Mémorial de Sainte-Hélène (1842)/Tome 2/Appendice/Joinville

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Ernest Bourdin (Tome IIp. 921-923).


N° I.


Depuis l’avis donné par monseigneur le prince de Joinville de sa relâche au Brésil au commencement de septembre, le gouvernement n’avait reçu aucune nouvelle de l’expédition ; enfin, le 30 novembre, on apprit qu’elle avait mouillé à Cherbourg le jour même, à cinq heures du matin, après une heureuse traversée. Le lendemain, 1er décembre, on reçut les rapports suivants :


RAPPORT
DE MONSEIGNEUR LE PRINCE DE JOINVILLE AU MINISTRE DE LA MARINE..


En rade de Cherbourg, 30 novembre 1840.


« Monsieur le ministre,

» Ainsi que j’ai eu l’honneur de vous l’annoncer, je suis parti le 14 septembre de la baie de Tous-les-Saints, j’ai prolongé la côte du Brésil avec des vents d’est qui, ayant hâlé le nord-est et le nord, m’ont permis d’atteindre promptement le méridien de Sainte-Hélène, sans que j’aie eu à dépasser le parallèle de 28 degrés sud. Arrivé sur ce méridien, des calmes et des folles-brises m’ont causé quelque retard. Le 8 octobre, je mouillais sur la rade de James-Town.

« Le brick l’Oreste, détaché par M. le vice-amiral de Mackau pour remettre à la Belle-Poule un pilote de la Manche, était arrivé la veille. Ce bâtiment ne m’apportant aucune instruction nouvelle, je me suis occupé immédiatement des ordres que j’avais précédemment reçus.

« Mon premier soin a été de mettre M. de Chabot, commissaire du roi, en rapport avec M. le général Middlemore, gouverneur de l’île. Ces messieurs avaient à régler, selon leurs instructions respectives, la manière dont il devait être procédé à l’exhumation des restes de l’Empereur, et à leur translation à bord de la Belle-Poule. L’exécution des projets arrêtés fut fixée au 15 octobre.

« Le gouverneur voulut se charger de l’exhumation et de tout ce qui devait avoir lieu sur le territoire anglais. Pour moi, je réglai les honneurs à rendre, dans les journées du 15 et du 16, par la division placée sous mes ordres. Les navires du commerce français, la Bonne-Aimée, capitaine Gallet, et l’Indien, capitaine Truquetil, s’associèrent à nous avec empressement.

« Le 15, à minuit, l’opération a été commencée en présence des commissaires français et anglais, M. de Chabot et le capitaine Alexander R. E. Ce dernier dirigeait les travaux. M. de Chabot, rendant au gouvernement un compte circonstancié des opérations dont il a été le témoin, je crois pouvoir me dispenser d’entrer dans les mêmes détails ; je me bornerai à vous dire qu’à dix heures du matin le cercueil était à découvert dans la fosse. Après l’en avoir retiré intact, on procéda à son ouverture, et le corps fut trouvé dans un état de conservation inespéré. En ce moment solennel, à la vue des restes si reconnaissables de celui qui fit tant pour la gloire de la France, l’émotion fut profonde et unanime.

« A trois heures et demie, le canon des forts annonçait à la rade que le cortége funèbre se mettait en marche vers la ville de James-Town. Les troupes de la milice et de la garnison précédaient le char, recouvert du drap mortuaire, dont les coins étaient tenus par les généraux Bertrand et Gourgaud, et par MM. de Las-Cases et Marchand ; les autorités et les habitants suivaient en foule. Sur la rade, le canon de la frégate avait répondu à celui des forts, et tirait de minute en minute ; depuis le matin, les vergues étaient en pantenne, les pavillons à mi-mât, et tous les navires français et étrangers s’étaient associés à ces signes de deuil. Quand le cortége a paru sur le quai, les troupes anglaises ont formé la haie, et le char s’est avancé lentement vers la plage.

« Au bord de la mer, là où s’arrêtaient les lignes anglaises, j’avais réuni autour de moi les officiers de la division française. Tous en grand deuil et la tête découverte, nous attendions l’approche du cercueil ; à vingt pas de nous, il s’est arrêté, et le général gouverneur, s’avançant vers moi, m’a remis, au nom de son gouvernement, les restes de l’empereur Napoléon.

« Aussitôt le cercueil a été descendu dans la chaloupe de la frégate, disposée pour le recevoir, et là encore l’émotion a été grave et profonde ; le vœu de l’Empereur mourant commençait à s’accomplir : ses cendres reposaient sous le pavillon national.

« Tout signe de deuil a été des lors abandonné ; les mêmes honneurs que l’Empereur aurait reçus de son vivant ont été rendus à sa dépouille mortelle ; et c’est au milieu des salves des navires pavoisés, avec leurs équipages rangés sur les vergues, que la chaloupe, escortée par les canots de tous les navires, a pris lentement le chemin de la frégate.

« Arrivé à bord, le cercueil a été reçu entre deux rangs d’officiers sous les armes, et porté sur le gaillard d’arrière, disposé en chapelle ardente. Ainsi que vous me l’avez prescrit, une garde de soixante hommes, commandés par le plus ancien lieutenant de la frégate, rendait les honneurs. Quoiqu’il fût déjà tard, l’absoute fut dite, et le corps resta ainsi exposé toute la nuit : M. l’aumônier et un officier ont veillé près de lui.

« Le 16, à dix heures du matin, les officiers et équipages des navires de guerre et de commerce français étant réunis à bord de la frégate, un service funèbre solennel fut célébré ; on descendit ensuite le corps dans l’entre-ponts, où une chapelle ardente avait été préparée pour le recevoir.

« A midi, tout était terminé, et la frégate en appareillage ; mais la rédaction des procès-verbaux a demandé deux jours, et ce n’est que le 18 au matin que la Belle-Poule et la Favorite ont pu mettre sous voiles ; l’Oreste, parti en même temps, a fait route pour sa destination.

« Après une traversée heureuse et facile, je viens de mouiller sur rade de Cherbourg, à cinq heures du matin.

« Veuillez, amiral, recevoir l’assurance de mon respect.

« Le capitaine de la Belle-Poule,
« Signé : F. D’orléans. »