M. Dufaure (G. Picot)/01

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M. Dufaure (G. Picot)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 50 (p. 584-629).
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M. DUFAURE
SA VIE ET SES DISCOURS

I.
LES ANNÉES DE JEUNESSE, LE BARREAU DE BORDEAUX.
(1798-1834)

Certains hommes ont apporté dans la politique, même la plus libérale, l’instinct du commandement, d’autres se sont contentés de chercher l’influence et ont trouvé le respect. Celui dont je veux parler n’a jamais eu la prétention de dominer ses contemporains ; il n’avait d’autre souci que de les éclairer et de les convaincre. Quelque gloire qu’il mît à mériter leur estime, il prisait plus haut encore le jugement de sa propre conscience. Très mêlé aux sentimens de son siècle, en plein accord avec l’élite de sa génération, il est demeuré isolé, replié en lui-même, ne cherchant à exercer d’action sur les hommes que par l’autorité de la plus sévère éloquence, rappelant les jurisconsultes du XVIe siècle par sa verte rudesse, les solitaires de Port-Royal par son austérité ; il a vécu dans les écoles, au barreau, dans les assemblées, depuis l’adolescence jusqu’au seuil de l’extrême vieillesse, sans que le fond de ses idées et de ses attachemens ait varié ; il est mort sans avoir jamais connu les amertumes de l’ambition déçue, en léguant aux jeunes gens l’exemple d’un travail sans trêve, aux hommes mûrs la leçon d’une carrière reprise à l’heure où d’autres croient avoir mérité le repos, aux plus âgés le modèle de la persévérance dans une lutte prolongée d’un cœur jeune jusqu’au dernier jour pour les croyances de sa vie et les convictions fidèlement conservées de sa jeunesse.

D’autres ont exprimé avec succès et diront avec autorité ce que fut M. Dufaure dans la vie publique, à la barre ou dans les lettres. Il me semble qu’une telle mémoire appelle un autre genre d’hommage. C’est plus qu’un portrait, c’est la suite d’une vie que je voudrais retracer.

Plus nous nous approchons de la fin du siècle et plus notre curiosité s’éveille en contemplant et en cherchant à expliquer le phénomène moral et intellectuel qui en a marqué la première moitié : d’où est sortie, comment s’est formée la génération d’hommes éminens qui, nés avant l’empire, ont lutté sous la restauration, se sont fait un nom dans les lettres, dans les sciences, au barreau, à la tribune, ont créé, développé et fait à leur image le gouvernement de leur pays et ont laissé après eux une telle lumière que, dans nos embarras de l’heure présente, malgré le contraste des temps, c’est à leur mémoire que nous sommes souvent tentés de demander des conseils ? Par quelle rencontre, sur des points divers de la France, dans des classes dissemblables, dans des familles animées d’opinions contraires, chez le fils d’un humble aspirant de marine, vivant dans la retraite, comme aux Tuileries chez l’héritier d’un chambellan, chez l’écolier sorti d’une famille modeste et élevé dans un collège de province, comme chez le fils d’un ministre de l’empire, par quelle action secrète la même idée allait-elle produire les mêmes sentimens, les mêmes désirs, les mêmes passions ? Cette génération a-t-elle été façonnée par une éducation uniforme ? On pourrait le croire si elle avait apporté dans l’épanouissement de la vie des instincts belliqueux ; mais nulle n’a été plus pacifique ; élevée au son du tambour dans des lycées dont la discipline était militaire, elle s’est montrée tout imprégnée de l’esprit civil. Plus qu’aucune autre, elle a eu le respect de la vie humaine, l’horreur de la conquête et du sang. Remontons donc plus haut que le collège, interrogeons la première éducation et cherchons si ce n’est pas à l’aube de la vie qu’elle a reçu une inspiration commune.

Dans l’enfance, ce qui frappe et laisse une empreinte durable, ce ne sont point les jugemens, mais les impressions, les émotions vives. Or, à cette époque, si les opinions étaient diverses, les sentimens étaient les mêmes dans les milieux les plus contraires. Un ardent amour de l’humanité avait pénétré dans les mœurs et dans les âmes : on professait le respect de l’homme, une pitié profonde pour ses maux, un fond inépuisable de générosité. L’enfant le sentait, et son cœur s’ouvrait. Tout était destiné à émouvoir, à rendre l’âme sensible. Les sentimens naturels étaient surexcités. Lisez les romans du temps : l’amour filial, l’amour paternel, semblent exaltés, tant l’expression en est vive. Cet attachement passionné pour toutes les nobles affections de famille, cette ardeur de dévoûment aux siens, cette pitié facile, ces cœurs qui battent à l’unisson sont la marque et l’honneur de ce temps. Qu’on sourie de l’Émile, qu’on trouve aujourd’hui surannés les prix de M. de Montyon, c’est avec ces sentimens, c’est sous l’impression de ces premières émotions du cœur et de la vertu qu’une génération d’enfans se préparait à entrer dans les écoles publiques.

Devaient-ils y sentir leurs âmes refroidies ? Discours, vers latins, poésie française, tout était mis alors au service du conquérant qui héritait des louanges classiques inventées pour Alexandre, César ou Charlemagne. Les jours de sortie, l’enfant retrouvait le visage assombri des parens, mais il ne devait comprendre que plus tard le sens de ces douleurs. Dans les classes interrompues, il écoutait avec l’agitation de son âge la lecture des bulletins de la grande armée et revenait tout frémissant à la traduction des Commentaires. Un coup de foudre termina le drame. Sorti du lycée, il se trouva jeté dans la vie. Autour de lui, il vit l’indignation contre les folies de l’esprit de conquête, il sentit partout l’épuisement, il fut fatigué de la guerre, mais non dégoûté de la gloire.

À des imaginations aussi fortement remuées il fallait quelque chose de grand. On avait abusé de la force, abusé des victoires ; il restait la liberté. La vieille monarchie se rajeunit en la promettant. La charte fut donnée à la France, et cette jeunesse dont elle comblait l’espoir la prit sous sa garde et se promit de la défendre comme le gage sacré de son indépendance et de ses droits.

Ainsi toute l’histoire de la formation des idées de la génération qui a fait l’honneur de ce siècle se résume en peu de mots. Sensibilité excitée par la première éducation, imagination saisie par de grands spectacles, fondation d’un gouvernement nouveau ouvrant à l’intelligence et à l’ambition des horizons sans limites à l’âge où l’espérance est un besoin de l’âme : tels furent les ressorts communs qui, au milieu de circonstances prodigieuses, mirent en mouvement aux points les plus éloignés du territoire, dans les classes les plus diverses, tout ce qui était capable d’aimer son semblable, de se dévouer à sa patrie ou de se sacrifier pour la gloire.

M. Dufaure est né deux ans avant le commencement du siècle ; il a été élevé dans une famille tout imbue des grands souvenirs de 1789 ; il a appris en même temps à respecter les élans et à maudire les crimes de la révolution ; parmi ses camarades, il a consacré ses premiers essais de poésie à chanter nos victoires, il a plus tard haï la guerre sans jamais blasphémer la gloire. Il est venu à Paris peu après la charte, il en a vu de près les bienfaits, il a assisté aux première bourdonnemens du travail chez un peuple rendu à la liberté ; il a voué son attachement à ce régime qui faisait de l’éloquence au service de la raison la plus grande force de l’état. Ainsi, comme ceux qui appartenaient à cette forte race, mais avec une maturité plus austère, il avait acquis dès l’âge de vingt ans cet ensemble de fortes convictions qu’il devait porter avec lui jusqu’au déclin du siècle. Il n’est pas inutile de raconter avec quelques détails une telle jeunesse, il est nécessaire d’observer par un saisissant exemple comment se forment un caractère et des convictions : c’est un secret dont tous les temps ont besoin et qui de nos jours risque de se perdre.


I.

