Müller-Simonis - Du Caucase au Golfe Persique/Chap-08

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Université catholique d’Amérique (p. 109-131).


CHAPITRE VIII


DE DJOULFA À OURMIAH


Le branle-bas en Orient. Nos zabtiés. De Djoulfa à Evoghlou. Notre chef tchervadar « martyr ». Nous souffrons de la soif. Mirage ! Le Zounous-Tchaï : son eau est salée ! Abondance du sel. Evoghlou. Kérim. D’Evoghlou à Khoï. Terrains fertiles. Nos tchervadars sont des traînards. Péripéties aux passages à gué. M. Nathanaël emploie les grands arguments. Khoï. Les pèlerins de Kerbela. Nous devenons médecins. Importance de Khoï. Exigences de nos zabtiés. De Khoï à Khosrâva. Arrêtés au sortir de la ville au nom de la douane ; difficultés interminables ; visite au gouverneur. Départ de la caravane de Kerbela. Les femmes et leurs maris provisoires. Nous partons enfin. Toujours des histoires de brigands. Monticules de sel. Cheval embourbé. Faîte de séparation entre le bassin de l’Araxe et celui du lac d’Ourmiah. Disparition de M. Nathanaël. Tribulations d’un trajet de nuit. Les brigands ! Tout est bien qui finit bien. Khosrâva. Khosrâva et le Salmas. Comment Khosrâva redevint catholique. La mission lazariste et ses œuvres. Les sœurs. Description du tandoûr. Son combustible. Le pain « lavash ». Le sel et sa préparation. Le cimetière de Khosrâva. L’Archevêque de Khosrâva. Le Consul de Russie M. Koloubakine. Nous décidons de pousser une pointe sur Van. M. Nathanaël reste dans sa famille. Kascha Isaac. Guégou-Chaoudi. De Khosrâva à Saatloui. Guiavilen ; le curé ; M. Reynard. Kérim n’est pas un mythe. La carte de Kiepert très fautive. Ouragan de sable. Nous atteignons avec peine Saatloui. De Saatloui à Ourmiah. Je manque me tuer en m’embarrassant dans les fils du télégraphe. Ourmiah..


19 Septembre.

Nous faisons ce matin nos débuts dans l’art du branle-bas. C’est l’opération la plus pénible de la journée. Voyage-t-on en nombreuse société d’indigènes, on forme une caravane, dont le « chef » est un homme du pays ; tout son monde lui obéit ; mais lorsque le voyageur est lui-même chef de sa petite troupe, les « tchervadars »[1] abusent étrangement de sa patience.

En Perse, il a du moins la ressource du fouet, ce qui est pour le Persan le plus irrésistible argument ; celui qui sait s’en servir est immédiatement classé parmi les « Seigneurs » ; il est redouté et servi. Mais dans le Kurdistan les gens sont plus fiers et plus susceptibles : il faut se borner à la voix et presser son monde comme l’on peut. À la longue un voyageur arrive à faire exécuter un branle-bas relativement rapide ; mais l’opération est toujours exaspérante ; en moyenne, nous nous levions de 4 heures et demie à 5 heures au plus tard ; retards d’un côté, mauvais chargements de l’autre, nous ne pouvions guère nous mettre en route avant 7 heures et demie : je constate le fait une fois pour toutes.

Le chef de douane de Djoulfa nous avait flanqués de deux zabtiés[2], prétextant la présence de brigands. Aucun de ces braves n’avait un fusil en état de tirer ! à l’un manquait le chien ; à l’autre la gâchette !


Départ 7 h. matin.

Trois heures de marche en plaine, le long d’un torrent desséché au milieu d’un cirque de montagnes que le soleil colorait de ses lueurs matinales, nous mènent à l’entrée d’une gorge où de pauvres misérables, vrais sauvages, avaient établi leur campement. Les enfants sont nus comme des vers ; les femmes, dont l’air est profondément abruti, nous offrent du lait caillé coupé de moitié d’eau, boisson excellente.

La gorge volcanique, nue, âpre, se faufile entre mille mamelons d’érosion. Les zabtiés voient des brigands à chaque détour du sentier ; ils ne veulent s’arrêter qu’en pays découvert et nous forcent à grimper d’une traite jusqu’au col, où notre troupe fait halte près d’une flaque d’eau saumâtre. Nous avions heureusement une outre remplie d’eau potable. Impossible de trouver même un trou où s’abriter du soleil ! Aussi bien, la halte n’est pas longue ; au bout d’une demi-heure les tchervadars sont las de griller sur place et donnent eux-mêmes le signal du départ

Le chef tchervadar a rempli il y a deux jours le rôle de « martyr ». Sa figure blême et contractée, ses lèvres gonflées rendent témoignage de son zèle ; pour tout traitement il a entouré son crâne de bandeaux fortement serrés ; il tremble la fièvre, mais marche pourtant ; comme soulagement, il s’est donné le luxe d’emmener son bourricot qui de temps en temps lui sert de monture.

Du col, le chemin descend dans la vallée du Kizil-Tchaï ; en réalité la descente est très faible, car l’on entre ici dans le système des hauts plateaux, qui caractérise la Perse.

Tout l’aspect de cette région est nouveau pour nous ; pendant quatre heures nous traversons une interminable plaine que dominent à l’Ouest les montagnes de Turquie ; au loin des trombes de poussière soulevées par le vent forment de curieuses colonnes verticales, parfaitement nettes, s’élevant à plus de cent mètres de haut ; elles se déplacent d’un mouvement parallèle avec une assez grande rapidité et restent longtemps avant de se déformer.

