Müller-Simonis - Du Caucase au Golfe Persique/Chap-09

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Université catholique d’Amérique (p. 133-148).

CHAPITRE IX


LE PAYS D’OURMIAH. — LA PERSE ET LE

GOUVERNEMENT PERSAN


Ourmiah. Fertilité de son territoire, grâce à l’eau. Le Myr-Ab et la répartition des eaux. Les légumes, les arbres ; production du raisin sec. Le vin d’Ourmiah. Pauvreté générale. Sa cause première dans le mauvais gouvernement. Les impôts. Mode de payement des fonctionnaires. L’instabilité des fonctions entraîne la corruption administrative et empêche toute amélioration. Rivalité princière et faiblesse gouvernementale. Faiblesse vis-à-vis des brigands. Dépendance vis-à-vis de la Russie. Le peuple généralement tranquille ; liberté de parole. Rareté du numéraire et taux exorbitant de l’argent. Le vrai Persan plutôt opprimé. La dynastie des Kadjars d’origine Turkmène. Les Persans et leur caractère : sédentaires ou nomades. Nourriture. Riz. Pilau. Kebab. Les moutons de Perse ; leur queue énorme. Perdrix choukârs. Yoghourt. Kaïmak. Habitations ; leur mode de construction ; leur ameublement. Voyages. Les Persans voyagent peu. Les Khâns. Chevaux, mulets, ânes, chameaux. Manière de voyager des femmes. Le Couïrouc. Le Tchapar. Sécurité du voyage en Perse..

Ourmiah est située à une vingtaine de kilomètres à l’Ouest de la « mer d’Ourmiah », à une altitude d’environ 1 310 mètres. La ville compte à peu près 32 000 habitants, dont la majorité sont musulmans.

Je ne décrirai point Ourmiah, car toutes les villes d’Orient se ressemblent ; et là où il n’y a pas de beaux monuments publics à signaler, toute ville n’est qu’un assemblage de ruelles mal tenues, bordées de murs pleins, derrière lesquels se cache toute la vie.

Le territoire d’Ourmiah a une juste réputation de fertilité ; le grand élément de la richesse agricole en Orient, l’eau, ne lui manque point. Les Persans ont eu de tout temps un remarquable talent pour l’irrigation des terres et pour l’utilisation la plus judicieuse de cette eau généralement si rare. Il ne paraît pas cependant qu’ils aient employé ici, en dehors de la ville ou de ses environs immédiats, le coûteux système des canaux souterrains qui se rencontrent en d’autres endroits ; sans doute, ils n’en avaient pas besoin.

La distribution des eaux est réglée par un fonctionnaire spécial appelé Myr-Ab (en persan, grand maître des eaux).

Ce fonctionnaire est nommé par le seigneur de l’endroit ; il a sous sa juridiction, soit un seul village, si celui-ci est suffisamment important, soit les différents hameaux situés sur un même cours d’eau. Dans le pays d’Ourmiah l’usage des eaux d’irrigation est libre jusqu’au commencement de Mai ; à partir de ce moment, chacun irrigue à tour de rôle. Un particulier veut-il arroser hors tour, le Myr-Ab lui vend ce droit d’eau supplémentaire. Cette vente ne doit avoir lieu que sur présentation d’un bon signé par le chef du village ; mais, sans aucun doute, il est des accommodements. Parfois le village comme corps achète à un autre village situé au-dessus de lui le droit d’irrigation pour une période donnée.

Dans les villages à population mixte, le vendredi, jour de repos des Musulmans, est réservé aux Chrétiens et le dimanche aux Musulmans.

Le pays produit beaucoup de très beaux légumes, et nos choux d’Alsace feraient, dit-on, mauvaise figure auprès de ceux d’Ourmiah. Les melons, qui sont excellents, sont représentés par plusieurs variétés. Un des plus goûtés, le Guermek, est un melon jaune, très doux, qui mûrit en Juin et se conserve jusqu’en hiver. La pastèque ou kharpous atteint parfois le poids de 30 à 40 livres ; elle mûrit en été et peut se conserver toute l’année. Son goût, si l’on veut, n’est pas fort délicat, mais c’est un fruit rafraîchissant et très sain.