Lorsqu’en s’éloignant de Saintes, on se dirige vers le sud-ouest, l’aspect du pays ne tarde pas à se modifier. Tandis qu’aux environs de la ville et à quelques heures de distance, les bois et la culture rappellent les campagnes du Poitou, que, sur certains points, les champs entourés de vieux arbres et de larges haies donnent à l’ensemble du pays l’apparence du Bocage, lorsqu’on s’avance vers Royan, les collines s’abaissent, les arbres deviennent plus rares et la terre plus sablonneuse ; ce changement frappe surtout les regards le long de la Seudre, qui coule parallèlement à la Gironde. Sur la droite de cette rivière, la végétation active du nord ; sur la rive gauche, une terre plus desséchée, un horizon lointain et transparent, la vue de longues lignes de dunes qui laissent deviner la mer. C’est entre ces deux natures de sol, sur la lisière des derniers bois, avant les grandes plaines d’alluvion qui ont été formées par la mer et la Gironde, dans un pli de terrain, qu’est située une habitation de fort simple apparence que rien ne distinguerait si, à l’entrée d’une cour, un respectable colombier ne se dressait pour témoigner de l’ancienneté du lieu et si des ormeaux non moins âgés ne venaient attester que, depuis longtemps, les propriétaires de Vizelles avaient tenu à honneur d’embellir leur modeste demeure. La maison ne contient pas de souvenirs anciens, mais la vigne date de loin ; c’est elle qui a fait l’importance de la propriété, et comme, par un destin bien rare en notre pays, depuis près de quatre siècles, la maison et la terre n’ont pas été vendues, que l’une et l’autre ont été transmises par héritage ou par mariage, il est tout naturel que le dernier possesseur, en augmentant avec un soin jaloux l’étendue de son domaine, portât à cette propriété un peu de la passion filiale qu’il avait vouée à ses parens.

Jusqu’en 1734, aucun lien ne rattachait les Dufaure à la Saintonge. Une tradition de famille leur donnait pour origine le Dauphiné. On racontait que le petit-fils d’un Dufaure, officier supérieur du génie tué sous Louis XIV, au siège de Lille, était devenu secrétaire de l’intendance de La Rochelle, qu’il s’était fixé dans le pays, et qu’un de ses enfans, en 1734, avait épousé Louise de Livenne, héritière de la petite propriété de Saintonge. À partir de cette date, les souvenirs des membres de la famille se confondent avec l’histoire même du « logis » de Vizelles. Le père de M. Dufaure y vint au monde en 1770. Élevé en vue des côtes de l’Océan, habitué à en contempler les grands spectacles ou à partager les émotions inséparables des aventures de mer, il se tourna de bonne heure vers la marine, où il entra comme aspirant en 1787.

Ses campagnes furent bien vite interrompues par la Révolution. Son père, qui en avait embrassé les principes avec l’élan commun à toute la Saintonge, fut un des représentans de la Charente-Inférieure à la fête de la Fédération. Le jeune marin, qui ressentait les mêmes ardeurs, n’hésita pas à s’enrôler le jour où la France envahie appelait à elle tous ses enfans. Son fils aimait à rappeler qu’il avait été l’un des volontaires de 1792, et si la grande guerre n’offrit pas au nouveau soldat la joie et l’honneur d’une lutte contre l’étranger sur le Rhin ou sur l’Escaut, il ne trouva pas dans les longues et pénibles expéditions dirigées de La Rochelle sur la Vendée l’occasion de montrer un moins profond dévoûment au drapeau tricolore. Il fut élu officier, puis bientôt capitaine, par les volontaires de la Charente-Inférieure ; enfin blessé, il revint à Vizelles après les deux campagnes de 1793 et de I794, lorsque la pacification de Hoche permit de licencier les bataillons. Peu de temps après, il se mariait, partageant sa vie en ces temps troublés entre la Gironde et la Saintonge, vers laquelle il se sentait de plus en plus attiré.

C’est dans une petite maison du bourg de Saujon, où le propriétaire de Vizelles allait pendant l’hiver chercher avec sa femme un abri contre les vents de l’ouest qui balayaient la plaine, qu’en 1798, le 4 décembre, naquit son fils aîné. La maison était de chétive apparence, comme la fortune de la famille. Elle était située à quelques pas de la Seudre, que remontent les pêcheurs pour vendre aux paysans de l’intérieur des terres le poisson qu’ils ont pris sur la grande côte de Royan. De là l’aspect à demi maritime de ce bourg de Saintonge, d’où, sans apercevoir l’Océan, on le devine sans cesse. L’enfant respira donc en naissant l’air salé, et ses premières années s’écoulèrent entre un perpétuel désir de voir la mer, qui était si près, ou de se rendre à Vizelles, afin de parcourir en liberté le jardin et les vignes qui constituaient l’unique et variable ressource de la maison. Lorsque l’année était bonne, on pouvait se permettre un petit séjour à Bordeaux ; mais si les plants en fleur étaient saisis par le froid, si la pluie ou les vents altéraient ou desséchaient les grappes, adieu toute espérance de voyage ! on ne sortait pas du canton. Aussi avec quelle anxiété chacun suivait les progrès de la récolte !

Le père, devenu, par goût autant que par nécessité, le plus habile de ses vignerons, n’abandonnait pas pour cela les lectures qui étaient le délassement de la génération instruite à laquelle il appartenait. Au cours d’une vie partagée entre l’activité du corps et les réflexions d’un esprit modéré que l’horreur des excès révolutionnaires avait éloigné de la politique, sa famille s’était accrue, un second fils était né ; aux préoccupations de la culture étaient venu se joindre chez le père les soucis de l’éducation.

Il avait une sœur qui habitait Sanjon : c’est à elle qu’il confia son fils aîné, Jules. L’enfant avait à peine cinq ans lorsqu’il quitta pour la première fois ses parens. Sa tante l’envoya à l’école et elle suivit avec une attention maternelle sa première instruction. Le petit écolier de Saujon, devenu vieux, n’avait jamais oublié les soins de cette tante si pieuse et si dévouée ; il parlait avec attendrissement de ses bontés, de sa surveillance intelligente et douce, et d’une indulgence qu’il avait plus d’une fois mise à l’épreuve. Dès qu’il avait su lire, cette occupation avait absorbé ses heures. Afin de n’être pas dérangé, il s’était fait une cachette dans un coin du grenier où il avait découvert des livres et de vieux papiers. C’est là qu’on l’a trouvé plus d’une fois, après de longues recherches, oubliant de manger, perdu dans des lectures sans fin et cherchant à comprendre. Ces singulières distractions ne le détournaient pas de l’école, où ses progrès furent si rapides que le maître dut déclarer qu’il ne pouvait plus rien lui enseigner. On fut forcé de chercher dans le pays un instituteur plus savant. Au bout d’un ou deux ans, l’enfant étant le plus avancé de la pension, le maître imagina de tirer parti d’un élève exceptionnel. Il le chargeait, malgré ses onze ans, de faire la classe à ses camarades, tandis qu’il allait se reposer et se distraire dans la ville voisine. Ce genre d’études pouvait être fort honorable pour l’écolier ; le père ne le trouva pas satisfaisant ; il craignait (non sans raison) que le pédagogue improvisé, qui avait conservé la turbulence d’un enfant, ne terminât trop souvent la classe en organisant des jeux ou des batailles : il le reprit avec lui.

On était en 1810 ; Jules Dufaure allait atteindre sa douzième année. À une intelligence aussi développée un aliment était nécessaire : il fallait prendre un grand parti. Les lycées et les collèges de l’Ouest étaient médiocres, ceux de Paris, trop chers et trop loin ; M. Dufaure jeta les yeux sur le collège de Vendôme.

Vers la fin du directoire, des oratoriens, dispersés par la tourmente, s’étaient rassemblés à Vendôme, dans les bâtimens de l’ancien collège royal pour y renouer, sous l’habit séculier, les traditions de Juilly. Cet établissement, rattaché à l’état par des liens qui devaient en faire un des collèges de l’Université, eut, dès son ouverture, un grand succès dans la contrée. Il y vint non-seulement des enfans de la Touraine, mais des meilleures familles de Bordeaux et même de Paris. À la fin d’octobre 1810, M. Dufaure partit de Vizelles avec son fils ; ils mirent quatre jours à franchir la distance, c’était un long voyage, d’autant plus pénible que, par économie, on ne prit pas des moyens de transport rapides ; aussi laissa-t-il une impression ineffaçable sur l’esprit de l’enfant, qui, le lendemain de l’arrivée, dut se séparer de son père pour de longues années. M. Dufaure reprit le chemin de Saintonge, non sans tristesse, car le sacrifice qu’il faisait l’obligeait, ainsi que sa femme, à de dures privations ; ils allaient l’un et l’autre se confiner à Vizelles pour n’en plus sortir, renonçant aux séjours à Bordeaux et transformant les jouissances modestes de leur vie en rêves d’avenir pour l’enfant qui faisait déjà leur orgueil et sur lequel ils avaient concentré leurs espérances.