L’intelligent Serghis qui s’est lesté de vin dès l’aube a, dédaignant un si vulgaire liquide, vidé toute l’outre d’eau, après le casse-croûte ; sous un soleil de plomb, nous souffrons la soif. Comme devant nous serpente une belle rivière, nous pressons le pas pour y atteindre ; mirage ! ce n’est que le miroitement de grandes plaques d’efflorescences salines ! La plaine en est couverte ; une illusion n’est pas sitôt dissipée qu’une nouvelle lui succède, et la marche devient un supplice de Tantale.

Nous atteignons enfin une vraie rivière, le Zounous-Tchaï[3], affluent du Kizil-Tchaï[4]  : les chevaux se précipitent dans l’eau et boivent avec frénésie ; je saute de cheval en pleine rivière pour étancher ma soif ; l’eau est salée ! C’est jouer de malheur !

Le Zounous-Tchaï[5] passe près de Marand entre des collines de sel auxquelles il doit sa très forte salure. D’ailleurs, le sel est partout dans ce pays. Au-dessus d’Etchmyadzine les collines de Koulpi forment une seule masse de sel gemme, exploitée depuis les temps les plus reculés ; après Khoï, nous trouverons encore de ces collines ; toutes les nappes d’eau de la Perse deviennent salées, et celles qui dessèchent en été ne laissent à nu qu’un sol aride, couvert de croûtes de sel.

Voici enfin Evoghlou.

Arrivée à 5 1/2 h. soir.

Evoghlou, petit village bâti sur la rive gauche du Kizil-Tchaï, s’étage en terrasse sur le flanc de la colline ; de notre demeure, qui est tout au haut du village, le regard embrasse la plaine brûlée par le soleil, où quelques bouquets d’arbres font seuls tache de verdure ; le toit de la maison voisine, que nous dominons, sert de promenoir.

Par un clair de lune superbe, nous tenons salon avec les anciens du village, réunis pour honorer les « nobles étrangers ». Tous sont unanimes à se plaindre de l’abandon où les laisse le gouvernement, les livrant aux mains de fonctionnaires sans conscience ; ils parlent sans détour, ne ménageant point leurs expressions ; sans le dire tout haut, ils paraissent attendre le jour où la Russie viendra mettre la main sur ce pays et y apporter l’ordre. La liberté de langage de ces gens m’étonne.

Le fameux brigand Kerim est le héros du jour ; tout le pays tremble devant lui. Le chef du village dépeint les dangers de la route sous les plus sombres couleurs ; à l’en croire, nous ne pouvons voyager qu’escortés de tout un régiment ; mais comme ce régiment devrait être composé de gens d’Evoghlou, nous flairons un petit calcul d’escorte à bakschich ; d’ailleurs, nous ne croyons guère aux brigands et moins encore au courage de l’escorte proposée. En cas d’attaque, les deux zabtiés sont déjà de trop ; ils feraient immédiatement traité avec les assaillants pour le partage des dépouilles. La meilleure mesure est tout simplement de pousser de l’avant.


20 Septembre. Départ 6 h. matin.

Au sortir d’Evoghlou, le sentier longe le Kizil-Tchaï, dont les bords semblent fertiles. De sérieux essais d’irrigation ont été faits ; mais la culture est en somme très primitive ; le millet, le riz et de chétives plantations de coton dominent. La terre doit être très lourde, car Morier, qui passa à Khoï à l’époque des labours, a vu atteler dix buffles à une charrue[6].


Charrue de l’Aderbeidjân.

Les ruisseaux sont bordés de jujubiers tout couverts de fruits dont la saveur féculente n’est pas désagréable. Parmi les fruits que ce territoire produit en abondance, l’abricot est le seul qui dans son pays natal soit préférable à nos produits perfectionnés. Il est délicieux, et une bonne provision d’abricots secs faite à Khosrâva nous fournit pour la suite du voyage un excellent assaisonnement pour le pilau.

Bien que nous approchions du « jardin de la Perse », les villages sont assez clairsemés.

Nos tchervadars sont des traînards incorrigibles, constamment à 200 mètres en arrière, en train de piller les jujubiers. Ils abandonnent leurs bêtes et chaque passage de ruisseau est rempli de péripéties ; les chevaux se poussent à qui boira le premier, les charges cahotent en tous sens et la confusion est complète. À l’un de ces passages nos objets de campement basculent, mais heureusement sans se mouiller. Hyvernat et moi nous voulons rappeler nos hommes au devoir par des arguments ad hominem ; M. Nathanaël, dans son bon naturel, trouve mille raisons pour les excuser ; mais quand au prochain ruisseau son propre cheval vient à s’enliser, roulant toute la charge dans une boue liquide et fine, le bon naturel de M. Nathanaël n’y tint plus, et, puisant dans son répertoire turc ses plus énergiques injures, fouet en main, il se mit, un peu tard, il est vrai, à faire marcher la bande.


Arrivée midi et demi.

Nous enrageons. On nous avait annoncé Khoï à trois heures d’Evoghlou. Au lieu de trois heures, il nous en faut près de sept ! L’absence presque totale de minarets et le peu d’élévation des maisons de Khoï, fait qu’on n’aperçoit presque point la ville avant d’y arriver. On ne voit qu’une longue muraille, et par derrière un rideau d’arbres. Cette muraille, élevée par Mirza-Abbas il y a une cinquantaine d’années, produit de loin un effet imposant ; une contre-escarpe, des créneaux vigoureusement dessinés, lui donnent un air respectable. De loin c’est quelque chose, mais de près ce n’est rien ; le tout est en pisé et, faute d’entretien, tombe en ruines.

