Müller-Simonis - Du Caucase au Golfe Persique/Chap-12

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Université catholique d’Amérique (p. 189-219).

CHAPITRE XII


NOS TRIBULATIONS À VAN

du 7 Octobre au 14 Novembre
Gravité de la situation. Hyvernat réclame la protection russe par l’Ambassade de France. Le Consul de Russie nous prend sous sa protection provisoire. Dépêche insolente du Vali. Attitude indifférente de l’Ambassadeur de France. Le piano du consulat russe. Le Consul de Russie obligé de nous remettre aux Turcs. La fête du Shah de Perse ; excursion à Toprak-Kaleh et grand dîner au consulat de Perse. Le Mektoubdji nous communique les « ordres sérieux » de Constantinople. Tout est à recommencer ! Nous nous décidons à renoncer à la Perse pour essayer d’accomplir notre mission à Van et traverser ensuite le Kurdistan. Excursion avec M. Russell ; espionnés par les policiers. Notre police secrète. Excursion de Deïrmankeuï. Joseph Grimaud. Départ de M. Koloubakine ; ses inquiétudes à notre sujet. Joseph Grimaud manque d’être emprisonné. L’Ambassadeur de France « ne peut s’expliquer comment notre sûreté est menacée ». Chérifoff ; une soirée chez lui. Nouvelles difficultés ! M. Nathanaël retenu à Bachekaleh ; son passeport. Nos bagages en détresse. Départ du Consul d’Angleterre ; excursion d’Erdjeck. M. Nathanaël emprisonné ! Enfin nous recevons nos lettres vizirielles et la protection russe ; mais celle-ci n’est qu’officieuse ! Difficultés de copier les inscriptions cunéiformes par 10 degrés de froid. Retour du Vali ; honte de sa réception. Le Vali, Khalîl-Pacha. Nous lui faisons visite ; péripéties de cette laborieuse entrevue ; dure alternative ; nous renonçons à la protection russe. Excursion vers Keschich-Göl. Arrivée de M. Nathanaël. Visite des bagages. Comédie du Vali. Inventaire ennuyeux au bureau de police. Nous sommes obligés de nous séparer de M. Nathanaël..

Nous nous trouvons évidemment en face de difficultés qui menacent de devenir très graves. L’Arménie turque échappe en fait à tout contrôle sérieux de la Porte ; ses Valis (gouverneurs) ont tout pouvoir et ils en abusent odieusement. Dans le cas présent, le Vali peut nous causer beaucoup d’ennuis.

Hyvernat avait, au début du voyage, demandé au gouvernement turc des lettres vizirielles qui, en mentionnant l’objet de sa mission, le recommandassent aux différents gouverneurs. Nos amis de Constantinople nous avaient, à notre arrivée, représenté ces lettres comme une pure formalité : quelques-uns même nous disaient qu’elles seraient plutôt un danger qu’un secours, en éveillant trop l’attention défiante des fonctionnaires turcs. Aussi n’en avais-je pas demandé de spéciales pour moi et avais-je seulement prié mes amis de me procurer le Teskéré ou laisser-passer qui est indispensable pour voyager dans l’intérieur de la Turquie.

Hyvernat avait demandé ses lettres par l’Ambassade de France. Lorsque nous voulûmes quitter Constantinople, elles n’étaient pas prêtes, et le Beïram qui commençait alors, menaçait de faire traîner la chose en longueur. Hyvernat se décida à partir, se fiant aux promesses qu’on lui faisait de lui expédier sans retard ces lettres à Tiflis. Malgré la durée de notre séjour en Russie, rien ne lui était parvenu, et nous étions rentrés sur le territoire turc sans avoir ces papiers ; au fond, ils n’étaient nullement indispensables, chacun de nous ayant son Teskéré.

Mais, comme nous avons affaire à des gens de mauvaise foi, le Consul de Russie conseille à Hyvernat de télégraphier à l’Ambassadeur pour exposer les faits, et demander la protection russe.

Pour moi, la situation est plus compliquée. Je ne puis songer à recourir à l’Ambassadeur d’Allemagne ; j’ai essayé, étant à Constantinople, de le voir à sa résidence d’été à Thérapia, mais je l’ai manqué ; il ne me connaît donc pas ; pour comble je n’ai même plus de passe-port ; il est resté dans la bagarre du départ à Tiflis ! Heureusement qu’à titre de missionnaire apostolique, j’avais reçu une recommandation spéciale de l’Ambassade de France auprès du Saint-Siège. Je puis donc m’en réclamer en m’effaçant toutefois le plus possible, et figurer comme secrétaire de la mission Hyvernat.


VAN et ses environs
Plan approximatif dressé d’après des documents originaux.

À tout prendre, ma situation n’est peut-être mauvaise qu’à demi ; car avec les relations tendues de l’Allemagne et de la Russie, l’Ambassadeur d’Allemagne eut sans doute préféré à la protection du Consul russe, celle du Consul anglais — ce qui dans les circonstances actuelles équivalait à me livrer au Vali — car, en vertu des instructions de son gouvernement, le représentant de Sa Majesté Britannique à Van, n’est que le premier valet du gouverneur turc. Personnellement le Consul anglais est charmant et parait honteux du rôle que le Foreign-Office lui fait jouer ; mais il est obligé de se plier à tout, car, s’il se montrait fier, il serait désavoué.

Hyvernat télégraphie donc sans retard à l’Ambassadeur de France.

M. Koloubakine vient passer la soirée avec nous : sa conversation est aussi intéressante qu’instructive : il a été longtemps Consul sur la frontière chinoise et nous donne de curieux détails sur ces races du Céleste Empire dont la force d’expansion se manifeste par une invasion pacifique de tous les pays voisins. Il voit dans la Chine un grand danger pour l’avenir.


9 Octobre.

Ce matin les Pères reçoivent une dépêche du Vali, qui est en ce moment au Hakkiari. Cette dépêche est un modèle de grossièreté insolente. Pour ce qui nous touche directement, Khalîl-Pacha reproche aux Pères de nous avoir soustraits à la juridiction turque et « de nous avoir empêchés de montrer nos papiers ! »

L’Ambassadeur de France répond à la dépêche d’Hyvernat en annonçant que les lettres vizirielles ont été envoyées à Tiflis : il ne souffle mot de la protection russe. Le Consul engage Hyvernat à télégraphier de nouveau ; la situation, en effet, devient grave. En face du danger que nous courions, M. Koloubakine nous a, de son initiative privée, pris sous sa protection provisoire pour deux jours, et il a signifié la chose à l’administration turque ; mais il ne peut faire plus sans ordres de Constantinople. Passé ce délai, il est obligé de nous remettre au gouverneur.

Heureusement lui et le Consul anglais se réunissent pour nous donner leur parole d’honneur que, dans le cas où le Vali viendrait soit à violer le domicile des Pères, soit à nous arrêter, ils interviendraient tous deux, même sans ordres.

Nous pouvons donc nous croire à l’abri d’un danger sérieux, mais Dieu sait toutes les misères et toutes les chicanes que nous aurons à supporter !

Le soir nous dînons chez M. Koloubakine. Je ne saurais dire quel effet réconfortant firent sur nous quelques airs de piano joués par Mme Koloubakine ; c’était une soirée d’Europe dans ce coin perdu du monde !