Laissé seul à Vendôme, l’écolier de quatrième travailla vaillamment et ne tarda pas à être aussi estimé de ses maîtres que redouté de ses rivaux. Rien ne le décourageait : ni les études les plus arides, ni cette longue année passée sans qu’un ami le fit sortir, sans qu’un correspondant lui offrît en un jour de fête l’image de la famille absente, ni l’approche des vacances sans voyage, ni même le départ de tous ses camarades qui fait du signal de la liberté une heure de tristesse. La lecture le consolait de sa solitude ; il s’y absorbait avec passion et il y amassait les trésors dont il sut user dans les classes supérieures. La poésie tenait alors une grande place dans l’étude des lettres. En troisième, la poésie latine ; en seconde, la poésie légère ; en rhétorique, la poésie héroïque étaient l’objet de devoirs fréquens auxquels les élèves mettaient d’autant plus de soins que, dans les classes supérieures, une académie formée des sujets les plus distingués consacrait le succès des lauréats. Jules Dufaure réservait pour les séances hebdomadaires ses meilleures compositions, et quelques-unes d’entre elles furent jugées dignes d’être lues publiquement avant la distribution des prix comme témoignage du niveau des études. Ses goûts sérieux et son horreur de tout ce qui était futile se manifestèrent de bonne heure : lui, dont les vers héroïques étaient cités, n’eut pas même un accessit de poésie légère, et son maître de danse, après de longs efforts, déclara qu’on ne pourrait rien faire de cet élève. Heureusement, le professeur d’éloquence française n’était pas de cet avis : aussi trouvons-nous à la fin de l’année de rhétorique, dans la liste de la distribution de 1814, une mention dont tous les termes ressemblent à une prédiction : 1er  prix d’éloquence française. Dufaure (Jules), académicien.

À Vendôme, comme partout, l’élève avait rejoint ses maîtres. Il était temps de songer à lui faire franchir un nouveau degré ; mais auparavant, il fallait revenir au nid paternel. Ces quatre années d’absence l’avaient transformé. Il était parti enfant ; c’était un jeune homme dans tout l’élan de sa seizième année qui revenait à Vizelles. L’éloignement, qui efface les souvenirs faibles, grave plus profondément dans le cœur les impressions fortes : l’imagination, à l’âge de son développement, en quête d’objets où se fixer, lui avait sans cesse rappelé dans les longues veillées de collège le berceau de son enfance, pour lui prêter tous les charmes d’une nature en fête. Retenu à Vendôme de 1810 à 1814 sans voir un seul de ses parens, gêné dans l’expression de son affection filiale, il allait retrouver sa famille avec une émotion qui a été la première joie de sa jeunesse ! Malheureusement les contrastes qui sont la vie de l’esprit ne sont pas toujours pour le corps la plus salutaire hygiène. La pleine liberté des champs succédant sans transition à un travail excessif et à une réclusion de quatre années, détermina une fatigue dont on fut longtemps à discerner la nature. La fièvre se déclara lente et tenace comme les fièvres d’octobre. L’époque de la rentrée se passa sans amélioration. Fallait-il écouter les conseils des amis qui engageaient à essayer d’un changement de climat ? Devait-on jeter dans Paris le jeune homme épuisé par les fièvres réglées, au risque d’une maladie plus grave ? Ni le père, ni la mère n’eurent cette hardiesse ; ils étaient trop sages pour hésiter à acheter au prix d’une année perdue la santé de leur fils. Il passa l’hiver à Vizelles et il assista au réveil du printemps qu’il avait chanté en vers sans le connaître et qu’à dater de ce jour il n’oublia plus. Il y a des maladies qui sont des crises heureuses, comme il y des douleurs qui trempent l’âme. Jules Dufaure se retrouva plus vigoureux que jamais lorsque arriva l’été ; au sortir de sa croissance, il avait conquis la santé solide dont il devait jouir toute sa vie. C’était le moment de régler son avenir. Ses parens avaient été trop frappés de l’étendue de son intelligence pour hésiter à continuer les sacrifices ; ils se décidèrent à l’envoyer, non plus à Vendôme, mais à Paris, où il irait, dans la première pension d’alors, dans l’institution Favart, suivre les cours du lycée Charlemagne. Dès le lendemain des vendanges, il s’arracha, le cœur navré, mais résolu, aux joies de la famille, emportant avec le regret de la maison paternelle un amour de la campagne que le temps ne devait pas affaiblir.


II.

À toute époque, l’arrivée dans la capitale d’un jeune homme élevé en province est un événement qui marque dans la vie. L’entrée à Paris, en octobre 1815, devait laisser une impression bien autrement profonde : au drame de la révolution, dont on était si peu éloigné, avaient succédé les triomphes d’un conquérant qui, pendant quinze ans, avait semblé invincible. De tous les points du monde, les regards étaient dirigés sur Paris. Cette ville, qui avait été tour à tour un lieu d’horreur et un objet d’admiration, avait été deux fois envahie par les années de l’Europe, et il était donné au voyageur de contempler du même coup d’œil les monumens qui avaient été témoins de tant de scènes navrantes ou glorieuses, et les feux de bivouac de l’étranger campant sur nos places publiques. C’étaient là de fortes leçons d’histoire qui devaient creuser dans la mémoire d’un jeune homme des traces profondes. Celui qui arrivait alors de Saintonge tenait de son père le respect de la révolution de 1789 et l’horreur pour les crimes de 1793 ; l’empire avait été accepté dans sa famille comme le dénoûment d’un grand drame, mais la conscription, rendue chaque jour plus pesante, avait peu à peu désenchanté la France à l’heure où, à Vendôme, notre écolier commençait à regarder au-delà des murs du collège. Il avait vu ses maîtres et ses camarades acclamer comme une délivrance le retour des Bourbons, avait retrouvé à Vizelles l’écho des sentimens qui faisaient des populations du littoral, ruinées par la guerre maritime, les adversaires les plus résolus de l’empire ; il avait suivi les émotions des Cent jours avec une curiosité inquiète et revu avec joie une seconde restauration qui, en assurant la paix de l’Europe, avait à ses yeux le mérite particulier de porter au sommet des honneurs deux avocats de Bordeaux dont son père lui avait souvent répété les noms, MM. Lainé et Ravez.

D’ailleurs la politique tenait alors fort peu de place dans l’esprit de notre collégien. Comme la plupart des jeunes gens de son temps, la littérature l’attirait bien davantage. Aussi quelle surprise et quelle joie dès qu’il s’assoit au lycée Charlemagne sur les bancs de la rhétorique ! « Nous avons pour professeur, écrit-il à son père, un M. Villemain. C’est un grand jeune homme de cinq pieds cinq pouces qui n’est pas joli, mais dont les yeux sont bien éloquens. Il explique ; Virgile, tu ne saurais croire comment ! Dès sa première leçon, il est impossible de ne pas le prendre pour ce qu’il est. » Quelques jours après, il parle des conseils de goût, non moins remarquables que la classe : « M. Villemain ne hait rien tant que ces devoirs composés d’un tas de pensées qui se trouvent partout. Il veut dans nos amplifications des pensées neuves, des mouvemens hardis ; même il dit qu’un peu d’emphase ne serait pas de trop pour des commençans. Il m’a plusieurs fois corrigé mes devoirs ; il m’a toujours dit qu’il y avait dedans un certain mérite, mais que j’aurais grand besoin de lire Massillon, La Bruyère et Télémaque. Ainsi, tu vois qu’après avoir feuilleté tant de livres à Vendôme, je n’ai presque rien lu. « Il s’empresse de chercher La Bruyère ; il en trouve un exemplaire à vingt sols. Il l’annonce à son père en lui disant de ne pas se préoccuper des autres volumes parce qu’il a acheté de son argent le Petit Carême et Télémaque.

M. Dufaure avait besoin d’être rassuré ; les dépenses l’effrayaient : cette année de rhétorique qui éloignait l’époque où son fils commencerait son droit lui semblait un luxe dans une éducation qui ne comportait que le nécessaire. Il ne cessait de rappeler au collégien que l’heure approchait, si elle n’était pas déjà venue, de recueillir le fruit de ses études. « Ne sais-je pas, répondait-il, que j’ai besoin d’un état ? Tu sembles te reprocher de m’avoir fait faire ma rhétorique. Ah ! cher papa, qu’eussé-je fait sans cela ? Je me serais présenté à l’école de droit sans savoir écrire une phrase française. Je sens, je vois que cette deuxième rhétorique m’était absolument nécessaire. » Il entretient son père de ses nouveaux camarades, de leur force, des quatre-vingts élèves de la classe, du nombre des vétérans, des lauréats de province attirés à Paris par l’espérance des palmes du concours général qui leur assurent de puissantes protections : il promet de redoubler d’efforts.

