Ménexène (trad. Méridier)

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Traduction par Louis Méridier.
Texte établi par Louis MéridierLes Belles Lettres (Œuvres complètes de Platon, tome V, 1re  partiep. 83-105).

MÉNEXÈNE

[ou Oraison funèbre ; genre moral.]


SOCRATE MÉNEXÈNE

Préambule.

Socrate. — 234 D’où vient Ménexène ? De l’agora ?

Ménexène. — De l’agora, Socrate, et de la salle du Conseil.[1]

Socrate. — Qu’as-tu à faire au juste avec la salle du Conseil ? Évidemment tu te crois parvenu au terme de l’éducation et de la haute culture ; et, persuadé que tu en es désormais capable, tu songes à te tourner vers les occupations supérieures ; tu entreprends, homme admirable, de nous gouverner, nous tes aînés, malgré ton âge, pour que b votre maison ne cesse de donner en toute occasion un gardien[2] à nos intérêts ?

Ménexène. — Avec ta permission et ton conseil, Socrate, exercer le pouvoir sera mon ambition ; autrement, non. Mais si je suis allé aujourd’hui à la salle du Conseil, c’était sur la nouvelle que les Conseillers s’apprêtaient à choisir l’orateur du discours funèbre ; car ils vont, tu le sais, organiser des funérailles.

Socrate. — Parfaitement. Mais qui a-t-on choisi ?

Ménexène. — Personne ; on a remis l’affaire à demain. Je crois pourtant que le choix se portera sur Archinos ou Dion.


Prestige de l’oraison funèbre.

Socrate. — c Ma foi ! Ménexène, il paraît y avoir bien des avantages à mourir à la guerre. On obtient une belle et magnifique sépulture, même si l’on a fini ses jours dans la pauvreté ; et des éloges, même si l’on est sans valeur, vous sont donnés en outre par de doctes personnages, qui louent non pas à l’aventure, mais dans des discours préparés de longue main. Leurs louanges sont si belles qu’à citer sur chacun les qualités qui lui appartiennent et celles qui lui sont étrangères, 235 avec la parure d’un magnifique langage, ils ensorcellent nos âmes. Ils célèbrent la cité de toutes les manières ; les morts de la guerre, tous les ancêtres qui nous ont précédés, et nous-même encore vivants, nous sommes glorifiés par eux[3] de telle sorte que, pour ma part, Ménexène, je me sens, devant leurs éloges, les dispositions les plus nobles ; chaque fois, je reste là sous le charme[4] à les écouter, me figurant instantanément être devenu b plus grand, plus noble et plus beau. Et, suivant mon habitude, je suis toujours accompagné d’étrangers, qui écoutent le discours avec moi ; à leurs yeux j’acquiers sur-le-champ plus de dignité. Car ils me paraissent éprouver ces mêmes impressions envers moi comme envers le reste de la cité ; ils la jugent plus admirable qu’auparavant, à la parole persuasive de l’orateur. Et moi, je conserve cette dignité plus de trois jours[5] : les paroles et le ton[6] de l’orateur c pénètrent dans mon oreille avec une telle résonance[7] que c’est à peine si le quatrième ou le cinquième jour je reviens à moi et prends conscience de l’endroit où je suis ; jusque-là, peu s’en faut que je ne croie habiter les îles des Bienheureux[8] ; tant nos orateurs sont habiles !

Ménexène. — Tu ne perds aucune occasion, Socrate, de plaisanter les orateurs. Mais aujourd’hui, à mon avis, le personnage désigné aura fort peu de matière ; c’est tout soudainement que le choix[9] a été décidé, si bien que l’orateur sera probablement réduit à une espèce d’improvisation.


Facilité du genre.

Socrate. — Comment cela, mon bon ? d Chacun de ces gens-là a des discours tout prêts, et d’ailleurs l’improvisation elle-même, en pareille matière, n’a rien de difficile. S’il s’agissait de louer des Athéniens devant des gens du Péloponnèse, ou des Péloponnésiens devant des gens d’Athènes, il faudrait un bon orateur pour persuader l’auditoire et obtenir du renom. Mais quand on entre en lice devant ceux-là mêmes dont on fait l’éloge, il n’est point malaisé de passer pour un bon orateur.

Ménexène. — Tu ne le crois pas, Socrate ?

Socrate. — Certes non, par Zeus !

Ménexène. — Te croirais-tu capable de prendre toi-même la parole, s’il le fallait et que tu fusses choisi par le Conseil ?

Socrate. — e Moi aussi, bien sûr, Ménexène, il ne serait point surprenant que je fusse en état de parler. J’ai la chance d’avoir pour maître une femme des plus distinguées dans l’art oratoire. Entre beaucoup de bons orateurs qu’elle a formés, il y en a même un qui est le premier de la Grèce, Périclès, fils de Xanthippe.

Ménexène. — Qui est-ce ? À coup sûr, c’est Aspasie que tu veux dire ?


Aspasie, professeur d’éloquence.

Socrate. — C’est elle, en effet ; ajoute Connos, fils de Métrobios : voilà mes deux maîtres, l’un 236 de musique, l’autre d’éloquence. Qu’un homme ainsi dressé soit habile à la parole, rien d’étonnant. Mais n’importe qui, même avec une éducation inférieure à la mienne, formé à la musique par Lampros, et à l’éloquence par Antiphon de Rhamnonte[10], serait pourtant capable, lui aussi, en louant des Athéniens à Athènes, d’acquérir du renom.

Ménexène. — Et qu’aurais-tu à dire, s’il te fallait parler ?

Socrate. — De mon propre fonds, je ne tirerais probablement rien. Mais, pas plus tard qu’hier, j’écoutais Aspasie b faire toute une oraison funèbre sur le même sujet. Elle avait appris, comme tu le dis toi-même, que les Athéniens allaient choisir l’orateur. Là-dessus, elle développa sur-le-champ devant moi une partie de ce qu’il fallait dire ; quant au reste, elle y avait déjà réfléchi, au moment, je suppose, où elle composait l’oraison funèbre prononcée par Périclès, et c’était des rognures de ce discours qu’elle soudait ensemble.

Ménexène. — Te rappellerais-tu ce que disait Aspasie ?

Socrate. — Autrement, je serais bien coupable ; j’apprenais de sa bouche, et j’ai failli recevoir c des coups parce que j’oubliais.

Ménexène. — Qu’attends-tu donc pour l’exposer ?

Socrate. — Prends garde que mon maître ne se fâche contre moi, si je divulgue son discours !

Ménexène. — Ne crains rien, Socrate, et parle. Tu me feras le plus grand plaisir, que ce soit d’Aspasie ou de tout autre que tu veuilles rapporter les propos. Parle seulement.

Socrate. — Mais peut-être vas-tu rire de moi, si je te parais, vieux comme je suis, m’adonner encore au badinage.

Ménexène. — Point du tout, Socrate. Parle, de toute façon.

