Müller-Simonis - Du Caucase au Golfe Persique/App-A

La bibliothèque libre.
Université catholique d’Amérique (p. A-577).

APPENDICE A


LE GÉNÉRAL DE NICOLAÏ

Jean-Louis de Nicolaï naquit à Copenhague, le 19 janvier 1820, de Paul, baron de Nicolaï, ambassadeur de Russie en Danemark, et d’Alexandrine-Simplicie, princesse de Broglie-Revel. Son père était luthérien, sa mère catholique. Louis fut selon l’usage russe élevé dans la religion de son père.

À 18 ans, il entrait dans la marine russe, mais il n’avait aucun goût pour cette carrière, et après 6 ans de lutte il l’abandonnait pour entrer dans l’armée de terre.

Âme d’élite, esprit sérieux et travailleur infatigable, il se fît remarquer dès le début par sa prudence et la gravité de ses mœurs. Aussi, passant rapidement par les différents grades, devenait-il dès 35 ans général-major. C’était en 1855, à l’époque où le fameux Schamyl, après avoir réveillé toutes les passions religieuses des peuplades musulmanes du Caucase, tentait comme prophète d’Allah son dernier effort pour arracher ce pays à la domination russe.

Envoyé pour le combattre, le général de Nicolaï força successivement l’Émir dans ses derniers retranchements. Si, au 6 septembre 1859, Schamyl vaincu dut remettre son épée au prince Bariatinski, gouverneur général du Caucase, de Nicolaï, debout à ses côtés, pouvait revendiquer pour lui la plus grande part de ce triomphe. Il portait d’ailleurs encore les marques de glorieuses blessures.

Au plus fort de la lutte, une balle lui traversant la gorge, avait mis ses jours en danger. Il échappa à la mort ; mais la convalescence fut longue.

De Nicolaï, profondément religieux, luthérien croyant, mit à profit ses loisirs forcés au pied du Caucase pour approfondir des questions qui depuis longtemps le préoccupaient. Le luthérianisme laissait à son esprit des problèmes sans solution ; tout en restant encore attaché à cette confession, il n’arrivait point à y voir la logique divine, l’enchaînement supérieur qu’il voulait avec raison trouver dans l’œuvre du Christ, dominant et déjouant les passions et les petitesses humaines. Parmi les livres qu’il fit alors venir de Paris, se trouvaient des extraits des œuvres de Fénelon et les études philosophiques de Nicolas. En les lisant, il commença à aimer l’Église, à admirer sa constitution et ses œuvres. L’explication catholique du baptême venait apaiser la profonde douleur qu’il avait éprouvée en voyant tomber à ses côtés son meilleur ami, encore musulman, mais grâce à lui, grâce à ses enseignements, amené déjà au seuil du christianisme.

De Nicolaï voulait à tout prix sortir de ses doutes ; après avoir repris son service pendant quelque temps, il demande un congé et vient en France, où il se met en rapport avec Mgr Dupanloup et d’autres encore. Après de longues conférences, de consciencieuses discussions, il trouve enfin dans l’Église catholique cette fermeté des dogmes, cet enchaînement des doctrines, cette suprême adaptation aux besoins de toutes les âmes, dont il faisait à bon droit une pierre de touche, et en juin 1858 il embrassait le catholicisme.

Cette démarche dictée par sa conscience eut exposé de Nicolaï à la disgrâce impériale, si son mérite n’eût triomphé. Alexandre II le nomma bientôt son aide de camp, et plus tard lui confia le gouvernement du Caucase ; depuis longtemps il était décoré des ordres de sainte Anne, de saint Wladimir et de saint Georges.

À cette époque où s’ouvrait à ses yeux le plus brillant avenir, le général de Nicolaï méditait déjà d’aller ensevelir son nom et sa gloire sous les cloîtres de la grande Chartreuse. Pendant dix années, il mûrit son projet : au moment de l’exécuter en 1867, il est encore rappelé pour une année entière dans son gouvernement du Caucase. Enfin, le 8 septembre 1868, il entrait à la Chartreuse.

Alexandre II, pour lui marquer son estime, ne voulut, dit-on, jamais accepter sa démission ; il lui accordait seulement « un congé illimité ». À l’ordre du jour de l’armée, le grand-duc Michel proclamait que le général de Nicolaï emportait dans sa retraite, avec l’estime de l’Empereur, le regret de ses chefs et de ses soldats.

De Nicolaï était de ceux qui jugent les choses de Dieu assez hautes pour écouter l’appel intime qui le poussait à se consacrer entièrement à leur contemplation, surtout lorsque celle-ci couronne une vie de dévouement. Il croyait à l’utilité, à la nécessité de la pénitence. Fortifié par le dogme de la communion des Saints, il espérait que Dieu, agréant les austérités de sa vie de Chartreux, l’unirait plus intimement au Christ et appliquerait les mérites infinis du Sauveur, non seulement à sa sanctification, mais aussi à la sanctification des âmes si nombreuses parmi celles qu’il avait connues, négligeant et oubliant Dieu : il commentait dans sa vie la parole de saint Paul : « Adimpleo quæ desunt passionum Christi in carne mea, pro corpore ejus quod est Ecclesia. » (Colossiens i, 24).

Auprès de ceux auxquels une même croyance ne ferait pas comprendre et envier son dévouement, dom Nicolaï a certes au moins droit au respect, à l’admiration.

Cette vie austère, il la mena pendant vingt-trois ans, attendant avec confiance le jour de Dieu.

Tous les visiteurs de la Grande-Chartreuse ont gardé le souvenir de l’aimable vieillard qui, la plupart du temps, leur faisait les honneurs du couvent : c’était le baron de Nicolaï. Dans toute la contrée où il était très populaire, on ne le connaissait que sous le titre : le général russe.

Il s’éteignit doucement le 2 février 1891.