Le schammâm est un tout petit melon qui n’est pas comestible, mais que l’on conserve pour son parfum délicat. Son nom figure très fréquemment dans la poésie persane. Les oisifs tuent le temps en humant le parfum d’un schammâm, qu’ils font gravement passer d’une main à l’autre.

Concombres et tomates atteignent de fort belles dimensions. Le pavot, le safran, le tabac, le coton, forment autant de branches importantes de la culture. Quant à l’huile, elle est généralement tirée du ricin, du lin et du colza.

Le blé de ces contrées est fort beau, et l’on en compte trois espèces. L’avoine n’est pas cultivée ; elle est remplacée par l’orge (arpa). Le riz et le millet jouent un rôle important dans la consommation.

L’élève des vers à soie a donné un assez grand développement à la culture du mûrier.

Le platane, le saule, le peuplier, le mastiquier (celui-ci plus spécialement dans le territoire de Soldouz), l’amandier et le châtaignier sont aussi fort répandus ; mais tous ces arbres ne poussent guère qu’à l’état de « culture ». Le chêne à noix de galle pousse à l’état sauvage dans les montagnes.

Comme arbres fruitiers, l’abricotier, le grenadier, le poirier, le pommier, le cognassier, le prunier et le pistachier sont, avec le jujubier, les plus répandus.

Ourmiah est la terre classique des raisins secs. Dans les villages nous voyons partout d’immenses quantités de raisins en train de sécher au soleil. Les raisins ordinaires sont mis à sécher sans autre formalité ; mais pour certaines espèces, dans le but de leur donner une belle couleur, on emploie un procédé curieux. L’on fait bouillir longtemps dans de l’eau des cendres de sarments de vigne ou bien aussi de certaines herbes des montagnes : le liquide jaunâtre, provenant de cette cuisson, est ensuite soigneusement décanté et versé dans une nouvelle chaudière, où il est une seconde fois porté à l’ébullition. L’on trempe brusquement, pendant une seconde à peine, les raisins dans cette solution bouillante, et, de suite après, on les étend au soleil pour les sécher. L’on a soin, pour ces qualités de raisins, de préparer des surfaces soigneusement égalisées et recouvertes d’un gâchis de terre et de paille.

Le vin d’Ourmiah est excellent ; le plus répandu est le vin blanc. Malheureusement, il est rare de voir du vin vieux de plus d’un an ; les habitants donnent pour motif l’insuffisance de la production et la difficulté de conserver le vin, durant les chaleurs de l’été, dans des maisons sans caves. Tous ces motifs sont réels ; mais, à mon avis, le vrai motif est à chercher dans la soif gloutonne de ces mêmes habitants qui boivent sans mesure tant que dure la provision. Lorsque, l’été venu, le vin est épuisé, « pour ne pas boire une eau que les irrigations rendent malsaine », ces pauvres gens se voient contraints d’étancher leur soif avec leur provision d’eau-de-vie ! Boisson excellente par 35 degrés de chaleur à l’ombre !

L’usage universel des galettes combustibles porte évidemment un tort sérieux à l’agriculture ; aux environs des villes on cherche à y remédier par l’emploi des détritus organiques. Ceux-ci sont soigneusement recueillis, puis mélangés avec de la terre ; au bout de deux ans, ce terreau est répandu dans les jardins. La cendre des foyers est aussi employée comme engrais.

Malgré toutes ces richesses naturelles, le pays est pauvre.

La cause première de cet état de misère réside dans les vices du gouvernement ; et ces vices eux-mêmes ont leur origine dans l’influence prolongée des principes de l’Islamisme.

Dans les temps anciens, la Perse était beaucoup plus peuplée et plus fertile. Mais dans ces pays, la nature vierge n’existe pas ; toute la fertilité est un trésor accumulé par l’industrie humaine. Il suffit d’une série de guerres malheureuses et, plus encore, d’une série de mauvais gouvernants, pour dépeupler un pays ; et en Perse, tout pays dépeuplé devient immédiatement aride. L’influence européenne sur le gouvernement persan se manifeste surtout dans les choses superficielles ; mais elle n’a pas pénétré les parties vitales de son organisme, et tout marche d’après la vieille méthode.