Socrate. — Eh bien, assurément il me faut te complaire ; au point que si tu m’invitais à d quitter mon manteau pour danser[11], je serais presque disposé à te faire ce plaisir, puisqu’aussi bien nous sommes seuls. Écoute donc. Commençant son discours par les morts eux-mêmes, elle s’exprimait, si je ne me trompe, de la manière suivante :


Le discours d’Aspasie.
Exorde.

En ce qui concerne les actes[12], ceux-ci ont reçu les égards qui leur étaient dus, et, après les avoir obtenus, ils font le voyage fatal, accompagnés à la tombe par le cortège public de la cité, et par le cortège privé de leurs proches. En ce qui regarde la parole, l’hommage qu’il reste à leur accorder, la loi nous prescrit de le rendre à ces hommes, e et c’est un devoir[13]. Les belles actions, en effet, grâce à un beau discours, valent à leurs auteurs le souvenir et l’hommage de l’auditoire. Il faut donc un discours capable de fournir aux morts une glorification suffisante, et aux vivants des recommandations bienveillantes, en exhortant descendants et frères à imiter la vertu de ces hommes, et aux pères, aux mères, aux ascendants plus lointains, s’il en reste encore, en donnant à ceux-là des consolations. Quel discours découvrir 237 qui ait ce caractère ? Par où commencer dignement l’éloge de braves, qui, vivants, faisaient par leur vertu la joie des leurs, et qui ont acheté de leur mort le salut des vivants ? Je crois nécessaire de suivre l’ordre de la nature, qui a fait d’eux des gens de cœur, en réglant sur lui mon éloge. Gens de cœur, ils le furent, parce qu’ils avaient pour pères des gens de cœur. Célébrons donc d’abord leur bonne naissance ; en second lieu, la nourriture et l’éducation qu’ils ont reçues. b Faisons voir ensuite l’accomplissement de leurs exploits, en montrant que son éclat fut digne de ces avantages.


L’éloge : glorification de l’Attique

Cette bonne naissance a eu pour premier fondement l’origine de leurs ancêtres, qui, au lieu d’être des immigrés et de faire de leurs descendants des métèques dans le pays où ils seraient eux-mêmes venus du dehors, étaient des autochtones[14], habitant et vivant vraiment dans leur patrie, nourris, non comme les autres, par une marâtre, mais par la terre maternelle qu’ils habitaient, et c qui ont permis à leurs fils de reposer morts, aujourd’hui, dans les lieux familiers de celle qui les mit au monde, les nourrit et leur offrit son sein. Rien n’est donc plus juste que de rendre un premier hommage à leur mère elle-même : il se trouve en même temps que c’est aussi un hommage rendu à leur bonne naissance.

Notre pays mérite les louanges de tous les hommes et non pas seulement les nôtres, pour bien des raisons diverses, dont la première et la plus grande est qu’il a la chance d’être aimé des dieux. Notre affirmation est attestée par la querelle et le jugement des divinités d qui se disputèrent pour lui[15]. Ce pays qui a obtenu l’éloge des dieux, comment n’aurait-il pas justement celui de l’humanité tout entière ? Un second éloge lui serait encore dû : au temps lointain où toute la terre produisait et faisait croître des êtres de toute sorte, bêtes et plantes, la nôtre s’est montrée vierge et pure de bêtes sauvages ; et parmi les êtres vivants elle a choisi pour elle et mis au monde l’homme, qui par l’intelligence s’élève au-dessus des autres, et reconnaît seul une justice et des dieux. Une preuve bien forte e vient appuyer la thèse que cette terre a enfanté les ancêtres de ces morts, qui furent aussi les nôtres. Tout être qui enfante porte en soi la nourriture appropriée à son enfant, et c’est par où la véritable mère se distingue clairement de celle qui ne l’est pas : celle-ci en prend frauduleusement le nom, si elle n’a pas en elle la source qui doit nourrir l’enfant. Or, celle qui est à la fois notre terre et notre mère fournit là une preuve décisive qu’elle a donné le jour à des hommes : seule en ce temps-là, et la première, elle a porté une nourriture faite pour l’homme, 238 le fruit du blé et de l’orge[16], qui procure au genre humain le plus beau et le meilleur des aliments, montrant ainsi qu’elle avait vraiment elle-même donné le jour à cet être. Or c’est pour la terre plus encore que pour la femme qu’il convient d’accepter pareilles preuves ; car ce n’est pas la terre qui a imité la femme dans la conception et l’enfantement, mais la femme qui a imité la terre. Et ce fruit-là, loin de se le réserver jalousement, elle l’a distribué aux autres. Plus tard, c’est l’huile, renfort contre les fatigues, qu’elle a fait naître et produit pour ses fils ; et, après les avoir nourris et élevés jusqu’à b la jeunesse, pour leur donner des chefs et des éducateurs, elle a introduit les dieux chez elle. Leurs noms doivent être passés sous silence[17] en un pareil moment [car nous les connaissons] ; ce sont eux qui ont organisé notre vie en vue de l’existence quotidienne, nous formant aux arts avant les autres hommes, et, pour la défense du territoire, nous enseignant l’acquisition et l’usage des armes.


Le régime démocratique.

Avec cette naissance et cette éducation, les ancêtres de ces morts vivaient sous le régime politique qu’ils avaient organisé pour leur usage, et qu’il convient de rappeler brièvement. c C’est en effet le régime politique qui forme les hommes : de braves gens, s’il est bon, des méchants, s’il est le contraire. Que nos devanciers ont été nourris sous un bon gouvernement, il importe de le montrer : c’est à lui qu’ils ont dû leur vertu, comme les hommes d’aujourd’hui dont font partie les morts ici présents. Car c’était alors le même régime que de nos jours, le gouvernement de l’élite, qui nous régit aujourd’hui, et qui toujours, depuis cette époque lointaine, s’est maintenu la plupart du temps. Celui-ci ci l’appelle démocratie, celui-là de tel autre nom qu’il lui plaît ; mais c’est d en réalité le gouvernement de l’élite avec l’approbation de la foule. Des rois, nous en avons toujours[18] : tantôt ils ont tenu ce titre de leur naissance, et tantôt de l’élection ; mais le pouvoir dans la cité appartient pour la plus grande part à la foule ; charges et autorité sont données par elle à ceux qui chaque fois ont paru être les meilleurs. Ni l’infirmité, ni la pauvreté, ni l’obscurité de la naissance ne sont pour personne une cause d’exclusion, non plus que les avantages contraires un titre d’honneur, comme c’est le cas dans d’autres villes. Il n’est qu’une règle : l’homme réputé capable ou honnête a l’autorité et les charges ; et la cause de ce régime politique e est chez nous l’égalité de naissance. Les autres cités sont constituées par des populations de toute provenance, et formées d’éléments inégaux, d’où résulte chez elles l’inégalité des gouvernements, tyrannies et oligarchies ; les gens y vivent, un petit nombre en regardant le reste comme des esclaves, la plupart en tenant les autres pour des maîtres. Nous et les nôtres, 239 tous frères nés d’une même mère, nous ne nous croyons pas les esclaves ni les maîtres les uns des autres, mais l’égalité d’origine, établie par la nature, nous oblige à rechercher l’égalité politique établie par la loi, et à ne céder le pas les uns aux autres qu’au nom d’un seul droit, la réputation de vertu et de sagesse.