Le caravanséraï est assez primitivement installé : des portes ridiculement basses où l’on se cogne régulièrement la tête ; des fenêtres dont les châssis seuls subsistent rendent l’endroit des moins confortables. La cour est remplie de chevaux ; tout est bondé de voyageurs, car demain part la grande caravane des pèlerins schiites qui vont à Kerbéla vénérer le tombeau de Hussein.

Européen, médecin, c’est tout un pour l’Oriental ; on nous appelle donc pour soigner un pèlerin ; un peu de quinine ne peut lui faire de mal, mais le pauvre diable a une fièvre et une dysenterie horribles qui l’emporteront, sans doute, d’ici deux jours ; tout moribond qu’il est, il se traînera à la suite de la caravane, jusqu’à ce qu’il rende le dernier soupir ; il sera mort sur le chemin de Kerbéla ; un Schiite ne peut faire meilleur trépas.

Khoï, située à environ 1 136 mètres d’altitude, passe pour une des plus belles villes de Perse ; ses rues, assez larges et régulières, sont arrosées par des canaux et plantées d’arbres. Les mosquées y sont rares, comme d’ailleurs toutes les constructions monumentales, car les tremblements de terre y causent parfois de grands dégâts.

Lorsque la Perse et la Turquie étaient deux États puissants, cette ville était l’un des entrepôts les plus considérables du commerce entre les deux peuples. Aujourd’hui, comme place frontière, elle garde encore une certaine importance ; elle est tête de ligne du chemin d’Erzéroum, par Bayazid[7] ; de celui de Van par Kotour ; et de celui d’Erivan par Nakhitchévan. Le bazar est très actif ; l’industrie dans laquelle excellent particulièrement les habitants de Khoï, est la fabrication des ustensiles de cuivre qu’ils savent faire fort variés et du meilleur goût ; la matière en est, paraît-il, excellente.

La population de Khoï est de 20 à 30 000 âmes ; la majorité des habitants se dit d’origine tartare, et l’élément musulman y passe pour fanatique.

Khoï étant dans la zone douanière, nous sommes assez étonnés de n’être pris à partie par aucun employé ; au demeurant nous avons notre reçu de la douane de Djoulfa, et nous nous couchons sans soucis[8]. Levés à trois heures du matin, nous attendons vainement nos nouveaux tchervadars, qui ne paraissent qu’à six heures ; le bagage est lestement chargé, et nous nous mettons en marche à travers le bazar déjà animé à cette heure.


21 Septembre.

Arrivés à la porte de la ville, on nous arrête net au nom de la douane, en nous signifiant en même temps que le reçu de Djoulfa n’a aucune valeur pour ces Messieurs de Khoï ! Vous croyez peut-être que l’on va nous faire retourner en ville pour subir la visite des bagages ? point du tout ; on nous tient en place à crier, à gesticuler, que sais-je ? Au fond, tout était affaire de backschich et la chose se fut vite arrangée sans notre maudit Serghis, qui, déjà ivre à cette heure matinale, insulte les gens.

M. Nathanaël part pour la douane ; au bout d’une heure d’inutiles demandes, il revient sans rien de conclu. Nous allons, lui et moi, chez le gouverneur, laissant Hyvernat à la garde du bagage. Nous avions, la veille, commis la faute insigne de ne pas faire visite à ce personnage ; il me faut donc lui tourner des excuses et n’aborder le sujet qu’après d’interminables banalités. Le gouverneur parle français, a vécu beaucoup en Europe, et paraît s’ennuyer mortellement à Khoï : il connaît bien Nazare-Agha, l’appelle son bon ami, mais semble animé de la plus « tendre » jalousie envers lui.

Je lui expose notre cas ; il envoie un homme à la douane ; on fait répondre que la chose ne regarde pas le gouverneur ; que si nous ne voulons pas ouvrir le bagage, nous aurons à payer une livre turque par charge. Le gouverneur prend un air contrarié et nous renvoie à la douane. Là j’exhibe de nouveau la lettre de Nazare-Agha ; elle ne fait que mettre le chef de douane en pire humeur ; il déclare qu’il n’a que faire de visiter le bagage ; que nous ouvrions, ou que nous n’ouvrions pas nos malles, il lui faut une livre turque par cheval de charge. Rien ne peut adoucir ce singulier fonctionnaire ; nous prenons à la fin le seul parti possible et payons trois livres turques, le chef de douane daignant nous faire grâce pour la quatrième charge. Est-ce assez typique[9] ?

Je ne voudrais rien affirmer ; mais j’ai de bonnes raisons de croire, qu’entre le gouverneur et le chef de douane le tout s’est terminé par le partage amical de nos trois livres.

Autre difficulté : ces allées et venues nous ont tenus jusqu’à 9 heures et demie et les tchervadars ne veulent plus partir aujourd’hui ; il faut encore parlementer et, pour en finir, pousser nous-mêmes nos chevaux de charge et menacer nos hommes.

Pendant que nous réglions nos affaires de douane, la caravane de Kerbéla se mettait en marche. Les chefs de section portaient des étendards et criaient le ralliement ; la foule se précipitait pour baiser les mains de ces fortunés pèlerins qui allaient visiter le tombeau des saints musulmans. Point de désordre, point de criailleries ; le départ est recueilli.

