux continue.

Des bâtiments étaient mouillés dans la rade ; quelques passagers avaient pris terre et cherchaient à voir l’Empereur. Je les aperçus qui s’avançaient avec Lowe. « Ils viennent de l’Inde, me dit-il, je voudrais « leur faire quelques questions ; mais ce Calabrais m’inspire trop de dégoût, je ne les recevrai pas. » Et il se mit à discourir sur l’Inde. Il l’avait mal attaquée ; il la travaillait par la Perse ; ce n’était pas par là qu’il fallait aller ; mais les aventuriers qu’il avait lancés dans ces parages avaient pactisé avec les présidences, livré les nababs, il ne voulait plus d’eux. J’eus quelque temps dessein de faire passer deux ou trois milliers de chouans sur la Jumna. Ils le sollicitaient, demandaient Bourmont pour chef. J’eusse fait sagement d’y consentir. Le sang français est toujours bon en face de l’étranger, j’eusse été débarrassé de ces vieux habitués de discordes, je n’en eusse pas sottement traîné à Waterloo ; un grand désastre n’eût pas eu lieu ; mais on obéit à son étoile, on ne lui commande pas. J’ai montré à la France ce qu’elle pouvait, qu’elle l’exécute ! »

27. — L’Empereur a passé une mauvaise nuit.

« Docteur, comment me trouvez-vous ? suis-je mieux ? » Il lisait, me présentait son bras. « Votre Majesté n’est pas plus mal. — C’est que les pilules…… (La boite était ouverte, il n’en avait pas pris.) — « Elles ont leur efficacité. — Sans doute, elles ont toutes les vertus du monde, me dit-il en jetant le livre. Mais, docteur, vous prêchez les pilules avec plus d’onction qu’on ne parle aujourd’hui de légitimité ; en prenez-vous vous-même ? » Je riais. — « C’est bien, à vous la harangue et la drogue au malade, n’est-ce pas ? Tenez, laissons vos remèdes ; la vie est une forteresse où ni vous ni moi ne voyons rien ; n’entravons pas sa défense, ses moyens valent mieux que les nôtres. Corvisart en convenait. »

Je cherchais à le combattre, j’étais sérieux, j’envisageais toutes les conséquences que ses opinions pouvaient avoir. « Vous êtes soucieux, docteur ; qu’avez-vous ? Ai-je saisi le défaut de la cuirasse ? — Sire, il y a des médicaments éprouvés. — Comme ceux que Corvisart donnait à l’impératrice : des pilules de mie de pain, qui opéraient cependant merveille. Marie-Louise m’en vantait les bons effets. — Non, Sire. Les faits… — Sont visibles et les causes cachées. Je suis des vôtres ! j’ai exercé. — Vous, Sire ? — Moi ! — Au moins Votre Majesté ne prescrivait pas de remèdes.— Comment donc ! et la dignité ! J’eusse passé pour un intrus. — Vous les choisissiez ? Ils n’étaient pas désagréables à prendre. — Quelquefois. Cependant, je ne puisais pas dans les pharmacies. L’eau, l’air, la propreté formaient le fond de mon dispensaire. Vous riez de ma méthode. Vos confrères en riaient aussi en Égypte, mais l’expérience fit voir que ma flanelle et ma brosse valaient mieux que leurs pilules. Nous étions décimés par la peste et l’assassinat. Les Arabes massacraient mes soldats, les médecins refusaient de les secourir. Je ne pouvais pas les abandonner à leur misère ; je cherchai vainement à réchauffer le courage des gens de l’art, ordinairement si dévoués. Je sévis contre celui d’entre eux qui s’était montré le plus pusillanime ; il fut dégradé, promené dans les rues d’Alexandrie avec cet écriteau : Il n’est pas Français, il a peur de la mort. »

30. — L’Empereur allait mieux. Les cousins m’obsédaient, je montai cheval et m’éloignai.

« Déjà ! me dit Napoléon à mon retour. — Oui, Sire. Je cherche à me soustraire aux piqûres. — Moi aux ravages. Tenez, voyez comme ces malheureux rats courent dans ma chambre ; mes cloisons sont détruites, tout est à jour dans ces tristes cabanes. Mais vous ne m’avez point dit ce qui vous avait le plus frappé dans vos courses.— Quelques plantes, des arbustes. — Des escarpements, des abîmes, c’est la nature en convulsion. — Ah ! Sire, quand on-a doublé le Munder. — Eh bien ? — La vue s’ouvre, on aperçoit James-Town. — Le beau point de repos ! quelques cahutes que les rochers surplombent. Les montagnes les serrent, elles vont les écraser. — Le coup d’œil en est plus pittoresque. Pittoresque en effet. Une centaine pe cabanes de pierre et de boue qui courent dans le fond d’un ravin, des corps de garde, un hôpital, une église à l’avenant ; le tableau est romantique. — Mais Plantation-House ? — C’est l’oasis du désert. Elle est adossée à une chaine de montagnes. Les vents du sud-est ne la dessèchent pas. Les plantes, les arbustes les plus opposés s’y plaisent. Ils croissent, se développent, étalent une végétation qu’on n’aperçoit pas ailleurs. Elle est unique dans son espèce comme le Calabrais qui l’habite. — Il y a des lieux plus tristes encore. — Non, il n’y en a pas comme celui où nous sommes. Point d’ombre, point de verdure. Nous n’avons que quelques arbres à gomme, encore sont-ils mutilés ; le vent les a pliés dans le sens de sa direction. Plus de végétation, plus de vie à cette hauteur (deux mille pieds). La magnanimité britannique avait des motifs pour m’y jucher. On ne l’ignorait pas. L’homme finit vite où les plantes s’étiolent : c’est un calcul qui n’a pas échappé. Ne sait-on pas le temps qu’on use à Sainte-Hélène ? y connait-on des vieillards ? y trouve-t-on beaucoup d’individus qui atteignent cinquante ans ? Chaque aspiration est un coup d’épingle qui concourt au trépas. Et voilà ce que la noble Angleterre se proposait dans la manière neuve dont elle consomme l’assassinat. »

31. — L’Empereur était agité, inquiet. Je lui donnai quelques conseils. « Merci, docteur, le moment approche, je sens que la nature vient à mon secours. » Il se laisse couler sur un siége, saisit sa cuisse gauche, et la déchire avec une espèce de volupté. Les cicatrices s’ouvrent, le sang jaillit. « Je suis soulagé ; je vous l’ai dit, j’ai mes crises. Dès qu’elles arrivent je suis sauvé. » Cette espèce de lymphe, qui sortait d’abord avec abondance, cessa bientôt ; la plaie se ferma et s’étancha d’elle-même. « Vous le voyez, me dit Napoléon, la nature en fait tous les frais ; dès qu’il y a du trop plein elle le rejette, et l’équilibre se rétablit. » Ce fait singulier excita ma curiosité ; j’en recherchai toutes les circonstances, et j’appris qu’il était régulier, périodique, qu’il datait du siége de Toulon. L’Empereur, qui n’était alors que colonel, échauffait le feu d’une batterie. Un canonnier tombe à ses côtés. Il s’empare du refouloir, charge, sue, aspire la gale dont le mort était couvert. Il se soumet à un traitement ; mais l’impatience de la jeunesse, l’activité du service, un coup de baïonnette qui le frappe au-dessus du genou, le lui font bientôt abandonner. L’éruption rentre, l’humeur s’échappe et prend son cours à travers la blessure. Cette négligence faillit lui devenir fatale. Le virus se développa pendant les campagnes d’Égypte et d’Italie. La poitrine devint douloureuse, la toux continuelle, la respiration pénible. Le Premier Consul était maigre, pâle, défait, semblait toucher au terme de sa carrière. « Mes alentours m’obsédaient, ne cessaient de me faire des représentations sur mon insouciance ; mais elle ne nuisait pas à la marche des affaires ; je laissais dire. A la fin, cependant, les sollicitations devinrent si pressantes, que je consentis à prendre les conseils d’un médecin. On me proposa Desgenettes. Tout choix était bon, j’acceptai ; mais le parleur me fit une si longue dissertation, me prescrivit tant de remèdes, que je restai convaincu que l’adepte était un discoureur, et l’art une imposture ; je ne fis rien. Les obsessions recommencèrent, je cédai ; on m’amena Corvisart. Il était brusque, impatient, bourru. Je ne lui avais pas rendu compte de ma situation, qu’il me dit : « Ce que vous avez n’est rien ; c’est une éruption rentrée qu’il faut rappelér à l’extérieur. Quelques jours de vésicatoires suffiront. » Il m’en appliqua deux sur la poitrine, la toux disparut. Je repris de l’embonpoint, de l’énergie, et fus à même de supporter les plus rudes fatigues ; la sagacité de Corvisart me charma. Je vis qu’il avait pénétré ma structure ; que c’était le médecin qui me convenait. Je me l’attachai, et le comblai de biens. Il me fit plus tard un cautère au bras gauche ; mais la guerre d’Espagne éclata, je le laissai fermer, et ne m’en trouvai pas plus mal. L’irritation, la démangeaison continuèrent à se faire sentir comme à l’ordinaire. Je me fis de nouvelles blessures ; il se forma d’autres cicatrices, je retrouvai ma santé de fer. »

L’Empereur reposait, se baignait, se promenait : c’était le train ordinaire de la vie. Je l’accompagnais au jardin. Il m’entretenait de ses campagnes ; je lui parlais de la Corse. Un jour qu’il s’était beaucoup étendu sur les agitations de ce malheureux pays, il me fit le tableau des services de Cervoni, des fournitures d’Aréna, de ses exactions, de ses intrigues. « Mon retour inopiné d’Égypte le déconcerta ; les prisons étaient pleines, les partis en présence, la patience publique à bout. L’autorité municipale accusait le département ; celui-ci les magistrats. Ce n’était qu’exaspération et désaccord. Les vents nous poussaient loin des côtes de France ; nous nous réfugiâmes dans les eaux de la Corse ; nous atteignîmes Ajaccio ; nous mouillâmes dans la rade. Les corps, la population, accoururent aussitôt sur le rivage ; chacun veut me voir, demande que je débarque ; les acclamations croissaient d’heure en heure ; les meneurs étaient sur braise. Ils se roidirent cependant ; la santé s’assembla et décida, après une longue discussion, que je ne pouvais descendre. « Témoignez-lui, du moins, combien cette mesure vous coûte, lui dit Barberi qui la présidait ; allons féliciter le général sur ses victoires ; l’hommage est bien mérité. La proposition fut accueillie ; on prit un canot, on se dirigea sur la Muiron. Les matelots tendirent des cordes ; Barberi monta, les autres suivirent. Je fus invité à mettre pied à terre. Je ne me doutais pas que le président abusait de la circonstance ; je croyais l’invitation unanime, j’acceptai, je débarquai avec ma suite. Je fus reçu comme on l’est quelquefois par des compatriotes : ce ne fut qu’acclamations.

« Les troupes étaient sous les armes. Les malheureux ! ils n’avaient ni vêtement ni chaussure. Je demandai où en était la caisse ; mais elle n’avait rien touché depuis sept mois. Le payeur était en avance ; il s’était obligé pour 40.000 francs qu’il avait répartis dans les corps afin d’assurer la subsistance. Je fus indigné de cet abandon. Je réunis ce que j’avais de disponible, je fis aligner la solde. je ne voulus pas que l’uniforme excitât la pitié. Le soir il y eut bal, illumination ; le pauvre le disputait au riche. Braves habitants d’Ajaccio, jamais je n’oublierai leur accueil.