Exploits d’Athènes. La puissance perse.

Voilà pourquoi les pères de ces morts, qui sont aussi les nôtres, et ces morts eux-mêmes, nourris dans une entière liberté et doués d’une bonne naissance, ont fait briller aux yeux de tous les hommes, en particulier comme en public, tant de nobles actions, se croyant tenus b de combattre, dans l’intérêt de la liberté, contre les Grecs pour la défense des Grecs et contre les Barbares pour la défense de la Grèce entière. Eumolpe, les Amazones, d’autres encore avant eux, avaient envahi le territoire : comment ils se défendirent, et comment ils défendirent les Argiens contre Thèbes et les Héraclides contre Argos, le temps me manque pour le raconter dignement, et d’ailleurs les poètes ont déjà chanté magnifiquement en vers et signalé leur valeur à tout le monde ; si donc c nous entreprenions à notre tour de glorifier en simple prose les mêmes sujets, peut-être paraîtrions-nous n’occuper que le second rang. C’est pourquoi je me propose de laisser de côté ces exploits, puisqu’aussi bien ils ont déjà leur récompense ; mais ceux dont un poète n’a pas encore tiré un renom digne d’un si digne sujet, et qui offrent une matière encore vierge[19], voilà ceux que je crois devoir rappeler, en en faisant l’éloge et en leur servant d’entremetteur auprès d’autres, pour qu’ils les mettent dans des chants et les autres genres de poèmes avec l’éclat convenable aux hommes qui les ont accomplis. Des exploits dont je parle voici les premiers. Les Perses, d maîtres de l’Asie et en train d’asservir l’Europe, furent arrêtés par les fils de cette terre, par nos pères, qu’il est juste et nécessaire de mentionner d’abord pour louer leur valeur. Il faut la voir, si l’on veut en faire dignement l’éloge, en se transportant par la parole au temps où l’Asie entière était pour la troisième fois asservie à un roi. Le premier, Cyrus, après avoir affranchi les Perses, avait dans sa superbe asservi à la fois ses propres concitoyens et leurs maîtres, e les Mèdes, et mis sous son autorité le reste de l’Asie jusqu’à l’Égypte[20] ; son fils avait mis sous la sienne l’Égypte et la Libye aussi loin qu’il pouvait les envahir[21] ; le troisième, Darius, étendit sur terre jusqu’aux Scythes les bornes de son empire[22] ; ses vaisseaux le rendaient maître de la mer et des îles, si bien que nul 240 n’osait lui tenir tête. Et les volontés de tout le genre humain se trouvaient réduites en servitude, tant l’empire perse avait courbé sous l’esclavage de peuples grands et belliqueux !


Marathon.

Or Darius nous accusa, nous et les Érétriens, de machinations contre Sardes. Sous ce prétexte, il envoya cinq cent mille hommes sur des transports et des navires de guerre, et trois cents vaisseaux sous le commandement de Datis[23], avec l’ordre de ramener les Érétriens et les Athéniens, s’il voulait garder b sa propre tête. Datis, ayant fait voile vers Érétrie contre des hommes qui étaient alors en Grèce parmi les plus réputés dans l’art de la guerre, et se trouvaient en nombre, les soumit en trois jours, et fouilla tout leur pays, pour n’en laisser échapper aucun, de la manière suivante : arrivés aux frontières d’Érétrie, ses soldats firent la chaîne d’une mer à l’autre en se tenant par la main, et traversèrent ainsi tout le territoire pour pouvoir c dire au Grand Roi que nul ne leur avait échappé[24]. C’est dans ce même dessein que d’Érétrie il débarquèrent à Marathon, croyant bien facile de ramener aussi les Athéniens, après les avoir ployés sous le même joug que les gens d’Érétrie. De ces entreprises l’une était déjà exécutée et l’autre en voie de s’accomplir sans qu’aucun des Grecs[25] fût venu au secours d’Érétrie ni d’Athènes[26], à l’exception des Lacédémoniens (encore ceux-ci arrivèrent-ils le lendemain de la bataille[27]) ; tous les autres, frappés de crainte, se tenaient cois, d heureux de leur sécurité présente. Qu’on se transporte à ce moment-là : on pourra connaître ce qu’étaient les vaillants qui reçurent à Marathon le choc des forces barbares, châtièrent leur insolence et dressèrent, les premiers, un trophée sur les Barbares : ils ouvrirent la voie aux autres, en leur enseignant que la puissance perse n’était pas invincible et qu’il n’est nombre ni richesse qui ne le cède à la valeur. Pour moi, je le déclare, ces hommes-là e furent les pères, non seulement de nos personnes, mais de notre liberté et de celle de tous les habitants qui peuplent ce continent. Car c’est les yeux fixés sur cette grande œuvre que, les batailles livrées plus tard, les Grecs osèrent les risquer pour leur salut, à l’école des hommes de Marathon.


Artémision et Salamine.

Le premier prix, c’est donc à ceux-là que notre discours doit l’attribuer ; le second, aux 241 vainqueurs des batailles navales de Salamine et d’Artémision. De ces hommes on aurait bien des exploits à conter, et les assauts qu’ils soutinrent sur terre et sur mer, et la défense qu’ils y opposèrent ; mais ce qui, chez eux aussi, me paraît être le plus beau titre de gloire, je le rappellerai en disant qu’ils ont parachevé l’œuvre de Marathon. Ceux de Marathon s’étaient bornés à faire voir aux Grecs que sur terre il était possible avec une poignée d’hommes b de repousser une foule de Barbares ; mais avec des navires, on ne savait encore ; les Perses passaient pour être invincibles sur mer par le nombre, la richesse, la science et la vigueur. Voici donc ce qu’il faut louer dans les hommes qui combattirent alors sur mer : c’est d’avoir dissipé cette seconde crainte des Grecs, et mis fin à l’effroi que leur inspirait la multitude des vaisseaux et des hommes. Il en résulte donc que les uns et les autres, soldats de Marathon et marins de Salamine, c firent l’éducation des autres Grecs : sur terre et sur mer, ils leur apprirent et les habituèrent à ne pas redouter les Barbares.


Platées.

Le troisième, pour le nombre et la valeur[28], des exploits qui assurèrent le salut de la Grèce fut, je le déclare, celui de Platées, commun cette fois aux Lacédémoniens et aux Athéniens. Le péril le plus grand et le plus redoutable, à eux tous ils le repoussèrent, et c’est cette vaillance qui aujourd’hui leur vaut nos éloges comme d elle leur vaudra dans l’avenir ceux de la postérité. Mais ensuite, bien des cités grecques restaient encore aux côtés du Barbare, et l’on annonçait que le Grand Roi lui-même méditait une nouvelle entreprise contre la Grèce. Nous avons donc le devoir de rappeler aussi ceux qui complétèrent les exploits de leurs prédécesseurs, et achevèrent l’œuvre de salut en purgeant et en débarrassant la mer de toute la gent barbare. C’étaient les combattants sur mer e de l’Eurymédon[29], les soldats qui firent campagne contre Cypre[30], ceux qui cinglèrent vers l’Égypte et vers bien d’autres contrées. Il faut rappeler leur souvenir, et leur savoir gré d’avoir obligé le Grand Roi, pris de peur, à se préoccuper de son propre salut, au lieu de machiner la ruine de la Grèce.