Je suis étonné du grand nombre de femmes qui font partie de la caravane ; plus étonné encore d’apprendre qu’un bon nombre d’entre elles font le voyage sans leur mari, confiées au soin d’un « mari provisoire » ! Je rapporte le dire sans m’en porter garant ; mais des personnes sérieuses me l’ont affirmé et ce ne serait qu’une étrangeté de plus à ajouter à toutes celles des mœurs persanes.


Départ 9 h. et demie

Le chemin au sortir de Khoï est, pendant trois quarts d’heure environ, une large avenue plantée d’arbres ; selon la règle, rien n’est entretenu et les ponceaux, qui avaient été fort soigneusement construits, commencent à crouler. L’avenue aboutit au Kotour-Tchaï, que franchit un grand pont. Naturellement il menace ruine ; personne ne s’en sert et l’on passe la rivière à gué ! Nos gens nous assomment d’histoires de brigands, tellement que, pour en finir, nous glissons en grande pompe des balles dans nos fusils ; cela semble les rassurer un peu. Un individu de Dilmân, nous voyant passer, se met sous notre protection ; il prétend avoir été dévalisé, il y a quinze jours. Nous marchons ainsi jusque vers une heure dans une plaine ondulée, sans caractère vers l’Est, mais limitée à l’Ouest par les montagnes qui forment la frontière entre la Turquie et la Perse.

Le sentier longe alors la base de tout un régime de monticules presque exclusivement composés de sel gemme. À notre grand étonnement, sur le flanc sud du monticule le plus élevé, sourd une petite source d’eau parfaitement douce. Nous y faisons halte pour casser la croûte, tandis que les chevaux de charge continuent leur route. Tout à coup M. Nathanaël, apercevant de loin deux cavaliers, pris d’inquiétude, pique des deux, nous laissant le soin d’accompagner le cheval aux provisions. Serghis, monté sur cette bête, veut franchir un petit ruisseau bourbeux où avait passé M. Nathanaël ; mais son cheval, assez pesamment chargé, enfonce jusqu’au poitrail ; le voilà couché dans le bourbier, et avec lui toute notre literie, dans quel état ! Il nous faut travailler dans cette boue infecte pour recharger la bête et nous ne rattrapons le bagage qu’une grande heure plus tard, au pied des collines.

Leur montée, réputée dangereuse, mène au faîte de partage des eaux du bassin de l’Araxe et du bassin fermé d’Ourmiah ; de brigands point.

À partir de ce faîte, les collines s’abaissent en longues ondulations jusqu’à la plaine de Salmas ; mais un orage nous cache les détails du paysage. M. Nathanaël a subitement disparu ; un berger musulman que nous rencontrons ne peut nous donner aucun renseignement sur lui ; il est d’ailleurs fort grossier et refuse même de nous vendre un peu de lait.

À la nuit tombante nous débouchons enfin dans la plaine de Salmas. La terre glaiseuse a été détrempée par l’orage ; une foule de ruisseaux se croisent en tous sens et nous manquons à chaque pas tomber dans des fondrières. L’obscurité rend heureusement leurs sens à nos bêtes éreintées. Tout à coup le guide se rabat vers nous avec épouvante : « Les brigands ! les brigands ! » Avant que nous ayons le temps de saisir nos armes, une fusillade bien nourrie nous accueille… des cris de joie lui succèdent avec un joyeux : « soyez bienvenus » ! Nous respirons ! au lieu de brigands, ce sont les gens de Khosrâva que M. Nathanaël a été prévenir de notre arrivée et qui viennent à notre rencontre. Nous voici tirés d’affaire, fêtés comme des rois et reçus à bras ouverts par les missionnaires.


Type arménien.

Arrivée 7 h. et demie soir.
22 Septembre.

Khosrâva, l’un des villages de population chaldéenne qui sont disséminés au milieu des localités arméniennes ou musulmanes du pays de Salmas, est bâti dans la vallée du Tcharra-tchaï : son terroir est composé d’une argile claire, disposée en couches profondes, que l’irrigation rend extrêmement fertile.

À une heure environ à l’Ouest de Khosrâva se trouve la petite ville de Salmas que l’on appelle dans le pays la « vieille ville » : ce fut autrefois un centre important, qui donne son nom à tout le canton.

Au temps de la plus grande extension du royaume d’Arménie, les contrées qui font aujourd’hui partie de l’Aderbeidjân étaient des annexes de ce royaume, et le canton de Salmas appartenait à la principauté de Persarménie ; Salmas en était la capitale. Son antiquité ne remonte pas au delà du iiie siècle de notre ère ; elle fut parmi les premières villes à se convertir à la foi chrétienne, et aujourd’hui encore, le pays de Salmas est, de toute la Perse, celui qui, proportionnellement à sa population, renferme le plus grand nombre de Chrétiens[10]. Les Arméniens du canton sont en majorité schismatiques ; mais les Chaldéens sont presque tous catholiques.

Ceux-ci ont partagé autrefois les vicissitudes du schisme nestorien ; mais ils l’abandonnèrent au xviiie siècle, grâce aux prédications d’un jeune Chaldéen, originaire du Diarbekr. Il avait été, dans sa patrie, converti par les missionnaires dominicains. Franchissant les montagnes du Kurdistan, il vint à Khosrâva exercer la profession de teinturier. Quoique ignorant, il devint bientôt, par son zèle et la sainteté de sa vie, l’apôtre de ses apprentis. Ses instructions, et plus encore ses bons exemples, opérèrent leur conversion. À ces prosélytes se joignit un homme veuf doué de quelque instruction et qui fut jugé capable d’être le père spirituel de la société naissante. Il l’envoya près du Patriarche de Môsoul pour être ordonné. Lorsqu’il revint, sa maison servit de chapelle aux Catholiques. L’intolérance des Nestoriens au milieu desquels ils vivaient, les obligeait au secret, et ils le gardèrent si religieusement que durant vingt années consécutives leur Église put se consolider et s’étendre à l’insu de tous les profanes. Enfin l’évêque nestorien, Mar Isaïe, découvrit le mystère, et l’heureux changement opéré dans son village lui ouvrant les yeux, il alla dans la Géorgie à Akhaltzikhé faire son abjuration entre les mains des missionnaires, puis il retourna à Khosrâva convertir le reste de ses ouailles[11].