« L’excellent Barberi m’avait fait passer des notes, des journaux, je savais où en étaient l’île et la France, j’avais un aperçu de l’état des partis. Une gondole devait suivre ma frégate, quatorze marins choisis la montaient ; je pouvais devancer les marcheurs expédiés à Toulon, échapper aux croisières anglaises qui avaient pris l’éveil. Le lendemain je reçus des félicitations des autorités civiles et militaires. Je donnai des éloges aux uns, je traitai sévèrement les autres, j’intimidai le département. Les prisons furent ouvertes, quelques démissionnaires remplacés, on respira, on reprit courage. En quatre jours l’ordre, la paix, la confiance furent rétablis. Les complices de Cittadella lui avaient dépêché un aviso pour lui annoncer mon retour. Mais il ne put mettre à la voile. Je partis ; je n’arrêtai pas que je ne fusse à Paris. Je culbutai le directoire, je fis le 18 brumaire, je confondis l’étranger, je rappelai l’ordre et la victoire, je commençai le consulat. Mais si les vents eussent été propices, si la dépêche de Cittadella m’eût devancé, j’échouais peut-être, et la France était dès lors la proie de l’émigration. »

Napoléon m’avait beaucoup parlé des intrigues qui avaient traversé son règne et fini par amener sa chute. Il les connaissait toutes, savait les meneurs, les complices, les lieux de réunion. « Je les suivais de l’œil dans les Cent-Jours ; je les voyais qui me quittaient pour cou rir aux conciliabules. J’eusse pu sévir, j’avais les pièces de conviction dans les mains. Elles m’étaient venues d’une manière singulière. Un officier supérieur étranger, que sa position forçait à prêter l’oreille à ces complots, fut indigné de voir les hommes que j’avais faits, conspirer ma perte. Il me demanda une audience, me livra les plans, et me protesta que, si jamais sa troupe se trouvait en ligne, je pouvais compter sur lui. Je fus navré, je voulais rendre ces malheureux à la poussière ; mais la crise approchait, il fallait vaincre, je remis ce grand acte de justice nationale au moment où l’ennemi serait défait. Il ne le fut pas ; les mesures étaient trop bien prises, je succombai. Ah ! docteur, que de boue était groupée autour de moi ! mais si la fortune n’eût trahi le courage, si nous eussions vaincu à Waterloo, tout eût été réparé, vengé ; la nation eût eu le secret de nos défaites ; j’eusse offert un sacrifice expiatoire aux mânes de mes soldats. Qu’ont-ls fait ? Ils étaient rassasiés de gloire, ils se sont couverts d’opprobre. Mais à chaque action suffit sa peine ; qui voudrait être Marmont ? qui voudrait être Augereau ? etc., etc. » Il en nomma beaucoup, et s’arrêta à S… « Le lâche ! il voulut me trahir avec toute la bassesse des gens de son espèce. Son marché signé, il accourut à Fontainebleau, me parla de sa situation, de sa misère ; je partageai avec lui ce qui restait dans ma cassette ; je lui donnai mille écus. Il me quitta avec toute l’émotion de la reconnaissance. Quelques heures après il était passé aux Autrichiens. »

L’Empereur passa des trames de ces derniers temps à celle de son début, et s’étendit beaucoup sur les menées qui avaient entravé ses opérations pendant les campagnes d’Italie. Il raconta comment il les avait déjouées, et les lumières que les papiers saisis à Padoue, à Vérone, lui avaient données sur les mouvements de l’intérieur.

L’Empereur s’étendit beaucoup sur les torts de Bernadotte, non envers lui, il se comptait pour rien ; mais envers la France qui l’avait vu naître, envers l’armée à laquelle il devait tout. Il s’était laissé enfoncer à Austerlitz ; il avait sommeillé sur l’Elbe, lâché pied à Wagram ; il avait vingt fois exposé nos aigles à la défaite, jusqu’à ce qu’enfin il eût guidé sur elles les sauvages du Don et de la Dalécarlie. « Cet homme a toujours été d’un défaut de sens dont je ne me rends pas compte. Il ne respire que renommée, que bruit ; il a eu les plus belles occasions d’en faire, et les a toujours manquées. A Iéna, il pouvait se couvrir de gloire ; il n’avait qu’à marcher ; il se plaçait sur les derrières de l’armée prussienne, tout était pris. En Saxe, en Belgique… Le rang eût été unique dans l’histoire ; mais il fallait avoir de l’âme. » Napoléon était animé, véhément. Je cherchai à briser la conversation. Je croyais la carrière diplomatique de Bernadotte irréprochable ; je lui en parlai. « Son ambassade est un tissu de sottises. Desaix était furieux, Moreau haussait les épaules. Ses amis même le condamnaient. Il arbora nos couleurs. Pouvait-il moins faire ? Elles n’avaient rien de commun avec l’émeute. — Le peuple de Vienne… — Avait appris à les respecter sur cinquante champs de bataille ; il n’avait garde de les insulter. »

L’Empereur m’a raconté ensuite une anecdote de la guerre de Corse. « Paoli dominait dans l’île, ses montagnards couvraient la plaine, il n’y avait pas moyen de correspondre avec les patriotes répandus dans les terres. J’essayai néanmoins. Je fis choix d’un paysan rusé, alerte ; je l’affublai des plus mauvais haillons que je pus trouver, et le lançai à travers les montagnards. Arrêté de poste en poste, il les joua longtemps. Il posait sa gourde à terre, il excitait, facilitait la recherche ; il n’avait d’autre but que d’obtenir quelques secours pour soutenir sa vie. Il arriva ainsi jusqu’à Corte, dont la gendarmerie, moins confiante, dépeça ses habits, sa coiffure, et jusqu’à la semelle de ses souliers. On ne trouva rien ; on allait le relâcher lorsqu’on s’avisa qu’il fallait rendre compte à Paoli. « Un misérable qui court les champs pour demander l’aumône, dans les circonstances où nous sommes ! c’est un émissaire. Allez, cherchez, il a quelque message. — Impossible ; nous avons tenu ses vêtements fil à fil, nous avons tout désassemblé. — Sa mission est donc verbale, car il en a une ; cherchez, questionnez encore. — Nous avons tout épuisé. — Qu’a-t-il sur lui ?

— Une petite gourde. — Cassez-la. » On le fit. On trouva les commissions. Paoli n’était pas un homme facile à surprendre. »

La santé de l’Empereur ne se soutint pas longtemps. Ses forces étaient aux deux tiers épuisées, la latitude conservait toute son énergie, il fallait qu’il succombât. Aussi ne tarda-t-il pas à se trouver de nouveau dans une situation fâcheuse.

11. — Napoléon se plaint de douleurs de colique. Insomnie, agitation, malaise, les symptômes deviennent graves.

13. — La nuit a été bonne. J’accompagne l’Empereur au jardin. Il est faible, il s’assied, promène ses yeux à gauche, à droite, et me dit avec une expression pénible : « Ah ! docteur, où est la France ? où est son riant climat ? Si je pouvais la contempler encore ! Si je pouvais respirer au moins un peu d’air qui eût touché cet heureux pays ! Quel spécifique que le sol qui nous a vus naître ! Antée réparait ses forces en touchant la terre ; ce prodige se renouvellerait pour moi ; je le sens, je serais revivifié si j’apercevais nos côtes. »

14. — Napoléon est un peu mieux.

Je l’accompagne au jardin. « Alliez-vous souvent en Corse pendant que vous habitiez l’Italie ? — Rarement, Sire. — Vous en connaissez du moins l’histoire ; vous savez que je l’avais écrite ? — Oui, Sire. — J’étais alors tout feu, j’avais dix-huit ans. la lutte était ouverte : je brûlais de patriotisme ; je soumis mon travail à Raynal qui le trouva bien ; il me donna des conseils, je les écoutai ; celui d’imprimer, je ne le suivis pas. J’eus raison, car à l’âge où j’étais, j’avais dû me traîner dans l’ornière. J’étais neuf, étranger à la guerre, à l’administration, je n’avais pas le secret des affaires ; je jugeais ceux qui les avaient maniées avec la même impertinence qu’on me juge aujourd’hui. »

17. — L’Empereur était préoccupé, rêveur ; je cherchais quel pouvait être l’objet de sa sollicitude, lorsque j’aperçus le Prodrome entr’ouvert. J’avais deviné juste : Napoléon craignait d’être atteint de l’affection qui avait conduit son père au tombeau. Il n’osait avouer ses anxiétés, et demandait aux livres les lumières qu’il ne voulait pas tenir des hommes. Il était silencieux ; j’avais projeté une promenade botanique, je me retirais : « Non, me dit-il, restez, j’ai quelques questions à vous faire. Vous me parlez sans cesse d’air, de foie : quelle est l’action que ces deux corps exercent l’un sur l’autre ? Comment cette action, mortelle sur ce rocher, est-elle bienfaisante ailleurs ? — On l’ignore, Sire. — On ne sait pas ce qui, dans un fluide aériforme, blesse tel ou tel organe ? — Pas plus qu’on ne sait ce qui constitue la peste, ce qui fait la différence d’un air pur d’un air contagieux. — On n’a pas cherché à isoler ce principe si funeste ? — On l’a tenté, mais en vain ; il est trop subtil, il échappe à tous les moyens dont la science dispose. — Toutefois l’atmosphère d’un pestiféré ne peut pas présenter la même composition que celle d’un homme sain. — Je ne le pense pas, mais je ne crois pas non plus qu’il y ait beaucoup de chimistes qui soient tentés d’en faire l’analyse.— Pourquoi pas ? Le laboratoire a ses braves comme le champ de bataille, et puis quelle différence dans les résultats ? Pensez-vous que la gloire de mettre fin à un fléau cruel, et même de l’avoir tenté, ne balance pas les périls de l’entreprise ? Mais revenons. Quelles sont les fonctions du foie ? » Je les lui expliquai. « Son jeu, sa structure ? » Je les lui expliquai encore. « C’est bien, me dit-il, lorsque j’eus fini, votre manière me parait neuve ; vous simplifiez la machine humaine qui, en vérité, est bien assez complexe. — En Allemagne, le docteur Frank est fort habile. — Habile, assurément ; je l’éprouvai la dernière fois que je fus à Vienne. Il m’était survenu une petite éruption à la partie postérieure du cou ; c’était peu de chose, mais ma suite s’en inquiétait, me pressait de recevoir un médecin dont on disait merveilles. J’y consentis ; Frank fut appelé. Il me trouva un vice dartreux, une maladie grave : j’avais besoin de traitement, de médicaments, de drogues ; c’était à n’en plus finir. Je mandai Corvisart. Chacun faisait son plan, sa version : j’étais malade, alité ; j’avais perdu la tête ; tout s’agitait déjà. Le médecin, dont ce mouvement doublait les inquiétudes, accourut d’autant plus vite, et n’arrêta pas qu’il ne fût à Schœnbrunn. Il croyait me trouver à la mort. Je passais une revue ; sa surprise fut extrême. Je rentrai ; on m’annonça son arrivée. « Eh bien, Corvisart, quelles nouvelles ? que « dit-on à Paris ? Savez-vous qu’on soutient ici que je suis gravement « malade ? J’ai une légère douleur de tête ; le docteur Frank prétend que « je suis attaqué d’un vice dartreux qui exige un traitement long, sévère ; « qu’en pensez-vous ? » J’avais défait ma cravate ; il examina. « Ah ! Sire, de si loin, pour un vésicatoire que le dernier médecin eut appliqué aussi bien que moi. Frank extravague ; vous allez à merveille. Ce petit accident tient à une vieille éruption mal soignée, et ne résistera pas à quatre jours de vésicatoire. » Il ne résista pas en effet, et ne se reproduisit plus. « Vous le voyez, me dit-il enlevant le dernier appareil, voilà « à quoi se réduisent les terribles maladies dont cet Allemand vous avait gratifié. » Il alla lui rendre visite, le remercia d’une manière peu gracieuse du rapide voyage qu’il lui avait fait faire, et repartit pour Paris. Son retour calma les têtes, on sentit que je n’étais pas à bout ; chaque chose a son temps. » Il se reprit à ce mot, et se mit à discourir sur les intrigues qui agitaient l’Allemagne à cette époque. Il parla de Schill, de Dornberg, de la reine de Prusse : le plan était vaste, bien conçu ; mais on hésita, on se pressa, on ne s’entendit pas. Wagram eut lieu ; il fallut remettre la partie. C’était la première fois que j’entendais parler de ces trames. Je n’en saisissais ni les ressorts ni l’ensemble ; je cherchai à briser la conversation : je laissai tomber le nom de Muller. Napoléon le releva avec complaisance et s’étendit beaucoup sur les talents de cet homme célèbre. Il était petit, maigre, chafouin, cachait sous une figure détestable l’esprit le plus étendu qu’il fût jamais. Il lui fut présenté après la bataille d’Iéna. Il passait pour l’auteur du manifeste ; l’Empereur le plaisanta. « Moi, Sire ? contre vous ! Votre Majesté me croit donc bien bête ? » Je passai quelques heures à m’entretenir avec lui. Se saperçus étaient profonds ; ses idées vastes, élevées : je lui donnai les relations extérieures de Westphalie ; mais Jérôme avait mis ailleurs sa confiance, il le remplaça. » Napoléon passa à Goethe, à Wieland, dont il fit le plus brillant éloge.

18. — L’Empereur était rétabli. Il était gai, dispos.