Luttes contre la Grèce.

C’est ainsi que notre cité tout entière vint à bout de cette guerre soutenue 242 contre les Barbares pour son propre salut et pour celui des autres peuples de même langue. Mais la paix une fois faite, alors que notre cité était dans sa gloire, elle essuya le sort que les hommes se plaisent à infliger au succès : d’abord la rivalité ; puis, à la suite de la rivalité, l’envie ; et c’est ainsi que notre cité fut malgré elle mise en guerre avec la Grèce. Là-dessus, les hostilités ayant éclaté, ils en vinrent aux mains à Tanagra[31] avec les Lacédémoniens, en combattant pour la liberté des Béotiens. b La lutte resta incertaine, mais l’acte suivant fut décisif ; l’ennemi se retira et partit, abandonnant ceux qu’il secourait ; les nôtres, vainqueurs au bout de trois jours à Œnophytes, ramenèrent d’exil, conformément à la justice, les bannis injustement chassés. Ceux-là furent les premiers, après les guerres médiques, à défendre contre des Grecs la liberté grecque ; ils se conduisirent en hommes de cœur, et après avoir affranchi ceux c qu’ils secouraient, ils furent, les premiers, déposés dans ce monument avec les honneurs publics.


La guerre du Péloponnèse.

Plus tard, la guerre étant devenue générale, quand tous les Grecs marchèrent contre notre pays et le ravagèrent, payant indignement à notre cité leur dette de reconnaissance, les nôtres les vainquirent en un combat naval et capturèrent leurs chefs, les Lacédémoniens, à Sphactérie. Ils pouvaient les mettre à mort : ils les épargnèrent, les rendirent et firent d la paix, estimant que contre des frères de race la guerre doit s’arrêter à la victoire, et ne pas sacrifier au ressentiment particulier d’une cité l’intérêt de la communauté grecque, tandis que contre les Barbares elle doit être poursuivie jusqu’à leur destruction. Ils sont donc dignes d’éloge, les hommes qui reposent ici après avoir soutenu cette guerre : à qui pouvait prétendre que, dans la guerre précédente contre les Barbares, d’autres étaient supérieurs aux Athéniens, ils firent voir la fausseté de cette contestation. e Ils montrèrent alors, en triomphant par les armes de la Grèce soulevée contre eux, en s’emparant des chefs du reste de la Grèce, que ceux avec qui ils avaient jadis vaincu les Barbares par leurs forces communes, ils savaient les vaincre par leurs propres forces.


L’expédition de Sicile.

Une troisième guerre éclata après cette guerre imprévue et terrible, où périrent bien des braves qui reposent ici ; beaucoup d’entre eux tombèrent dans les parages de la Sicile, après avoir élevé une foule de trophées, pour défendre 243 la liberté des Léontins qu’ils étaient allés secourir, fidèles aux serments prêtés, en cinglant vers ces contrées lointaines ; mais comme, paralysée par la longueur de la traversée, la cité ne pouvait leur venir en aide, ils durent pour cette raison renoncer à la lutte et connaître les revers. Mais leurs adversaires, même après les avoir combattus, ont plus d’éloges pour leur modération et leur valeur que pour les autres leurs propres amis. Beaucoup moururent aussi dans les batailles navales de l’Hellespont[32], après avoir, en un seul jour[33], capturé b tous les vaisseaux ennemis, et triomphé de beaucoup d’autres. Mais j’ai rappelé le caractère terrible et imprévu de cette guerre : je veux dire que les autres Grecs en vinrent à un tel degré de jalousie contre la cité qu’il osèrent négocier avec leur pire ennemi, le Grand Roi ; celui qu’ils avaient chassé en commun avec nous, par une démarche séparée ils le ramenèrent, lui Barbare, contre des Grecs[34], et coalisèrent contre la cité tous les Grecs et les Barbares. C’est alors c qu’on vit briller l’énergie et la valeur de la cité. Pendant qu’ils la croyaient entièrement défaite, et que sa flotte restait bloquée à Mytilène, les nôtres, avec un renfort de soixante vaisseaux où ils s’embarquèrent eux-mêmes, montrèrent, de l’aveu de tous, une vaillance accomplie ; ils vainquirent leurs ennemis[35], délivrèrent leurs amis ; mais, victimes d’un sort immérité, leurs corps ne purent être recueillis en mer pour reposer ici. Ils ont droit à un souvenir et un éloge éternels : d c’est par leur valeur que nous gagnâmes non seulement cette bataille navale, mais le reste de la guerre. Grâce à eux, notre cité acquit cette réputation qu’elle ne saurait jamais être défaite, même par l’univers entier : réputation méritée, car ce sont nos propres divisions, non les armes d’autrui, qui triomphèrent de nous. Invaincus, nous le restons aujourd’hui encore devant ces ennemis : c’est nous-mêmes qui avons remporté sur nous la victoire ; c’est par nous-mêmes que nous avons été vaincus.


La guerre civile.

Quand ensuite le calme eut été rétabli, e et la paix faite avec les autres, la guerre civile fut conduite chez nous de telle sorte que, si le destin condamnait l’humanité aux dissensions, nul ne souhaiterait voir sa propre cité subir autrement cette épreuve. Du côté du Pirée comme de la ville, quel empressement fraternel mirent nos concitoyens à se mêler entre eux, et contre toute attente, avec les autres Grecs[36] ; quelle modération à terminer la guerre contre ceux d’Éleusis ! 244 Et tout cela n’eut d’autre cause que la parenté réelle, qui produit, non point en paroles mais en fait, une amitié solide, fondée sur la communauté de race. Il faut encore se souvenir de ceux qui dans cette guerre moururent victimes les uns des autres, et les réconcilier comme nous le pouvons, par des prières et des sacrifices, dans les cérémonies de ce genre, en invoquant leurs maîtres[37] puisque nous aussi nous nous sommes réconciliés. Car ce n’est point la méchanceté ni la haine qui leur fit porter la main les uns sur les autres, b mais le malheur des temps. Nous-mêmes, nous en sommes témoins, nous les vivants : de même race qu’eux, nous nous pardonnons mutuellement ce que nous avons fait et ce que nous avons souffert.


Nouvelles dispositions d’Athènes.

Quand ensuite la paix se fut entièrement rétablie chez nous, notre cité se tint tranquille. Si elle pardonnait aux Barbares de lui avoir pleinement rendu le mal qu’elle leur avait fait amplement, elle s’indignait contre les Grecs au souvenir de la reconnaissance dont c ils avaient payé tant de bons offices, de concert avec les Barbares, en lui enlevant la flotte[38] qui jadis les avait sauvés, et en abattant les murailles que nous avions sacrifiées[39] pour empêcher la chute des leurs. Résolue à ne plus défendre les Grecs de la servitude, ni contre eux-mêmes ni contre les Barbares, c’est dans ces dispositions qu’elle vivait. Devant cet état d’esprit, les Lacédémoniens nous crurent abattus, nous, les soutiens de la liberté, et, s’attribuant désormais le rôle de réduire les autres en esclavage, ils agirent d en conséquence.