Malheureusement la renommée naissante du jeune professeur devait le faire sortir d’une enceinte trop étroite pour son talent. « Je te parle de notre maître, et je ne te dis rien du malheur qui vient de nous arriver. M. Villemain quitte sa chaire de rhétorique. Je ne sais pas qui le remplacera. Cette nouvelle m’a consterné. » Jules Dufaure ne se consola pas d’avoir perdu une parole aussi éloquente. Il rendait cependant justice au savant qui allait remplacer l’orateur. « Notre nouveau professeur a eu deux années de suite le prix d’honneur. Il se nomme Victor Le Clerc. Il examine les devoirs hors de la classe mieux que ne faisait M. Villemain ; mais en chaire, il n’y a pas de comparaison. En expliquant Virgile, il nous le traduisait de suite, mieux que toutes les traductions. En corrigeant notre discours français, il nous improvisait le modèle. À chaque mot, il faisait une citation d’auteurs français ou latins. Quand il nous parlait, dans les moindres choses, il employait toujours des expressions nobles, relevées. Sa mémoire était prodigieuse. Il nous citait des pages entières. Oh ! sans doute, j’ai fait une grande perte ! »

Bientôt il remarque que, le vendredi matin, il y a moins d’élèves à la classe de rhétorique. Les externes libres ont pris le chemin du cours d’éloquence. Ils vont écouter la leçon publique de leur ancien maître. Combien l’interne de l’institution Favart voudrait s’échapper à leur suite ! Il rêve déjà à sa liberté de l’an prochain. Pour la première fois il sent ce que peut donner de jouissances intellectuelles la vie de Paris. Un nouvel horizon se découvre. « Aller à tous les meilleurs cours de la capitale, aux leçons d’histoire, de philosophie, de science, des hommes les plus distingués et s’instruire pour rien, c’est une ressource, écrit-il, que Paris seul peut offrir. » S’il avait quarante-huit heures par jour, il les emploierait.

La vie renfermée d’une pension d’internes ne lui convenait pas ; elle étouffait l’essor de son travail. Son père avait craint les distractions, les entraînemens de son âge ; il le connaissait mal. Il pouvait être émancipé sans péril ; quand viendront les écueils, il saura gouverner en habile marin, et peu de pilotes seront plus maîtres de leur marche. Ses idées se dégagent et se fixent. Il se suffit à lui-même. Il se réfugie dans la solitude, y trouve quelques instans de bonheur, quand il peut se figurer qu’il est sorti de la pension, qu’il a cessé d’être esclave, qu’il habite une chambre dont il est le seul maître et qu’il donne à un labeur acharné toute l’ardeur de ses dix-huit ans.

L’heure vint où il put réaliser ce rêve austère. À la pension dont la discipline lui pesait, il substitua une règle bien autrement sévère, mais que sa volonté avait tracée et librement acceptée. Une chambre en mansarde d’une des vieilles demeures de la place Royale, sous le toit d’un avocat qui le recevait à sa table, abrita le jeune rhétoricien. De la fenêtre, il ne voyait que le faîte des maisons voisines ou les arbres de la place, n’entendait que le bruit du jet d’eau. Dans ses premières lettres, son cœur déborde de joie. Il ne travaillait que sept heures à la pension ; maître de lui-même, il a à cœur de regagner le temps perdu. Son père verra ce qu’il peut faire. Levé à quatre heures, il terminait tous ses devoirs avant l’heure du collège. Aussi était-il libre de passer dans l’intervalle des classes trois heures dans la bibliothèque assez bien garnie que son hôte avait mise à sa disposition. Entre l’histoire de France et la littérature il vivait en compagnie des meilleurs auteurs, se nourrissant des ouvrages que lui avait recommandés M. Villemain ou M. Victor Le Clerc. Le soir, rentré dans sa chère petite chambre, il rédigeait les notes de ses lectures du matin. Après le souper, avant l’heure du repos, il trouvait le temps d’ajouter à cette journée laborieuse un peu de poésie, soit en jouant de la flûte, soit en envoyant à Vizelles ses rêves d’avenir auxquels se mêlait, dans le style de Rousseau, l’expression de la tendresse filiale la plus exaltée.

Que d’enseignemens à tirer de ce plan de vie ! Juge-t-on ce que pouvait devenir un esprit distingué, suivant librement tout un programme de lectures choisies par des professeurs éminens, assistant avec assiduité à leurs cours, s’acquittant en quatre heures de la tâche quotidienne et pouvant consacrer six heures à lire ou à rédiger ce qu’il avait lu ! Quelle moisson d’idées ! quels progrès de l’esprit ! quelle instruction variée et puissante et quel aliment donné à l’initiative et au développement d’une jeune intelligence ! Un tel emploi du temps ne suggère-t-il pas de singuliers retours sur le présent ? Je le reconnais : les professeurs qui enseignaient, en 1816, la rhétorique à Charlemagne ne se vantaient pas de donner une teinture universelle de la science à leurs auditeurs ; ils n’avaient d’autre ambition que de leur faire connaître les deux plus grands secrets du savoir humain : le goût du travail et une méthode qui leur permît d’apprendre seul dans la vie ; mais, quelques critiques que notre temps leur adresse, nul ne peut prétendre qu’ils ignorassent les moyens d’enseigner tout au moins aux élèves l’art d’écrire ou de s’exprimer en bon français. Jules Dufaure, Michelet et leurs camarades ont fait quelque figure à la tribune et quelque bruit dans les lettres, et l’exemple nous suffit pour montrer aux pédagogues en quête de nouveaux procédés comment leurs prédécesseurs s’y prenaient pour favoriser la libre éclosion de talens qui devaient honorer leur siècle.

À ce régime, l’intelligence du rhétoricien s’ouvrit et se fortifia. Il vécut dans le XVIIe siècle, ne le quitta que pour se nourrir dans le XVIIIe de Montesquieu, qu’il admirait passionnément. Il y avait en lui deux natures : Bossuet, Pascal et Montesquieu satisfaisaient son austère maturité, et Racine, Jean-Jacques et Bernardin de Saint- Pierre charmaient sa jeunesse. Il revenait toujours, en ce temps-là, à Racine : « Plus j’avance, écrit-il, plus je trouve qu’il est difficile d’écrire bien le français. Je lis le plus que je peux Montesquieu, Tacite, Bossuet, quelquefois Massillon et Fénelon ; mais surtout Racine. Il me semble que dans Racine on apprendrait aussi bien à écrire que dans tous les autres ensemble. Ne trouve-t-on pas le style de Montesquieu et de Tacite dans Britannicus, celui de Bossuet dans Athalie, celui de Massillon et de Fénelon dans Iphigénie, Esther, Andromaque ? »

Il s’attachait avec une telle force à la littérature qu’il aurait voulu redoubler la classe de rhétorique. Il lui fallut toute l’énergie de sa raison précoce pour renoncer à un projet qui faisait entrevoir au vétéran parvenu au terme de ses études les palmes du grand concours. Il s’efforça de convaincre son père, puis il céda ; d’autres soucis allaient l’occuper ; il était temps de faire chi)ix d’un état. On avait longtemps pensé au barreau, mais, avec le retour des Bourbons et les acclamations des habitans de Bordeaux, il n’était pas un hobereau de la Gironde qui ne se crut des droits à une charge de cour. Ce vent d’ambition avait soufflé sur toute la province, et les amis du père de famille vinrent à Vizelles pour tenter de le séduire. À Paris même, des parens laissèrent entrevoir à l’écolier que le chemin des honneurs lui serait moins rude que la carrière à laquelle il se destinait. Le père et le fils échangèrent quelques lettres ; l’hésitation fut courte. Il fallait des titres de noblesse et des protecteurs ; sa fierté se révoltait contre les uns et les autres : « Je veux avancer, écrivait-il, par le peu de talent que j’aurai. Je ne veux pas élever mon rang pour abaisser mon âme. »