J’écoutais, j’attendais qu’il me parlât de sa santé. Il était à bout, et s’étonnait de sa lassitude ; elle était la conséquence du genre de vie qu’il avait adopté. « Que faire ? — Du mouvement. — Où ? — Au jardin, dans la campagne, en plein air. — Au milieu des habits rouges ? Jamais. — Bêchez, remuez la terre, échappez à l’insulte et à l’inaction. — Bêcher la terre ! Oui, docteur, vous avez raison, je bêcherai. » Nous rentrâmes. Il fit ses dispositions ; et dès le lendemain il était à l’œuvre. Noverraz avait l’habitude des travaux rustiques, il le fit jardinier en chef, et s’exerça sous sa direction. Les premiers coups furent heureux ; il voulut me rendre témoin de son adresse, et m’envoya chercher. « Eh bien, docteur, êtes-vous content ? Est-ce assez de docilité ? » Il tenait sa bêche en l’air, riait, montrant de l’œil ce qu’il avait fait. Il reprit, et cessant au bout de quelques instants : Le métier cst Irop rude ; je n’en puis plus. Mes mains me font mal. « A la prochaine fois. » Et il jeta la bêche. « Vous riez, me dit-il, je vois ce qui vous égaye, mes belles mains, n’est-ce pas ? Laissez : j’ai toujours fait de mon corps ce que j’ai voulu, je le plierai à cet exercice. » En effet, il s’y habitua. Il charriait, faisait transporter la terre, mettait tout Longwood à contribution. Il n’y eut que les dames qui échappèrent à la corvée ; encore avait-il peine à s’empêcber de les mettre à l’œuvre. Il les plaisantait, les pressait, les sollicitait ; il n’y avait sorte de séductions qu’il n’employât, auprès de madame Bertrand surtout. Il l’assurait que cet exercice valait mieux pour la santé que les remèdes.

Tout eut bientôt changé de face. Là était une excavation ; ici un bassin, une chaussée. Nous fimes des allées, des grottes, des cascades, le terrain prit de la vie, du mouvement. Ce ne fut que saules, chênes, pêchers ; nous ménageâmes de l’ombre autour de l’habitation. Nous avions achevé l’agréable ; nous travaillâmes à l’utile. Nous divisâmes la terre, l’ensemençâmes de haricots, de pois, de plantes potagères.

Le gouverneur entendit parler de nos plantations. Elles lui parurent suspectes. Ce mouvement devait cacher une conspiration, il accourut. Je faisais ma promenade accoutumée ; il m’aperçut, pressa le pas et me joignit. « C’est vous qui avez conseillé ce violent exercice au général Bonaparte. » J’en convins. Il leva les épaules. « S’exterminer, transplanter des arbres dans une terre sans humidité, sous un ciel brûlant ; c’est peine perdue, vous n’en élèverez pas un. » Je l’assurai qu’il présumait trop mal du pays où il commandait ; que nos élèves venaient à merveille, que plusieurs bourgeonnaient déjà. Il secoua la tête, et s’éloigna. Lorsque l’Empereur connut cette rencontre, il dit : « Ce misérable m’envie les instants qu’il n’empoisonne pas. Il appelle ma mort. Qu’il se rassure ; ce ciel horrible est chargé du forfait : il le consommera plus tôt qu’il ne pense. »

Au train dont nous allions, nous eussions bientôt exploité l’île entière. Napoléon s’en aperçut, ralentit les travaux, nous restâmes seuls pour achever les semis. J’ouvrais le sillon, il répandait la semence, la couvrait, raisonnait, contait une anecdote et n’arrêtait que pour me faire une plaisanterie. Un jour qu’il disposait une touffe de haricots, il aperçut des radicules et se mit à discourir sur les phénomènes de la végétation. Il les analysait, les discutait avec sa sagacité ordinaire, et en concluait l’existence d’un être supérieur qui présidait aux merveilles de la nature. « Vous n’en croyez rien, docteur ; vous autres médecins, vous êtes au-dessus de ces faiblesses. Dites-moi, vous qui connaissez le corps humain, qui en avez fouillé tous les détours, avez-vous jamais rencontré l’âme sous votre scalpel ? Où réside-t-elle ? dans quel organe ? » Je tardais à répondre. « Allons, franchement, il n’y a pas un médecin qui croie en Dieu, n’est-ce pas ? — Non, Sire, l’exemple les séduit, ils prennent le mot des mathématiciens. — Eh ! mais ceux-ci sont ordinairement religieux… Votre récrimination cependant me rappelle un mot curieux. Je m’entretenais avec L***, je le félicitais d’un ouvrage qu’il venait de publier, et lui demandais comment le nom de Dieu, qui se reproduisait sans cesse sous la plume de Lagrange, ne s’était pas présenté une seule fois sous la sienne. « C’est, me répondit-il, que je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse. » Nous n’étions la plupart que des athées. Du reste, aussi poltrons que peu crédules, nous n’y étions plus dès que le canon tonnait ; les plus habiles se déconcertaient à la vue du champ de bataille, ce n’était qu’à force de temps, d’habitude qu’ils acquéraient l’assurance nécessaire aux opérations. Il avait souvent réfléchi à ce trouble funeste. Il eût voulu qu’il ne fût permis de courir la clientèle qu’après avoir fait une campagne ou deux. Il rendit hommage aux services de la chirurgie militaire, loua son zèle et vanta beaucoup la constance qu’elle avait déployée dans plusieurs circonstances difficiles. Il l’avait, au reste, constamment surveillée, encouragée.

Nous jardinions, nous causions, nous nous entretenions d’histoire naturelle, de médecine, de guerre, de politique, de tout ce qui s’offrait aux observations ou aux souvenirs de l’Empereur. Mais la conversation amenait-elle quelque trait, quelque circonstance qui lui rappelai l’impératrice ou son fils, il s’interrompait aussitôt et ne s’occupait plus que des qualités de l’une et de la destinée de l’autre. « Quel abandon ! quels malheurs ! » Mais il avait son nom, il aurait son courage, il ne s’en laisserait pas déshériter. Et passant brusquement à Marie-Louise, comme s’il eût craint de mesurer l’avenir de cet enfant, il se répandait en éloges sur sa bonté, sa douceur, l’inaltérable tendresse qu’elle avait pour lui ; il la payait de retour, et cette affection peut-être avait causé sa perte. S’il l’avait moins aimée, il n’aurait pas écrit la lettre fatale qui tomba dans les mains des alliés. Il eût probablement été suivi, vainqueur, et la France eût été sauvée. Le sort en décida autrement, il abdiqua, l’impératrice dut se retirer à Vienne. La santé de cette princesse se dérangea ; les médecins lui conseillèrent les eaux. Marie-Louise était accompagnée de madame de Brignolles, de Corvisart, d’Isabey ; Talma avait apparu, la conspiration était patente, le trône en danger ; il fallait tout mettre en œuvre pour déjouer la trame. Il écrivait, priait, dénonçait ; autorité civile et militaire, il stimulait tout. Il demandait à l’un ses espions, à l’autre ses gendarmes ; l’impératrice ne faisait pas un pas qui ne fût pour lui un sujet d’angoisses. Elle vivait cependant de la manière la plus simple ; elle se promenait, courait, se mêlait à la foule, et ne s’occupait que de sites, de points de vue qu’elle gravissait avec la légèreté qui lui est naturelle ; mais elle écoutait des vers qui rappelaient ce que nous avions fait ; elle chérissait le nom de son époux, elle adorait son fils. Fouché, le duc de Castiglione n’en dormaient pas. Une circonstance ajoutait à leurs alarmes : elle avait accueilli quelques-uns de nos soldats, rassemblé douze à quinze cents hommes ; elle allait conquérir la France. Lacronier accourut au-devant de cet affreux malheur. Il avait des troupes, une ordonnance ; il voulait fermer Saint-Jeoire aux courriers autrichiens. Mais Neiperg se fâcha, menaça ; le gendarme n’osa passer outre, et Fouché resta en proie à ses anxiétés. Les hommes, les choses, tout lui portait ombrage ; il se désolait de voir que Marie-Louise continuait à se lier de cœur aux intérêts de Napoléon. Pour surcroît d’angoisses, le départ de l’impératrice, qui était fixé au 1er septembre, n’eut pas lieu. Ce retard inattendu faillit brouiller sa cervelle ; il ne rêva plus que désastres, que fuites, qu’insurrections. Le délai partait de l’île d’Elbe ; la chose était claire, on n’en pouvait douter. Le pauvre Augereau, travaillé de tous côtés par la peur, finit par céder à un sentiment qu’il n’avait jamais connu. Il est vrai qu’il était vieilli ; mais la circonstance lui aurait dû rendre l’activité de sa jeunesse : espions, dépêches, il avait temps pour tout.

17. — La santé de l’Empereur se soutenait depuis plus d’un mois. Les forces étaient revenues ; les fonctions digestives avaient repris ; tout semblait au mieux lorsque le mal se réveilla avec plus d’intensité. De violentes coliques se font sentir, la douleur au foie devient insupportable.

18. — Les tranchées perdent un peu de leur violence, sans cesser pourtant ni laisser un instant de repos au malade. Une toux sèche se manifeste.

21. — L’Empereur se trouve beaucoup mieux ; il fait quelques tours de promenade, rentre et prend un bain.

J’avais été faire une course dans le parc, et rentrais comme l’Empereur sortait du bain. « Je croyais, me dit ce prince, que vous traitiez les médecins anglais. Est-ce qu’ils n’ont pas été exacts au rendez-vous ? — Non, Sire, ils ont paru isolément sensibles à l’invitation ; ils l’ont acceptée avec reconnaissance, mais ils se sont ravisés tout à coup et se sont dégagés. J’ignore si la main qui les a retenus n’est pas celle qui vient de me faire arrêter. — Arrêter ! — Oui, Sire. Je gagnais paisiblement ma hutte, le factionnaire m’a refusé le passage, j’ai été conduit au corps de garde : c’est ce qui m’a mis en retard. » L’Empereur laissa tomber la conversation ; je n’insistai pas et me retirai. — Je fus encore arrêté, insulté les jours suivants ; Napoléon ne voulut pas que je l’endurasse. « Écrivez à ce Calabrais : dites-lui tout le mépris que sa basse méchanceté vous inspire, que vous vous retirerez s’il persiste. Je ne veux pas qu’on vous refuse de l’air, qu’on vous fasse périr sous mes yeux. » — J’étais indigné, ma lettre fut bientôt faite.

« Adressez-vous aussi à Hamilton, me dit l’Empereur ; ce ministre a donné des éloges à vos travaux ; il vous porte de l’intérêt, il n’est pas possible qu’il souffre que le bourreau vous refuse la faculté d’al1er respirer un peu d’air sous un arbre sans feuillage. »

Je suivis le conseil et j’écrivis : je me plaignis ; je n’avais rien de mieux à faire. Lowe s’en souciait peu ; mais le ministre m’avait témoigné de l’intérêt, je recourais à lui, le cas devenait plus grave ; les limites furent éloignées, et je pus respirer, circuler à l’aise. Toutefois Hudson m’adressa son homélie ; j’avais sans cesse à la bouche le nom d’une qualité proscrite ; je ne parlais que de l’Empereur ; je voulais l’obliger à refuser mes lettres, le priver du plaisir de correspondre avec moi. Sa sollicitude était vraiment touchante.

Nos dispositions étaient faites pour creuser un bassin ; l’Empereur était en large pantalon, en veste, avec un énorme chapeau de paille de Bengale sur la tête, et des espèces de sandales aux pieds. Je le suivis vers une troupe de Chinois, appelés pour donner un dernier coup de main. Ils nous examinaient, riaient, mais devenaient moins bruyants à mesure que nous nous avancions. « Qu’ont-ils donc ? qu’est-ce qui les égaye ? serait-ce mon costume ? — C’est probable, dis-je ; ils s’étonnent de vous voir vêtu en ouvrier comme eux. » Mis à l’ouvrage, ils se continrent quelques instants ; mais la gaieté l’emporta bientôt, et devint si générale, qu’elle gagna Napoléon lui-même. « Qu’ont-ils donc ? que disent-ils ? » Aucun de nous ne comprenant le chinois, nous ne pûmes lui répondre. « C’est mon costume ! il est en effet assez plaisant. Mais il ne faut pas qu’en riant ils soient brûlés parla chaleur ; je veux que chacun d’eux ait aussi son chapeau de paille, c’est un petit cadeau que je leur fais. » Il s’éloigna, se dirigea vers une touffe d’arbres. Nous croyions qu’il était allé chercher le frais lorsque nous l’aperçûmes qui était à cheval, suivi de son piqueur. Il fit quelques tours, partit au galop, et gagna Dead-Wood. Il s’arrêta au sommet de la position, déploya sa lunette, la promena tout autour de lui, et revint avec la même vitesse. Cette excursion si simple devint une affaire d’État. On avait aperçu un cavalier équipé à la chinoise. Comment était-il apparu ? d’où venait-il ? que voulait-il ? le gouverneur ne le pouvait comprendre. L’Empereur, qui s’amusait de ses terreurs, imagina de les accroître encore. Il costuma Vignali comme il l’était lui-même ; lui donna son cheval, son piqueur, sa lunette d’approche, lui ordonna de marcher vite, et de faire mine d’observer. Le missionnaire alla, fut aperçu, signalé, mit en rumeur l’île entière, Hudson, Gorrequer, Reade, tout fut bientôt sur pied, accourut à Longwood. C’était une conspiration, un enlèvement ; c’était… Vignali déguisé. Le gouverneur se retira confus. Je me trouvais sur son passage ; il vint à moi, exhala sa colère, et finit par déclarer qu’après tout celui qui le mystifiait n’était qu’un usurpateur. « Sans doute. » Mon ton de bonhomie le trompa. Il me flattait de l’œil, s’emportait, jurait ; et, terminant par le coup de massue, il répéta que c’était un usurpateur, que je ne pouvais le nier. Son Excellence, déridée par mon impassibilité, m’invita à la confiance. J’y répondis : « L’Empereur, car en l’appelant général, vous lui faites grâce d’une usurpation, et je veux les compter toutes, est tout noir du crime que vous lui reprochez. A Toulon, il usurpa la victoire ; il l’usurpa à Montenotte, à Castiglione, à Lodi, sur le Tagliamento ; il usurpa notre admiration par la rapidité de ses triomphes ; il l’usurpa par la vengeance qu’il tira, sous les murs de Pavie, de l’affront fait à François Ier ; il l’usurpa par cette retraite fameuse où, sacrifiant ses espérances et ses parcs, il leva le siége de Mantoue, courut vaincre, et apprit à l’ennemi qu’une surprise, un succès, ne sont souvent que le prélude d’une grande défaite. « Il l’usurpa encore lorsque, abandonné à lui-même, privé de flottes, de transports, il faisait la guerre au milieu des déserts, ouvrait des canaux, fouillait des sables, et cultivait, en combattant, tous les arts de la paix. »

J’allais continuer l’histoire des usurpations : mais Son Excellence n’en voulut plus.