Athènes et le Grand-Roi.

À quoi bon m’étendre davantage ? Ils ne concernent pas un passé lointain ni d’autres hommes que nous, les événements qui suivirent et dont je pourrais parler. Nous-mêmes, nous savons quel saisissement d’effroi fit recourir à notre cité les premiers des Grecs, Argiens, Béotiens et Corinthiens. Fait merveilleux entre tous : le Grand Roi lui-même en vint à ce point de détresse que, par un revirement de la situation, il ne trouva son salut nulle part ailleurs qu’en cette ville dont il poursuivait l’anéantissement e avec tant d’ardeur. Et précisément, si l’on voulait élever contre notre cité un grief légitime[40], on ne pourrait avec raison lui faire qu’un reproche, celui d’être en toute circonstance trop pitoyable et de se mettre au service du faible. C’est ainsi qu’en ce temps-là, elle ne put tenir bon ni garder jusqu’au bout sa résolution de ne secourir contre l’asservissement aucun de ceux qui lui avaient fait tort ; elle se laissa fléchir 245 et leur vint en aide. En personne, elle secourut les Grecs, et les arracha à la servitude, leur assurant une liberté qu’ils conservèrent jusqu’au jour où ils recommencèrent à s’asservir eux-mêmes. Quant au Grand Roi, elle n’osa le défendre elle-même, par respect pour les trophées de Marathon, de Salamine et de Platées ; mais, en permettant seulement aux bannis et aux volontaires d’aller à son secours, elle le sauva, de l’aveu unanime[41]. Après s’être construit des murs et une flotte, elle b accepta la guerre, quand elle y fut contrainte, et combattit les Lacédémoniens pour la défense de Paros[42].

Mais le Grand Roi eut peur de notre cité, quand il vit les Lacédémoniens renoncer à la guerre maritime. Désireux de faire défection, il réclamait les Grecs du continent[43] que lui avait précédemment livrés Lacédémone[44], comme condition de son alliance avec nous et les autres alliés, s’attendant à un refus qui servirait de prétexte c à sa défection. Les autres alliés le déçurent : Corinthiens, Argiens, Béotiens et le reste des alliés consentirent à cet abandon ; ils convinrent et jurèrent, s’il était prêt à leur donner de l’argent, de livrer les Grecs du continent ; seuls, nous n’osâmes ni les livrer ni prêter serment. Voilà comme la générosité et l’indépendance de notre ville sont solides et de bon aloi et s’unissent à la haine naturelle du Barbare, parce que dnous sommes purement Grecs et sans mélange de Barbares. On ne voit point de Pélops, de Cadmos, d’Égyptos, de Danaos ni tant d’autres, Barbares de nature, Grecs par la loi, partager notre vie ; nous sommes Grecs authentiques, sans alliage de sang barbare, d’où la haine sans mélange pour la gent étrangère qui est infuse à notre cité. Mais, quoi qu’il en soit, nous retombâmes dans notre isolement, pour refuser de commettre un acte honteux et sacrilège en livrant des Grecs à des Barbares. e Revenus à la même situation qui avait auparavant entraîné notre défaite, nous pûmes, grâce aux dieux, terminer la guerre mieux qu’alors : nous gardions notre flotte, nos murs et nos propres colonies à l’issue des hostilités, tant les ennemis eux-mêmes étaient heureux d’en avoir fini ! Pourtant nous perdîmes encore des braves dans cette guerre, victimes à Corinthe des difficultés du terrain et de la trahison à Léchaeon[45]. C’étaient aussi des braves, 246 ceux qui délivrèrent le Grand Roi et chassèrent de la mer les Lacédémoniens : je les rappelle à votre souvenir ; à vous d’unir vos louanges aux miennes et de glorifier de tels héros.


Conseils aux vivants.

Voilà les exploits des hommes qui reposent ici, et des autres qui sont tombés pour la défense de notre cité. Nombreux et glorieux sont ceux dont j’ai parlé ; plus nombreux encore et plus glorieux ceux qui restent encore : bien b des jours et des nuits ne suffiraient pas à en achever l’énumération. En souvenir d’eux, chacun doit faire passer à leurs descendants, comme à la guerre, l’ordre de ne pas déserter le poste des ancêtres[46] et de ne pas battre en retraite en cédant à la lâcheté. Pour ma part, ô fils de braves, je vous fais aujourd’hui passer le mot d’ordre, et à l’avenir, partout où je rencontrerai l’un de vous, je le lui remettrai en mémoire, je vous exhorterai c à l’ambition d’être aussi accomplis que possible. Pour le moment, j’ai le devoir de dire ce que les pères nous recommandaient de rapporter à ceux qu’ils laissaient, en cas de malheur[47], quand ils allaient affronter le danger. Je citerai ce que j’ai entendu de leur propre bouche, et le genre de propos qu’ils aimeraient vous tenir aujourd’hui, s’ils en avaient le pouvoir, en me fondant sur ce qu’ils disaient alors. Qu’on s’imagine donc ouïr de leur propre bouche le discours que je rapporterai. Voici comme ils parlaient :


Exhortation des morts à leur fils.

« Enfants, que vos pères soient des braves, d à elle seule la cérémonie présente en est la preuve ; libres de vivre sans honneur, nous préférons mourir avec honneur avant de vous précipiter, vous et votre postérité, dans l’opprobre, avant de déshonorer nos pères et toute la race de nos ancêtres, persuadés qu’il n’est pas de vie possible pour qui déshonore les siens, et qu’un tel être n’a point d’amis ni parmi les hommes ni parmi les dieux, ni sur terre ni sous terre après sa mort[48]. Vous devez donc, en souvenir de nos paroles, quel que soit l’objet e de votre effort, y travailler conformément à la vertu, certains que sans elle[49] toute richesse et toute activité ne sont que honte et vice. Car l’argent ne donne point de lustre[50] à qui le possède en lâche : c’est pour autrui qu’un tel homme est riche, et non pour lui-même ; beauté et vigueur physiques chez un lâche et un méchant font l’effet, non d’une parure convenable, mais d’une inconvenance ; elles mettent mieux en vue leur possesseur et font voir ainsi sa lâcheté ; enfin, toute science, séparée de la justice 247 et des autres vertus, apparaît comme une rouerie, non comme un talent[51]. Ainsi donc, au début, à la fin, et toute votre vie, mettez toujours tout votre effort à nous surpasser le plus possible en gloire, nous et nos ancêtres ! Sinon[52], sachez-le : si nous l’emportons sur vous en vertu, cette victoire fait notre déshonneur, tandis que la défaite, si nous sommes vaincus, nous apporte le bonheur. Or, le meilleur moyen d’assurer notre défaite et votre victoire, c’est de vous préparer à ne pas mésuser du renom de vos ancêtres b et à ne pas le dilapider, convaincus que pour un homme qui s’attribue quelque valeur[53] rien n’est plus honteux que de se parer d’un honneur dû non à ses propres mérites, mais au renom de ses ancêtres. Les honneurs des parents sont pour les fils un beau et magnifique trésor[54] ; mais faire usage d’un trésor de richesses et d’honneurs, sans le transmettre à ses descendants, faute d’acquérir personnellement des biens et des titres de gloire, c’est une honte et une lâcheté. Si vous faites cet effort, c’est en amis retrouvant c des amis que vous viendrez nous rejoindre, quand vous conduira[55] ici le destin attaché à votre condition[56] ; mais si vous vous êtes montrés négligents et vils, nul ne vous fera bon accueil. Que ce soit là notre exhortation à nos fils !