Ce piano a toute une épopée. Le Consul jouit de la franchise douanière étant un Consul politique ; quand arriva le piano, fortement arrimé dans une solide caisse, les Turcs prirent le contenu de celle-ci pour un canon ; une autre caisse, remplie de tableaux, contenait les boulets ! Il n’y avait pas à hésiter — pour sauver l’Empire, on emmène de force ces objets à la douane. Celle-ci n’ose ouvrir les caisses, mais refuse de les livrer. Après plusieurs sommations inutiles, le Consul met tout son monde sur pied et, avec ses kawas, se rend à la douane ; une foule de badauds arméniens le suit ; il fait une sommation, à laquelle on répond par un refus. Alors, tirant son revolver, il met en joue le malheureux chef de douane tout épouvanté, et lui déclare que, si un de ses employés a le malheur de porter la main sur ses caisses, il lui brûlera la cervelle à lui, chef de douane ; en même temps il fait un signe, et tous les badauds, enchantés de l’affaire, s’attellent aux caisses et les traînent au consulat. Changeant alors d’argument, le Consul force le chef de douane à le suivre, fait déballer devant lui le fameux canon, puis, appelant sa femme : « Vous avez vu le canon, dit-il à l’employé ; maintenant voici l’artilleur ! » et séance tenante l’« artilleur » se mit à jouer l’hymne national russe !


10 Octobre.

Craignant une visite domiciliaire, j’ai remis hier au Consul de Russie mon journal et quelques papiers.

Aucun ordre n’étant parvenu de Constantinople, le Consul de Russie, bien qu’il eût appris que son Ambassadeur était prêt à agir en notre faveur, dut annoncer la fin de sa protection. En conséquence nous allons nous présenter au Mektoubdji, remplaçant le gouverneur pendant son absence. Force lui fut de constater que nos papiers étaient parfaitement en règle.


11 Octobre.

Une dépêche de l’Ambassade de France ne dit mot de la protection russe, mais annonce l’envoi d’ordres « sérieux » ; nous n’y croyons pas. Cependant le Mektoubdji a dû recevoir quelques instructions, au moins vagues ; car sans cela, après avoir voulu nous faire arrêter, après la dépêche insolente du Vali, il ne nous aurait certainement pas reçus aussi poliment.


12 Octobre.

C’est aujourd’hui la fête du Shah de Perse et nous allons, avec les Pères, présenter à cette occasion nos hommages au Consul de Perse. Revêtu d’un uniforme du plus parfait clinquant, le Consul semble très persuadé de son importance et paraît souffrir d’une irrémédiable vanité. Il est dans une colère contenue, le Mektoubdji ayant eu l’insolence de venir le voir pour cette solennité, sans revêtir d’uniforme ! Le Consul qui, si j’ai bonne souvenance, s’appelle Mahmoud-Khân parle assez bien le français.

Les Consuls de Russie et d’Angleterre ont eu l’amabilité, pour nous « poser » à Van, de nous faire inviter au grand dîner officiel qui se donne ce soir au consulat de Perse.

Nous profitons des premières heures de l’après-dîner pour visiter Toprak-Kaleh[1]. Toprak-Kaleh est une vieille forteresse bâtie par les rois d’Arménie à l’époque de leurs luttes avec les Assyriens ; elle occupe un plateau rocheux à l’Est de la ville. On avait, suivant la mode assyrienne, employé les briques crues pour les parties intérieures des murs ; l’action du temps et des pluies effrite ces briques ; peu à peu tout s’écroule ; aussi les ruines de Toprak-Kaleh comme celles de tous les anciens palais de la vallée du Tigre et de l’Euphrate ont-elles formé une butte de terre parfaitement régulière où un œil expérimenté pouvait seul deviner la présence d’un ancien monument. Des fouilles y ont été faites par MM. Chantre et Barry (?) ainsi que par des Anglais ; actuellement les travaux sont suspendus, mais les tranchées d’exploration ne sont pas encore éboulées[2].

Du haut de Toprak-Kaleh, la vue sur Van et le lac est admirable.

Les rochers qui forment le versant oriental de la butte sont fort raides ; à l’angle Sud-Est s’ouvre, creusée dans le roc une galerie en pente taillée en gradins et aboutissant à une grande grotte ; la paroi de cette galerie a parfois à peine un mètre d’épaisseur ; trois fenêtres très endommagées lui donnent du jour. La grotte me semble, elle aussi, taillée de main d’homme[3]. Elle a longtemps servi de repaire aux brigands et jouit encore d’un fort mauvais renom dans le pays.


Phototypie J.-B. Obernetter, Munich.
OBJETS EN BRONZE.
(Trouvés dans les fouilles de Toprak-Kaleh ?)

Nous rentrons juste à temps pour nous rendre au consulat de Perse. La société est déjà réunie dans le diwan. Sur un buffet sont étalés différents hors-d’œuvre, caviar, salade de tomates, harengs, etc. Ces hors-d’œuvre, assaisonnés de copieuses libations d’eau-de-vie, wodky ou arak, composent le zakouski. Le zakouski se prend en Russie avant tous les repas et cette habitude a passé en Perse et en Turquie. Chacun se sert à sa guise. Généralement chez le Consul de Perse ce prélude du dîner est fort long, et l’on ne se met à table qu’après deux ou trois heures de libations. Mais quand le Consul de Russie est présent, la chose se passe plus lestement ; ennuyé de toutes ces longueurs, il avait déclaré que si le zakouski durait plus d’une heure, il se retirerait. On eut soin de commencer la fête avant son arrivée ; et ainsi l’on put, après un zakouski d’une heure et demie, se mettre à table. Les têtes commençaient déjà à chauffer. Naturellement, il n’est plus question de l’antique service à la Persane ; le dîner est servi sur une table et les convives sont assis à l’Européenne.


Toprak-Kaleh[4].

J’ai vainement essayé de retenir exactement le menu. Le dîner organisé « alla franca » était bon, mais trop abondant ; soupe, mouton, poulet au riz, pâtisseries douces, pâté, ragoût aux tomates, ragoût aux aubergines, plat doux à la gelée, pilau, se sont succédé de façon à intercaler un plat sucré entre chaque service. Le vin ordinaire était bon, mais l’extra était de pure fabrique.

Les toasts officiels ont eu peine à trouver leur place, car un Arménien qui était constitué porteur de santés, et surtout le Moudir du télégraphe, ivres tous deux à des degrés divers, ne tarissaient pas ; inutile de dire que leurs toasts étaient absolument stupides et n’avaient d’autre but que de faire boire à tout prix. Le Consul de Russie « dominait » la situation ; le pauvre Consul de Perse, voyant la mauvaise humeur de son collègue, cherchait à excuser de son mieux ces stupides santés. On en arriva à boire à la santé de l’univers et enfin à la santé de « Personne ».

Le trait caractéristique de ce dîner, outre une vulgaire bestialité chez plusieurs des convives, m’a paru être l’absence totale de conversation générale. Tout est tellement livré aux intrigues et les têtes sont si vides d’instruction que, quand les obscénités courantes ont été débitées, personne ne sait plus que dire.


13 Octobre.

Nous sommes convoqués par le Mektoubdji pour recevoir communication des fameux « ordres sérieux » qui sont arrivés de Constantinople. Comme de juste, la visite commence par le long silence préparatoire, cigarettes et café. Enfin le Mektoubdji veut nous lire la dépêche ; impossible de la trouver ! Scène haut genre avec les employés ; une demi-heure se passe ainsi. Enfin, voici la dépêche ! Elle prescrit de nous « honorer » et de se conformer aux lettres du 28 Août. Ce sont les lettres vizirielles qui se promènent actuellement Dieu sait où. Naturellement, on s’est bien gardé de faire la moindre allusion au contenu de ces lettres ; le Mektoubdji ne le connaît pas ; en conséquence il nous « honorera » ; mais quant à laisser Hyvernat accomplir sa mission, copier ou photographier les inscriptions cunéiformes, la chose est de toute impossibilité !

Tout est donc à recommencer. Nouvelle dépêche à Constantinople ; c’est énervant au possible !

Une visite à Mounir-Pacha, commandant militaire de Van nous remet en meilleure humeur. C’est un ami des Pères ; aussi cet excellent homme nous reçoit-il à la caserne d’une façon charmante ; il fait jouer la musique militaire du régiment en notre honneur. Un puriste y aurait trouvé à redire ; mais à Van, joués par des Kurdes, ces airs nous paraissent admirables. Mounir-Pacha est adoré de ses soldats.