Ainsi, à côté de l’intelligence se formait un caractère : le plus noble orgueil, le dédain des vanités vulgaires, l’amour de l’indépendance, telles étaient les sources d’où découlait sa vocation. Au milieu de l’année 1816, elle était définitive, et, pendant les années qui vont suivre, nous ne la verrons pas ébranlée un seul jour. Il avait passé les mois de l’automne 1816 à Paris, pensant constamment aux habitans de Vizelles, où les dépenses d’un coûteux voyage l’empêchaient de se rendre, tantôt faisant avec un de ses livres favoris de longues courses aux environs et cherchant des yeux quelques ceps de vigne, tantôt revenant au palais de justice, assistant aux débats de la cour d’assises, s’y plaisant, se passionnant pour l’accusé, écoutant avec un vif intérêt les luttes du barreau et se disant que ce n’était pas là un attachement passager. Il ne se consolait pas de la longueur des vacances ; il était impatient de voir s’ouvrir l’école de droit. Pour tromper son attente, il courait les étalages de livres et se formait peu à peu une petite bibliothèque. C’étaient là toutes les folies du jeune homme : s’entourer de livres qu’il aimait, en orner sa chambre, vivre en leur compagnie, s’en remplir la mémoire, puis les fermer pour laisser son esprit s’égarer dans l’avenir et pour ainsi dire s’enivrer d’espérances ; telles étaient les seules distractions du jeune Saintongeois exilé à Paris. Son imagination excitée par les lectures de la solitude lui inspira plus d’une fois des vers. Il commença une tragédie sur Alexandre. Sa correspondance renferme plus d’un fragment poétique. Par une réminiscence du XVIIIe siècle, dans la même lettre, la prose et les vers se trouvaient mêlés, suivant l’impression du moment et le besoin d’exprimer des pensées fortes ou des sentimens plus doux. Un soir, il rentrait d’une audience criminelle qui s’était prolongée plus tard que de coutume, il revenait tout absorbé dans des pensées de sympathie pour les malheureux accusés, quand il trouve une lettre de ses parens toute pleine de détails sur les occupations de leur vie et contenant quelques souvenirs sur ceux de sa famille qui, depuis trois siècles, avaient habité Vizelles. Aussitôt, il se transporte au milieu d’eux, et dans le silence d’une soirée d’automne, il évoque ces antiques habitans, s’envole bien au-delà des réminiscences paternelles et écrit le chant d’un vieux barde du désert. Dans cette innocente distraction d’un rhétoricien retenu loin du logis paternel n’est-il pas permis de voir une marque de ce temps et comme le symptôme d’un vague besoin intellectuel qui tourmentait toute une génération et qui allait enfanter le poète des Harmonies ? Quel est aujourd’hui l’écolier qui prépare sa tragédie en cinq actes ou qui répond à son père en s’inspirant d’Ossian ? M. Dufaure, en recevant ces lettres, pensait à Millevoye, demandait à son fils s’il entendait lui succéder et le plaisantait sur un ton qui ressemblait à un encouragement. Mais l’hiver était venu et avait glacé la muse. La première inscription de droit avait réveillé d’autres ambitions.


III.

« Je veux être docteur en droit en trois ans, écrivait-il. Il n’y a ici que M. Dupin, ancien membre de la chambre des députés, qui l’ait fait. Aussi tu trouveras de l’audace dans mon projet. » Il mit autant de résolution à l’accomplir qu’il avait eu d’énergie à le concevoir. La tâche n’était ni aisée ni séduisante.

Ceux qui font de nos jours leurs études de droit, au milieu de facilités de tous genres, ne se doutent guère de ce qu’était la science du droit en 1816. L’étudiant d’alors pouvait suivre des cours remarquables, écouter des savans professeurs tels que Pardessus, Delvincourt ou Pigeau ; mais à travers les codes dont on admirait l’unité comme un bienfait, sans avoir eu le temps d’approfondir leurs savantes combinaisons, apparaissait l’ancien droit qui pesait de tout son poids sur l’enseignement, pendant que les souvenirs contradictoires et les rapides secousses de la législation intermédiaire compliquaient les problèmes et obscurcissaient les solutions. Pour se borner aux articles des codes, les professeurs étaient trop près des grandes discussions auxquelles leur rédaction avait donné lieu ; nourris dans leur jeunesse du droit coutumier et du droit romain, cherchant à en concilier les tendances opposées et forcés d’interpréter les vieilles chartes pour fixer les limites de la propriété féodale, les jurisconsultes de ce temps étaient plus préparés à résoudre les problèmes auxquels donnait naissance le conflit de législations diverses qu’à enseigner dans sa simplicité un corps de lois. Le recueil de Merlin, hérissé de questions de droit résultant du choc de principes contraires, donne la plus juste image de ce chaos au milieu duquel se débattait la science. De synthèse bien faite, de précis faciles à saisir, les étudians n’en connaissaient pas ; ils avaient à choisir entre la sécheresse du code ou. L’étendue de commentaires disproportionnés.

En se dirigeant pour la première fois un matin d’hiver de la place Royale vers le quartier Latin, ce n’était pas l’étude des lois qui faisait battre le cœur de celui dont nous avons suivi la jeunesse. Depuis longtemps, il attendait le jour où il pourrait librement aller s’asseoir parmi les heureux auditeurs du maître que l’année précédente il avait entendu trop peu de temps dans la chaire de rhétorique. Les premières leçons le trouvèrent aussi enthousiaste. Avec ce cours avait reparu la joie de sa vie. Pourvu qu’un si brillant professeur ne soit pas de nouveau enlevé à la jeunesse ! « Ses talens, disait-il, l’ont lancé dans les grandeurs et nous craignons chaque jour de le perdre ! Ce serait une perte pour un siècle où le mauvais goût s’avance à grands pas et le talent s’évanouit peu à peu. Lorsque nous avons des Stace, des Claudien sans l’ombre d’un Tacite, ce serait un grand malheur de perdre notre Quintilien ! » Chaque matin, avant le cours de droit, il assistait à une leçon de la faculté des lettres, suivant les cours d’éloquence et de poésie latines, puis le cours d’histoire de Lacretelle, et revenait toujours avec un nouveau bonheur entendre celui qui, chargé de professer l’éloquence française, la personnifiait, suivant lui, mieux que personne. M. Villemain montait à neuf heures dans sa chaire ; longtemps avant huit heures, la salle était pleine ; en hiver, les auditeurs arrivaient au crépuscule. Aussi quels frémissemens dans les rangs de la jeunesse ! quelle impatience et, à l’entrée du professeur, quels applaudissemens ! Le talent de l’orateur et le feu des auditeurs s’enflammaient l’un par l’autre. Les acclamations ne suffisaient pas ; à la fin, on votait l’impression du discours.

Aussi lorsque M. Dufaure écrit à son fils qu’il est temps d’étudier la procédure, qu’il doit entrer chez un avoué, il faut lire les supplications du jeune homme, les raisons qu’il accumule, les plaidoyers écrits qu’il adresse à son père. Ne trouve-t-on pas le secret de sa résistance dans ce dernier mot d’une lettre ? « Je ne trouve pas d’avoué disposé à prendre un étudiant en droit qui s’absente ; faut-il donc cesser de suivre mes cours ? » Son père cédait et lui permettait d’aller au cours de M. Villemain. « Je me reprocherais toujours, lui écrit-il peu après, d’avoir négligé un modèle d’éloquence tel que je n’en retrouverai peut-être nulle part. Tu trouveras sans doute que c’est un éloge qui sent l’exagération ; mais, en vérité, je ne crois pas qu’en sortant de son cours, il y ait beaucoup de ses auditeurs qui soient d’humeur à le lui refuser. »

La valeur de l’enseignement se mesure non moins à l’admiration qu’il inspire qu’à l’activité intellectuelle dont il surexcite les ressorts. C’était un des traits communs des leçons que la restauration, a entendues de provoquer les travaux des penseurs, des historiens et des lettrés. Un jour, avant l’une des séances de la chambre, le général Foy avait été entendre M. Villemain ; il sortit charmé du professeur et enchanté de la jeunesse, dont il avait remarqué l’attention studieuse. « Je les ai vus, disait-il à M. Villemain. Je suis sûr que bien des jeunes gens ne sortent de vos cours publics que pour aller aux bibliothèques demander de vieux livres et s’y accouder pour le reste du jour. » Il disait vrai et l’étudiant endroit donne raison à la sagacité de l’orateur politique. « C’est surtout, écrit-il, quand je sors du cours de M. Villemain que je suis embrasé du plus beau feu littéraire. Je voudrais lire tout ce qu’il nous cite, tout ce qu’il nous vante. Je voudrais aller chercher moi-même ces impressions qu’il nous dit avoir éprouvées. » (25 mai 1818.) C’est au fond de sa chambre qu’il avait hâte de cacher à la fin de sa journée de droit, ses jouissances et ses émotions littéraires. Non-seulement il rédigeait ses notes, mais il rapportait quelques vieux livres achetés aux étalages du quartier Latin et à l’aide desquels il reprenait à loisir le chemin tracé par le professeur. Il n’aimait pas les bibliothèques publiques, s’y sentait mal à l’aise pour travailler, et préférait la médiocre édition qu’avait pu acheter sa bourse d’étudiant au plus beau volume lu au milieu du fracas des indifférens. Aussi quelle joie quand il trouve un Montesquieu qu’il puisse acheter sans folie ! quel triomphe quand il le rapporte chez lui ! « J’ai acheté aussi les Pensées de Pascal et les Provinciales, tout cela de hasard. Je suis enchanté de ma petite bibliothèque et je me surprends quelquefois en extase devant elle, admirant comme il se peut faire que dans de si petits volumes j’aie tous les premiers génies de Rome et de la France. Je m’amuse à la seule pensée que j’ai là des remèdes éternels contre l’ennui. Dieu merci ! je puis dire qu’il n’approche guère de ma chambre et qu’elle m’est un asile assuré contre ses poursuites. » Ses goûts studieux charmaient et effrayaient à la fois son père. Ne se laissera-t-il pas entraîner ? Les avertissemens, les conseils arrivent de Saintonge ; il écrit pour se défendre : tantôt il a pu se passer de renouveler ses chaussures, parce que l’hiver a été très sec, ou l’habit qu’il croyait vieux s’est trouvé rajeuni. Il fait des miracles pour couvrir ses rayons et il sait métamorphoser en livres sa garde-robe, qui est avec sa faible pension sa seule richesse.