Je rejoignis nos Chinois que l’Empereur excitait au travail. « Eh bien, que vous a dit Hudson ? ne craint-il pas qu’il me vienne quelque jour des ailes et que je n’échappe au cercueil ? — Je l’ignore ; je lui racontais comment vous aviez usurpé la victoire, l’admiration publique : l’esquisse lui a déplu, il s’est éloigné. » Napoléon continua de rire de la mésaventure du gouverneur. Il passa aux événements que j’avais rappelés à Lowe, raconta quelques anecdotes, donna des éloges à l’un, cita un trait honorable de l’autre. « Augereau avait de l’habileté, du courage ; il était, aime des soldats et heureux dans ses opérations ; Joubert avait le génie de la guerre ; Masséna une audace, un coup d’œil que je n’ai vu qu’à lui ; il était avide de gloire, et ne souffrait pas qu’on le frustrât des éloges qu’il croyait avoir mérités. Les rapports étaient rédigés à la hâte, destinés à satisfaire la curiosité des oisifs et ne faisaient pas toujours à chacun sa véritable part. Il ne trouva pas que les services qu’il avait rendus devant Mantoue fussent suffisamment appréciés ; il réclama.

« Laharpe était dans le même genre ; sévère, indépendant, prodigue de sa vie sur le champ de bataille, mais jaloux de la part qu’il avait prise à la victoire. Il périt par un de ces accidents si communs à la guerre. Il revenait d’une reconnaissance, la nuit était obscure, orageuse ; il ne répondit pas au qui vive du factionnaire et fut victime de sa sollicitude. Il était du canton de Berne ; chaud partisan des idées nouvelles, il avait été obligé de fuir et avait eu ses biens confisqués. J’eus la satisfaction de les faire rendre à son fils. Les Suisses manquaient de grains, demandaient à en acheter en Italie ; je le permis. mais à condition que la saisie serait révoquée ; et je chargeai Barthélemy, qui était ambassadeur à Bâle, d’y tenir la main. J’eus plus de peine au sujet d’un de mes aides de camp, tué à Arcole, le brave colonel Muiron. Il avait servi, depuis les premiers jours de la révolution, dans le corps de l’artillerie. Il s’était spécialement distingué au siége de Toulon, où il avait été blessé en entrant par une embrasure dans la célebre redoute anglaise.

« Son père était arrêté comme fermier général : il vint se présenter à la Convention nationale, au comité révolutionnaire de sa section, couvert du sang qu’il venait de répandre pour la patrie ; il réussit, son père fut mis en liberté.

« Au 13 vendémiaire il commandait une des divisions d’artillerie qui défendaient la Convention ; il fut sourd aux séductions d’un grand nombre de ses connaissances. Je lui demandai si le gouvernement pouvait compter sur lui. — Qui, me dit-il, j’ai fait serment de soutenir la république, j’obéirai à mes chefs ; je suis d’ailleurs ennemi de tous les révolutionnaires. Il se comporta effectivement en brave homme, et fut très-utile dans cette action qui sauva la liberté.

» Je l’avais pris pour aide de camp au commencement de la campagne d’Italie : il rendit dans toutes les affaires des services essentiels ; enfin il mourut glorieusement sur le champ de bataille, à Arcole, laissant une jeune veuve enceinte de huit mois.

« Je demandai, en considération des services qu’il avait rendus, que sa belle-mère fût rayée de la liste des émigrés sur laquelle elle avait été inscrite, quoiqu’elle ne fût jamais sortie de France. Je réclamai la même justice pour son beau-frère, jeune homme qui avait quatorze ans lorsqu’il fut inscrit sur la liste fatale : il était en pays étranger pour son éducation. »

Des hommes qui avaient concouru à ses victoires, l’Empereur passa aux combinaisons qui les avaient décidées. C’était une suite de conceptions, de manœuvres décisives, telles que n’en présente pas l’histoire. — Il avait conquis en trois ans toute la partie septentrionale de l’Italie, soutenu avec trente à quarante mille hommes les plus grands efforts de l’Autriche, et fait dans ces trois années six campagnes.

Les travaux de Longwood avançaient ; nous avions creusé, revêtu le bassin, et disposé une partie de nos tuyaux : il nous en restait encore beaucoup à placer : nous prenions l’eau à trois mille pieds de distance. Mais le temps était à la pluie, Napoléon, content de ses Chinois, ne voulait pas qu’ils l’essuyassent. « Il est inutile que ces gens se mouillent ; rien ne presse, qu’ils se reposent, nous y reviendrons plus tard.

« J’ai d’ailleurs quelques observations à faire ; venez, suivez-moi, vous les trouverez curieuses. « J’allai : c’étaient des fourmis dont il étudiait les mœurs. Ces insectes, qui se répandaient dans sa chambre à coucher, avaient escaladé sa table où se trouvait habituellement du sucre ; la chaîne avait aussitôt été établie et le sucrier envahi. Napoléon n’avait garde de les troubler. Il déplaçait le sucrier, suivant leurs manœuvres, admirait l’activité qu’elles déployaient jusqu’à ce qu’elles en eussent retrouvé la trace. « Ce n’est pas là de l’instinct ; c’est bien plus, c’est de l’intelligence, l’idéal de l’association civile. Mais ces petits animaux n’ont pas nos passions, notre convoitise ; ils s’aident, et ne se déchirent pas. Croyez-vous que j’ai essayé vainement de les mettre en défaut. J’ai déplacé le vase, je l’ai transporté à toutes les extrémités de la pièce : ils ont employé un, deux, quelquefois trois jours en recherches, mais ils ont toujours fini par le trouver. Si je le fixais au milieu d’une couche d’eau ! Faites-en apporter, docteur, peut-être elle les arrêtera. » Elle ne les arrêta pas : le sucre fut encore pillé ; il remplaça l’eau par du vinaigre : les fourmis ne s’y hasardèrent plus. « Vous le voyez, ce n’est pas le seul instinct qui les fait agir ; elles offrent à l’homme un exemple digne d’être médité. Ce n’est qu’à force de constance qu’on arrive, de ténacité qu’on touche au but. Si nous avions eu cette unanimité de vues !… Mais les nations ont aussi leurs moments d’oubli, de lassitude ; il faut faire la part de l’humanité ; et puis tout n’avait pas plié sous l’orage. Si le héros de Castiglione était éteint, Gérard, Clausel, Belliard, Lamarque, Foy, une foule d’autres conservaient l’énergie du début. L’Europe était battue, et les souverains, si fiers aujourd’hui de n’avoir plus pour égal un homme populaire, s’éclipsaient devant moi. » Il se mit alors à discourir sur les dogmes nouveaux qu’ils cherchent à défendre, et les droits mystiques dont ils s’appuient. « Quelles prétentions bizarres ! quelles contradictions ! Cette légitimité est-elle en harmonie avec les Écritures, les lois, les maximes de la religion ? Les peuples sont-ils assez simples pour se croire la propriété d’une famille ? David, qui détrôna Saül, était-il légitime ? Avait-il d’autres titres que l’aveu de sa nation ? En France, diverses familles se sont succédé au trône, et ont formé plusieurs dynasties, soit par la volonté ou le consentement du peuple, représenté par les assemblées du champ de mars ou du champ de mai, soit par les suffrages des parlements, qui, à cette époque, représentaient la nation. Combien de maisons se sont successivement remplacées en Angleterre ! Celle d’Hanovre, qui succéda au prince qu’elle avait détrôné, règne aujourd’hui, parce que les aïeux de ces hommes si susceptibles le voulurent ainsi, et parce qu’il était indispensable qu’elle gouvernât pour sauver leurs intérêts, leurs opinions politiques et religieuses. Nos vieillards ont vu les efforts tentés par la dernière branche de la famille des Stuarts pour effectuer une descente en Écosse, où elle fut secondée par ceux dont les idées et les sentiments étaient conformes aux siens. Elle fut rejetée, chassée par l’immense majorité du peuple, dont les nouveaux intérêts et les opinions nouvelles étaient en opposition avec ceux de cette famille dégénérée. »

Il récapitula toutes les circonstances de son élévation, insista sur les suffrages, l’assentiment du peuple, et ajouta en riant : Le conseil aulique s’obstina aussi à regarder comme non avenue la république, qui pourtant l’avait assez rudement frappé. Ses plénipotentiaires m’offraient plus tard, lors des négociations de Campo-Formio, de la reconnaître. « Non, leur dis-je, effacez ; cela est clair comme l’existence du soleil : il n’y a que les aveugles qui ne voient pas. Les temps sont changés, je ne dois pas donner les mains à une sottise. » « Mais sortons, faisons un tour. » Nous sortîmes. Les Chinois achevaient leurs dispositions ; nous assistâmes à la prise d’eau. « C’est bien. Mais la volière, où la placer ? — Ici. — Non, plus loin, derrière vous ; elle sera mieux, la vue est plus ouverte. Vous réglerez cela, docteur, si toutefois il ne vous arrive pas d’occupations plus sérieuses. » Il m’en arriva en effet. L’Empereur, dont je croyais l’affection, sinon dissipée, du moins fort affaiblie, retomba tout à coup dans la situation où il était d’abord. Je recourus aux bains, aux adoucissants ; mais le coup était porté. Je ne suspendais un instant le mal que pour le voir se reproduire avec plus de force. Cette cruelle alternative m’effrayait ; je crus devoir en donner avis à sa famille, je lui demandai la permission d’écrire à Rome. Il y consentit. J’adressai ma lettre au chevalier Colonna.

19. — L’Empereur éprouve des frissons ; fièvre, toux sèche et fréquente, douleurs de tête, nausées ; la douleur au foie se fait sentir avec violence et s’étend jusqu’à l’épaule ; la respiration est difficile, douloureuse. Ces symptômes, qui se sont manifestés depuis le 7, sont au dernier point d’intensité.