La mission de Khosrâva fut fondée par les Lazaristes en 1844 ; mais je me propose de parler de ses origines à propos de la mission d’Ourmiah.

Les établissements des Lazaristes sont groupés autour de la place du village, tout près de l’église chaldéenne. Comme toute demeure orientale dont la vie est concentrée à l’intérieur, ils ne présentent au dehors qu’un grand mur de pisé d’aspect triste. Lorsque l’on a franchi le porche, la première pièce que l’on rencontre, faisant face à la loge du portier, c’est le Diwan-Khaneh, ou salon de réception (littéralement, place du jugement ; le mot s’appliquait d’abord au diwan-tribunal des hauts fonctionnaires ; mais il a passé complètement dans la vie ordinaire). Du diwan l’on pénètre dans une grande cour où donnent les communs ; cette cour sert aux séminaristes de préau de récréation pendant l’hiver, et c’est là que se trouve la chapelle de communauté, isolée des autres bâtiments.

Au fond de cette cour, faisant face à l’entrée, le bâtiment principal de la mission ; c’est une grande maison de forme rectangulaire, à un étage sur rez-de-chaussée, solidement bâtie et dont les maçonneries en briques crues ont été consolidées par un revêtement de briques cuites. Tout y est simple ; les chambres sont blanchies à la chaux et les meubles sont très modestes ; mais comme la mission est ancienne, l’indispensable s’y trouve, et pour des voyageurs sortant de caravanséraïs, tout paraît magnifique.

Derrière la maison s’étend un assez grand jardin potager avec un promenoir abrité par une vigne grimpante et du houblon. Le tout a un aspect reposant et hospitalier.

L’œuvre principale de la mission est le séminaire : 15 à 20 jeunes gens y complètent leurs études commencées à la mission d’Ourmiah, et ceux qui ont la vocation ecclésiastique y font leur théologie.

Cette œuvre, qui date de l’établissement de la mission, est fort importante pour l’avenir de celle-ci, mais elle a toujours été difficile et ingrate, car les jeunes gens manquent en général de constance et se découragent souvent avant la fin de leurs études ; depuis sa fondation elle a à peine fourni une vingtaine de prêtres ; cependant la dépense est lourde pour le budget de la mission qui doit nourrir et habiller les élèves.

À côté de ce séminaire, la mission a encore une école pour les garçons de Khosrâva ; elle est dirigée sous la surveillance des missionnaires, par des professeurs recrutés dans le village et par quelques-uns des séminaristes.

Il semble que Khosrâva soit assez aux mains des Lazaristes ; ils y ont apporté la civilisation et se dépensent avec la plus grande générosité pour les habitants ; leur influence n’est donc qu’une juste récompense de leur zèle.

Le nombre des missionnaires varie généralement de 4 à 5 ; ils sont aidés par trois prêtres chaldéens qui s’occupent plus spécialement du ministère paroissial.

L’établissement des sœurs de charité, dont les bâtiments sont assez embrouillés comme plan, donne, lui aussi, sur la place de l’église. Les sœurs ont un orphelinat, un asile, une école où tout est gratuit, et où elles prodiguent leur dévouement habituel ; elles sont au nombre de sept.


Phototypie J.-B. Obernetter, Munich.
DIADÈMES ARMÉNIENS

Nous leur faisons visite au moment où elles cuisent le pain.

Le four mérite une description détaillée, car ce four ou tandour, pour l’appeler par son nom indigène, est le centre de toute la vie domestique en Orient ; il sert de four à pain, d’âtre de cuisine et de poêle.

Lorsqu’une maison a plusieurs chambres, le tandour est bâti dans la chambre principale, à peu près dans l’axe de la pièce, mais du côté de l’entrée. C’est en somme une amphore en terre cuite, à parois épaisses de trois doigts environ, enterrée dans le sol de la chambre.


Coupe d’un tandour.

L’installation d’un tandour est une chose assez délicate ; l’amphore se fabrique en dehors de la maison ; il ne faut y employer qu’une terre soigneusement pétrie ; la hauteur ordinaire est de 1 mètre à 1m,20 ; le diamètre varie suivant les cas. L’on commence par former le fond de l’amphore et on ne monte les parois que successivement, augmentant leur hauteur d’une main, dès que la couche inférieure a acquis suffisamment de consistance. Lorsque l’amphore est ainsi fabriquée et bien sèche, on creuse dans l’appartement un trou dont le diamètre dépasse d’environ un mètre celui du tandour lui-même ; au fond de ce trou l’on place une pierre plate ; puis besogne délicate, on transporte le tandour sur cette pierre. Une ouverture, pratiquée à la partie inférieure de la paroi du tandour, communique par un conduit oblique avec le niveau du sol, près de la porte ; ce conduit sert d’appel d’air. Tout l’espace libre autour du tandour est rempli de cendres que l’on recouvre à hauteur du sol d’un gâchis de mortier.