14 Octobre.

En face des difficultés qui nous retiennent à Van, et qui menacent de devenir interminables, nous délibérions depuis hier sur l’opportunité qu’il pourrait y avoir de renoncer à notre itinéraire de Perse ; cet itinéraire, très chargé, ne comportait pas de retards ; notre arrêt forcé à Van nous amenait en plein hiver sur les hauts plateaux de Perse. Ne valait-il pas mieux, une fois les difficultés aplanies, faire notre besogne à Van et gagner ensuite Môsoul par les montagnes du Kurdistan ? Dans ce cas, Kascha-Isaak rentrerait à Khosrâva et nous enverrait M. Nathanaël avec le gros de notre bagage. L’occasion d’une caravane de marchands persans rentrant à Salmas nous fait décider la chose ; Kascha-Isaak accompagnera cette caravane et nous, nous renoncerons à la Perse.


15 Octobre.

La journée d’hier, Dimanche, s’est passée entièrement en visites ; ce que cela représente comme absorption de café est effrayant. Ce matin les marchands se sont mis en marche de bonne heure et nous avons ainsi perdu notre Kascha, si serviable, si pratique aussi ; c’était un agréable compagnon de voyage.


18 Octobre.

Trois jours passés dans une inaction complète ! Aux dépêches d’Hyvernat l’Ambassadeur de France répond qu’il ne peut nous donner de meilleur conseil que d’attendre les lettres vizirielles ; quant à la protection russe, il n’en souffle mot !

Le Consul anglais, M. Russell, nous invite aujourd’hui à une partie de chasse à mi-chemin du lac d’Erdjeck ; le but est un grand marais situé à deux heures de marche de Van. Les canards y pullulent, mais sans barque et sans chiens, il est impossible de les atteindre. M. Koloubakine nous rejoint pour le casse-croûte, et après une journée fort gaie nous regagnons Van par un beau clair de lune.


19 Octobre.

Des policiers nous ont suivis pendant toute l’excursion d’hier, se tenant cachés derrière les rochers. Nous l’apprenons par un individu de la bande qui — la chose est bien turque — se charge à la fois de nous espionner pour le compte du gouvernement et d’espionner le gouvernement pour notre compte. Je dois dire que, quelque singulier que cela soit, il nous a toujours très honnêtement prévenus de toutes les machinations qui se préparaient contre nous. Il nous avertit de nous tenir sur nos gardes, car le Tabour-Agassi n’ayant pu tirer de ses policiers un rapport défavorable sur notre excursion d’hier, les a accusés de trahison et confiera probablement à des gens plus dociles le soin de nous surveiller la prochaine fois.


21 Octobre.

Un certain Arménien renégat, Simon Ferdjulian nous avait annoncé des inscriptions cunéiformes aux environs de Van. Les photographier, nous n’y pouvons songer, mais nous pensons pouvoir chercher à nous renseigner sur leur existence sans compromettre la sûreté du Sultan. Aussi organisons-nous une petite expédition en compagnie de M. Joseph Grimaud, conducteur des ponts et chaussées[5].


Phototypie J.-B. Obernetter, Munich.
ARABAH ARMÉNIENNE

Au lieu de faire l’excursion à cheval, nous nous laissons tenter par une machine singulière portant le nom de coupé et représentant le dernier mot de la carrosserie vanliote. La forme imite grossièrement celle d’un coupé européen ; de vitres, point ; elles sont remplacées par des volets, dont aucun d’ailleurs n’est d’aplomb ; une seule porte fonctionne. Dans un but que je je n’ai pu deviner, on a eu soin de faire les sièges en pente ; les ressorts ont les formes les plus fantastiques et il y entre plus de ligatures de cordes que de métal. Mais tout cela n’est rien à côté du cheval de droite ! Dès le départ, il nous témoigne son mécontentement par force coups de pieds ; nous arrivons cependant tant bien que mal au village de Sighkeh[6]. Là nous trouvons deux fragments d’inscriptions cunéiformes au bas des deux chambranles de la porte qui donne accès dans l’atrium de l’église ; dans l’atrium même se trouve un autre fragment, par terre. Ils sont tous trois en bon état et leurs caractères sont fort beaux. Le fond d’une niche, à droite de la porte de l’église, est formé par une autre inscription très mutilée. L’église est ancienne.

Au sortir du village, le chemin domine un petit ravin ; notre fameux cheval, qui choisit ces endroits pour faire ses plus belles résistances, nous oblige à descendre deux ou trois fois de voiture, si bien qu’à la fin nous campons là notre carrosse et nous nous juchons sur une arabah à buffles qui se trouvait à portée ; cela grimpe lentement, mais du moins sûrement.

Les buffles ne marchent guère qu’au son de la voix et le conducteur fredonne constamment une chanson sur un air triste et monotone.

L’arabah est un char de la construction la plus primitive ; les deux roues sont pleines et font corps avec un gros essieu en bois ; le bâti de l’arabah pose sur l’essieu sans autre coussinet que des branches de saule fraîches qui s’usent au frottement et font office de graisse.

À mesure que nous grimpons, la masse sombre et rocheuse du Varak qui se dresse à notre droite, donne au paysage des aspects très sauvages. Le village de Tchoravantz[7] reste à notre gauche. Avant d’arriver à Deïrmankeuï nous déballons nos provisions près d’une source de bonne eau fraîche. À Deïrmankeuï nous trouvons dans la petite cour d’une masure de paysan une pierre ronde, probablement la base d’une ancienne colonne, portant une inscription de deux lignes dont le texte se répète deux fois. Nous revenons à pied à Tchoravantz, où quelques fouilles superficielles ont été faites sur le monticule qui domine le village ; là ont été trouvées avec quelques antiquités, des pointes de flèches que possède M. Reynolds, et les deux fûts de colonnes qui se trouvent dans la maison de Ferdjulian.

Notre infernale voiture nous rejoint de nouveau ; Grimaud monte sur le siège ; mais malgré trois triques qu’il casse sur le dos du cheval récalcitrant, il est impossible d’avancer ; nous abandonnons de nouveau le « coupé » à son triste sort et revenons à pied au clair de lune, fort gaiement d’ailleurs.

Les terrains que nous avons traversés aujourd’hui, sont très curieux par le mélange de calcaires extrêmement variés et de produits volcaniques.

Mauvaise nouvelle. — M. Koloubakine va être obligé de partir pour faire un voyage d’affaire à Kars ; c’est un homme extrêmement occupé et, de Van lui ou son second M. Chérifoff, rayonnent constamment. Ce qu’ils peuvent bien faire, je ne le sais exactement : en tous cas, ils font voir la casquette russe, écoutent les doléances des uns et des autres, intimident parfois les fonctionnaires turcs toujours prêts aux exactions, et étendent peu à peu le prestige et l’influence morale de la Russie sur ces contrées qu’elle espère bien s’annexer un jour.

Pendant la visite d’adieu que nous faisons au Consul, celui-ci ne nous cache pas ses inquiétudes à notre sujet ; il craint fort que le gouverneur turc ne nous fasse dévaliser après notre départ de Van. La chose n’aurait rien d’extraordinaire, car le Consul anglais en se rendant de Môsoul à Van a été dévalisé sur l’instigation d’un Pacha ; une tentative du même genre, heureusement éventée, avait été projetée il y a peu de temps contre M. Koloubakine par des Kurdes que soudoyait, assure-t-on, le Vali de Van.


22 Octobre.

M. Grimaud, comme je l’ai déjà dit, nous avait accompagnés pour notre excursion de Deïrmankeuï. Le Tabour-Agassi le fait appeler et lui demande pourquoi il avait été avec « ces gens-là ». Grimaud de répondre qu’il était dans son droit en accompagnant des compatriotes ; le Tabour-Agassi furieux donne, séance tenante, ordre de l’arrêter. Grimaud ne se laisse pas intimider, et finit à force de présence d’esprit par sortir indemne du bureau de police. Mais, une heure après, le Mektoubdji le fait appeler et lui enjoint avec les formes les plus grossières, d’avoir à quitter Van le lendemain, pour gagner son nouveau poste de Bachekaleh ; Grimaud déclare qu’il ne partira pas qu’il n’ait reçu ses arriérés de traitement.