La levée des impôts se fait par des fermiers sans conscience.

Les collecteurs, surtout dans les régions du Kurdistan, sont assistés par les soldats du Shah ; ils s’installent dans un village et élèvent d’abord, comme taux d’impôt, les prétentions les plus exorbitantes. De là des discussions interminables. Pendant ce temps, eux et leur bande se livrent à tous les actes d’arbitraire, et dévorent la substance de ces pauvres gens, qui, de guerre lasse, payent beaucoup plus qu’ils ne doivent.

L’arbitraire est le même dans les questions de redevances seigneuriales ; tel seigneur que je pourrais nommer, et qui paye 3 000 krâns[1] au Shah, en soutire, sous ce prétexte, 10 000 à ses sujets. Les redevances sur les moissons donnent aussi lieu aux plus tristes chicanes. Souvent le blé battu reste pendant des semaines avant que le collecteur vienne prélever sa dîme ; pendant ce temps, il est défendu d’enlever la moindre quantité de blé ; on devine facilement combien l’on peut chicaner là-dessus.

La capitation est d’environ 5 krans par homme et trois jours de corvée.

Les employés royaux sont payés, non en numéraire, mais en assignations sur les provinces. Parmi ces assignations, les unes sont en terre ; les autres sont des assignations sur les comptes des villages ou des cantons. Les intendants dressent les états d’imposition de chaque village et de chaque catégorie d’imposition, faisant pour chaque article un état séparé et en double. Ces états, arrêtés définitivement par le reys ou maire de l’endroit et scellés par lui et les principaux habitants, sont envoyés à la chambre des comptes. Ils en ressortent comme de vrais billets au porteur, que cette chambre remet aux employés à proportion du montant de leur traitement, leur laissant ensuite le soin de se faire payer eux-mêmes par les villages sur lesquels ils sont assignés. Ce qui n’est pas absorbé de la sorte par les traitements des fonctionnaires, est perçu pour le compte du trésor royal. On concevra facilement à quels effroyables abus doit donner lieu ce système, où chaque employé, muni de son billet, se fait payer lui-même. Il a toute liberté d’extorquer bien au delà de son dû ; car comme, du haut en bas de l’échelle administrative, chacun pressure de son mieux, aucune réclamation ne peut aboutir, étouffée qu’elle est par les intérêts coalisés des fonctionnaires.

Je crois que ce système, exposé tout au long par Chardin (Tome v, ch. 8), fonctionne actuellement sans modification appréciable. J’ai lu tout ce passage à un sujet de Sa Majesté le Shah, et il n’a rien trouvé à y relever.

L’instabilité des fonctions administratives, le manque complet de toute tradition gouvernementale, sont la source première de tous ces maux. Le plus haut fonctionnaire peut perdre sa tête, ou du moins être réduit à la misère, du jour au lendemain. Le Shah est, avant de monter sur le trône, tenu généralement en suspicion par son prédécesseur ; on l’éloigne des affaires et rien ne le porte à s’instruire sérieusement. Devenu souverain, il est fatalement livré à ses favorites dont la fragile fortune amène presque toujours une promotion d’employés nouveaux qui n’ont d’autre mérite que de leur être apparentés ; que la favorite soit disgraciée, ces employés perdent leur place sans aucune compensation. Aussi, chacun profite-t-il de son heure de bonne fortune pour amasser un pécule. Ce souci explique la rapacité avec laquelle les fonctionnaires cherchent à extorquer tous les pourboires possibles ; nos difficultés à la douane de Khoï n’étaient, comme je l’ai dit, qu’une affaire de bakschich. Les gros employés vendent toutes les charges ; un fils du Shah, ministre de la guerre, mettait ouvertement les grades à l’encan !

Voilà le spectacle en temps ordinaire. Mais les enfants du Shah, issus de ses différentes femmes ou concubines, forment un nouvel élément de dissolution. Aspirant chacun, sinon au trône, du moins à une part d’influence, ils profitent de leurs emplois pour se créer à tout prix un parti ; à la mort du Shah, la succession se règle difficilement sans luttes sanglantes. L’ancien système qui consistait à supprimer les princes de la famille royale, s’il était barbare, avait du moins son côté pratique !