26. — L’Empereur était mieux ; je lui avais parlé de Rome, tous ses souvenirs s’étaient reportés vers sa mère. Il rappelait son affection, sa tendresse, les soins qu’elle lui avait prodigués, et s’arrêtant tout à coup : « Vous m’êtes bien attaché, docteur ; les contrariétés, les peines, la fatigue, rien ne vous coûte dès qu’il s’agit de me soulager : tout cela cependant n’est pas la sollicitude maternelle. Ah ! maman Letizia ! » Et il se couvrit la tête. J’essayai de lui présenter des images moins tristes ; je lui parlai de l’Italie, de la Corse, de ceux qu’il avait aimés. Il m’écouta d’abord avec indifférence ; mais la conversation ayant amené le nom de sa nourrice, il s’étendit sur les soins qu’elle avait eus de son enfance, et l’espèce de culte qu’elle lui portait. « Elle voulut assister au couronnement, vint à Paris. Elle m’amusa beaucoup par ses histoires, la manière vive, animée, et les gesticulations à la génoise avec lesquelles elle les contait. Elle plut à Joséphine, à la famille, au pape qui en fut enchanté ; il lui donna force bénédictions, et ne me cacha pas la surprise que le bon sens, les saillies de la dévote lui avaient causée. »

31. — L’Empereur va mieux, il a repris des forces. On avait apporté des poissons pour garnir les viviers que nous avions ouverts, il voulut les mettre à l’eau et descendit au jardin. Les enfants du grand maréchal l’aperçoivent et sont bientôt autour de lui. Il ne les avait pas vus depuis quelques jours ; il se proposait de les faire appeler, et ne fut pas fâché d’être prévenu. « Cherchez le docteur, dit-il au général Montholon, j’ai besoin de son ministère, je veux qu’il me perce ces jolies oreilles. » Il montrait celles de la petite Hortense, et dépliait des boucles de corail enveloppées dans un papier qu’il tenait à la main. Je me disposai à faire cette petite opération, mais la vue de l’instrument produisit son effet. L’enfant pleurait, la mère pouvait n’être pas contente, l’Empereur hésitait. Sa présence, le bijou eurent bientôt tari les larmes. Nous nous retirâmes à l’ombre d’un chêne, le général Montholon soutenait la patiente, Napoléon regardait, le petit Arthur tapageait, criait, ne voulait pas qu’on fit du mal à sa sœur. Sa colère, ses menaces, ses phrases anglaises amusaient Napoléon ; et le petit bonhomme de grommeler d’autant plus. « Que dis-tu ? lui demanda l’Empereur. Coquin ! si tu ne cesses pas, je te fais percer les oreilles. Voyons ! seras-tu sage ? » Les boucles étaient attachées, l’opération finie, Napoléon embrassa l’aimable enfant qui l’avait soufferte, la félicita sur son courage et la renvoya. « Va montrer tes oreilles à ta maman. Si elle n’est pas contente, qu’elle les trouve mal, dis-lui que ce n’est pas moi, que c’est le dottoraccio qui les a percées. — Oui, Sire. » Elle ne fit qu’un saut et disparut.

Je restai seul avec Napoléon. La ténacité du petit Arthur l’avait frappé ; il se promenait, me faisait remarquer la fermeté de cet enfant. « Le drôle ! j’étais entêté comme lui quand j’avais son âge ; rien ne m’imposait, rien ne me déconcertait. J’étais querelleur, lutin : je ne craignais personne. Je battais l’un, j’égratignais l’autre, je me rendais redoutable à tous. Mon frère Joseph était celui à qui j’avais le plus souvent affaire. Il était battu, mordu, grondé ; j’avais déjà porté plainte qu’il ne s’était pas encore remis. Bien m’en prenait d’être alerte : maman Letizia eût réprimé mon humeur belliqueuse ; elle n’eût pas souffert mes algarades. Sa tendresse était sévère ; elle punissait, récompensait indistinctement ; le bien, le mal, elle nous comptait tout. Mon père, homme éclairé, mais trop ami des plaisirs pour s’occuper de notre enfance, cherchait quelquefois à excuser nos fautes. « Laissez, lui disait-elle, ce n’est pas votre affaire, c’est moi qui doit veiller sur eux. » Elle y veillait, en effet, avec une sollicitude qui n’a pas d’exemple. Les sentiments bas, les affections peu généreuses étaient écartés, flétris : elle ne laissait arriver à nos jeunes âmes que ce qui était grand, élevé. Elle abhorrait le mensonge, sévissait contre la désobéissance ; elle ne nous passait rien. Je me rappelle une mésaventure qui m’arriva à cet égard, et la peine qui mefut infligée. Nous avions des figuiers dans une vigne. Nous les escaladions ; nous pouvions faire une chute, éprouver des accidents, elle nous défendit d’en approcher. Cette défense me contrariait beaucoup, mais elle était faite, je la respectais. Un jour cependant que j’étais désœuvré, je m’avisai de convoiter des figues. Elles étaient mûres, personne ne m’observait, je courus à l’arbre, je récoltai tout. Mon appétit satisfait, je pourvus à la route, et remplissais mes poches lorsqu’un malheureux garde parut. J’étais mort, je restai collé sur la branche où il m’avait surpris. Il voulait me conduire à ma mère, la crainte me rendit éloquent. Je lui dépeignis mes ennuis, je m’engageai à respecter les figues, je lui prodiguai les promesses, je l’apaisai. Je me félicitai de l’avoir échappé si belle. Le lendemain la signora Letizia voulut cueillir les figues, on n’en trouva plus, le garde survint : grand reproche, révélation ; le coupable expia sa faute. »

L’Empereur avait repris ses habitudes matinales, et allait souvent respirer le frais avant le lever du soleil. Cependant la maladie n’arrêtait pas : sa marche était lente, mais continuelle, et ses progrès sensibles. C’était au moral que l’effet en était marqué surtout ; Napoléon ne parlait plus que des objets qui avaient frappé son enfance, de ses amis et de ses proches. Les nouvelles qu’on avait débitées au sujet de son fils l’avaient accablé ; il se plaignait, déplorait le sort de cet enfant, dont le berceau avait été entouré de tant d’espérances ; il apprit enfin qu’il était nommé caporal. « Ah ! je respire ! » Et, comme s’il eût craint de laisser voir son émotion, il se mit à discourir sur la Corse, et les souvenirs qu’il en avait gardés. « A mon avénement à la couronne d’Italie, lorsque je visitai Gênes, je me crus tout à coup transporté sur nos montagnes. C’étaient les formes, les mœurs, les costumes de notre pays ; il n’y avait pas jusqu’à la monture des boutiques qui ne fût la même. Cette identité me frappa. Joséphine jouissait de ma surprise, et cherchait à la prolonger. « Comment, ce sont mêmes traits, mêmes habitudes ! — C’est qu’apparemment les Corses sont les bâtards des Génois. » Cette idée la fit rire : elle s’en amusa beaucoup. Je montai à cheval, je parcourus les hauteurs, je visitai les positions qui défendent Gênes, et arrêtai les travaux qui devaient la protéger. Je pris plaisir à contempler cette bizarrerie de la nature, qui semble avoir taillé ces deux pays sur le même modèle. Je courais depuis trois heures dans ces lieux escarpés ; il en était onze, j’étais accablé ; je rentrai, je me mis au travail avec le bon Gaudin, qui me présentait l’organisation financière de la Ligurie : je succombais à la fatigue ; il n’avait pas commencé à lire que j’étais endormi. Je le priai de surseoir, je voulais sommeiller un instant ; mais je trouvai sur mon passage des généraux qui attendaient mes ordres ; je les expédiai. Je passai encore trente-six heures au travail, et ce ne fut qu’au moment de mon départ que je pus signer celui du ministre. C’est un homme bien dévoué, bien intègre, que le duc de Gaëte ! Que de services il a rendus ! » Il récapitula rapidement la part qu’il avait eue à nos succès par ses opérations financières, et ajouta : « Quelque temps après la bataille d’Austerlitz, il vint me demander des canons de bronze. Comment ! lui dis-je, vous voulez me faire la guerre ? — Non, ! Sire ; je ne veux que faire des balanciers. — Mes canons pour un tel objet ! servez-vous d’autre chose. — Mais je voudrais qu’ils portassent tous écrit au collet : balanciers d’Austerlitz, et fussent coulés avec des pièces russes ou autrichiennes. — Vous me prenez par la vanité, ministre. Eh bien ! soit, je vous les donne. »

Nous arrivâmes ainsi à la fin de la première quinzaine de septembre. La douleur au foie se réveilla et devint plus vive ; l’Empereur était affaissé, obligé de chercher du repos.

18 septembre. — Napoléon éprouve un sentiment de pesanteur dans l’abdomen presque invincible et une somnolence. Je cherchai à le tirer de celle léthargie. « Ah ! docteur, laissez, on est heureux quand on dort ; les besoins disparaissent avec les veilles, on n’éprouve plus de privations, plus de sollicitude. » Et il se rejetait sur son traversin ; mais il sentait un violent mal de tête.

19. — L’Empereur a mieux passé la nuit. Cependant les symptômes morbifiques n’ont presque rien perdu de leur intensité. La douleur de tête est à la vérité diminuée ; mais le malade éprouve au foie des douleurs beaucoup plus vives.

23. — L’Empereur persiste dans le dessein de prendre l’air. Il monte à cheval, en calèche, et se voit au bout de quelques pas obligé de rebrousser. Il se met au lit. Il continue encore quelques jours cet exercice ; il se persuade que le mouvement est le premier des remèdes ; mais le soleil, la toux, le froid, qui court par tous ses membres, l’obligent de suspendre ses courses. Il les reprend dès le surlendemain, et arrive, avec des alternatives de bien et de mal, jusqu’au 3 octobre, qu’il est saisi d’un engourdissement général qui ne se dissipe que par l’approche du feu.

4 octobre. — L’Empereur rentre extrêmement fatigué ; il se met au lit, et demande qu’on le laisse en repos. Il a fait, partie à cheval, partie en calèche, une course de deux lieues et demie ; s’est reposé à Sandy-Bay-Raidge ; il est descendu chez M. Deveton, où il a déjeuné, et bu, m’a-t-il dit, trois verres de champagne. Il éprouve un violent mal de tête.

5. — L’Empereur continue à se plaindre du mal de tête ; la douleur au foie est beaucoup augmentée et s’étend jusqu’à l’épaule droite.

6, 7, 8, 9. — Le mauvais temps empêche l’Empereur de sortir en calèche. Il se promène au jardin, persiste à rester deux heures dans un bain chauffé à une température élevée. Sur mes objections, il répond que cet usage est suivi en Égypte, qu’il en a retiré les meilleurs effets. « Vos confrères ne m’épargnaient pas les remontrances. J’allais gagner la…… Que sais-je ! les maladies que je devais avoir. Eh bien ! je n’en eus point, je me portai à merveille. Mon instinct me servit mieux que la science d’Hippocrate. Ma brosse et ma flanelle se trouvèrent plus entendues que tous ses suppôts. Ceci n’est pas pour vous, docteur ; je suis plein de confiance en vos lumières ; mais j’ai mon expérience par devers moi. »

10. — L’Empereur est resté une heure dans le bain. Il a été obligé d’en sortir pour se mettre au lit ; il était si faible qu’il a éprouvé une espèce d’évanouissement.

11, 12, 13. — La santé de l’Empereur ne s’améliore pas ; les forces, au contraire, semblent aller en décroissant. Il s’est éveillé vers le milieu de la nuit avec une violente douleur de tête, et un froid glacial aux extrémités.

14. — L’Empereur s’est réveillé avec une douleur profonde dans le côté gauche de la tête. Je conseille quelques émollients, et j’insiste sur l’application des vésicatoires. « Docteur ! pas de drogues ; je vous l’ai dit bien des fois, nous sommes une machine à vivre, nous sommes organisés pour cela ; c’est notre nature. N’entrave pas la vie, laissez-la à son aise, qu’elle puisse se défendre. Notre corps est une montre qui doit aller un certain temps, l’horloger n’a pas la faculté de l’ouvrir ; il ne peut la manier qu’à tâtons et les yeux bandés. Pour une fois qu’il l’aide et la soulage, il l’endommage dix, et finit par la détruire. Vous le savez, docteur, l’art de guérir n’est autre que celui d’endormir, de calmer l’imagination. Voilà pourquoi les anciens s’étaient affublés de robes, de vêtements qui frappent et qui imposent. « Vous avez abandonné le costume, c’est à tort : vous avez mis à découvert l’imposture de Gallien, vous n’agissez plus avec la même force sur les malades. Qui sait ? si vous-même réapparaissiez tout à coup avec une perruque énorme, une toque, une queue traînante, peut-être vous prendrais-je pour le dieu de la santé, et pourtant vous n’êtes que celui des remèdes. » L’Empereur craignait que je ne revinsse à la charge ; il éludait, il plaisantait : mais la gaieté soulage aussi les maux, je l’entretins le plus qu’il me fut possible.

15. — L’Empereur a passé tranquillement la nuit dernière.

17. — L’Empereur se trouve un peu mieux ; les forces reviennent. La promenade est suivie d’un heureux résultat. Au coucher du soleil, le malade éprouve un sentiment de langueur générale, qui est dissipée par un peu de nourriture.

18. — L’Empereur est descendu, s’est promené au jardin quelques instants, et s’est remis au lit sur les huit heures.

21. — L’Empereur se trouve assez bien. Il prend un bain. Il descend au jardin, se promène en discourant sur les facilités, les obstacles qu’il avait rencontrés à l’époque du consulat. Les armées étaient découragées, rejetées sur la ligne du Var : l’ennemi touchait à la frontière, nous étions menacés d’une invasion ; mais la population courut aux armes, tout s’ébranla, nous marchâmes, et la France fut sauvée. Napoléon en trait dans les plus petits détails ; il parlait de Vallongues, de ses rapports, de l’esprit dont le Midi était animé. Le tableau s’accordait peu avec les révélations qu’un noble émigré avait faites à la tribune, et la levée de boucliers que déconcerta l’inconcevable journée de Marengo. Le marquis s’était sûrement mépris sur les nombres ; quand on a vingt-cinq mille hommes et du courage, on ne se cache pas, on n’attend pas pour sonner la charge que l’ennemi ait vidé le champ de bataille.