23 octobre.

Les choses en étaient là ce matin. Mais, craignant d’être arrêté ici, et plus encore d’être pris en trahison à Bachekaleh, Grimaud vient apporter tous ses papiers au consulat de Russie et rédiger, en cas de malheur, une demande de protection au Consul russe. Voilà la sécurité dont nous jouissons ! Voilà les circonstances dans lesquelles l’Ambassadeur de France répond aujourd’hui aux réclamations d’Hyvernat : « Je ne puis m’expliquer comment votre sécurité est menacée ; donnez explications par dépêche. » Comme si, avec la haute surveillance dont nous sommes l’objet, Hyvernat pouvait donner des détails sans crainte de voir sa dépêche ou mutilée ou confisquée et sans provoquer de suite mille contre-rapports mensongers de la part des Turcs ; comme si, en définitive, un Ambassadeur avait le droit de laisser sans protection un missionnaire de son gouvernement qui lui affirme, pour la quatrième fois, que sa sûreté est menacée !

Hier nous avons eu une charmante soirée chez M. Chérifoff.

M. Chérifoff est le second du Consul de Russie ; c’est un Caucasien, musulman, mais élevé à l’Européenne. Jeune, brave, généreux, bouillant de caractère, « adorateur » de la Russie, il se distingua par sa belle conduite dans le Turkestan où il était chargé de réprimer l’esclavage. Le Tzar pour le récompenser, le décora de l’ordre de Saint-Vladimir. Chérifoff, pour récompense de sa conduite, ne demandait qu’une faveur au Tzar ; pouvoir épouser une jeune Russe qu’il aimait depuis son enfance. Le Tzar le lui accorda, à condition que ses enfants fussent élevés dans la religion orthodoxe.

Après le dîner nous eûmes plusieurs spécimens de danses, russes, géorgiennes, arméniennes et kurdes. Les deux premières étaient gracieuses ; la danse kurde avait un certain charme dans sa sauvagerie ; quant à la danse arménienne, elle ressemblait à s’y méprendre à une danse d’ours ; tout y était, le rythme gracieux de cet animal, voire même son grognement, car l’accompagnement ne méritait pas d’autre nom. Quatre ou cinq danseurs se tiennent réciproquement par les épaules ; les danseurs placés aux extrémités, ont un foulard en main. Toute la danse consiste à se déplacer successivement, le plus lourdement possible, d’un pied sur l’autre, sans faire aucune figure, agitant simplement les foulards et grognant en mesure. Les danseurs semblent prendre un grand plaisir à cet exercice fort peu esthétique.


24 Octobre.

Grimaud, se sentant plus fort depuis qu’il a pris les précautions dont j’ai parlé, vient de déclarer au Tabour-Agassi, Dervisch-Agha, qu’il allait le poursuivre pour atteinte à son honneur.

Dervisch-Agha a un dossier fort chargé ; malgré plusieurs crimes pendables, il s’est maintenu en place jusqu’ici, grâce à l’appui du Vali, pour qui il est un auxiliaire inappréciable toutes les fois qu’une besogne malpropre est à faire ; mais des réclamations bien appuyées viennent d’être faites à Constantinople. Dervisch-Agha commence à prendre peur, il vient trouver Grimaud chez lui et lui fait les plus maladroites excuses, allant jusqu’à prétendre qu’il avait voulu le faire arrêter, uniquement pour son bien !

Faire des excuses qui ne coûtent rien à des gens sans honneur, quitte à continuer de plus belle ensuite leurs intrigues détournées, voilà bien le procédé ordinaire des Turcs, auquel les Européens se laissent trop naïvement prendre.

Au milieu de toutes ces tracasseries, les splendeurs de la nature sont une bonne diversion ; aujourd’hui la journée est admirable ; les tons d’automne aux arbres, l’air frais et vivifiant m’apportent je ne sais quel parfum d’Alsace qui avec tout son charme me donne un vrai mal du pays.


25 Octobre.

La neige qui ce matin recouvrait le Varak, annonce l’approche des temps froids. Mais quand pourrons-nous partir ?


29 Octobre.

Encore de nouvelles difficultés ! M. Nathanaël que nous attendions d’un jour à l’autre, nous télégraphie aujourd’hui de Bachekaleh ; tous nos bagages ont été fouillés ; poudre, cartouches et livres ont été séquestrés ; son passe-port a été confisqué !

Que veut dire tout cela ? La mention du passe-port nous inquiète surtout ; en effet, en quittant Khosrâva pour nous accompagner à Van, Kascha-Isaak n’avait pas de Teskéré turc ; à Ourmiah nous en avions demandé pour lui au Vice-Consul de Turquie. Celui-ci nous avait déclaré que la formalité était parfaitement inutile ; que le Teskéré de M. Nathanaël pouvait très bien servir pour Kascha-Isaak, et il l’avait visé en conséquence. À Bachekaleh le Vékil du Moutessarif y avait apposé la mention « venu de Hakkiari et parti pour Van ». Ce passeport ne pouvait donc plus servir dans les circonstances actuelles, et à quinze jours d’intervalle, à M. Nathanaël ; aussi lui avions-nous fait dire de se procurer, soit un passeport persan, comme sujet persan, soit par le Consul de France à Tebriz, un passeport français, comme missionnaire. N’aurait-il peut-être tenu aucun compte de nos instructions ? Dans ce cas, notre position deviendrait très grave, car on pourrait arguer contre nous d’une fraude.

En tous cas, il faut agir ; M. Chérifoff nous engage à lui remettre une déclaration réclamant officiellement sa protection.


30 Octobre.

Nouvelle dépêche de M. Nathanaël ; les bagages ont été tous visités à Bachekaleh et sont expédiés sur Van ; une des caisses est scellée. Pour lui, il est retenu à Bachekaleh à cause de son passeport. Évidemment, il aura donné dans le panneau et n’aura pas tenu compte de nos conseils.


31 Octobre.

Nous avons enfin quelques détails sur les affaires de Bachekaleh par le Moudir de la régie des tabacs, arrivé aujourd’hui.

Déjà notre passage à Bachekaleh avait eu des suites fort désagréables ; Iskender-Effendi avait failli être arrêté et on avait menacé de fouiller sa maison de fond en comble.

Quant aux difficultés présentes, il paraît que les bagages ont été saisis avant Bachekaleh, immédiatement après la frontière. Ils ont été visités à Bachekaleh, bien que M. Nathanaël et Iskender-Effendi aient protesté que ces bagages nous appartenant ne devaient être visités qu’à Van. Toutes les plaques photographiques sont parait-il perdues. Quant à M. Nathanaël, il a en effet présenté son Teskéré turc, celui-là même qui avait été visé quinze jours auparavant par le Moutessarif de Bachekaleh ; il comptait se tirer d’affaire en faisant valoir ses relations avec le Grand-Vizir : mais du bureau du Grand-Vizir à Bachekaleh il y a loin !

Iskender-Effendi est dans des transes ; il n’a pas osé loger M. Nathanaël.


2 Novembre.

Aujourd’hui, Jour des Morts, nous nous mettons en marche après notre messe pour accompagner jusqu’à Artchag[8] le Consul anglais, M. Russell, qui quitte Van pour aller occuper le poste des Dardanelles. Son remplaçant, M. Davy, est arrivé il y a quelques jours ; il est de la partie avec M. Chérifoff, M. Michel et le Père Duplan, sans compter un certain nombre de notables, ainsi que tous les kawas et les domestiques ; l’ensemble forme une belle cavalcade.

On recommence une petite chasse de marais après laquelle M. Chérifoff offre le déjeuner sur les mêmes rochers où nous avions cassé la croûte dans notre précédente partie avec M. Russell ; puis, en marche pour Artchag.

