Mœurs des diurnales/2/05

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Loyson-Bridet ()
Mœurs des Diurnales : Traité de journalisme
Société du Mercure de France (p. 146-150).


DES CONNAISSANCES HISTORIQUES


On s’est proposé dans la réforme de l’enseignement moderne de faire surtout connaître l’histoire contemporaine. Quelques fervents du temps passé songent à perpétuer la mémoire des événements trop reculés sur les plaques où est inscrit le nom des monuments ou des rues de Paris[1] : pont Henri IV, les paroles du roi sur la poule au pot ; fontaine Molière, mention du dîner de ce célèbre comédien avec Louis XIV ; rue Clovis, l’affaire du vase de Soissons ; rue Saint-Louis-en-l’Île, la justice rendue sous l’orme de Vincennes ; rue Francois Ier, l’histoire de la belle Ferronnière, et ainsi de suite. C’est une douce fantaisie d’érudit qui ne nuirait à personne, mais inutile, sans doute, puisque vous prenez soin de rappeler les mêmes choses quand l’occasion s’en présente. Toutefois, il ne faut pas surmener la mémoire des lecteurs, ni trop charger la vôtre. La mode vous aidera souvent à guider les connaissances de ceux qui vous lisent, sans en avoir l’air. Au siècle dernier, les écrivains romantiques avaient mené la curiosité vers le moyen âge ; heureusement nous n’en sommes plus là, et votre tâche est devenue plus aisée. C’est le dix-huitième siècle qui intéresse principalement les esprits : plus léger, plus accommodant, plus sceptique, et qui va du badinage libertin à l’épopée de l’énergie, de Louis XV à Napoléon. Voilà ce qu’il nous faut. Attachez-vous donc à rapporter à cette époque toutes les allusions que vous pourriez faire à l’histoire : qu’il s’agisse d’un meuble, d’une jolie femme, d’un livre, d’un acteur ou d’un scandale, vous n’entendrez dire autour de vous sinon : « bien dix-huitième ! tout à fait dix-huitième ! c’est presque du dix-huitième ! »


Allons ! dix-huitième siècle, tu n’es pas encore mort !

(Le Figaro, 18 nov. 1902.)


Suivez donc le goût public[2] : comme le panache blanc de « l’autre », vous le trouverez toujours sur le chemin où vous gagnerez de l’honneur.

Supposons que vous deviez parler d’une mélodie nouvelle écrite sur des vers de François Villon, qui vivait au quinzième siècle ; « sollicitez doucement » l’histoire, et vous donnerez du plaisir :


M. Roger Ducasse aurait pu, en effet, comme tant d’autres, se contenter, en écrivant une mélodie sur les vers de Villon, de lui donner la forme du pastiche traditionnel et banal qui souvent n’est qu’une parodie bien pâle de ces délicieux airs que fredonnaient les marquises poudrées… Mais non, le jeune musicien a pensé — et combien il a eu raison ! — qu’il ne suffisait pas de s’inspirer des formules « du temps » pour chanter la poésie d’une époque ; mais qu’il fallait encore que cette musique, par une recherche de couleur et de pittoresque très « poussée », fût elle-même une évocation.

Et c’est là, précisément, l’originalité amusante et audacieuse du Rondel de M. Ducasse, dont l’accompagnement reproduit les sonorités grêles et cristallines de l’épinette.

Et l’on éprouve, à l’écouter, l’impression exquise que l’on ressent lorsque, par hasard, vous tombe sous les yeux un pastel du dix-huitième siècle aux tons légèrement effacés…

(Le Figaro, 15 novembre 1902.)


Si Édouard Detaille peint une enseigne, vous pouvez prétendre tantôt que c’est « un petit amour Louis XV, aux ailes blanches[3] », ou « un délicieux petit amour en costume de mousquetaire avec la cuirasse, le tricorne, et les bottes à chaudron[4] », ou « une sorte de galant abbé dix-huitième, avec des ailes, les ailes de l’Amour à l’époque charmante de la galanterie[5] », qu’il soit amour, abbé, ou mousquetaire, l’important est de le faire voir au temps qui nous charm[6].

Et vous pourrez dire de Balzac, en observant le même soin, et bien que Béroalde de Verville ait écrit deux cents ans avant Choderlos de Laclos :


C’est un roman véritable que l’histoire de Balzac imprimeur ; un roman d’un joli fumet dix-huitième siècle, qui pourrait trouver place entre les Liaisons dangereuses et le Moyen de parvenir

(Le Temps, novembre 1902.)


Rien n’est plus aisé, vous le voyez, que de placer dans ce joli cadre du « dix-huitième » musique, peinture ou poésie, pour peu que vous sachiez vous montrer habile historien, selon les exemples que vous venez de lire.



  1. L’histoire dans la rue.

    M. Fortin, conseiller municipal, vient de déposer sur le bureau du Conseil une proposition — qui rappelle d’ailleurs de vieilles propositions analogues — tendant à ce que les plaques indicatrices des noms de rues parisiennes portent désormais une brève notice explicative de ce nom.

    (Le Figaro, 28 novembre 1902.)
  2. Théâtre des Mathurins. — Les théâtres à côté prennent de plus en plus d’importance. On se croirait revenu au dix-huitième siècle. C’est vers eux que se portent maintenant de préférence les hommes de plaisir et les femmes à la mode.
    (Le Figaro, 11 déc. 1902.)

    L’enlèvement, c’est si dix-huitième !

    Oh ! parbleu, je sais bien qu’on enleva des femmes avant le règne de Louis XV, et je vous entends d’ici me jetant les noms d’Hélène ou des Sabines. Mais la belle affaire que de déployer de la force contre des femmes qu’on emporte, tandis qu’elles sanglotent en se tordant les bras ! Là se manifeste seulement l’odieuse brutalité de l’homme !

    Or, au dix-huitième seulement, l’enlèvement devint pratique galante, grâce aimable et souriante.

    (Le Gaulois, 10 déc. 1903.)

    Mme Marcelle Dartoy a tout à fait la « ligne » indispensable a ces délicieux et galants rondels Louis XV qu’elle interprète à ravir. Elle personnifie elle-même un pastel de cet aimable dix-huitième siècle amoureux et spirituel, et c’est plaisir de la voir comme de l’entendre.

    (Le Figaro, 18 déc. 1902.)
  3. Le Journal, 18 novembre 1902.
  4. Le Gaulois (id.).
  5. Le Figaro (id.).
  6. M. Detaille enlève, dans un ovale, une sorte d’« amour grenadier » assis au milieu des fleurs.
    (L’Européen, 29 novembre 1903.)