22. — L’Empereur se trouve beaucoup mieux. Il a repris de l’appétit, des forces, et s’est livré pendant quatre heures à un travail sérieux. Il avait retenu le grand maréchal et sa famille à dîner ; il était heureux. La douleur avait sommeillé une journée entière, elle pouvait ne pas se réveiller ; il était plein d’espérances. « Une fois rétabli, je vous rends à vos études ; vous passerez en Europe, vous publierez vos travaux ; je ne veux pas que vous vous consumiez sur cet affreux rocher. Vous m’avez dit, je crois, que vous ne connaissiez pas la France ; vous la verrez alors, vous verrez ces canaux, ces monuments dont je la couvris au temps de mon pouvoir Il n’a eu que la durée d’un éclair ; mais n’importe, il est plein, il regorge d'institutions utiles. — Immortelles, Sire ! Cherbourg, Turin, Anvers !… — J’ai mieux que cela, j’ai fait mieux ; j’ai consacré la révolution, je l’ai infusée dans nos lois. Mon code est l’ancre de salut qui sauvera la France, mon titre aux bénédictions de la postérité ; et puis, comme vous le disiez, les établissements, les fondations, Flessingue, Corfou, Ostende !… Les Alpes aplanies ! c’est là une entreprise dont le projet remonte à mon début. Je venais d’entrer en Italie, les communications avec Paris étaient longues, difficiles ; je cherchai à les rendre plus promptes ; je résolus de les ouvrir par la vallée du Rhône. Je voulais aussi rendre ce fleuve navigable, briser la roche sous laquelle il s’engouffre. J’avais envoyé des ingénieurs sur les lieux ; la dépense était modique ; je soumis le projet au Directoire ; mais les événements nous emportaient : je passai en Égypte, personne n’y pensa plus. Je le repris à mon retour ; j’avais renvoyé les avocats, je n’avais plus d’entraves : nous attachâmes nos marteaux sur les Alpes, nous exécutâmes ce que les Romains n’avaient osé tenter, nous assîmes au milieu des granits une route solide, spacieuse, à l’épreuve du temps. »

25. — L’Empereur, après avoir éprouvé une grande douleur à la région frontale, se trouve dans l’assoupissement ; il se plaint du fâcheux état de sa santé. « Est-il rien de plus déplorable que mon existence ? Ce n’est pas vivre… Ma santé ne se rétablira jamais… Je suis à bout, je le sens, et ne me fais pas illusion. »

26. — L’Empereur est plus mal qu’hier ; il est saisi d’une horripilation générale, accompagnée d’une soif ardente. Il boit de la limonade et se fait allumer un grand feu, devant lequel il cherche à se réchauffer. Ses forces sont tout à fait abattues : « Quel état est le mien, docteur ! Tout me pèse, me fatigue ; j’ai peine à me soutenir. Vous n’avez donc dans les ressources de l’art aucun moyen de ranimer le jeu de la machine ? » Je lui dis que la médecine en avait plusieurs. « Prompts, efficaces ? — Mais, Sire, le temps… — Ah ! oui, le temps. Vous amusez la douleur, et la mort la termine. »

31. — L’Empereur est encore plus mal qu’hier ; il a passé une nuit fort agitée.

1er novembre. — L’Empereur a passé une assez bonne nuit. L’estomac éprouve une distension un peu douloureuse par l’effet des gaz qui donnent lieu à de fréquents renvois insipides.

2. — 4 h. A. M. — Après un court sommeil, l’Empereur a été réveillé par une toux sèche, nerveuse, accompagnée de vomissement de matières aqueuses. Il prend quelques aliments légers.

3. — L’Empereur a passé une nuit assez tranquille.

5. — L’Empereur continue d’aller mieux, il cause, il rappelle les travaux qu’il a exécutés, les hommes qu’il a protégés en Italie. Il a ouvert des routes de Pavie à Padoue, de Padoue à Fusine, à Ponte-Longo, de Sarravalle à Bellune, à Cadore, et de Vicence à Novare. Il a creusé le port de Malomocco, desséché les vallées qui débouchent à Vérone, jeté des ponts sur l’Adige, contenu les inondations du Bacchiglione, élevé des digues, reconstruit des canaux, des aqueducs, et pourtant il n’était encore qu’au début de ce qu’il projetait pour l’Italie ; passant des choses qu’il a faites aux hommes qu’il a connus, il parle de Cesarotti dont il aimait la pompe et l’harmonie. Il l’avait aidé, secouru, comblé de biens ; nous fûmes battus ; nous devînmes odieux ; le poëte céda à l’exaspération commune et applaudit à nos revers. Cette ingratitude ne lui fit pas perdre la bienveillance de Napoléon. Un des premiers soins de ce prince, après l’incorporation de Venise, fut de le recommander à Eugène.

6. — La santé de l’Empereur continue à s’améliorer ; il passe au jardin. Il était faible, avait peine à se soutenir ; il s’assied au bout du vivier. C’était depuis quelques jours le terme de ses promenades ; il s’y établissait, y restait des heures entières, et s’amusait à suivre les mouvements des poissons. Il leur jetait du pain, étudiait leurs mœurs, et cherchait avec une véritable sollicitude les rapports qu’il y a entre eux et nous. Il nous les faisait remarquer, nous détaillait ses observations. Malheureusement ces petits animaux furent attaqués de vertiges ; ils se débattaient, flottaient sur l’eau, et périssaient l’un après l’autre. Napoléon en fut cruellement affecté. « Vous voyez bien, me dit-il, qu’il y a une fatalité sur moi. Tout ce que j’aime, tout ce qui m’attache, est aussitôt frappé : le ciel et les hommes se réunissent pour me poursuivre. » Dès lors, le temps ni la maladie ne purent le retenir, il alla chaque jour les visiter lui-même ; il me chargea de voir s’il n’y avait pas moyen de les secourir. Je ne savais d’où pouvait provenir cette mortalité singulière : j’examinai si elle ne tenait pas à l’eau ; mais l’examen tardait à l’Empereur, il m’appelait plusieurs fois le jour, et m’envoyait vérifier si d’autres avaient péri. J’allais, et j’avoue que j’éprouvais une satisfaction bien vive quand je pouvais lui annoncer que tous étaient vivants. Je vis enfin à quoi tenait l’accident qui affligeait Napoléon. Nous avions revêtu le bassin avec un mastic à base de cuivre ; il avait corrompu l’eau. Nous-retirâmes les poissons qui avaient survécu, nous les mimes dans une cuve.

11, 12. — L’Empereur est triste, abattu, il éprouve une grande prostration de forces.

14. — Après avoir pris son bain d’eau salée, l’Empereur s’est trouvé plus fort et plus dispos ; il est encore revenu sur l’Italie et s’est beaucoup étendu sur Oriani. « C’est le plus grand géomètre qu’il y ait eu. » Il l’avait accueilli, protégé, recommandé à Brune lorsqu’il partit pour l’expédition d’Égypte. Il lui avait écrit dès qu’il était entré à Milan, il avait voulu honorer dans sa personne tous ceux qui cultivaient les sciences en Italie.

Napoléon avait conservé un souvenir tout particulier de ce savant célèbre ; il en parlait souvent, et se plaisait à revenir sur les détails de la première audience qu’il lui avait donnée. Il le voyait encore ému, troublé, ébloui par l’appareil de l’état-major. Il avait eu beaucoup de peine à le calmer. « Vous êtes au milieu de vos amis ; nous honorons le savoir, nous ne voulons que lui rendre hommage. — Ah ! général, pardonnez ; tant de pompe me confond ; je n’y suis pas accoutumé. » Il se remit cependant, et eut avec Napoléon une longue conversation qui le jeta dans un étonnement dont il fut bien plus longtemps à revenir. Il ne concevait pas comment à vingt-six ans on pouvait avoir acquis tant de gloire et de science.

16. — L’Empereur descend au jardin ; il est faible, hors d’état de marcher ; je le soutiens ; il gagne un siége, et semble se remettre d’un long effort. « Docteur, me voilà donc à bout ? Plus d’énergie, plus de force, je plie sous le faix. » J’allais lui répondre, il me prévint. « Je dois guérir, n’est-ce pas ? Un médecin mourrait plutôt que de ne pas soutenir à un agonisant qu’il n’est pas malade. — Non, Sire ; mais quand la vie est encore intacte… — Elle ne l’est plus, je m’éteins ; je le sens, mon heure est sonnée. »

Il se leva, je le reconduisis. Il se met au bain où il reste une heure. L’atonie devient générale, la douleur au foie se fait sentir avec violence ; elle s’étend sur la région épigastrique.

19. — L’Empereur visite ses poissons, fait un tour dans le jardin, monte en calèche, et n’a pas gagné le parc, qu’il rentre déjà.

L’Empereur n’avait plus ni force ni énergie. Le besoin de sommeil le dominait ; il éprouvait une lassitude qu’il ne pouvait vaincre. « Docteur, quelle douce chose que le repos ! Le lit est devenu pour moi un lieu de délices, je ne l’échangerais pas pour tous les trônes du monde. Quel changement ! Combien je suis déchu ! moi, dont l’activité était sans bornes, dont la tête ne sommeillait jamais ! Je suis plongé dans une stupeur léthargique, il faut que je fasse un effort lorsque je veux soulever mes paupières. Je dictais quelquefois, sur des sujets différents, à quatre, cinq secrétaires, qui allaient aussi vite que la parole ; mais alors j’étais Napoléon, aujourd’hui je ne suis plus rien ; mes forces, mes facultés m’abandonnent ; je végète, je ne vis plus. »

20. — L’Empereur est plongé dans une tristesse profonde ; il ne prononce pas une parole.

21, 22. — L’Empereur paraît toujours livré à la même mélancolie.

28. — L’Empereur est extrêmement abattu ; il se plaint d’un violent mal de tête, d’une douleur gravative au foie, c’est son expression ; il prend de la nourriture, se trouve un peu mieux.

Il est sorti en calèche ; mais après avoir fait avec beaucoup de lenteur un tour de promenade dans le parc, il a été atteint de violentes nausées, et bientôt après il a rendu tous les aliments qu’il avait pris.

29. — L’Empereur est atteint, immédiatement après son repas, d’une toux sèche extrêmement fatigante. Il attribue cet accident à l’usage des pilules, et profite de cette occasion pour les proscrire entièrement.

30. — L’Empereur se trouve dans le même état qu’hier. Il refuse de faire usage d’aucun remède, il renonce au bain. J’essaye de combattre cette résolution. « Que voulez-vous que j’en espère ? quel bon effet puis-je en attendre ? docteur, rien d’inutile. »

1er décembre. — L’Empereur est un peu mieux, et fait de l’exercice en calèche. Je cherche à réveiller ses souvenirs, je lui parle de l’effet que produisit son retour d’Égypte. « Il est vrai, me dit-il, qu’il fut incalculable ; il rendit la confiance aux troupes, et l’espérance aux généraux qui, jugés, destitués, battus, n’aspiraient qu’à venger leurs défaites, et à échapper au joug ignominieux d’une poignée d’avocats qui perdaient la France. Je leur apparaissais comme le Messie ; chacun bénit mon arrivée ; mais celui de tous à qui elle fut le plus agréable, parce que c’était celui qu’affectaient le plus les malheurs de la patrie, fut Championnet. »

7. — L’Empereur est bien. Il s’est occupé pendant deux heures d’un travail sérieux, sans en ressentir la moindre incommodité. Comme le temps était beau, il a voulu faire un tour dans le parc en calèche découverte ; mais il a été frappé par le soleil, il est rentré extrêmement fatigué et avec une forte douleur de tête.