Consolation aux parents.

« Quant à nos pères, si nous les avons encore, et à nos mères, il faut les encourager sans cesse à supporter de leur mieux le malheur, si d’aventure il vient à les atteindre, au lieu de gémir avec eux ; car ils n’auront pas besoin qu’on excite leur douleur : à lui seul y suffira d l’événement. Tâchons, au contraire, de guérir et d’adoucir leur peine, en leur rappelant que leurs principaux souhaits ont été exaucés par les dieux. Ce n’est pas l’immortalité qu’ils souhaitaient à leurs fils, mais la vertu et la gloire : or ils ont obtenu ces biens, les plus grands de tous ; quant à tout voir, dans le cours de son existence, réussir à son gré, c’est chose malaisée pour un mortel. En supportant bravement leurs malheurs, ils passeront pour être vraiment pères de braves, et pareils e eux-mêmes à leurs fils ; s’ils se laissent abattre, on les soupçonnera de ne pas être nos pères, ou bien ce sont nos panégyristes qui sembleront mentir[57]. Ni l’un ni l’autre ne doit se produire ; mais c’est à eux surtout d’être nos panégyristes par leur conduite, et de faire voir aux yeux de tous, en se montrant des hommes, qu’ils ont vraiment donné le jour à des hommes.

« Le dicton Rien de trop[58] a une vieille réputation de justesse : c’est qu’en effet il est juste[59]. L’homme qui fait dépendre de lui-même toutes les conditions capables de conduire au bonheur ou dans son 248 voisinage, sans les suspendre à d’autres dont les succès ou les revers condamneraient sa propre fortune à flotter à l’aventure, celui-là s’est préparé la vie la meilleure ; voilà l’homme sage, voilà l’homme brave et sensé ; qu’il acquière richesses et enfants ou les voie disparaître, c’est lui qui obéira pleinement au proverbe : il ne montrera ni joie ni douleur excessives, parce qu’il ne se fie qu’à lui-même[60]. Voilà comme nous prétendons, comme nous voulons trouver aussi b les nôtres, et comme ils sont, nous le déclarons ; voilà comme nous nous montrons nous-mêmes aujourd’hui, sans révolte ni crainte excessives s’il nous faut mourir maintenant. Nous demandons donc à nos pères et à nos mères de passer dans ces mêmes dispositions le reste de leur vie, et de savoir que ce ne sont pas leurs plaintes ni leurs gémissements qui nous seront le plus agréables, mais que, s’il reste aux morts quelque sentiment des vivants[61], c ils trouveraient le plus sûr moyen de nous déplaire en se maltraitant eux-mêmes et en se laissant accabler par leurs malheurs, tandis qu’ils ne sauraient mieux nous complaire qu’en les supportant d’un cœur léger et avec mesure. Car notre vie va avoir la plus belle fin qui soit pour des humains, de sorte qu’il convient de la glorifier plutôt que d’en gémir ; et quant à nos femmes et à nos enfants, s’ils prennent soin d’eux, les nourrissent et tournent de ce côté-là leur pensée, ils auront le meilleur moyen d’oublier leur infortune et de mener une vie plus belle, d plus droite et plus conforme à nos désirs.

« Voilà le message qu’il suffit d’adresser de notre part à nos proches ; quant à la cité, nous l’inviterions à prendre soin de nos pères et de nos fils, en élevant décemment les uns, et en nourrissant dignement la vieillesse des autres, si nous ne savions que, même sans cette invitation, elle y veillera comme il faut. »


Exhortations et consolations de l’orateur.

Tel est, fils et parents des morts, le message dont ils e nous ont chargé et que je vous rapporte avec tout le bon vouloir dont je suis capable. À mon tour, je demande en leur nom, aux fils d’imiter leurs pères, aux autres de se rassurer sur eux-mêmes, certains que les particuliers s’uniront à l’État pour prendre soin de votre vieillesse, et que notre sollicitude se manifestera partout où chacun de nous rencontrera quelque parent des morts. Quant à la cité, vous-mêmes vous connaissez sans doute sa sollicitude : après avoir établi des lois pour les enfants[62] et les parents des morts tombés à la guerre, elle veille sur eux, et, plus que les autres citoyens, 249 elle a chargé la magistrature la plus haute[63] de protéger contre l’injustice les pères et les mères de ces morts ; pour les enfants, elle-même contribue à leur éducation ; désireuse de leur dissimuler autant que possible leur condition d’orphelins, elle-même prend auprès d’eux le rôle du père quand ils sont encore enfants, et, lorsqu’ils deviennent des hommes faits, elle les envoie en possession de leurs biens, après les avoir parés d’une armure complète ; elle leur montre et leur rappelle la conduite de leur père, en leur donnant les instruments b de la vaillance paternelle, et leur permet en même temps, à titre d’heureux présage, d’aller pour la première fois au foyer paternel pour y exercer l’autorité jointe à la force, avec les armes dont ils sont revêtus[64]. Aux morts eux-mêmes elle ne cesse jamais de rendre hommage : chaque année, c’est elle qui organise pour tous en public les cérémonies qu’il est d’usage de célébrer pour chacun en particulier ; elle y ajoute des jeux gymniques et hippiques, des concours musicaux de toute nature. Bref, à l’égard des morts, elle prend le rôle de l’héritier et du fils ; envers les c fils, celui du père ; envers les parents, celui du tuteur, sans cesser, dans tout le cours du temps, de prodiguer à tous toutes les formes de sollicitude. Ces pensées doivent vous faire supporter votre malheur avec plus de calme ; c’est ainsi que vous pourrez le mieux être chers aux morts et aux vivants, et faciliter les soins que vous donnerez et recevrez. Et maintenant, unissez-vous à tous les autres pour donner aux morts les lamentations d’usage avant de vous retirer ! »


Conclusion.

Tu as là, Ménexène, le discours d’Aspasie d de Milet.

Ménexène. — Par Zeus ! Socrate, Aspasie est bien heureuse, d’après toi, si elle peut, elle une simple femme, composer de pareils discours !

Socrate. — Si tu ne le crois pas, suis-moi, et tu l’entendras elle-même.

Ménexène. — Plus d’une fois, Socrate, j’ai rencontré Aspasie, et je sais ce qu’elle vaut.

Socrate. — Eh bien, ne l’admires-tu pas ? Et ne lui sais-tu pas gré aujourd’hui de son discours ?