Le tandour étant ainsi en place, on y allume du feu et on le remplit entièrement de combustible ; ce feu maintient pendant deux ou trois jours une température suffisante pour cuire la terre du tandour.

Il est à noter que l’appartement lui-même prend le nom de tandour. Toute la famille s’y rassemble en hiver ; lorsque le feu est tombé, on se blottit en rond autour du tandour ; les plus privilégiés ont le droit de laisser pendre leurs jambes dans le four même ; les autres les abritent du moins sous une grande couverture qui conserve la chaleur du foyer.

Ce système de chauffage, laissant la chambre froide et surchauffant les extrémités du corps peut, à bon droit, passer pour très malsain ; mais il n’y a guère de chance de le voir jamais modifié, car il est universel. Pour éviter les courants d’air, on a généralement soin de ne pas placer la porte dans le même axe que le tandour, mais près d’un coin de la pièce.

Reste à parler du combustible.

Dans toute l’Arménie et la Perse, le bois est très rare ; on le remplace par les fameuses « galettes combustibles ».

Une des grandes occupations des femmes de la campagne consiste à ramasser soigneusement la fiente des animaux. Cette fiente est artistiquement pétrie à la main avec les petits fétus de paille, résidus du battage des grains ; la galette que l’on forme ainsi est ensuite vigoureusement plaquée contre un mur où elle sèche, gardant l’empreinte des doigts souvent fort délicats qui y ont travaillé. Les galettes sèches sont empilées en forme de grande meule ; lorsque celle-ci est terminée, toute sa surface extérieure est recouverte d’un enduit de même nature, et la provision de combustible se trouve toute faite pour l’hiver[12].

Plus d’une Européenne, voire même plus d’un Européen se révolterait à la pensée de manger le pain sorti d’un four chauffé par de pareils procédés ! Qu’on se rassure ! ces galettes sont un combustible parfait ; après une rapide flambée, pendant laquelle un odorat délicat peut, si l’on veut, être légèrement blessé, il reste une masse incandescente qui brûle sans flamme, très lentement, avec un grand dégagement de chaleur et sans répandre aucune odeur.

Le pain que l’on cuit dans ces fours s’appelle en chaldéen « Lavasch ». C’est, au demeurant, le pain national de la Perse. Il est en forme de minces galettes. Pour les préparer, la boulangère — toute mère de famille est boulangère — étend légèrement la pâte au moyen d’un rouleau ; puis, d’un mouvement rapide et alterné, elle plaque successivement cette pâte sur chacun de ses bras. La galette s’étire à chaque fois, et quand elle a atteint la forme voulue, on l’étend sur une planchette en bois armée d’une poignée. Cette planchette est arrondie, et sa convexité répond à la courbure du four. Au moyen de cette planchette, une autre femme, préposée à la cuisson, applique vigoureusement la galette contre la paroi brûlante du four. La cuisson est extrêmement rapide ; généralement elle est incomplète.

Ce pain frais et croustillant est excellent. Il se conserve plusieurs jours. Au moment du repas, les Persans l’humectent assez fortement pour le rendre flexible, et ces galettes remplissent alors toutes sortes d’offices ; roulées en cornets, elles deviennent cuillers pour prendre la sauce ; étendues, elles servent d’assiettes ; elles deviennent même serviettes ; mais le pain ainsi humecté perd de sa saveur et devient lourd.

Généralement les lavaschs ne sont pas suffisamment salées ; et pourtant le sel n’est pas rare ! Les sœurs tirent le leur de la montagne de sel que nous avons vue entre Khoï et Khosrâva ; il est de couleur fort grise et très compact ; on l’emploie à l’état brut. Les blocs de sel sont tout d’abord pilés dans un creuset en pierre avec de gros marteaux de bois ; puis on moud les fragments.


Moulin.

Le moulin que l’on emploie à cet effet est uniformément répandu dans tout l’Orient et jusqu’aux Indes ; une pierre A est fixée au sol ; elle porte un axe vertical C. La meule proprement dite B est percée à son centre d’un trou circulaire de 8 à 10 centimètres de diamètre. Deux femmes, se faisant vis-à-vis, la font tourner au moyen d’un manche en bois D, planté obliquement au deux tiers environ du rayon de la meule, vers la circonférence.

L’ouverture circulaire de la meule étant assez grande, le mouvement de rotation autour de l’axe C se fait toujours en excentrique, ce qui permet de développer une très grande force de friction et d’obtenir un sel très fin.

Pour Hyvernat, Khosrâva possédait un objet de grand intérêt, je veux dire son cimetière ; il est relativement antique et ses inscriptions tombales en langue chaldéenne offrent de l’intérêt aux linguistes. Les tombes sont généralement très simples ; la plupart ne sont que des monolithes à peine dégrossis ; quelques-unes reproduisent grossièrement la forme d’un bélier[13]. En dehors des anniversaires des défunts, les tombes sont assez délaissées.

Khosrâva est le siège d’un Archevêché chaldéen dont la juridiction s’étend sur une population très clairsemée. L’Archevêque, Monseigneur Augustin Bar-Schino, est un indigène, ancien élève de la Propagande ; c’est aujourd’hui un vieillard décrépit. Nous le trouvons couché sur un lit boiteux sous le porche de sa demeure, petite maison en pisé d’assez pauvre apparence ; l’entrevue fut courte, et visiblement le pauvre vieillard avait peine à soutenir la conversation.

Nous faisons aussi la connaissance des deux religieux arméniens mékhitaristes qui résident à Savoura et ont la charge spirituelle de leurs compatriotes disséminés dans le pays. Leur ministère auprès des Arméniens grégoriens promet d’être très fécond[14].