L’on voit donc qu’aucun principe ne préside au gouvernement ; chaque fonctionnaire est en quelque sorte un intrus, qui, sans aucune préparation, se trouve favorisé pour quelques instants d’une bonne mine à exploiter. Il ne peut être question d’améliorations sérieuses ; les plus beaux projets ne survivent pas à celui qui les a lancés, en admettant, chose rare, qu’il les ait lancés dans un but sérieux et non pour pêcher en eau trouble.

Rien ne montre mieux la faiblesse du gouvernement que sa conduite vis-à-vis des brigands.

Un brigand kurde, Hassö, chef d’une bande bien organisée, a mis, il y a quelques années, tout le pays d’Ourmiah à contribution. Les 19 canons d’Ourmiah (combien sont en état de tirer ?) ont été mis en ligne ; toute l’armée de l’Aderbeidjân s’est ébranlée ; Hassö s’en est moqué. Pendant que ses hommes battaient les troupes du Shah, lui-même venait tranquillement faire ses provisions à Ourmiah ! De guerre lasse, le gouvernement persan donne à ce même Hassö, avec sa grâce, le titre de colonel et 11 000 krans de pension annuelle !

À peu de temps de là, un autre chef kurde, scheikh Mohammed Abdullah, mit tout le pays d’Ourmiah à feu et à sang et assiégea la ville[2]. Avec un peu plus de résolution, il l’eût prise sans coup férir. Personne n’était préparé à la résistance et la démoralisation était complète. Sans l’énergie du Délégué Apostolique, Mgr Clusel, la partie eût été perdue. Mais, Musulmans et Chrétiens subissaient tous si complètement l’ascendant des vertus et du caractère de Mgr Clusel, que celui-ci put relever leur courage, organiser la résistance et donner aux troupes persanes le temps d’arriver. Le Shah apprécia si bien le rôle de Mgr Clusel qu’il lui envoya de Téhéran, avec toute la pompe possible, la plus haute décoration persane.

Telle est la faiblesse du gouvernement à l’intérieur. À l’extérieur, la situation politique de la Perse, sollicitée par les influences contraires de l’Angleterre et de la Russie, est fort difficile. L’Angleterre, étant la plus éloignée, est matériellement moins à craindre. Mais, réussit-elle à se faire concéder un privilège, l’Ours russe grince des dents et s’en adjuge de suite un plus grand.

L’Angleterre, au moment où nous étions en Perse, venait d’obtenir l’ouverture du fleuve Kharoun à une compagnie de navigation anglaise. Colère de la Russie ! Lorsqu’en 1889 le Shah fit visite au Tzar, celui-ci le reçut comme un valet dont son maître est mécontent, et le força à signer un traité qui, spéculant sur les troubles probables à la mort de Nasr-Eddin, assure à la Russie, pour l’avenir, la possession du Khorassan. Les Russes, d’ailleurs, ne font pas mystère de leurs projets. Un haut fonctionnaire nous disait : Il nous faut le Khorassan comme centre d’opérations éventuelles contre l’Inde ; c’est pour cela que nous avons construit notre chemin de fer Transcaspien contre la frontière de cette province ; d’ici quatre ans, nous occuperons le Khorassan. En novembre 1890, les journaux annonçaient que la Russie s’était fait adjuger la concession d’un chemin de fer de Rescht à Téhéran. Le Shah, me disait ce même fonctionnaire, n’est que le lieutenant du Tzar !

Malgré tous ces abus et toute cette faiblesse du gouvernement, le peuple est généralement tranquille ; une trop longue expérience lui a appris qu’en changeant de maître, il changeait seulement de tyran. Aussi, de ce côté, le gouvernement n’a-t-il guère d’inquiétude, et laisse-t-il, en temps ordinaire, libre cours aux critiques. Dans les cafés toutes les nouvelles se débitent et les « politiques » critiquent le gouvernement en toute franchise ; celui-ci, pourvu que le monde se laisse convenablement tondre, ne se met guère en peine de paroles, en quoi il fait preuve d’un grand bon sens.