Le déjeuner avait été bien arrosé, les têtes étaient gaies ; peu à peu on commence à accélérer l’allure des chevaux ; à un moment donné l’on part au galop, et sur un bon terrain, commence une charge à fond de train. Arrive un fossé bourbeux ; mon cheval prend mal son élan, pique une tête, fait panache complet et nous voilà tous deux par terre, moi sous ma bête. Heureusement mon cheval est resté immobile d’ahurissement, et j’ai pu me dégager sans mal, mais non sans crotte ; le cheval aussi était indemne.

Nous n’arrivons à Artchag qu’à la nuit noire après une halte pittoresque auprès d’un feu de marchands d’arpous, un vrai feu de bois bien pétillant, en plein air, et qui donnait une délicieuse impression de bien être après tous ces feux de bouse de vache et d’épines qui sont l’ordinaire en Orient. Nous sommes logés, les uns chez le Curé, les autres dans la maison voisine. Le dîner que M. Russell nous fait servir est « pur Orient » et les doigts y ont selon l’étiquette antique, le rôle principal. Un mouton rôti tout entier est la pièce de résistance, et il n’est certes pas facile d’en avoir raison ! Le lendemain matin nous prenons congé de M. Russell qui continue sur Bayazid, tandis que nous reprenons le chemin de Van.

Le lac d’Artchag dont le chemin de Van longe les bords n’a aucune grâce dans ses contours ; ses eaux sont encore plus salées que celles de Van. Autrefois le lac était coupé en deux parties par une barre peu élevée[9]. Son altitude est d’environ 1 800 mètres.


4 Novembre.

Après trois journées d’attente énervante, voici au moins une partie de notre monde ! Guégou-Chaoudi arrive, amenant avec lui Houchannah et Lazare. Ce dernier est un voyageur surnuméraire ; c’est le petit sacristain de Khosrâva ; il doit se rendre au séminaire syro-chaldéen de Môsoul et les missionnaires de Khosrâva nous l’ont confié. Houchannah est un jeune Chaldéen de Guiey-Tapé que j’ai accepté d’emmener en Europe pour lui faire apprendre un métier.

Quant à notre bagage, il nous arrive, diminué de nos deux grandes caisses qui ont été retenues à Bachekaleh avec une masse d’autres objets.

La petite caravane a en effet été arrêtée à trois heures de marche de Bachekaleh, le bagage fouillé sur place ; à la vue de nos cartouches de chasse les douaniers sont saisis d’épouvante ; M. Nathanaël est enfermé dans une chambre avec une sentinelle de planton. Un peu plus tard toute la caravane est menée de force à Bachekaleh qui n’était pas sur son itinéraire. M. Nathanaël qui avait suivi notre conseil et s’était procuré un passeport persan, commet l’imprudence d’exhiber au moment critique le mauvais passeport ; de là les méchantes histoires où nous sommes engagés en ce moment. À Bachekaleh, nouvelle visite des bagages ; il paraît que ces intelligents douaniers n’ont ouvert que trois paquets de plaques photographiques : mon « Star-mill » a été pris pour des plaques photographiques et a donné lieu aux pourparlers les plus graves et les plus philosophiques !

Hyvernat télégraphie derechef à l’Ambassade de France. Comme nous apprenons que l’Ambassadeur part en congé, nous nous prenons à espérer que son remplaçant prendra les choses un peu moins à la légère.


5 Novembre.

Hier matin, une dépêche de M. Nathanaël nous annonce qu’il a été mis en prison avant-hier samedi, pendant cinq heures de temps et que, provisoirement relâché, il allait subir son interrogatoire pendant la journée ! En allant au télégraphe pour avertir l’Ambassade de cette nouvelle ignominie, nous trouvons une dépêche de M. Imbert, remplaçant M. de Montebello pendant son congé. Il annonçait enfin la protection russe ! nos pressentiments étaient justifiés ! En même temps l’Ambassadeur russe, M. Nélidoff télégraphiait au consulat russe ; et la veille le ministre turc avait dû télégraphier au Vali.

Malheureusement l’Ambassade russe qui s’était montrée si bien disposée au début de notre séjour à Van, a sans doute été froissée par la mauvaise grâce avec laquelle l’Ambassade française recourait à elle ; aussi ne nous donne-t-elle plus qu’une protection « officieuse ». La dépêche a été adressée au Consul. Chérifoff qui le remplace parvient à peine à se faire remettre la dépêche par Mme Koloubakine. Cette manière de faire nous inquiète ; les relations entre Chérifoff et le consulat sont tendues. Nous voyons dans ce procédé comme une marque de défiance envers Chérifoff et un avertissement. Nous savons en effet qu’il a été plusieurs fois réprimandé et « lâché » pour avoir montré trop d’énergie vis-à-vis du gouvernement turc. Sera-t-il, cette fois encore, désavoué s’il intervient fermement ?

Aussi, nous commençons à craindre que cette protection officieuse ne s’évanouisse, elle aussi, en fumée ; Chérifoff lui-même, qui montre beaucoup de zèle pour nous, semble agité et inquiet[10].

Heureusement, hier nous étaient enfin parvenues, après un mois d’attente, les fameuses lettres vizirielles ! Elles avaient été de Constantinople à Tiflis, d’où elles étaient venues à Van par Batoûm, Odessa, Constantinople, Trébizonde !

Hyvernat étant souffrant, le Père Duplan et moi nous allons les présenter aujourd’hui au Mektoubdji. Celui-ci semblait avoir déjà reçu la dépêche du ministre, car il nous accueillit très aimablement et nous demanda seulement un rapport écrit sur les travaux que nous comptions faire. Nous le lui envoyâmes dès le soir en lui demandant en même temps des zabtiés pour nous accompagner. Chérifoff se propose de sommer l’autorité de nous envoyer, sous quatre jours, le bagage encore retenu à Bachekaleh.

Le soir nous recevons une dépêche de M. Nathanaël annonçant que son affaire personnelle est finie, mais qu’on demande des droits exorbitants pour la poudre et les cartouches. Évidemment à Bachekaleh ils calent, puisque les choses en sont descendues à une question de droits, c’est-à-dire de bakschich !


7 Novembre.

Aujourd’hui un mois que nous sommes à Van !

Forts de nos lettres vizirielles, nous nous sommes mis en campagne pour prendre des photographies. Il a donc fallu un mois de luttes et d’attentes souvent angoissantes pour en arriver à ce résultat si inoffensif : pouvoir photographier des inscriptions cunéiformes !

Je ne donnerai point ici le détail de nos travaux, Hyvernat se proposant de faire un rapport spécial sur ce sujet ; nous cherchons à rattraper le temps perdu, mais la chose est difficile ; beaucoup d’inscriptions demanderaient à être copiées, ne pouvant être photographiées à cause de leur position défavorable ; au moins leur texte, là où il est publié, demanderait-il à être revu pour pouvoir corriger les nombreuses fautes de transcription. Mais allez, avec dix degrés de froid et en pleine bise de montagne, copier des inscriptions cunéiformes, longues parfois de plusieurs centaines de lignes ! Au bout d’un quart d’heure on est transi de froid ; le crayon vous tombe des mains et tout effort d’attention devient impossible.

Aujourd’hui arrivent de Bachekaleh les lettres qui nous avaient été adressées d’Europe à Tebriz et à Khosrâva. Ce courrier est accompagné d’une lettre lamentatoire de M. Nathanaël. Le Vékil du Moutessarif lui a débité sur notre compte les plus odieux mensonges ; nous avons fui de Bachekaleh pendant la nuit ; nous avons commis les plus noirs forfaits : et si M. Nathanaël a été emprisonné, c’est uniquement parce qu’il se trouve en rapport avec des gens qui, en bonne justice, méritent tout simplement d’être pendus haut et court ; dont les affaires au demeurant sont si mauvaises, que l’Ambassade de France, ordinairement si jalouse des intérêts de ses nationaux, n’a pas voulu s’en mêler ! Il n’est pas étonnant qu’au milieu des difficultés qu’il rencontrait, M. Nathanaël ait été impressionné par ces mensonges et y ait partiellement ajouté foi.