8. — L’Emperenr est d’une humeur sombre. Je cherche à le distraire, je lui rappelle les hommes que je sais lui être chers. Je prononce le nom de Desaix. « Desaix ! il était dévoué, généreux, tourmenté par la passion de la gloire : sa mort fut une de mes calamités. » Il s’arrêta ; je ne savais cornaient relever la conversation. Je hasardai un mot sur les victoires que ce général avait remportées dans la haute Égypte. « Il en eût remporté partout. Il était habile, vigilant, plein d’audace ; il comptait la faligue pour rien, la mort pour moins encore : il fût allé vaincre au bout de monde. Je lui avais d’ailleurs choisi des lieutenants qui allaient à sa taille. Belliard était aussi propre à l’administration qu’à la guerre ; il dirigeait les irrigations, encourageait les cultures, dispersait les beys ; il était agronome, gouverneur, capitaine, aussi redouté des mameluks qu’agréable aux cheiks. Il commandait l’avant-garde d’Alexandrie au Caire ; il eut l’initiative de toutes les privations : mais la nature l’avait doué d’un courage à toute épreuve ; le désert ne l’étonna point. Il contint la troupe qu’une foule d’autres cherchaient à soulever, et fut toujours dévoué : je savais quelles étaient sa capacité, sa constance. Je voulais l’emmener en Syrie, mais Desaix s’en défendit ; il tenait à le conserver, je le lui laissai. Ce brave Desaix ! il fut cruellement affecté des sottises du Directoire et de sa levée de boucliers. « Les revers né m’ont pas surpris, me manda-t-il lorsque je lui annonçai que la guerre s’était rallumée en Europe, mais m’ont vivement affligé. On voit bien que vous n’êtes plus dans cette Italie où vous avez eu tant de succès ; vous y retournerez, vous illustrerez la nation ; et nous, nous végéterons au milieu des Arabes. Qui connaîtra la grandeur de vos idées ? qui appréciera vos généreux desseins ? Cette guerre d’Allemagne est une horrible chose ; j’enrage de n’y être pas. Pensez du moins à nous, à notre situation, à notre passion pour la gloire ; mais, avant tout, sauvez la France. » Je ne fus pas fâché d’avoir son suffrage : je partis ; vous en savez le résultat. »

16. — L’Empereur a passé une nuit fort agitée ; il est toujours plongé dans la tristesse. Il est faible, abattu, Il voulut faire un tour dans le salon, les jambes fléchissaient sous lui ; il fut obligé de s’asseoir. « Elles sont à bout, me dit-il d’un ton peiné ; voyez-vous (il les palpait), il n’y a plus rien : c’est un squelette ! » Je m’efforçais de lui persuader que cet état de maigreur était une conséquence de la maladie, qui ne préjugeait rien sur le résultat final. « Non, docteur, tout doit avoir un terme, j’y touche ; et en vérité, je ne le regrette pas, je ne suis pas payé pour chérir la vie. >

25. — La prostration des forces est extrême ; l’Empereur a passé une nuit mauvaise, agitée.

26. — L’Empereur a passé une meilleure nuit. Il lit avec une avidité extrême les journaux arrivés d’Europe ; il apprend la mort de sa sœur, la princesse Élisa ; cette nouvelle le plonge dans la stupeur. Il était dans son fauteuil, la tête penchée, immobile, en proie au plus profond chagrin. De longs soupirs lui échappaient par intervalles ; il élevait les yeux, les baissait, me regardait de temps en temps, me fixait sans proférer un mot. A la fin il me tendit son bras. Le pouls était faible, irrégulier ; je lui conseillai de prendre un peu d’eau de fleur d’orange. Il ne parut pas m’avoir entendu. Je le pressai de sortir, d’aller respirer l’air au jardin. « Croyez-vous, me dit-il d’une voix basse et altérée, qu’il puisse me retirer de l’état d’oppression où je suis ? — Je le pense, Sire : mais je supplie Votre Majesté de faire en même temps usage de la boisson que je lui propose. » Il y consent. Les soupirs deviennent moins fréquents et moins profonds. Il éprouve un peu de hoquet : je lui présente le verre, il boit une seconde fois et se trouve soulagé. « Vous voulez donc que j’aille au jardin ? Eh bien, soit. » Il se leva avec effort et s’appuya sur mon bras. « Je suis bien faible, mes jambes chancelantes ont peine à me porter. »

La journée était magnifique, nous gagnâmes le berceau, il essaya de faire quelques pas ; mais les forces manquaient ; il fut obligé de se placer sur un siége qui se trouvait auprès de nous. « Ah, docteur ! me dit-il, comme je suIs fatigué !… Je sens que l’air que je respire me fait du bien. » Il se tut quelques instants, et reprit : « Les journaux annoncent que la princesse Élisa est morte d’une fièvre nerveuse, et qu’elle a fait Jérôme tuteur de ses enfants. Qu’est-ce que les médecins entendent par fièvre nerveuse ? » Je le lui dis. « Avez-vous connu Élisa lorsqu’elle était grande-duchesse de Toscane ? — Oui, Sire. — Elle était devenue extrêmement délicate. Elle m’assurait qu’elle eût été obligée de garder constamment le lit, si elle eût voulu s’écouter, qu’il n’y avait que sa grande activité qui pût la faire vivre. Je suis de son avis, je pense qu’une vie active est toujours favorable à la santé ; j’en ai fait l’expérience sur moi-même, et vous pouvez observer aujourd’hui les conséquences du régime contraire. Dès son enfance, Élisa fut fière, indépendante, elle nous tenait tête à tous. Elle avait de l’esprit, une activité prodigieuse, et connaissait les affaires de son cabinet, de ses États, aussi bien qu’eût pu le faire le plus habile diplomate. C’était elle qui s’occupait des relations extérieures, et quoiqu’elle se vît avec peine obligée de s’adresser à mes ministres, elle correspondait directement avec eux, leur résistait souvent, et quelquefois même me forçait de me mêler des discussions. Vive, sensible, elle était facilement émue. La moindre contrariété suffisait pour la mettre en colère, mais cette colère s’évanouissait presque aussitôt, car Élisa avait un cœur excellent, généreux, élevé. Elle aimait le luxe, elle cultivait les sciences et les arts, et avait l’ambition d’exercer une espèce de suprématie sur ses sœurs. Elle voulait être au-dessus d’elles par l’autorité, comme elle l’était par l’âge. Je ne sais à quel point on doit ajouter foi à la nouvelle de sa mort telle qu’elle est rapportée dans les journaux ; mais ce qui me parait dénué de fondement, c’est qu’elle ait chargé Jérôme de la tutelle de ses enfants. Il faudrait supposer, pour que cela fût admissible, que Baciocchi n’existe plus, ou qu’il est absent, car dans le cas contraire il est de droit leur tuteur naturel et légal. Avez-vous connu le prince Baciocchi ? — Je l’ai vu quelquefois ; mais je ne lui ai jamais parlé. — Quelle opinion avait-on de lui à Florence ? — On le regardait comme un brave homme qui s’occupait peu des affaires, et ne songeait qu’à jouir des avantages de sa situation. — On ne se trompait pas. Il a toujours beaucoup chéri la vie privée, et n’a jamais aimé à s’occuper que de lui-même. Son caractère pacifique contrastait singulièrement avec l’esprit remuant de la princesse Élisa. Savez-vous combien d’enfants elle a laissés ? — Elle eut une jolie petite fille en Toscane, un garçon dans les États Vénitiens. J’ignore si elle en a eu depuis. » L’Empereur se leva, s’appuya sur mon bras et me regardant fixement : Eh bien ! docteur, vous le voyez, Élisa vient de nous montrer le chemin ; la mort, qui semblait avoir oublié ma famille, commence à la frapper ; mon tour ne peut tarder longtemps. Docteur, vous êtes jeune, plein de santé ; mais moi ! je n’ai plus ni forces, ni activité, ni énergie, je ne suis plus Napoléon. Vous cherchez en vain à me rendre l’espérance, à rappeler la vie prête à s’éteindre. Vos soins ne peuvent rien contre la destinée ; elle est immuable, on n’appelle pas de ses décisions. La première personne de notre famille qui doit suivre Élisa dans la tombe est ce grand Napoléon, qui végète, qui plie sous le faix, et qui pourtant tient encore l’Europe en alarmes. Tout est fini, je vous le répète. »

Nous rentrâmes ; Napoléon se mit au lit. « Faites fermer mes fenêtres, docteur ; laissez-moi seul. » Il me manda plus tard ; mais il était abattu, défait, parlait de son fils, de Marie-Louise : la conversation était pénible ; je cherchai à la rompre, à lui rappeler des souvenirs qui n’alarmaient pas sa tendresse. « Je vous comprends, docteur ; eh bien ! soit, oublions, si toutefois le cœur d’un père peut oublier. »

27. — L’Empereur est plongé dans le plus grand abattement.

30. — L’Empereur est beaucoup plus mal ; il éprouve un tremblement général, de la chaleur et du froid tour à tour ; le pouls est nerveux et faible, la douleur de tête insupportable. « Eh bien ! docteur, que pensez-vous de l’état où je suis ? — Qu’il n’est pas inquiétant, qu’il s’améliore et serait bon si Votre Majesté consentait à faire usage d’un médicament d’ailleurs fort simple.— Duquel ? — Du sirop d’éther. — Qu’est-ce que du sirop d’éther. ? » Je le lui expliquai. « Quel est son effet ? » Je le lui dis. « Vous en êtes sûr ? — Oui, Sire. — Eh bien ! voyons, vite, donnez donc. » Je lui en donnai une cuillerée ; il la prit, fut soulagé ; mais elle lui laissa un arrière-goût dans la bouche : c’en fut assez, il n’en voulut plus.

31. — L’Empereur allait un peu mieux. Je le presse de prendre une nouvelle dose de sirop d’éther, il s’y refuse ; j’insiste, il s’impatiente et me dit que c’est peine perdue. « Mais, Sire, les effets en sont si sensibles. — Sensibles, assurément : je n’ai pas clos la paupière, jamais je ne passai de si mauvaise nuit. — Son action est si bénigne. — Pour les estomacs faits à la pharmacie, je le crois ; mais le mien est vierge, étranger aux remèdes. Je ne veux pas avoir deux maladies, celle de la nature et celle du médecin. »

2 janvier. — Napoléon se trouve un peu mieux. Il était dans son lit ; je voulais donner de l’air à la pièce. J’ouvre la croisée, elle m’échappe ; je cherche à la retenir, je me blesse, le sang jaillit. L’Empereur s’en aperçoit, saute à terre : « Vous avez la main déchirée ! Un médecin ! qu’on cherche un des chirurgiens anglais ! Les blessures sont dangereuses ici, vous le savez ; le moindre retard devient mortel ; allons ! qu’on coure au camp ! » La plaie était en effet assez grave ; j’avais les tendons extenseurs des trois derniers doigts presque entièrement coupés ; mais j’étais si touché de l’anxiété de l’Empereur, que je pensais bien plus à le calmer qu’à me panser moi-même. Je le fis cependant ; et me trouvai au bout de trois ou quatre jours en état de redonner mes soins à l’Empereur, qui ne cessait de me prodiguer des témoignages touchants du sollicitude.

22. — La santé de l’Empereur a fait des progrès sensibles ; ses forces sont revenues en même temps que l’appétit, il continue de faire l’exercice dans le jardin et le parc. Plusieurs fois, j’ai essayé de le décider à prendre quelques médicaments, je n’ai pu y parvenir. « Au diable votre médecine ! m’a-t-il répondu ; je vous ai déjà dit cent fois qu’elle ne me valait rien : je connais mieux que vous, et tous les médecins de l’univers, ma maladie et mon tempérament. Je suis guéri si je sue, et si les cicatrices qui sont sur ma cuisse viennent à s’ouvrir. Oui, docteur, donnez-moi la force de faire trois ou quatre lieues à cheval sans m’arrêter, et de continuer le même exercice pendant quinze ou vingt jours, et vous verrez comment je me porterai. Supposez qu’au lieu d’être Napoléon je fusse un des pauvres diables de cette île, et qu’à force de coups de bâton et de fouet sur les jambes on me fit courir et travailler comme eux, ne guérirais-je pas bien vite ? ne suerais-je pas beaucoup ? ne reprendrais-je pas mon équilibre ? ne recouvrerais-je pas la santé. » Il s’échauffait sur cette idée de la puissance extraordinaire de la volonté humaine. « Vous avez l’air de ne me pas croire, docteur ; mais voyons. Si j’avais là, devant moi, un lion, un tigre, un ours, et que je n’eusse pas d’autre moyen d’échapper que la fuite, pensez-vous que mes forces ne se ranimeraient pas tout d’un coup ? mes jambes n’obéiraient-elles pas à l’impulsion de ma volonté ? mes nerfs ne sentiraient-ils pas l’appel de la nature pour me tirer de ce danger ? Eh bien, au moment où je vous parle, je vous dirai qu’il y a en moi quelque chose qui m’électrise, et qui me fait croire que ma machine suivrait encore l’empire de mes sensations et de mes volontés. N’est-ce pas là un stimulant qui vaudrait bien la crainte des coups de fouet ? Eh bien, qu’en pensez-vous à présent, dottoraccio di capo Corso ? continua-t-il en me tirant les oreilles. N’ai-je pas raison ? » Je répondis que ses remèdes pouvaient être excellents, mais qu’il y avait aussi de quoi tuer les hommes les plus forts. L’Empereur se mit à rire. « Je suis sûr, dit-il, qu’une bonne partie de débauche remettrait l’équilibre de ma machine. Mon secret pour me guérir n’a jamais été d’avaler des drogues, mais de rester à la diète un ou deux jours, ou de faire quelque excès en opposition avec mes habitudes. Ainsi, par exemple, si j’étais en repos depuis trop longtemps, je me mettais à faire une grande course à cheval, à chasser un jour entier sans m’arrêter. Si je m’étais trop fatigué, je me tenais en repos pendant vingt-quatre heures ou davantage ; eh bien, je vous réponds que jamais mon système ne m’a manqué. La secousse que je me donnais produisait toujours un bon résultat. J’avais aussi un tempérament comme on en voit peu. Quand il me prenait envie de dormir, je dormais, quelle que fût l’heure et le lieu ; quand il m’arrivait de boire ou de manger trop, mon estomac rejetait le superflu : enfin, ma nature n’était pas celle de tous les hommes. Tout cela est perdu maintenant, je le sens bien. »

Convaincu néanmoins de l’excellence de son système, il s’avisa de mettre la chose à l’essai. Il fit seller son cheval, se mit à galoper dans les vieilles limites de Longwood, et ne fit pas moins de cinq ou six milles : il n’était accompagné que de Noverraz et de son piqueur. Mais ce rude exercice ne lui procura pas le résultat qu’il en attendait : ses sueurs ne coulèrent point, et il se trouva même assez indisposé. Il répéta trois ou quatre fois cette tentative, qui eut toujours les mêmes conséquences. « Je le vois à présent, me dit-il d’un ton affecté, mes forces m’abandonnent, la nature ne répond plus comme auparavant aux sollicitations de ma volonté, les secousses violentes ne conviennent plus à mon corps affaibli ; mais j’arriverai au but que je veux atteindre par un exercice modéré. »

23. — L’Empereur est plongé dans une profonde tristesse ; il est toujours persuadé que l’exercice le sauverait. « Si du moins je pouvais supporter la calèche ; mais les cahots me donnent des nausées et le mouvement du cheval est encore pis. — Sire, la bascule, lui dit le général Montholon, si Votre Majesté en essayait ? — Oui ! la bascule ! peut-être ; je l’éprouverai ; faites-en disposer une. » On la disposa, mais elle ne produisit aucun résultat avantageux ; il y renonça.