À côté des grands modèles de la langue et de la pensée françaises, le jeune étudiant lisait des ouvrages plus faits pour une imagination de vingt ans. Jean-Jacques exerçait sur lui un puissant attrait. Il n’y allait chercher ni sa politique ni sa morale ; mais on sent qu’il est imprégné des ardeurs généreuses et du style et qu’il est au courant de cet ensemble d’idées dans lesquelles il est si facile de retrouver en germe tout ce qui a été fait depuis un siècle de sublime et de ridicule, de grand aussi bien que d’absurde. À Vizelles, on le sait comme à Paris, et dans les lettres, on le discute, on ose le critiquer, puis on se remet à l’admirer en commun, certain que rien n’échappe, ni un mot ni le sens d’une allusion, même la plus détournée. Quand ses auteurs préférés sont en lutte, il prend feu. Il s’avise un jour que Tacite, suivant Rousseau, serait le livre des vieillards et que les jeunes ne seraient pas faits pour l’entendre. Aussitôt, il s’indigne ; de toutes les lettres antiques, c’est à Tacite qu’il est le moins permis de s’attaquer ; il le lit et le relit sans cesse : « Ma foi ! M. Rousseau voudra bien permettre que, sans aspirer à sonder les profondeurs du cœur de l’homme, un vieillard de dix-huit ans et qui commence à se faire la barbe continue à lire Tacite, qui le charme par la grandeur de son style, et, s’il n’est digne d’observer les hommes, qu’il cherche du moins à y observer les secousses, les malheurs de Rome et l’oppression des empereurs destinés à lui faire expier la conquête du monde. »

Après avoir défendu Tacite, il eut à défendre Rousseau contre M. Villemain. On devine bien ce jour-là l’état de la jeunesse. Le professeur d’éloquence avait eu le courage de prononcer un jugement sévère sur l’une des œuvres de Jean-Jacques. « J’arrivais du cours de M. Villemain, écrit-il, tout enflammé d’une belle ardeur et méditant une réponse que je voulais faire à une de ses opinions qui avait louché mon admiration pour Rousseau ; je me proposais un combat où j’espérais bien avoir raison et où, grâce au voile discret de l’anonyme, je ne craignais pas d’avoir tort ; mais je trouve en rentrant une lettre de toi. J’aime mieux aller distraire ton repos et laisser M. Villemain en paix. D’ailleurs, jamais il n’a prononcé impunément un blasphème contre le philosophe genevois et jamais ce n’est moi qui l’ai puni. Ainsi, je puis m’assurer que quelqu’autre champion ramassera le gant et se chargera du soin de ma vengeance. Tu seras étonné qu’un écolier veuille regimber contre son maître ; mais M. Villemain lui-même nous le permet, nous le demande pour interrompre, dit-il, le long monologue auquel il est condamné. Des lettres de ses correspondans, il passe ce qui le loue, il lit ce qui le critique ; s’il a tort, il se condamne ; s’il a raison, il se défend. » Plus tard il y revient. « M. Villemain fait un excellent accueil à ses correspondans. Il y a peu d’audace à lui écrire. Il cite et discute leur opinion avec éclat. »

Aussi quelle excitation parmi les auditeurs ! De 1817 à 1818, on sent croître l’intérêt et s’étendre l’enthousiasme. C’était un péril pour le droit. Jules Dufaure tenait trop à mettre au premier rang les devoirs de son état pour ne pas défendre son temps contre les séductions de la Littérature. Depuis quelque temps il cherchait une conférence où il pût s’exercer à la parole. Après avoir entretenu son père avec son ardeur accoutumée des jouissances de l’esprit, il s’arrête tout d’un coup : « C’est surtout pour cela, écrit-il, que je suis content d’avoir trouvé à entrer dans une conférence. La littérature m’entraîne si souvent loin du droit, que j’ai voulu m’enchaîner au droit par des liens que la littérature elle-même ne put pas rompre. »


IV.

Lorsqu’en mai 1818 l’étudiant de seconde année entrait dans la première réunion de jeunes gens où il devait s’exercer à la parole, ses études juridiques étaient commencées depuis dix-huit mois. Il y avait réussi par la résolution d’une volonté tenace, mais sans qu’aucun goût le portât vers la législation. Il avait obéi à son père et satisfait en même temps aux inspirations d’une vocation secrète qui lui montrait dans les études arides de quelques années un sur acheminement vers le barreau dont il entrevoyait les luttes éclatantes, tandis que sa reconnaissance filiale rêvait d’en tirer pour ses parens la récompense de leur vieillesse. Néanmoins aucun indice ne permettait de prévoir ses aptitudes ; il avait l’imagination de son âge ; il aimait passionnément les projets, les rêves, vivait dans l’avenir, s’y abîmait dans de longues réflexions, d’où il sortait en se demandant quand il pourrait se dire avocat, quand il pourrait s’écrier : Moi aussi, je suis orateur ! Dès le premier jour, la conférence apparaissait comme l’avant-coureur de sa vie. Il allait saisir ce mirage qu’il poursuivait depuis si longtemps. Il témoigne de sa joie, explique que la réunion est composée de membres très forts sur le droit, qu’il y parlera souvent, qu’il est déjà chargé de deux causes. « Je sens, écrit-il à son père, combien il me faudra travailler, mais je ne m’en repens pas. Nous tenons nos séances tous les huit jours dans une salle du palais ; ainsi tu vois que ces voûtes vont déjà connaître ma voix. Puisse-t-elle un jour devenir digne des soins et de la bonté avec lesquels tu l’as cultivée ! »

Une semaine plus tard, il a fait ses premiers pas. Écoutons le récit de sa bouche, il n’y a pas un mot à en perdre : « J’ai débuté lundi dernier à ma conférence. Comme ma cause ne valait rien, j’avais fait un plaidoyer fort court ; mon adversaire, en me répondant, sema son discours de quelques erreurs qui m’offraient un sujet de réplique ; malheureusement il fallait parler de suite ; il fallait improviser ; je ne l’avais jamais fait, j’étais prêt à sacrifier ma cause à ma crainte. Cependant, je m’enhardis, je me lève et je parle pendant près d’un quart d’heure ; j’étais, je te l’assure, fort étonné de moi, cependant c’était tout naturel. J’avais bien préparé ma cause, de sorte que les raisons se présentaient sans peine à mon esprit qui les avait déjà méditées. Ajoute à cela que, vers le milieu de mon discours, il m’est survenu le souvenir d’une phrase de Montesquieu qui a servi de texte à toute ma seconde partie. Il me semble qu’une autre fois, je serai plus hardi, mais je sens combien toutes les questions de droit s’éclaircissent, combien la vérité brille sous le choc des opinions. » (8 juin 1818.)

Ce début marque une date dans la jeunesse de M. Dufaure. Auparavant, il parcourait le sentier des études juridiques comme une route aride, regardant autour de lui d’un œil distrait, ayant hâte de parvenir au terme et d’atteindre la barre dont il pressentait les succès. Du jour où la conception du droit s’est animée dans son cerveau, où elle est passée sur ses lèvres dans le feu de la parole publique, il s’est fait une création soudaine, la flamme a jailli. N’en doutons pas ; dans cette vieille salle du Palais de justice, il s’est senti orateur. À en juger par le ton de ses lettres, l’intérêt de sa vie va se concentrer sur cette conférence, où il essaiera de faire résonner de nouveau l’instrument ignoré d’où il a été si étonné de tirer quelque son. Il avait écrit, suivant l’usage du temps, son plaidoyer ; mais il est visible que la réplique a toutes ses préférences. Il a connu le même jour, lui qui était destiné à être l’un de nos grands orateurs, la satisfaction d’élever pour la première fois la voix devant les hommes de son temps, et les joies de l’improvisation. Il n’y renoncera plus. Sans doute, il écrira encore quelques plaidoyers pour son père, mais il lui annonce qu’il aura soin d’improviser souvent, lui promettant toutefois de fuir le bavardage du palais et d’aller chercher ailleurs des modèles et des exemples. Pour le rassurer, il lui envoie peu de jours après une péroraison improvisée qu’il a reproduite en revenant de la conférence.