L’argent est rare, dans les campagnes surtout ; la plupart des transactions se font par des échanges, les uns, déterminés d’avance, les autres après coup, comme compensation en face d’une insolvabilité notoire. Le numéraire s’en va à l’étranger pour payer les importations, que les exportations sont loin de balancer.

Quant aux prêts d’argent, la rareté du numéraire et l’instabilité des conditions les mettent à des taux fantastiques. Dans le commerce le taux est de 12 à 24 %, et ces conditions sont jugées raisonnables ; l’usure proprement dite ne commence qu’au delà de cette limite ; elle s’élève jusqu’à 40 et 60 %, sans y comprendre les intérêts des intérêts, qui sont scrupuleusement comptés.

Nous n’avons guère vu les Persans proprement dits. Dans l’Aderbeidjân il y en a peu ; les habitants sont de races mélangées : Kurdes, Turcs, Arméniens, Chaldéens, et la langue turque y est bien plus répandue que la persane. On peut dire que l’élément persan est en général plutôt opprimé ; la dynastie des Aftchars (Nadir-Shah), ainsi que la dynastie actuelle des Kadjars ont une origine turkmène ; mais la civilisation persane a pénétré ces éléments étrangers, bien que les vrais Persans ne soient guère concentrés que dans le Farsistan.

D’ailleurs, quand on parle de race fixe, il faut entendre le peuple ; les seigneurs, et à plus forte raison les maisons souveraines perdent rapidement leur race par les croisements étrangers ; les Géorgiennes ayant toujours passé pour les plus belles esclaves, il n’y a presque pas de famille princière qui n’ait du sang géorgien. Les Persans, en prenant ce terme comme synonyme d’habitants musulmans de la Perse, sont en général braves et vifs et ont l’imagination féconde ; voluptueux, ils le sont à l’excès, et le mariage chez eux est fort abaissé.

Naturellement ils sont fatalistes, moins que les Turcs, dit-on ; leur superstition est grande, et les astrologues sont parmi eux de grands personnages. Ils sont dépensiers, et comme ils sont en même temps dissimulés et trompeurs, tous les moyens leur sont bons pour satisfaire leur luxe. Lorsqu’ils désirent une chose, fussent-ils des plus grands seigneurs, ils s’abaissent aux flatteries pour l’obtenir ; ensuite, ils ne vous regardent plus. Il est naturel qu’avec ces défauts la générosité ne soit pas leur fort. Mais ils sont polis et beaucoup plus traitables pour les étrangers que les Turcs. Pour ce qui touche à la nourriture, le Persan se tient, il est vrai, plus que le Turc, à l’écart de l’infidèle ; un bon Persan ne mangera jamais avec un Chrétien, et s’il a dû lui prêter un plat, il le brisera ensuite ; mais généralement des idées de haine ou de mépris ont cessé d’être attachées à ces prescriptions rituelles. Mais, s’ils sont polis, il serait imprudent de faire grand fond sur cette politesse[3] .

À l’opposé de la Turquie, il y a en Perse beaucoup de noblesse héréditaire[4].

La population de la Perse se partage en population sédentaire et en population nomade. La population nomade est la plus vigoureuse et la plus vaillante. Les Kadjars en forment la tribu la plus puissante ; les grands emplois leur appartiennent comme de droit, puisque la dynastie actuelle est sortie de leurs rangs. Les Aftchars, qui ont eu aussi une dynastie, celle de Nadir-Shah, sont surtout cantonnés dans l’Aderbeidjân.

Toutefois, la séparation entre les nomades et les sédentaires (tadjiks) n’est pas une barrière ; il se fait des alliances entre les deux. Lorsque le cultivateur est par trop opprimé, il fuit ses champs et entre dans la classe des nomades ; pour peu qu’il ait de nouveau l’espoir d’un avenir plus heureux, il reprend ses travaux.

Les artisans sont fort habiles, mais routiniers. Ils fabriquent des objets ravissants avec un nombre d’outils incroyablement réduit ; mais, une fois un modèle créé, il est indéfiniment répété.