Au demeurant, je ne puis m’empêcher d’admirer la canaillerie de calcul du Vékil : il voulait par ses brutalités, intimider M. Nathanaël ; par ses récits, l’irriter contre nous ; et par la combinaison de ces deux impressions, l’amener à parler d’une façon qu’on pût exploiter contre nous. Et ce sera bien du bonheur si ce calcul ne réussit pas, car il n’en faut pas beaucoup aux Turcs pour déduire de noires conséquences !


8 Novembre.

Hier le Vali de Van est revenu de sa tournée en Hakkiari. Il a eu une réception digne de la platitude arménienne ; et, ce qui est plus honteux, afin d’exécuter les ordres de son gouvernement, le pauvre Consul anglais qui ne connaît pas encore le Vali, a dû, au lieu d’attendre une occasion officielle pour faire sa première visite, se mêler aujourd’hui à la foule et faire le pied de grue dans la neige, en dehors de la ville, pendant deux heures, afin de pouvoir, lui représentant de l’Angleterre, prostituer au nom de son gouvernement l’honneur de son pays aux pieds d’un simple gouverneur turc !

Ce matin Hyvernat a fait porter sa carte au Vali en lui faisant demander à quelle heure il serait reçu ; le Vali fait répondre qu’il nous recevrait à une heure au Konak (bureau du gouvernement) — Hyvernat avait fait demander à quelle heure il le recevrait à son domicile. — En arrivant au Konak, nous y trouvons le Consul de Perse, ce qui nous vaut une longue conversation sur des sujets de lieux communs.

Le Vali, Khalîl-Pacha, est un homme d’âge moyen, petit de taille, et assez trapu ; une figure beaucoup plus européenne que turque ; barbe et cheveux blonds, air commun et regard faux ; il porte un fez très large, tombant jusque par-dessus les oreilles, ce qui ne fait qu’augmenter son air tartufe. Khalîl-Pacha a été attaché d’Ambassade en Europe et parle très bien le français.

Il est difficile de donner un compte rendu exact de notre conversation qui s’est faite très à bâtons rompus ; le Vali y a déployé la plus grande impudeur de mensonge avec la brutalité de l’homme mal élevé qui se sent matériellement fort et qui cherche à nuire. Tout d’abord il nous demande si notre voyage « continue » à être bon. À quoi nous répliquons, en regrettant l’absence prolongée du Pacha qui, par sa présence, nous eût épargné bien des désagréments.

Le Vali commence alors par répéter toutes les absurdités du Vékil du Moutessarif de Bachekaleh ; quand nous lui disons que nous étions prêts à livrer contre reçu la photographie que nous avions prise de Bachekaleh, il nous dit que nous n’avions pas de droit à ce reçu ; il prétendait qu’il n’existait en effet aucune loi ni ordonnance défendant de prendre des photographies ; mais que les Valis avaient des instructions particulières ; que l’importance de la position frontière de Bachekaleh (il n’y a pas de fortification) et la situation actuelle lui imposaient des mesures de rigueur. Fort bien, disons-nous ; mais nous ne pouvons deviner les instructions secrètes données aux Valis, et par conséquent nous ne pouvons être considérés comme « coupables » pour les avoir peut-être, matériellement transgressées. — Mais si on vous avait laissé prendre la photographie de Bachekaleh qui est en effet un point d’importance absolument nulle (sic !) rien ne prouve que vous n’auriez pas photographié d’autres points importants. Enfin il nous répète cette fable de notre fuite nocturne de Bachekaleh, prétendant que le Vékil nous avait ordonné de revenir le voir — alors que celui-ci avait visé notre passeport avec la mention « partis pour Van » ; alors que nous avions demandé des zabtiés, et que le lendemain matin, au moment de partir à 7 heures et demie, nous avions congédié les zabtiés à pied, que nous supposions devoir nous retarder !

Nouveau crime ! nous avons télégraphié au Père Rhétoré de venir à notre rencontre hors de la ville (nous avions télégraphié d’envoyer à notre rencontre). C’est un complot préparé, une conspiration ! impossible de faire entendre au Vali que nous avions télégraphié uniquement afin d’avoir un guide pour nous conduire à travers les jardins de Van et ne pas nous égarer, comme avait fait M. Binder[11].

Troisième crime : Alors que le gouvernement, par une attention délicate, avait envoyé quatre zabtiés et un sergent pour nous conduire au poste, nous avions résisté ! Nous nous efforçons d’expliquer qu’en aucun pays civilisé on n’envoie à un voyageur pourvu de papiers en règle et muni d’une mission de son gouvernement, cinq gendarmes hors de la ville, pour le conduire au gouvernement, c’est-à-dire au poste, avant qu’il n’ait gagné son domicile. Que si on nous avait fait attendre par un zabtié qui, après nous avoir accompagné à domicile, nous aurait informés d’avoir à nous présenter immédiatement au gouvernement, tout aurait été bien.

Enfin arrive la question de la protection russe !

Là le Vali ne garde plus aucune mesure et parle comme un énergumène. Comme toutes les dépêches arrivant à Van lui sont communiquées, il sait que nous n’avons qu’une protection officieuse ; il est plus ou moins au courant des difficultés entre le Consul et Chérifoff ; aussi a-t-il la partie belle, et il en profite !

Il accuse les Pères de rébellion et les menace de leur faire sentir sa colère à l’avenir. « Si vous continuez à garder vis-à-vis de moi une attitude offensante, je me vengerai ; et ce que je ne pourrai vous faire payer, les Pères le payeront pour vous ! » Cette phrase nous remplit d’angoisse ; car les Pères ont déjà essuyé toutes les avanies possibles, et ils ne peuvent plus rien payer qu’en subissant une expulsion ou quelque chose de pis encore[12].

« Vous n’aviez pas de Consul ici ; par conséquent vous n’aviez en aucune façon le droit d’invoquer la protection d’un Consul étranger (et les Capitulations, qu’en fait-on ?) ; c’est le gouvernement turc qui est votre « protecteur ». Quant à la protection russe qui vient de vous être accordée, je n’ai reçu aucun ordre. D’ailleurs, cette protection ne pouvait vous être accordée que sur mon avis préalable (!) ; et quand bien même j’aurais reçu des ordres à ce sujet, je suis maître de ne pas les exécuter. Votre Ambassade n’avait pas le droit de vous mettre sous la protection russe !

Puis, par une contradiction manifeste, il ajoute : « Si on vous avait donné la protection d’un autre consulat (anglais), j’aurais pu accepter. Mais quant au consulat russe, le Consul est absent ; je suis d’ailleurs en mauvais termes avec lui ; quant à Chérifoff, c’est « un homme en révolte contre son propre Consul ». Jamais je ne donnerai aucune réponse à cet homme-là, auquel je ne reconnais aucun droit et aucun titre à se mêler, non seulement de vos affaires, mais même des affaires russes. Je n’accepte pas son intervention, et si vous continuez à vous adresser à lui, je saurai, non seulement entraver votre mission, mais vous empêcher de sortir de chez vous, vous empêcher de partir ; et si peut-être vous pouvez quitter Van malgré moi, je saurai dans la suite entraver votre voyage, et si vous êtes arrêtés, vous saurez à qui vous le devrez. (Comme je l’ai déjà dit plus haut, Khalîl Pacha n’en est pas à ses débuts dans ce genre d’exploits.) Si Chérifoff envoie un kawas à Bachekaleh pour chercher votre bagage, je le ferai arrêter et votre bagage ne vous parviendra pas ; si vous partez de Van avec un kawas, je vous ferai arrêter en route ! Ou vous vous confierez entièrement à moi, renonçant à la protection russe, ou je saurai vous créer toutes les difficultés et tous les dangers !