Il est facile de deviner qu’il consacre toute son ardeur à cette nouvelle occupation qui envahit sa pensée. L’été s’avance ; le temps des vacances qu’il doit passer à Paris s’approche. La plupart des étudians s’en iront. Quel malheur si la conférence allait s’interrompre ! Déjà M. Villemain cesse son cours. M. Hennequin, dont il met au premier rang l’éloquence, et M. Dupin cessent de lui offrir des modèles. Tout se tait ; il faut mettre à profit ces mois que d’autres passent dans l’oisiveté. Il décide plusieurs de ses camarades à continuer leurs exercices, mais le nombre en est insuffisant. Il fait mettre des affiches à la porte de l’École de droit pour inviter ceux qui passent leurs vacances à Paris à venir à eux. Les voilà quinze ! Le succès est assuré. « Nous ne discontinuerons pas, » écrit-il, et plus loin dans la même lettre : « Je suis enchanté quand je plaide. »

À ce travail sans relâche n’aurait-il pu mêler quelques distractions ? Dès son arrivée à Paris, il manifeste une profonde répugnance pour le monde. Il confondait en une même méfiance les salons et la frivolité mondaine, s’y sentait peu attiré ; il n’en avait jamais vu le charme et en discernait très justement le péril : la perte de ses soirées et plus encore de ses longues matinées de travail. Ce qu’il craint surtout, ce sont les bals, auxquels ses parens voudraient le voir aller. « Vous me parlez de distractions, leur écrit-il ; je ferai, je vous en préviens, le distrait, chaque fois que vous m’en parlerez. » En revanche, il aimait jouer la comédie, c’était le seul goût qui l’éloignait de l’étude. Il avait même fait une comédie en collaboration avec un de ses amis. En attendait-il quelque succès ? J’en doute, car il apprend à son père, sans marquer de chagrin, qu’elle fut accueillie froidement. Heureusement la troupe donnait le même soir le Mariage forcé. « Aidé du génie de Molière, reprend-il gaîment, j’eus plus de succès comme acteur que comme auteur. » L’échec fut tout au profit du théâtre classique. On se mit à apprendre et à jouer l’Avocat Pathelin et les Plaideurs. Il n’était pas possible de rapprocher davantage la comédie du barreau.

C’est qu’au fond, dans cette nature ardente où le feu couvait, toutes les forces s’apprêtaient pour former un tempérament de dialecticien et d’orateur. Ce n’est pas la politique qui entra la première dans son esprit, c’est l’éloquence. Lorsque en 1816, arrivé de la veille à Paris, il va visiter la salle de la chambre, c’est la place où s’assied M. Laine qu’il veut voir. En 1818, c’est Manuel qui l’émeut. Il ne pardonne pas au barreau de Paris d’avoir refusé de l’admettre pour obéir à des passions de parti. Il lit l’histoire de la révolution française ou plutôt les débats de l’assemblée constituante dans le Moniteur afin d’y retrouver les grands orateurs dont son père lui a appris à respecter les noms. Pour suivre les discussions du parlement, il apprend l’anglais ; il rêve d’aller en Angleterre se perfectionner dans l’étude de cette langue. Il ferait plus : il exercerait quelques années à Londres la profession d’avocat pour étudier leur droit public et privé. Préparé de la sorte, partagé entre Montesquieu et Tacite, les institutions anglaises et l’étude des orateurs de 1789, il faut reconnaître que le jeune étudiant était tout prêt à s’enflammer pour la politique.

On serait tenté de s’étonner sur ce sujet du silence des lettres, si quelques mots ne nous rappelaient que la prudence imposait alors aux correspondances une réserve absolue. Chez son oncle, il voyait souvent M. Dunoyer, le rédacteur en chef du Censeur, et quelques députés libéraux. Le dimanche, il allait chez un de ses camarades du collège Charlemagne dont le père, M. de Boislandry, député de Versailles aux états-généraux, un des membres laborieux de l’assemblée constituante, était demeuré fidèle à la monarchie et aux principes constitutionnels ; autour de lui se réunissaient des amis, d’anciens collègues, rares survivans échappés à la tempête, les jeunes gens écoutaient en silence ces témoins d’un autre âge qui savaient parler de leur temps sans colère et qui mettaient toutes leurs espérances dans la charte.

Vers la fin d’août 1818, Jules Dufaure fut invité par la famille Boislandry dans une propriété qu’elle possédait sur le plateau de la Brie ; il était fatigué par son second examen de droit, et avant de reprendre l’étude du troisième, il fut convenu qu’il se reposerait pendant quelques jours. De son côté, s’il se souciait peu du repos, il pensait beaucoup aux voisins de son hôte. La Grange, la terre de M. de Lafayette, n’était-elle pas à peu de distance ? Ne verrait-il pas le général qui rappelait tant de souvenirs à son imagination ? Il eut la déception de ne pas le rencontrer, mais il vit ses filles, son fils George, il entendit parler du mouvement de cette demeure, où de Paris, de la France et de l’étranger accouraient les représentans les plus distingués du parti libéral, où étaient accueillis en ce moment lady Morgan, dont la brillante imagination charmait l’Angleterre, et M. Auguste de Staël, paré de l’éclat de son nom et couvert encore d’un deuil que portaient avec lui tous les amis des lettres et tous les adversaires du despotisme impérial. La correspondance apportait dans la calme retraite de Vizelles l’écho de ces renommées. Le jeune étudiant qui venait de lire avec admiration les Considérations sur la révolution française, se laisse aller à son enthousiasme : « On s’enflamme, dit-il, on s’oublie si facilement à l’aspect de ces noms-là ! On se sent bien en peine d’ordonner ses idées ! » Jules Dufaure voulait demeurer maître de sa pensée ; il s’arracha après trois semaines d’un séjour où on aurait voulu le retenir jusqu’à la fin des vacances. « L’émulation m’agite, l’inaction me pèse. Je n’ai pas apporté mes livres de droit romain, ni aucun autre que mon code pour m’assurer, dans l’impossibilité de les étudier, un garant de mon prompt retour. » Il avait hâte surtout de retrouver sa conférence, à laquelle il venait de donner un si mauvais exemple. Aussi les lettres à son père sont-elles pleines du récit des plaidoiries. Il est toujours prêt, non-seulement à défendre ses causes, mais à remplacer au dernier moment les absens. En même temps, comme il faut occuper les loisirs de vacances, il reprend l’anglais et sans négliger la musique, commence sans maître l’italien, suivant le désir de son père, afin de lire le Tasse, l’Arioste et Beccaria. Il cherche un travail qui l’occupe et l’absorbe. Son père l’a détourné d’un ouvrage ; du moins ne pourrait-il pas se consacrer à quelque éloge académique ? On a proposé Rollin, mais il a besoin de se sentir attiré par le sujet. Que ne propose-t-on Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre ou Mme de Staël ? Il concourrait et travaillerait à l’abri de tout échec public.

Au milieu de cette fermentation intellectuelle, nous avons vu que la politique n’avait pas dès le début occupé son esprit. Il en parle d’abord d’un air distrait. S’il se rend aux audiences et s’il suit les débats d’un procès de presse, c’est pour entendre tel avocat en renom, étudier son talent, s’enflammer à la pensée « que M. Hennequin a le même âge que M. Dupin et qu’il est beau de voir, de deux si jeunes avocats, l’un le plus savant, l’autre le plus éloquent du barreau. » C’est en 1818 que sa pensée s’éveille. Les discussions des chambres, répercutées par une presse plus active et par d’innombrables brochures, avaient donné un aiguillon à l’opinion publique. Le jeune barreau, mécontent que Manuel ait vu pour la seconde fois repoussée une demande d’inscription au tableau de l’ordre des avocats, s’était épris d’enthousiasme pour l’orateur injustement persécuté par les royalistes. les élections partielles d’octobre 1818, furent les premières qui émurent Jules Dufaure et ses amis. Les échecs de M. de Lafayette dans Seine-et-Marne et de Manuel à Paris l’avaient affligé, leurs succès en province lui causèrent une vive satisfaction. Il se promet bien d’aller à la chambre cette année. « Il pourra, écrit-il, sortir de ces bouches quelque chose qui ressemble à l’assemblée constituante. Du sein de notre petite conférence, nous jetons en soupirant les yeux sur ces heureux modèles. Nous nous plaignons, comme Alexandre, de ce qu’ils ne nous laisseront rien à faire. Nous mesurons en murmurant cette chaîne d’événemens qui sépare les jours de leur gloire de ceux où nous pourrons songer à la nôtre. Toutefois, en attendant, nous cherchons à les imiter. » La pensée de suivre les discussions politiques, d’étudier l’éloquence parlementaire comme il avait écouté et suivi les orateurs du barreau ou le brillant enseignement de la Sorbonne revient souvent sous sa plume. Il n’y a pas de trace de passion politique dans l’esprit du jeune étudiant ; parfois même on entrevoit quelque raillerie contre l’esprit de parti, et, pour son compte, il sait si bien s’en dégager qu’il applaudit à l’échec d’un des écrivains les plus connus de la gauche, « parce qu’il le croit un intrigant et qu’il se serait vendu au ministère avant d’avoir parlé. » Dès la première expression de son opinion sur les hommes, il puise donc en lui-même le jugement qu’il en porte et ne se plie pas à l’opinion toute faite d’un journal ou d’une coterie.