Ménexène. — Si, Socrate ; je suis même, pour ma part, fort reconnaissant de ce discours à Aspasie ou à celui qui e te l’a débité, quel qu’il soit. Et fort reconnaissant, en outre, à celui qui l’a reproduit.

Socrate. — Voilà qui va bien. Mais garde-toi de me dénoncer, si tu veux que je te rapporte encore beaucoup de beaux discours politiques tenus par elle.

Ménexène. — Rassure-toi, je ne te dénoncerai pas, pourvu que tu me les rapportes.

Socrate. — C’est entendu.


  1. L’agora (du Céramique), s’étendait au N.-O. de l’Acropole. La salle du Conseil, et la Tholos où les prytanes prenaient leurs repas, faisaient partie du Métrôon, sanctuaire élevé à la Mère des dieux, au sud de l’Agora.
  2. Le texte grec dit : un épimélète. Au sens propre, les épimélètes se distinguent des magistrats ordinaires (ἄρχοντες) en ce qu’ils n’agissent que d’après les instructions données par le peuple (ambassadeurs, pylagores, commissaires des travaux de fortification). Mais ici, comme souvent chez Platon, le mot est pris dans un sens général.
  3. Sur tout ce persiflage, qui ne peut laisser de doute sur le sens du discours qui va suivre, voir la Notice, p. 53 sq.
  4. Κηλούμενος, au sens propre : charmé comme par un chant merveilleux. Cf. Protag., 315 ab : Protagoras traîne à sa suite des étrangers hors de toutes les villes qu’il traverse, « les charmant par sa voix comme un autre Orphée ».
  5. πλείω, leçon des mss., est exceptionnel en pareil cas pour πλέον.
  6. Ὁ λόγος : les mots ; ὁ φθόγγος : le son de la voix.
  7. Ἔναυλος se dit d’un langage qui frappe les oreilles comme les sons de la flûte, et aussi d’une chose dont le souvenir est encore récent. Cf. Eschine, C. Ctésiphon, 62 ; Platon, Criton, 54 d ; Lois, 678 b.
  8. Sur les îles des Bienheureux, voir Gorgias, 523 b sq.
  9. Le choix lui-même n’a pas encore été fait (cf. 234 b), mais la décision de choisir a été prise. Le Conseil proposait un orateur à l’Assemblée, qui l’élisait par un vote à mains levées.
  10. Sur Connos, voir la Notice, p. 78-79. — Lampros, musicien célèbre, fut le maître de Sophocle. — Antiphon (480 environ-411), maître de rhétorique et logographe, est représenté par Thucydide (VIII, 68) comme le premier orateur de son temps.
  11. La danse était une partie de la gymnastique. Socrate, suivant Xénophon, Banquet, II, 19, s’y exerçait chez lui pour entretenir la souplesse de son corps : « Ne savez-vous pas, dit-il, que tout à l’heure, au point du jour, Charmide que voici m’a surpris en train de danser ? »
  12. Comparer Thucydide, II, 35, 46, où ἔργῳ (les funérailles elles-mêmes) est opposé comme ici à λόγῳ (l’oraison funèbre).
  13. C’est-à-dire : une obligation morale, un devoir de piété, par opposition au devoir légal (comparer 239 d : δίκαιον καὶ χρή). Denys d’Halicarnasse remarque avec raison que ce petit mot (χρή), mis à la fin de la phrase, en brise le rythme, mais il ne voit pas que c’est une maladresse voulue par Platon.
  14. La prétention à l’autochtonie, lieu commun de l’éloquence attique, s’accorde pourtant mal avec les traditions athéniennes elles-mêmes. Les grandes familles d’Athènes se reconnaissaient une origine étrangère : les Alcméonides descendaient de Pyliens qui étaient venus de Messénie en Attique. Les Athéniens se glorifiaient d’avoir de tout temps donné asile aux opprimés et aux proscrits (Xénophon, Helléniques, VI, 5, 45). Les premiers habitants du pays étaient les « Pélasges », qui parlaient une langue non hellénique. Plus tard, le pays fut envahi par une population achéenne qui imposa sa langue aux indigènes.
  15. Voir la Notice, p. 67. Les dieux avaient donné gain de cause à Athéna, sur le témoignage de Cécrops.
  16. Sur la richesse du pays en céréales, les jugements des auteurs anciens sont contradictoires. Le blé était surtout cultivé dans la plaine d’Éleusis ; ailleurs dominait la culture de l’orge. Dans l’ensemble, la production était inférieure aux besoins de la population.
  17. Les Olympiens ne doivent pas être nommés dans une cérémonie funèbre (ἐν τῷ τοιῷδε). Ἴσμεν γὰρ est une glose qui fausse le sens.
  18. Le titre de roi était porté par un des archontes, dont les fonctions étaient surtout religieuses. Mais βασιλῆς se rapporte peut-être ici à l’ensemble des archontes.
  19. Εἶναι ἐν μνηστείᾳ se dit d’une femme qu’on recherche en mariage, donc qui est libre, et, par analogie, d’un sujet qui n’a pas encore été traité. L’image est prolongée par προμνώμενον.
  20. Voir Hérodote, I, 127, 9 : Cyrus délivre les Perses et asservit les Mèdes ; I, 75-83, 162-200 : conquêtes de Cyrus en Asie.
  21. Hérodote, III, 1-13 : conquête de la Libye par Cambyse.
  22. Hérodote, III, 144 ; 151-159 ; IV.
  23. Dans l’été de 491, une flotte quitta Samos avec un corps de débarquement ; elle était sous les ordres d’Artapherne, neveu de Darius, et de l’amiral mède Datis. Les Perses se dirigèrent vers Naxos et pillèrent la ville, que ses habitants avaient abandonnée ; toutes les Cyclades furent soumises. En Eubée l’ennemi, avant d’attaquer Érétrie, fit le siège de Carystos.
  24. Voir la Notice, p. 65.
  25. Hérodote, VI, 100. Sur la prière des Érétriens, Athènes leur envoya quatre mille hommes. Mais ceux-ci, devant l’incertitude et le danger de la situation, se retirèrent à Oropos.
  26. Inexact. Un renfort de mille Platéens soutenait les Athéniens à Marathon. Voir la Notice, p. 64.
  27. La fête des Carneia les avait empêchés de partir à temps.
  28. À Platées, la disproportion du nombre était moins marquée qu’à Marathon et Salamine entre les Grecs et les Barbares ; par suite, le mérite des Grecs fut moins grand. Suivant Hérodote, IX, 30, 32, il y avait à Platées cent dix mille Grecs contre l’armée ennemie, forte de trois cent cinquante mille hommes.
  29. En 470 (ou 466). Les Athéniens et leurs alliés s’emparèrent de la flotte ennemie et anéantirent une escadre de secours (Thuc., I, 100).
  30. En 449, les Athéniens et leurs alliés battirent devant Salamine (de Chypre) une escadre phénicienne et cilicienne (Thuc., I, 112).
  31. En juillet 457. Voir la Notice, p. 63, et note 2.