23 Septembre.

Aujourd’hui, dimanche, au moment où nous nous mettions à table, arrive le Consul russe de Van ; les Pères le retiennent à dîner. D’ici M. Koloubakine va passer trois jours à Ourmiah pour retourner ensuite directement à Van.

Nous avions solennellement promis à nos familles de ne point nous exposer aux dangers d’un voyage au Kurdistan ; promesse de Gascon, sans doute ! Mais encore fallait-il un prétexte pour y manquer. Le prétexte me paraît tout trouvé dans la personne du Consul de Russie. Pourquoi ne pas pousser en sa compagnie une pointe jusqu’à Van, pour reprendre ensuite notre itinéraire de Perse ? Sans plus tarder, nous lui demandons la permission de le rejoindre à Ourmiah. Il nous faudra partir demain matin et marcher rondement.


Le P. Serapion Baronian, assassiné le 4 Janvier 1891.

24 Septembre.

Nous avions compté sans les lenteurs orientales. Malgré tous les efforts des Pères, il fut impossible d’organiser le départ pour aujourd’hui ; nous partirons donc pendant la nuit et ferons le plus rapidement possible les 18 heures de chemin qui nous séparent d’Ourmiah. De cette ville nous gagnerons Van par le pays de Guiaver et d’Albâg ; de Van nous retournerons à Khosrâva par Kotour pour pénétrer ensuite plus avant en Perse.

M. Nathanaël, qui n’a plus revu sa famille depuis 22 ans, désire rester à Khosrâva pendant cette excursion ; il nous donne pour le remplacer son cousin Kascha Isaak, jeune prêtre chaldéen, élève de la Propagande, et charmant compagnon de voyage. Quant à Serghis, nous lui donnons congé pendant ce temps, comptant bien le « liquider » à notre retour de Van.

Comme guide dans cette excursion, les Pères nous recommandent un très honorable brigand « en retraite », Guégou surnommé Chaoudi (voleur de nuit). Ils nous en disent merveille, et je me réserve de rassembler dans le courant de l’excursion les matériaux d’une petite biographie du personnage.


25 Septembre.
Départ à 2 h. matin.

Nous nous mettons en marche à deux heures du matin ; un des missionnaires, M. Massole, nous fait la conduite accompagné d’un fidèle de la mission, Jouhannah de Patavour. Jouhannah est une illustration du pays ; tireur hors ligne, il a su se faire craindre des Kurdes dont il a « descendu » plus d’un maraudeur ; grâce à lui, son village est à peu près exempt des incursions de ces incorrigibles brigands.

La marche au clair de lune est facile et a quelque chose de fantastique qui ne manque pas de charme. À hauteur des sources sulfureuses d’Issisou[15], nous prenons congé de M. Massole et continuons sur Guiavilen en franchissant l’éperon montagneux de Karabagh[16]. Nous avons de ces hauteurs une première vue du lac d’Ourmiah ; mais le soleil se reflète sur cette nappe salée avec une intensité qui donne au paysage des tons crus et désagréables.

Le curé de Guiavilen nous reçoit fort aimablement. C’est un prêtre chaldéen catholique ; suivant la discipline encore en vigueur dans l’Église chaldéenne, il est marié ; comme c’est la première fois que nous nous trouvons dans un intérieur ecclésiastique de ce genre, la chose ne laisse pas de nous paraître d’abord un peu singulière. Pendant que nous dînons chez cet excellent homme, arrive M. Reynard, ancien loupeur, aujourd’hui Vice-Consul de Turquie à Ourmiah[17].

Il prétend avoir rencontré Kérim sur le chemin ; nous n’y croyons point d’abord, mais Guégou, qui est un bon ami de Kérim, confirme la chose en nous disant qu’il a lui-même parlé avec un homme de la bande. Kérim nous croyait Russes, et, avant de nous savoir sous la conduite de Guégou, voulait nous attaquer ; mais Guégou nous a dépeints comme de « pauvres derviches français (meskin frengui baba dervisch) » et l’illustre brigand n’a pas voulu nous faire de mal. Décidément, Kérim n’est pas un mythe !

Pour tout le trajet entre Guiavilen et Ourmiah, la carte de Kiepert est assez fautive. Au moment où nous approchions du Küskalabourni et où j’aurais eu d’excellents points de repère pour la rectifier, nous sommes assaillis par une affreuse tourmente de poussière et de sable qui nous fait beaucoup souffrir. À certains moments les chevaux eux-mêmes ne veulent plus avancer, et une angoissante sensation d’étouffement fait paraître les minutes plus longues que des heures. Nous atteignons péniblement Saatloui à la nuit ; après la fatigue de cette tempête, il ne peut plus être question de pousser jusqu’à Ourmiah.

Arrivée 7 h. soir.


26 Septembre.

De Saatloui à Ourmiah on compte quatre heures de cheval à travers un pays bien cultivé, auquel il ne manque qu’un meilleur gouvernement pour devenir très riche. Nous franchissons le Nazlou-Tchaï, comme de juste à côté du pont ; celui-ci est d’ailleurs un joli type d’architecture persane.

Les poteaux du télégraphe qui relie Ourmiah à Tébriz ont été plantés « à la persane » au beau milieu du chemin ! Pendant un temps de galop, mon cheval s’embrouille les jambes dans le fil télégraphique, coupé sans doute la nuit précédente et traînant à terre ; comment ni mon cheval ni moi n’eûmes d’accident, c’est ce que je ne puis encore comprendre. Ces fils sont d’ailleurs très mal tendus et traînent souvent jusqu’à 1m,50 du sol. Hier le Consul de Russie, étant au galop, a failli lui-même avoir la tête emportée par ce malencontreux fil.