Notre position était difficile ; de toutes ces menaces une bonne moitié au moins était de la vantardise ; mais le reste était assez sérieux pour nous faire réfléchir.

Les menaces contre les Pères n’étaient que l’expression d’un mauvais vouloir qui, jusqu’ici, n’avait été que trop efficacement prouvé. Pour nous, nous abandonner à cet homme connu par sa mauvaise foi et son antipathie envers les étrangers, nous semblait peu sûr, malgré les admonestations que nous savions qu’il avait reçues de Constantinople à notre sujet. D’autre part, il nous semblait tout aussi dangereux de nous abandonner à Chérifoff ; il aurait dû, lui représentant de l’orthodoxe Russie, entamer pour nous, prêtres catholiques, une guerre à mort contre le Vali ; or, avec la position ébranlée de Chérifoff, le mot de protection officieuse constituait une instruction bien vague pour se lancer ainsi ; ne risquions-nous pas de nous trouver au moment le plus critique entre deux chaises ?

Dans cette grande perplexité, Hyvernat faisait une renonciation avec restrictions, réservant toujours le consentement de l’Ambassade. Le Vali ne voulait rien entendre ; tout ou rien, et tout de suite.

J’ai alors poussé Hyvernat à renoncer purement et simplement à la protection russe. Nous avions maintenant nos lettres vizirielles et le Vali avait reçu des avertissements de Constantinople ; il ne pouvait donc plus nous susciter d’entraves officielles ; quant à nous prendre en traître, il le pouvait toujours, en dépit de toute la protection russe. Je me disais qu’au fond, ce à quoi il tenait le plus, c’était de faire échec au consulat russe ; et puisqu’en somme l’Ambassade russe avait jugé à propos de ne nous donner qu’une protection inefficace, je ne voyais pas de motif à nous mettre en danger pour lui épargner cet échec. Il me semblait plus prudent de nous abandonner au Vali ; notre tête valait bien une satisfaction d’orgueil accordée à Khalîl-Pacha — la suite montra que mon raisonnement était juste.

Nous renonçons donc à la protection russe.

Cette grosse détermination prise, le Vali nous offre, en réponse à notre demande de zabtiés, un officier de sa maison pour nous guider et nous demande la liste des endroits que nous voulions visiter. « Si vous aviez dit que votre but était de photographier des inscriptions cunéiformes, jamais personne ne vous en aurait empêché ». Est-ce assez canaille ? Ne l’avions-nous pas suffisamment dit et redit ?

En somme, le Vali voulait écarter le Consul de Russie et se venger sur nous par ses menaces et ses grossièretés, des réprimandes qu’il avait reçues de Constantinople ; il a atteint son but ; reste à savoir comment il exécutera maintenant ses promesses.

Quant aux affaires de passeport de M. Nathanaël, nous expliquons sans détour ce qu’il en est, dégageant notre responsabilité, comme nous en avions le droit. Si le passeport de M. Nathanaël a servi à Kascha-Isaak, la faute en est au Vice-Consul de Turquie, et non pas à nous.

À propos de notre bagage, le Vali nous affirme, qu’à quatre dépêches envoyées par lui on avait invariablement répondu, que nous avions plus de dix ocques (12 kilos) de poudre, un nombre considérable de cartouches et un nombre infini d’appareils de photographie. Or nous avons 2 500 grammes de poudre destinés à des cadeaux aux chefs Kurdes qui nous donneraient l’hospitalité ! Il faut donc que les douaniers soient de fieffés menteurs, ou de grands imbéciles qui auront pris nos boîtes de conserves alimentaires pour des boîtes de poudre, ou qu’enfin, pour nous jouer un mauvais tour, on ait réellement fourré dans notre bagage cette quantité de poudre — à moins, ce qui est encore possible, que toute cette histoire ne soit qu’une maladroite invention du Vali, pour essayer de justifier ainsi les mesures qu’il a prises contre nous. Nous déclarons au Vali que nous avons 2 500 grammes de poudre et quelques centaines de cartouches ; tout ce qu’on trouvera en plus ne nous appartient pas. Il déclare alors qu’il va télégraphier immédiatement à Bachekaleh pour faire venir le bagage, accompagné de M. Nathanaël. Ainsi se termina cette séance affreusement énervante.


Phototypie J.-B. Obernetter, Munich.
LE MONT VARAK.
Vue prise de la mission américaine.

Il était deux heures passées ; nous étions invités à dîner pour une heure et demie chez M. Chérifoff ; on eut l’amabilité de nous attendre jusqu’à trois heures. Le Consul anglais, qui venait faire une visite, fut invité à partager notre repas. En sa présence nous ne pouvions nous expliquer avec Chérifoff, et le dîner fort contraint nous parut interminable. Lorsque, après le départ du Consul anglais, nous expliquâmes nos affaires à Chérifoff, il me sembla qu’au fond il n’était pas fâché d’échapper aux difficultés d’une intervention active ; il se réservait toujours d’intervenir si nous venions à courir de nouveaux dangers.


9 Novembre.

Dervisch-Agha[13], l’officier que le Vali nous destine comme « garde d’honneur », arrive de bon matin ; il semble brave homme, ce qui d’ailleurs est la caractéristique assez générale du militaire turc mis en parallèle avec le fonctionnaire civil. Nous lui donnons rendez-vous à Tebriz-Kapou pour visiter les églises de Van, et pendant toute la journée nous le traînons d’inscription en inscription par un froid intense.


10 Novembre.

Comme on nous signale des inscriptions cunéiformes dans la vallée de Kechiche-Göl, et que M. Nathanaël ne peut encore arriver aujourd’hui, nous nous mettons en campagne, escortés de notre officier et de trois zabtiés. Nous reprenons d’abord le chemin de Koschâb jusqu’au pied de la grande montée du Varak ; là nous enfilons la vallée qui remonte à gauche, contournant le sommet principal de la chaîne du Varak. À partir de ce moment nous sommes dans la neige.

Bientôt le paysage revêt les aspects les plus sauvages ; c’est un entassement de rochers fantastiques se détachant en noir sur le fond de neige fraîche, une solitude absolue. Nous montons ainsi jusqu’à une portion plus plane de la vallée ; là les Vanlis ont installé un barrage pour la réserve de leurs eaux d’irrigation ; ce barrage est déjà fort loin de Van ; mais il n’est lui-même que le collecteur de tout un système de canaux très habilement amenés de plus haut. Ces canaux, contournant les pentes brusques de la montagne, témoignent souvent d’un travail sérieux ; malheureusement tout se fait à la turque, et ces travaux qui ont dû être si coûteux, sont mal entretenus.

Après trois heures de marche, nous atteignons Toni, petit village caché dans un recoin de la montagne. On nous prépare la maison d’un notable ; ce n’est qu’une chambre, c’est-à-dire un terre-plein, ménagé sur le côté d’une grande écurie et séparé de celle-ci par une balustrade.

Pendant le repas nous demandons des renseignements ; l’inscription cunéiforme existe ; mais quant à indiquer exactement sa position, ou bien le temps nécessaire pour s’y rendre, nul n’en est capable ; elle est à portée de fusil, dit l’un ; il faut deux heures pour y aller, reprend un autre ; on peut encore faire l’excursion cet après-midi, prétend un troisième ; point du tout, lui répond-on, il faut toute une journée. Tous cependant s’accordent à dire qu’une partie de l’inscription est engagée sous des décombres ; le sol est gelé et recouvert de neige ; le travail de déblaiement serait impossible, personne n’ayant de pic. En prenant la moyenne de tous les renseignements contradictoires, il semble résulter que la visite de l’inscription prendrait, aller et retour, une demi-journée depuis Toni. Comme nous n’avons pas les vêtements nécessaires pour coucher à pareille altitude et que le temps est très menaçant, nous décidons de battre en retraite. Après avoir essuyé un ouragan de neige, nous rentrons ainsi bredouilles à Van.