  32. Victoires athéniennes de Cynossèma et d’Abydos, à la fin de 411 ; de Cyzique, en 410.
  33. À Cyzique.
  34. En 412, les Lacédémoniens et leurs alliés conclurent avec le Grand Roi un traité qui fut renouvelé en 412/411, puis une troisième fois dans le même hiver (Thucydide, VIII, 18 ; 36-37 ; 57-59).
  35. Aux Arginuses (juillet 406).
  36. On interprète souvent : contre l’attente des autres Grecs ; mais παρ’ ἐλπίδα peut-il se construire ainsi avec le datif ? Mieux vaut faire dépendre καὶ … τοῖς ἄλλοις Ἕλλησι de συνέμειξαν : allusion au revirement qui se produisit alors parmi les anciens ennemis d’Athènes ; Mégare et Thèbes accueillirent les citoyens proscrits par les Trente.
  37. Les dieux infernaux.
  38. Elle fut livrée à Lysandre et brûlée, sauf douze vaisseaux.
  39. En se réfugiant sur les vaisseaux, avant Salamine.
  40. L’orateur paraît sentir la faiblesse de sa thèse ; il essaie de justifier pour Athènes ce rapprochement avec la Perse dont il faisait plus haut un grief à Sparte.
  41. Sur l’exactitude historique de tout cet exposé, voir la Notice, p. 62.
  42. La leçon des mss., Παρίων, a paru suspecte à nombre de critiques, et les corrections les plus diverses ont été proposées. Il semble pourtant que le texte puisse être conservé. L’orateur paraît faire allusion aux efforts de Conon (en 394/393) pour chasser des Cyclades les harmostes lacédémoniens (Xénophon, Helléniques, IV, 8). C’est vers cette époque que Pasinos s’empara de Paros (Isocrate, Éginét., 18).
  43. D’Asie Mineure.
  44. Par l’accord de 412 (Thucydide, VIII, 18).
  45. Voir Xénophon, Helléniques, IV, 4, 7 sq. ; Diodore de Sicile, XIV, 86. En 393, les partisans de Sparte furent massacrés à Corinthe, ou expulsés de la ville par les Argiens. Tandis que les Athéniens et les Béotiens venaient soutenir les Argiens, les bannis se réfugièrent auprès du Lacédémonien Praxitas, campé à Sicyone, et l’introduisirent pendant la nuit à Léchaeon, port de Corinthe. Le lendemain, l’assaut des Béotiens, des Corinthiens, des Argiens, et des Athéniens commandés par Iphicrate, fut victorieusement repoussé par Praxitas.
  46. Renoncer au rôle traditionnel d’Athènes, qui a toujours soutenu la liberté et défendu la Grèce contre les Barbares, est assimilé au délit de λιποταξίου (abandon de poste commis par un soldat en campagne), que les lois athéniennes frappaient d’atimie partielle. La même image se retrouve dans l’Apologie, 28 d sq., appliquée par Socrate au crime qu’il eût commis en abandonnant la tâche que la Divinité lui avait assignée.
  47. Littéralement : s’il leur arrivait quelque chose. Euphémisme connu.
  48. Τελευτήσαντι est une redondance, probablement amenée pour la symétrie avec αἰσχύνοντι ; voir plus haut τελευτᾶν … αἰσχῦναι.
  49. Litt. : sans cela (privées de cela). Τούτου se rapporte à ἀρετῆς, ou plutôt à ἀσκεῖν μετ’ ἀρετῆς, l’effort appuyé sur la vertu.
  50. L’emploi de κάλλος au sens figuré (considération) a paru suspect ici à Trendelenburg (op. cit., p. 27, note), qui conjecture κλέος. Mais cette acception de κάλλος n’est pas rare, notamment chez Platon.
  51. Cicéron, De Offic., I, 19 : Scientia, quae est remota a justitia, calliditas potius quam sapientia est appellanda ».
  52. Gobet, suivi par Schanz, s’est fondé sur la paraphrase de Jamblique pour supposer une lacune après εἰ δὲ μή (voir l’apparat critique). Mais il faut bien convenir que le texte, pris en soi, ne la fait point soupçonner. Εἰ δὲ μή est une formule toute faite, qui équivaut ici à : εἰ δὲ μὴ ὑπερβαλεῖσθε ἡμᾶς (si vous ne vous appliquez pas à nous surpasser). Après quoi l’idée est reprise par ἄν μὲν … ἀρετῇ), pour amener l’antithèse, avec une liberté dont on trouverait en grec bien d’autres exemples.
  53. Litt. qui croit être quelque chose. Litote connue.
  54. Le sujet de la phrase est la proposition εἶναι τιμὰς γονέων, comme s’il y avait τὸ εἶναι, etc., θησαυρὸς étant attribut.
  55. Κομίζω est le mot propre pour les convois funèbres.
  56. L’expression ἡ προσήκουσα μοῖρα n’est pas très claire. On peut entendre : le destin convenable à vos mérites (cf. Platon, Phédon, 113 e, où la même expression est employée pour le sort des criminels dans l’autre monde), ou, en général, le sort réservé aux hommes, la mort.
  57. S’ils supportent convenablement leur infortune, ils prouveront qu’ils sont vraiment les pères de braves. Sinon, l’on pourra penser ou bien qu’ils ne sont pas nos pères (si nous sommes regardés comme des braves), ou bien que nous ne sommes pas des braves (s’ils sont regardés comme nos pères). Le raisonnement a une allure sophistique.
  58. Maxime attribuée à un des sept sages ; elle était inscrite sur les murs du temple d’Apollon à Delphes, avec la maxime Connais-toi. Voir Protagoras, 343 ab.
  59. Sur l’ensemble du raisonnement, voir la [[Ménexène (trad. Méridier)/Notice#cite_ref-92|Notice, p. 73, et note 3.
  60. De cette doctrine, stoïcienne avant la lettre, rapprocher Républ., 389 de : Celui qui a l’âme bien faite se suffit pleinement à lui-même pour bien vivre… ; il ne s’effraie nullement de perdre un fils ou un frère, ou des richesses, ou tout autre objet de ce genre… Bien loin de se lamenter, il supporte avec la plus grande égalité d’âme un coup semblable. »
  61. Sur cette idée, voir Lois, 927 a.
  62. Périclès (Thuc., II, 46) rappelle aussi la loi athénienne d’après laquelle les enfants des soldats morts étaient élevés aux frais de l’État. On la faisait remonter à Solon.
  63. Pris à la lettre, ce mot viserait l’archonte proprement dit, qui donnait son nom à l’année. En fait, c’est le polémarque qui était chargé de veiller à l’entretien et à l’éducation des orphelins de guerre.
  64. Eschine évoque cette cérémonie dans le Contre Ctésiphon, 154. Aux grandes Dionysies, avant le concours tragique, les fils des citoyens morts à l’ennemi étaient présentés au peuple, dans le théâtre, revêtus d’une armure d’hoplite. Le héraut proclamait que, leurs pères étant morts à la guerre en gens de cœur, le peuple avait élevé leurs fils jusqu’à la jeunesse, et que maintenant, après les avoir armés, il les laissait libres de s’occuper de leurs affaires.