Quant à la manière de vivre des Persans, nous n’avons pas eu occasion de l’observer de près, ayant presque toujours logé chez des Chrétiens, Chaldéens ou Arméniens.

La nourriture du pays, sans être fort variée, est excellente[5]. Le riz en fait le fond ; les Kurdes le remplacent souvent par du millet, mais je n’en ai pas vu servir dans de bonnes maisons. On apprête le riz de mille manières différentes, mais, en général, la couleur ou quelques condiments accessoires différencient seuls ces préparations.

La manière la plus ordinaire d’apprêter le riz est d’en faire le Pilau, ce mets si exquis et si vanté des Orientaux. Pour ma part, je puis affirmer que je ne connais aucun mets à la fois aussi simple, aussi agréable et aussi sain que le pilau. On n’y peut employer que du riz de très bonne qualité et tel que nous en voyons rarement en Europe. On l’échaude d’abord, de façon à ramollir les grains ; puis on le lave vigoureusement dans l’eau froide et on le laisse égoutter. Le fond de la casserole où doit se faire la cuisson, est garni de viande, généralement de mouton ; le riz se met au-dessus ; l’on verse sur le riz la quantité nécessaire de beurre, préalablement fondu ; et la casserole bien fermée est posée sur un feu de braises, non de flammes. Une fois la cuisson terminée, on ajoute au pilau, les condiments de circonstance, abricots secs, etc.

La cuisson du pilau est une besogne délicate et la réputation d’un cuisinier se mesure à sa science sur ce sujet ; notre Guégou est un cuisinier hors ligne.

Dans l’Arménie turque et surtout dans le bassin du Tigre, nous avons vu fréquemment remplacer le pilau par le bourghoul. Le bourghoul est apprêté de la même façon que le pilau, sauf que l’on y emploie, au lieu de riz, du blé, échaudé au préalable et décortiqué dans un mortier avec un gros pilon de bois. Le kebâb ou grillade de mouton accompagne ordinairement le pilau. La viande, coupée en petits morceaux, est enfilée dans de longues brochettes et grillée au feu. Parfois le mouton est rôti en entier ; mais il est rare que ce mets soit convenablement apprêté ; certaines parties sont complètement carbonisées, tandis que d’autres restent à moitié crues.

Les moutons, aussi bien de Perse que d’Arménie, sont excellents. Leur chair est délicate et le manger presque quotidien de cette viande fatigue moins l’estomac que ne fait l’usage du bœuf dans nos pays. Ces moutons se distinguent par leur queue énorme, ou plutôt par une poche de graisse dans laquelle leur queue est noyée ; ce sac de graisse pèse souvent de 10 à 12 kilos[6].

La perdrix choukâr est aussi très abondante et très estimée. Elle est beaucoup plus grosse que la perdrix de nos pays, et sa chair est fort délicate. Le poulet enfin entre pour beaucoup dans la consommation ordinaire ; mais il ne vaut pas celui d’Europe, et l’on s’en fatigue encore plus vite.

Le yoghourt est une préparation de lait aigre des plus agréables. Après avoir cuit le lait, on y met, lorsqu’il est encore tiède, une petite quantité de ferment qui le fait prendre en lui donnant une légère saveur acide. En été c’est un des aliments les plus sains, et il n’est pas de maison si pauvre qui ne puisse en offrir. Le kaymak est une sorte de fromage dans lequel entre une grande quantité d’herbes odoriférantes ; on ne peut le donner pour un manger délicat.

Les habitations sont, en général, fort simples. Les murs de clôture sont faits en pisé et les maisons elles-mêmes sont généralement en briques crues. La matière est toujours à portée, car ce n’est que de la terre ; le premier endroit venu sert de carrière. Les maçons mêlent à la terre une certaine quantité de paille broyée et coupée menue, pour lui donner plus de consistance et empêcher les briques de casser. Cette terre est assez fortement humectée et les maçons la foulent soigneusement avec les pieds ; puis elle est coulée dans des moules de bois mince qui ont environ 21 centimètres et demi de long sur 16 centim. de large et 6 centim. et demi de haut. Le moule rempli, le maçon en égalise la surface avec la main, puis le trempe rapidement dans un baquet d’eau mêlée de paille très menue qui se colle à la surface. On retire alors le moule et on laisse la brique commencer à sécher au soleil pendant quelques heures ; après quoi les briques ainsi préparées sont rangées de champ les unes contre les autres et achèvent de sécher.