La maison des Lazaristes étant située près des remparts, à l’autre extrémité de la ville, nous contournons, pour y arriver, les murs ruinés de cette place forte jadis célèbre.

Les missionnaires nous accueillent avec cette même hospitalité simple et prévenante que nous avions trouvée à Khosrâva.



Poignard kurde.

  1. Les conducteurs de caravanes s’appellent Tchervadars en Perse ; Katerdjis en Turquie.
  2. Le zabtié persan est une espèce de gendarme d’aspect misérable. Son principal soin, pour remplacer sa solde toujours arriérée, est d’aller en chasse de pourboires, et là où il le peut, en quête d’exactions.
  3. Zounous-Tchaï ou rivière de Zounous. Les cours d’eau portent souvent le nom de rivière (Tchaï) ou eau (Sou) de tel ou tel pays
  4. Fleuve rouge.
  5. Ker-Porter, Travels, i, 219.
  6. Il ne faudrait cependant pas rigoureusement conclure du nombre de bêtes au degré de résistance de la terre en se basant sur notre expérience européenne. Ici le soc de la charrue, au lieu d’être en surface gauche, n’est qu’une planche de bois inclinée environ à 40° sur la verticale et à 30° sur l’axe de la charrue. Un pareil soc rencontrerait même dans une terre légère une résistance double de celle que rencontrent nos socs.
  7. Il est à remarquer que la Russie, pour mieux isoler la Perse, s’était adjugé la possession de Bayazid et de sa vallée par le traité de San Stefano ; elle ne laissait ainsi entre la Turquie et le Nord de la Perse d’autre chemin ouvert que celui d’Erzéroum, Van, Kotour, Khoï, comptant sans doute sur les Kurdes pour le rendre impraticable au commerce. Si la conférence de Berlin remit la Turquie en possession de ce territoire, c’est que l’Angleterre avait tout mis en œuvre pour maintenir libre cette voie de communication.
  8. Il est très instructif de voir combien les Orientaux (d’autres en feraient sans doute autant) abusent des voyageurs dès que ceux-ci se montrent ignorants des usages. Nos zabtiés nous avaient accompagnés pendant deux jours. 20 piastres par tête eussent fait un riche backschich. M. Nathanaël, dans sa générosité, veut nous faire donner une livre turque à chacun. Ébranlés par ses raisonnements, nous offrons une demi-livre ; les zabtiés refusent et réclament davantage ! Ils avaient flairé notre ignorance ! Plus tard les zabtiés auxquels nous donnions, en faisant remarquer notre générosité, ne fût-ce qu’une piastre au delà de la somme ordinaire, ne savaient assez nous remercier !
  9. La livre turque vaut théoriquement 100 piastres (22 francs 76 c.), pratiquement son cours varie de 100 à 130 piastres.
  10. Le pays de Salmas fut occupé par les Russes pendant la guerre qui se termina au traité de Turkmentchaï (1828). Cette occupation a laissé de profonds souvenirs dans le pays. Les vieillards auxquels on demande leur âge répondent presque toujours qu’ils sont nés tant d’années « avant » ou tant d’années « après les Russes ». Paskiévitch porta un grand coup à la prospérité du pays en remorquant à sa suite en Russie plusieurs milliers de familles arméniennes.
  11. Boré, Correspondance, ii, 256.
  12. Le lecteur pourra voir plus loin la représentation d’une de ces meules sur l’Illustration de : « Notre palais de Khatibâba ».
  13. « Cet usage de mettre un bélier sur un tombeau tient à une superstition que les prêtres tolèrent en mémoire des sacrifices de l’Ancien Testament, mais qui n’est autre chose qu’un reste de paganisme et des agapes des funérailles anciennes. Les parents, après avoir descendu le défunt dans sa dernière demeure, égorgent sur la tombe un bélier qui est ensuite mangé en famille, en ayant soin toutefois, d’en envoyer une portion au prêtre qui a accompagné les funérailles. » Texier, Arménie, i, 63. Actuellement dans le pays d’Ourmiah et de Khosrâva ces usages ont disparu parmi les Catholiques.
  14. Les PP. Mékhitaristes avaient réussi à ramener à l’unité catholique une partie des dissidents arméniens de Malhasa. Peu de temps après (4 janvier 1891) le Père Baronian tombait sous le poignard d’un Arménien dissident auquel il venait de donner l’hospitalité. Je n’ai pu savoir qui avait dirigé les coups de ce misérable ; mais comme en assassinant le Père il lui coupa une oreille, il est difficile de ne pas reconnaître dans cette mutilation la marque d’une œuvre de vengeance préméditée, et de ne pas soupçonner une coterie d’Arméniens grégoriens fanatiques. Au demeurant, on semble prendre goût à l’assassinat dans le pays. Dernièrement la femme d’un missionnaire américain fut assassinée par un maître d’école qui venait d’être renvoyé de la mission américaine.
  15. L’eau chaude.
  16. La vigne noire.
  17. Les loupes (excroissances des noyers), sont très estimées dans l’ébénisterie ; le Kurdistan en fournissait autrefois de très belles, et les loupeurs réalisaient de beaux bénéfices ; actuellement le nombre de ces loupes a bien diminué. Les loupeurs menaient au Kurdistan une vie d’aventures fort semblable à celle des trappeurs américains.