Pour ces ouragans, la bourka circassienne que j’ai achetée à Wladikavkaz est d’un grand secours ; c’est une sorte de grande chape en feutre à longs poils, tombant jusqu’à terre ; on la tourne de façon à avoir toujours l’ouverture, du côté opposé au vent, et l’on se trouve ainsi parfaitement à l’abri.


11 Novembre.

Ce matin arrive enfin M. Nathanaël, conduisant le reste de notre bagage ! Le Vali nous fait appeler pendant que nous étions au bazar. Il tient à ce que nos deux caisses soient ouvertes devant lui, dans la grande salle du Konak, se croyant fort d’y trouver, non seulement les dix ocques de poudre, mais encore un plein sac « d’une poudre blanche du caractère le plus suspect ; elle ne prend pas feu quand on en approche une allumette ; ce doit donc être de la nitro-glycérine ! » Aussi, les employés ouvrent-ils les caisses avec une secrète frayeur ; sur toutes les figures se peint une attente inquiète ; tous les paquets sont déballés les uns après les autres avec les plus grandes mesures de prudence ; la scène commençait à devenir du plus haut comique.

Quand il ne resta plus rien dans les caisses : « Où sont les dix ocques de poudre », s’écrie le Vali ? « Iock, Effendi ! ». Il n’y a plus rien, lui répond-on. En effet, nous n’avions même pas toute la quantité annoncée par nous ; quant à la nitro-glycérine, c’était …… un petit sac de farine blanche que l’on nous envoyait de Khosrâva ! Les douaniers, habitués à la farine brunâtre de la montagne, s’étaient perdus en conjectures tragiques sur la nature de ce terrible produit ! Le Vali, passez-moi l’expression, fait tête de bois ; et prenant un air contrarié et furieux : « Puisque c’est ainsi qu’on m’a trompé, c’est une affaire entre moi et mes employés de Bachekaleh ! Que l’on mène ces voyageurs à la police, pour y faire dresser un inventaire exact de toutes leurs affaires et j’agirai ensuite ! » « J’agirai ensuite ! » Je n’en crois pas le premier mot ; je suis convaincu que, si le Vali n’a pas positivement suscité celles de nos difficultés qui ont le caractère le plus stupide, il a du moins été enchanté de les exploiter ; ce qu’il fait maintenant n’est qu’une comédie, destinée à nous donner le change et à nous faire croire à sa parfaite innocence.

Nous allons donc au bureau de police ; là, nouvelle et ennuyeuse formalité. Tout est examiné, pesé et soupesé ; le Tabour-Agassi considère un à un tous nos papiers. La façon fort gauche dont il manœuvre certains papiers turcs tendrait à me faire admettre la réalité du bruit public qui l’accuse de ne pas même savoir lire.

Il me manque une masse d’objets qui ont dû être « subtilisés » en route.

La séance finie et le bagage rechargé sur nos bêtes, nous quittons l’antre du Tabour-Agassi, passant au travers d’une foule de badauds que notre « cas » avait rassemblés ; malgré la garantie de tant de visites douanières, notre bagage semble encore suspect et l’on s’en écarte avec un respect comique. Craint-on peut-être le mauvais œil ?

M. Nathanaël nous répète tout le récit de ses déboires ; un comble turc mérite encore d’être signalé. Nous avions dans nos bagages 75 cartouches de revolver ; le cas était grave ; aussi à la première visite des bagages, le préposé de la douane s’empresse-t-il de télégraphier à ses supérieurs ; mais comme c’est, paraît-il, un homme très économe, il veut épargner un mot dans sa dépêche, et jugeant que la suppression du mot cartouche ferait très bien, au lieu d’annoncer à son chef la découverte de 75 cartouches de revolver (jetmisch besch revolver fischenk), il annonce …… soixante quinze revolvers (jetmisch besch revolver) ! et cela, si j’ai bonne souvenance, à deux reprises ! Je prie le lecteur de remarquer qu’il n’y a ici aucune figure de rhétorique ; l’histoire est purement et simplement authentique.

Le Vali nous fait encore revenir et déclare les difficultés relatives à M. Nathanaël terminées, moyennant qu’Hyvernat et moi nous nous portions garants de l’honorabilité de M. Nathanaël, ce que naturellement nous nous empressons de faire.

Néanmoins les amis que nous nous étions faits à Van nous conseillent presque tous la défiance. « Cette garantie est un traquenard ; M. Nathanaël est Chaldéen et Missionnaire ; il est donc dans les circonstances actuelles, doublement suspect ; qu’il fasse la moindre démarche, la plus inoffensive, les Turcs la déclareront contraire à l’« honorabilité » et vous courrez de nouveaux dangers. » Ces conseils nous donnent à réfléchir ; nous allions pénétrer dans des régions qui échappent complètement à l’influence des Consuls européens et qui ne sont même qu’à demi soumises au Sultan ; qui sait les difficultés que nous rencontrerons ? Comme M. Nathanaël, a en somme, atteint le but principal de son voyage, qui était de revoir Khosrâva, nous finissons par nous décider à nous séparer de lui : nous courrons seuls nos chances dans les montagnes du Kurdistan ; lui retournera à Constantinople par la Perse et la Russie ; en quarante-huit heures il sera hors de l’atteinte des employés turcs de Van !

Et ainsi nous quitta ce bon ami ; son retour à Constantinople fut d’ailleurs très pacifique, et il put même passer encore un certain temps à Tiflis, à la barbe des Russes, auprès de sa sœur.



Fusil et poire à poudre kurdes.

  1. Le château de poussière.
    Toprak-Kaleh est bâti sur un éperon du Zemzem-dagh ; sur un des chemins de Toprak-Kaleh se trouve la fameuse inscription d’Agh-Keuprü. — Voir la notice historique d’Hyvernat sur l’Arménie, Règne d’Ispuinis.
  2. M. Reynolds, de la mission américaine, nous a gracieusement communiqué la photographie de différents objets en bronze trouvés, dit-on, dans les fouilles ; quelques jours plus tard, Hyvernat put acheter un intéressant fragment d’un bouclier en bronze provenant également de Toprak-Kaleh. Elisée Reclus affirme dans sa Géographie que des fouilles ont été faites par M. Chantre. J’ignore à quelle époque ce put être, car dans sa relation de voyage (1881), M. Chantre (Tour du Monde, lviii, 288) dit : « Je n’ai pu faire aucune fouille, faute de temps. »
  3. Texier qui appelle cette grotte la grotte de Zemzem, trouve que « rien n’y décèle le travail des hommes » : je n’ai remarqué ce passage qu’à mon retour d’Orient ; mais il est en désaccord avec mes souvenirs les plus positifs. (Texier, Arménie, ii, 17.)
  4. Vue prise de la terrasse des Dominicains.
  5. M. Joseph Grimaud était originaire de Provence ; il se morfondait à Van comme conducteur de ponts qui n’existent pas et de chaussées à venir. En 1889, s’étant fiancé avec une jeune fille de Constantinople il va la chercher à Trébizonde. Arrivé dans cette ville, il est subitement emporté par une hémorragie le 11 Août, et sa fiancée débarque le lendemain de son enterrement !
  6. Prononcez Sirket.
  7. Sur Tchoravantz ou Tsoravankh, voir Dulaurier, Chronique 396.
  8. Artchag en arménien ; en turc, Erdjeck.
  9. Hommaire de Hell, i, 317.
  10. Je n’avais pas tort en soupçonnant la position de Chérifoff d’être compromise. Peu de temps après notre départ, il s’est produit une rupture ouverte entre le Consul et lui. Cet excellent Chérifoff a été disgracié et je n’ai jamais pu savoir où il avait été envoyé. La pensée que sa bonne volonté pour nous ait pu précipiter sa disgrâce, est pour nous un vrai chagrin.
  11. Binder, p. 132.
  12. Depuis notre passage la situation des missionnaires s’est paraît-il améliorée, et le Vali a reconnu, dit-on, l’injustice de ses défiances à leur égard.
  13. Ne pas confondre avec son homonyme le Tabour-Agassi.