Quant à la couverture des maisons, dans le centre de la Perse, elle est le plus souvent en voûte ; mais, dans l’Aderbeidjân, elle est ordinairement composée d’une terrasse plate, supportée par une charpente en bois de peuplier. Sur cette charpente l’on étend un clayonnage serré qui est recouvert ensuite d’une épaisse couche de pisé.

La confection de ces terrasses est évidemment la partie délicate de la construction ; car il faut à la fois ne pas les faire trop lourdes, ne pas donner de pente assez forte pour exercer des pressions latérales sur les murs peu solides, suffisante cependant pour l’écoulement des eaux. Les pluies ne manquent pas de délayer à chaque fois une bonne partie de la terrasse ; aussi bien est-ce la seule partie de l’habitation qui soit vraiment entretenue. Pour empêcher les vers de démolir les toitures, on répand du sel sur les poutrages et entre les différentes couches de pisé ; j’ignore quelle est en réalité le degré d’efficacité de ce préservatif, mais je l’ai vu employer aussi bien dans le Kurdistan qu’en Perse.

Quant aux travaux de serrurerie, on peut simplement dire qu’ils n’existent pas dans une maison persane. Les portes sont toutes en bois et tournent sur un pivot de bois fixé dans deux entailles faites, l’une dans le linteau, l’autre dans le seuil de la porte. Pour fermeture un loquet auquel s’adapte une sorte de serrure en bois, parfois assez ingénieusement et savamment disposée. Tandis que des plafonds élégants masquent les clayonnages dans les maisons riches, ces portes grossières se rencontrent dans les plus belles demeures et l’on peut dire que leur usage est universel.

L’agencement des fenêtres est aussi très rudimentaire ; des carreaux de papier huilé remplacent généralement les vitres.

Quant au mobilier, il est des plus simples ; tout le luxe est dans les tapis. Dans la salle de réception court le long des murs un banc grossier, élevé de 15 à 25 centimètres au-dessus du sol. Ce banc assez large est recouvert de coussins et de tapis souvent fort riches. Les Persans, qui quittent toujours leurs chaussures à la porte, s’accroupissent sur ce divan les jambes croisées et y passent ainsi leur journée. Ce soin d’enlever les chaussures permet de conserver très longtemps les tapis ; j’ai vu dans une famille un superbe tapis du Khorassan qui avait deux siècles d’âge ; il semblait que le temps n’eût fait qu’ajouter à la beauté de ses couleurs. Les murs des chambres sont généralement blanchis à la chaux et n’ont pour ornement que des niches à cadres découpés ; les maisons « modernes » y ajoutent les plus horribles gravures d’Épinal. Les guéridons à fumer et les services à café sont généralement élégants.

Les Persans voyagent peu et seulement pour affaires ou dans un but religieux. Le voyage d’agrément, voire même, pour beaucoup d’entre eux, la simple promenade d’agrément, est une chose qui n’a pas de sens. Dans le monde de la cour, les voyages du Shah modifieront sans doute ces manières de voir, mais sans grand profit, je le crains, car les Persans ne viendront guère chercher en Europe qu’un nouveau contingent de mauvaises habitudes à ajouter à leurs vices natifs, et ils n’en rapporteront que peu de science vraie.

Autrefois, les voyages étaient grandement facilités par le réseau des caravanséraïs ou khâns qui couvrait la Perse. Ces khâns étaient souvent des édifices grandioses élevés par les Shahs ou par de simples particuliers ; des fondations en assuraient l’entretien ; actuellement de toute cette organisation il ne reste que des vestiges.