24.— L’Empereur est toujours fort triste ; il parle de sa santé, se plaint de faiblesse, d’irritation nerveuse. Je lui demandai son bras, il me le tendit avec indifférence : « C’est comme si un général prêtait l’oreille pour savoir comment son armée manœuvre. Eh bien ! que vous indique l’état du pouls ? — Que les forces reprennent, que Votre Majesté va se trouver mieux. — Sans doute ! tout me répugne, tout m’inspire du dégoût. Je ne puis souffrir la substance solide la plus légère, et je vais être mieux ! Docteur, ne cherchez pas à me donner le change, je sais mourir. »

25. — L’Empereur est plongé dans la mélancolie la plus profonde. Il éprouve des agitations nerveuses.

26. — L’Empereur est beaucoup mieux, aussi son humeur est-elle bien moins chagrine.

Il avait appris, quelques jours auparavant, les détails de la révolution espagnole. Cet événement n’avait pas paru le frapper beaucoup : il le prévoyait, s’était-il borné à nous dire. « Ferdinand est un homme incapable de se gouverner lui-même, et à plus forte raison de gouverner la Péninsule. Quant à la constitution des cortès, elle est en opposition avec les dogmes de la sainte alliance ; elle sape les préjugés et les intérêts des dévots, elle ne peut se soutenir longtemps. Ceux qui l’ont promulguée n’ont ni les moyens ni les forces de la faire aller. » La nouvelle des affaires de Naples produisit plus d’effet et le mit en bonne humeur. « Pour celle-là, je l’avoue, je ne m’y attendais pas. Qui jamais eût imaginé que des maccheronai voudraient singer les Espagnols ? Afficher leurs principes, rivaliser de bravoure avec eux ! » Puis, quittant la plaisanterie : « Ferdinand de Naples ne vaut pas mieux que l’autre ; mais ce n’est pas d’eux, c’est de leurs nations qu’il s’agit, et il y a entre elles une telle différence dans l’énergie, dans l’élévation des sentiments, qu’il faut que les Napolitains aient perdu la tête, ou que leur mouvement soit le prélude d’une insurrection générale ; car, en face, comme ils sont, du dominateur de l’Italie, que peuvent-ils faire s’ils ne sont soutenus par une grande nation ? S’ils le sont, j’applaudis à leur patriotisme ; mais, s’il en est autrement, que je plains mes bons, mes chers Italiens ! Ils seront décimés, sans que leur généreux sang profite au beau sol qui les a vus naître ; je les plains ! Les malheureux sont distribués par groupes, divisés, séparés par une cohue de princes, qui ne servent qu’à exciter des haines, à briser les liens qui les unissent, et les empêchent de s’entendre, de concourir à la liberté commune. C’était cet esprit de tribu que je cherchais à détruire ; c’est dans cette vue que j’avais réuni une partie de la Péninsule à la France, érigé l’autre en royaume ; je voulais déraciner ces habitudes locales, ces vues partielles, étroites ; modeler les habitants sur nos mœurs, les façonner à nos lois, puis les réunir, les constituer, les rendre à l’ancienne gloire italienne. Je me proposais de faire de ces États agglomérés une puissance compacte, indépendante, sur laquelle mon second fils eût régné. Rome en fût devenue la capitale ; je l’eusse restaurée, embellie ; j’eusse déplacé Murat. De la mer jusqu’aux Alpes, ou n’eût connu qu’une seule domination. J’avais déjà commencé l’exécution de ce plan, que j’avais conçu dans l’intérêt de la patrie italienne. On travaillait à dégager Rome de ses décombres : on desséchait les Marais Pontins ; mais la guerre, les circonstances où je me trouvais, les sacrifices que j’étais obligé de demander aux peuples, ne me permirent pas de faire ce que je voulais pour elle. Voilà, mon cher docteur, les motifs qui m’ont arrêté. C’est une faute, une grande faute ; je le sentis en 1814 ; mais l’heure des revers avait sonné, le mal était irréparable. Si je n’avais pas été pris par le temps, que j’eusse exécuté ce que je projetais, je ne serais pas tombé, je n’aurais pas été exilé à l’île d’Elbe, et encore moins jeté sur cet écueil. Ah ! docteur, quels souvenirs ! quelles époques me rappellent cette belle Italie ! Je touche encore au moment où je pris le commandement de l’armée qui la conquit. J’étais jeune ; j’avais la conscience de mes forces ; je bouillais d’entrer en lice. J’avais donné des gages, on ne contestait pas mon aptitude ; mais mon âge déplaisait à ces vieilles moustaches qui avaient blanchi dans les combats. Je m’en aperçus, et sentis la nécessité de racheter ce désavantage par une austérité de principes que je ne démentis jamais. Il me fallait des actions d’éclat pour me concilier l’affection et la confiance du soldat ; je les fis. Nous marchâmes ; tout s’éclipsa à notre approche. Mon nom était aussi cher aux peuples qu’aux soldats : ce concert d’hommages me toucha ; je devins insensible à tout ce qui n’était pas la gloire. L’air retentissait d’acclamations sur mon passage ; tout était à ma disposition, tout était à mes pieds ; mais je ne voyais que mes braves, la France et la postérité ! Les belles Italiennes eurent beau déployer leur grâce ; je fus insensible à leurs séductions : elles s’en dédommageaient avec ma suite. Une d’elles, la comtesse C…., laissa à Louis, lors que nous passâmes à Brescia, un gage de ses faveurs dont il se rappellera longtemps. »

27. — La nuit a été excessivement mauvaise. L’Empereur est dans un état de faiblesse extrême, physionomie sombre. Je hasarde une prescription, Napoléon s’impatiente, et témoigne la plus vive aversion pour toute espèce de remèdes.

Il dîne à six heures, mais il rend presque aussitôt ce qu’il a pris.

30. — L’Empereur était dans une situation déplorable ; mais la maladie ne faisait qu’exalter l’aversion qu’il avait pour les médicaments. J’avais beau combattre sa répugnance, il repoussait tout. J’étais accablé du spectacle de ce grand homme qui se consumait sous mes yeux ; la douleur de voir le remède et de ne pouvoir l’appliquer, l’amour, les regrets, tous les sentiments se disputaient mon âme ; mes forces étaient à bout. Napoléon s’en aperçut. « Vous n’êtes pas bien, me dit-il ; vous périssez, vous succombez au mal. Devez-vous aussi être victime de cet affreux climat ? Allons, du courage, je vais faire venir un médecin d’Europe, il vous aidera. » J’étais si satisfait de cette résolution, que je ne me donnai pas le loisir de peser ma réponse. « Ah ! Sire, lui répliquai-je avec émotion, hàtez-vous, pendant qu’il en est temps encore. — Qu’il en est temps ! que voulez-vous dire ? Est-ce vous ? est-ce moi ? l’un de nous doit-il mourir avant qu’il arrive ? Si c’est moi, eh bien ! à la bonne heure ; mais dans aucun cas je ne veux ni consulter ni voir les médecins anglais qui sont dans l’île. J’aime mieux souffrir que de les voir autour de moi. D’ailleurs à quoi seraient-ils bons ? J’ai mis ma confiance en vous ; vous vous intéressez à moi ; je juge de votre attachement par votre zèle ; je vous suis reconnaissant des soins que vous me prodiguez. Mais, cher docteur, si mon heure est sonnée, s’il est écrit là-haut que je dois périr, ni vous ni tous les médecins du monde ne changerez l’arrêt. » Il avait les yeux fixés au ciel, le son de sa voix était élevé, sonore ; je ne fus pas maître de mon émotion. Je me retirai, j’avais une fièvre ardente, je restai quelques jours sans pouvoir lui donner mes soins. Enfin il désira me voir ; je fis un effort, j’allai, je le trouvai dans son lit, se plaignant d’une douleur insupportable qu’il éprouvait dans l’hypocondre gauche ; il avait de la difficulté à respirer.

12 février. — L’Empereur se trouve un peu mieux.

15. — L’Empereur continue à être mieux. « Étiez-vous à Milan, docteur, lorsque j’allai prendre la couronne de fer ? — Non, Sire. — Et lorsque je fus à Venise ? — Je n’y étais pas non plus ; mais Votre Majesté venait de planter nos aigles sur la Vistule ; l’Italie était ivre de gloire, toute la population se pressait sur ses pas. — Il est vrai que je fus vivement accueilli, surtout dans les lagunes. Venise avait mis en mer toutes ses gondoles : c’étaient dés franges, des plumes, des étoffes ; tout ce qu’il y avait de beau, d’élégant était accouru à Fusine. Jamais l’Adriatique n’avait vu de cortége si pompeux. — Cette explosion était toute naturelle ; d’une main vous refouliez les Sarmates, de l’autre vous semiez les monuments, les routes, les constructions, tous les établissements utiles. Puis, votre administration était si ferme, si rapide ! — Vous avez raison : c’était une machine immense dont tous les rouages étaient parfaitement adaptés. J’en exposai le jeu et la raison au corps législatif. Je fis effet : l’Italie goûta les principes que je développai. »

19. — Depuis le 15, l’Empereur a successivement perdu et repris ses forces à divers degrés.

20. — Napoléon est exténué. « C’est donc bientôt ? — Non, Sire, l’irritation se calme. — Toujours, docteur ! quand vous lasserez-vous de promettre la santé ? — Quand elle sera venue. — En ce cas, vous promettrez longtemps. — Moins que Votre Majesté ne pense ; et, pour peu qu’elle puisse faire usage d’eaux thermales — Vous croyez qu’ils l’accordent ? — Refuser, les mettrait trop à découvert ; ce serait avouer l’assassinat. — Pauvre capocorsino ! vous ne les connaissez pas. »

Il suivait des yeux un nuage qui se dessinait au loin. « Quel effet les nuages font-ils sur nous ? quelle influence exercent-ils sur celui qui les respire ? Ils doivent amener à chaque instant une rupture d’équilibre, déterminer une contraction musculaire, une tension qui ne peut qu’être funeste, et conduire à la mort ; car enfin nous sommes soumis aux lois qui régissent les autres corps ; nous enfermons du fluide ; nous le sentons, nous l’éprouvons à ces irritations nerveuses qui marquent les temps d’orage. Placer un homme dans les nues, le faire vivre dans la sphère d’activité de ces masses qui changent, passent, reviennent à chaque instant, c’est le condamner à une série de chocs, de décompositions, qui doivent promptement épuiser la vie ; c’est le soumettre à l’énergie dévorante de l’armure de Galvani : dis-je vrai ? » J’en convins. « C’est que je suis à moitié de votre robe. Je sais presque, à ne m’y pas méprendre, ce qui doit résulter de telle ou telle situation. Un homme, par exemple, que l’on placerait dans un bain de vapeur, auquel succéderait tout à coup une chaleur excessive, éprouverait une désorganisation analogue à celle d’un corps humide qu’on expose subitement à l’action du feu. Il se déjetterait, se tourmenterait, épuiserait bientôt sa puissance et sa force : ne le pensez-vous pas ? »