Le Persan voyage à cheval. L’on trouve de fort bons chevaux en Perse ; mais ceux des caravanes sont généralement mauvais marcheurs ; les Persans les font travailler trop tôt et les usent vite. Les mules et les ânes sont très répandus ; il est d’usage de fendre les narines à ceux-ci pour leur faciliter la respiration ; et l’une des grandes vengeances que se permet un Persan, consiste à couper les oreilles à l’âne de son ennemi. À en juger par le nombre d’oreilles coupées que nous constatons, il faut croire que le Persan est très rancunier !

Les transports commerciaux se font à dos de chameau, et cet animal sert aussi à transporter les femmes. Comme celles-ci doivent voyager dans la plus stricte réclusion, on les renferme dans des espèces de niches appelées kadjawahs ; un chameau porte deux de ces niches s’équilibrant mutuellement. Les grandes dames voyagent cependant de préférence en litière. Ces litières (takht-i-rewan) soigneusement grillagées sont portées par deux mulets. Les hommes de qualité s’en servent aussi parfois lorsqu’ils craignent la fatigue du voyage à cheval.

La rencontre d’une grande dame en voyage est généralement chose fort désagréable, surtout quand cette dame fait partie du harem royal. Un courrier, devançant la caravane, publie le « couïrouk », c’est-à-dire l’ordonnance enjoignant d’évacuer entièrement les endroits par où doit passer le cortège. Cette ordonnance doit s’exécuter avec une grande rapidité, et, autrefois surtout, l’on avait souvent à souffrir de la brutalité de ces courriers qui faisaient place nette à coups de trique.

L’on voyage ordinairement en caravane, louant ou achetant des chevaux selon son goût ; il est naturellement plus agréable de former soi-même sa caravane plutôt que de se joindre à une société de marchands. Un voyageur pressé peut utiliser les chevaux de poste et voyager en « tchapar ». La Perse a, en effet, le grand avantage d’avoir un réseau de relais de poste mieux organisé qu’en Turquie ; moyennant une redevance proportionnée aux distances, l’on trouve à chaque relais un cheval de selle frais. Naturellement le maître de poste cherche à tromper le voyageur dans le calcul des distances ; naturellement aussi, il cherche à se procurer le nombre de chevaux nécessaires, par les moyens les plus économiques ; les courriers royaux, de leur côté, pratiquent sur une grande échelle le système des réquisitions forcées avec restitution des bêtes aux calendes grecques. Pour le voyageur pressé et portant avec lui une très petite quantité de bagage, le voyage en tchapar a ses avantages ; mais pour un touriste qui veut « voir » le pays, il est entièrement à déconseiller.

En dehors de la zone frontière où les Kurdes font souvent des razzias, l’on s’accorde généralement à représenter le voyage en Perse comme exempt de tout danger. Un officier allemand qui avait longtemps parcouru le pays entièrement seul, m’assurait qu’un Européen, muni d’un bon fusil comme porte-respect, pouvait, surtout s’il ne faisait pas étalage de richesses, traverser la Perse d’un bout à l’autre, sans avoir à craindre aucune attaque.


Bouclier et cartouchière kurdes.

  1. Le Krân devrait valoir un franc ; de fait il ne vaut guère plus de 70 à 80 centimes.
  2. Je crois que l’expédition de Mohammed Abdullah remonte à 1880. Mohammed Abdullah habitait un donjon inaccessible du pays de Soldouz où, dit la voix populaire, les sentiers sont si escarpés que deux hommes résisteraient à une armée. Au lieu de faire une rapide razzia, il assiégea Ourmiah pendant deux mois, et le temps qu’il perdit ainsi permit aux Persans de le battre.
  3. Voir un excellent parallèle des Persans et des Turcs, Jaubert, ch. 35.
  4. Le terme de Mirza qui est un des plus fréquemment employés, lorsqu’il est placé devant le nom, indique la dignité de naissance et ne se donne qu’aux personnes de grande considération. Placé après le nom, il devient un simple qualificatif que prennent les gens de loi ou les écrivains.
  5. Herbert, Voyage de Perse, 383, donne une description assez originale des repas persans.
  6. On peut avoir un beau mouton pour trois manètes (1 manète vaut 3 krans 10 shaï). Dans la montagne on a ce même mouton pour 25 piastres, à peu près 6 francs.