La restauration touchait alors à son apogée : c’était le moment où, après d’heureuses et habiles négociations, le duc de Richelieu avait obtenu à Aix-la-Chapelle l’évacuation du territoire. Les chambres appartenaient à des majorités sages, et le ministère qui en était issu contenait dans son sein des hommes qui n’entendaient rompre avec aucune des fractions modérées de l’opinion. Si les conseillers de la couronne pouvaient entrevoir pour l’avenir des périls, si ceux qui avaient traversé la révolution portaient le poids de certains soucis, il était impossible que la masse de la nation conçût quelque alarme sérieuse. Aujourd’hui, à tout prendre et en considérant de loin cette époque, il doit nous sembler tout naturel qu’un jeune homme entrant alors dans la vie se livrât sans trouble à toutes les espérances de son âge. Le discours du roi, prononcé à l’ouverture des chambres, au lendemain de ces élections qui avaient alarmé les ultras et satisfait les libéraux, eut pour effet de transporter notre étudiant. Irrité des menaces de la droite, il vit dans ce langage loyal, l’expression véritable d’une bienveillance et d’un espoir qu’il sentait dans son cœur. C’était, en effet, un beau spectacle que celui de ce vieux roi qui proclamait les mérites de la charte, déclarait qu’en délivrant la France du despotisme, elle avait mis un terme aux révolutions et promettait que « les projets de lois s’inspireraient de son esprit afin d’assurer les droits publics des Français et de préserver toutes les libertés qui étaient chères à son peuple. « Ce langage était digne du souverain qui avait dissous la chambre introuvable. Les actes suivaient de près les paroles ; un ministère se forma contre l’ancien régime et tout inspiré du souffle de la charte : entre M. Decazes, M. de Serre et le maréchal Gouvion Saint-Cyr, il y eut une émulation d’activité sage et de politique conciliante. En peu de mois, on vit présenter la loi de recrutement et la loi de presse et pour mieux assurer le triomphe de ces projets, la chambre des pairs reçut soixante nouveaux membres dont l’éclatante adhésion amenait à la restauration tous les hommes distingués qui depuis quatre ans se tenaient à l’écart.

La jeunesse aime ce qui est grand et généreux. Des marques de confiance succédant à des tiraillemens intérieurs et la vue du drapeau français flottant seul sur toute l’étendue du territoire, c’en était assez pour provoquer chez les jeunes gens un élan d’enthousiasme qui semble avoir échappé aux historiens, trop enclins à juger un temps d’après les faits extérieurs, les discours des chambres, la mauvaise humeur ou les flagorneries des feuilles publiques. Ceux qui à distance cherchent à rendre la vie à une époque, observent et écoutent trop exclusivement les acteurs qui occupent le premier rang de la scène, les hommes mûris par l’âge ou par l’étude spéciale de la politique. Souvent l’état intime de la nation leur échappe ; les souvenirs qui devraient la leur présenter sont d’ordinaire rédigés longtemps après les événemens, aussi portent-ils moins l’empreinte des impressions premières que le reflet projeté sur l’esprit de l’écrivain par les déceptions de la vie. C’est la supériorité des correspondances sur les mémoires que la vérité y est absolue. Au printemps de 1819, notre étudiant marque une satisfaction sans mélange. Il respire plus librement. « On sent, dit-il, aux débats de nos deux chambres que nous ne sommes plus sous un gouvernement où c’était une rébellion de parler. » Il étudie avec soin les procédés d’éloquence des nouveaux orateurs, admire Manuel, et note qu’il « rappelle tout pour réfuter tout. » Après avoir recherché si son éloquence n’aurait pas de grands rapports avec celle de Barnave, il se reporte aux débats du parlement britannique qu’il étudie dans le passé et qu’il suit dans le présent, les compare à ceux de l’assemblée constituante, et s’étonne qu’on place les discussions anglaises au-dessus des nôtres. Il voit en Angleterre une habitude des affaires publiques qui nous fait défaut, mais il admire l’élévation plus grande des discours en France « où il a tout fallu créer, où tout était nouveau. » À la chaleur du style, à l’entraînement de la pensée, on devine la place toute nouvelle que tenaient ces lectures dans la vie de l’étudiant. Il s’aperçoit lui-même qu’il s’est laissé emporter : « Cette digression, écrit-il à son père, te prouve que les idées politiques commencent à circuler parmi nous. » (13 mars 1819.)

Il retourne bien encore à la littérature, qui demeure la principale distraction de son esprit. À certains jours il se rend au Théâtre-Français. Ce sont ses plus coûteuses soirées. Il a vu Nicomède et les Fourberies de Scapin. La mâle énergie de Corneille et la verve comique de Molière l’ont enchanté. « Malgré ce spectacle, je ne fais pas de folles dépenses. Je sais que tu te prives pour moi. Je ne crois pas les bons spectacles inutiles et je crois ce plaisir le meilleur de Paris. En fait d’art oratoire, ce sont de bons maîtres que Corneille et Racine. Les beautés y vivent. Elles ne sont pas refroidies par la lecture. Elles sont secondées par le feu du spectateur. Aussi ce n’est pas perdre mon temps. »

Il n’avait garde de demeurer oisif. M. Villemain venait de publier son Cromwell et pour être en mesure de l’apprécier, notre étudiant s’était hâté de lire l’Histoire d’Angleterre de Hume. Dans son impatience de connaître l’ouvrage du professeur dont il était épris, il était parvenu à louer le nouveau volume pour quelques heures. La dédicace à M. de Lally-Tollendal, en réveillant ses souvenirs des origines de la révolution et en lui montrant un hommage du talent à la vertu, l’avait charmé ; mais sur l’ouvrage lui-même il conserve toute sa liberté d’esprit et annonce à son père qu’il veut réfuter quelques-uns des jugemens, que le style est admirable, mais qu’il « n’y a pas assez de vues politiques sur une révolution si singulière qui en permettait de si profondes. »

Ainsi ses enthousiasmes ne l’aveuglent jamais ; son esprit demeure libre et aussi ouvert à l’admiration que prêt à la critique. Malgré tant de productions, la littérature est abandonnée pour la politique. M. Villemain s’en plaint. C’est l’éloquence de la tribune qui en est la vraie cause, écrit notre étudiant en droit ; « il faut convenir que le Moniteur est le meilleur livre qui paraisse. Lainé, Royer-Collard, Manuel sont des modèles. » Le matin, il relit les discussions de la constituante dans l’exemplaire du Moniteur, dont il rassemble pour son père les numéros épars ; il assiste aux cours de l’École de droit et revient par la chambre des députés, où il se rendait aussi souvent que les députés, qu’il rencontrait chez son oncle, lui en fournissaient l’occasion.

C’est au milieu de cette vie si intelligente et si pleine que s’écoula l’année 1819. Elle passa vite : entre la Sorbonne, la Faculté de droit et le Palais de justice, il ne connut pas un instant l’ennui. La conférence de droit était devenue sa principale occupation ; il y rencontrait de jeunes hommes d’esprit et de talent comme Chaix d’Est-Ange et Plougoulm, des intelligences ouvertes comme M. Vivien, auquel un plein accord de sentimens et d’idées devait l’attacher intimement. L’importance des débats avait répandu au loin la réputation de la conférence ; l’émulation y était fort vive. Les étudians en droit cherchaient à y être introduits. Un concours fut établi entre les candidats et plus d’une fois Jules Dufaure en présida les opérations. Chaque mois, une commission de quatre membres était élue pour le choix des causes. Il cherchait à être élu le premier. Il y parvenait presque toujours, et cette sanction de ses efforts était sa plus chère récompense.

« Je m’intéresse autant à ces élections, écrit-il, que je m’intéressais aux places quand j’étais au collège. Je sens que l’émulation est de tous les âges et toujours sous les mêmes formes. Je sens que, si j’étais jamais député, j’aspirerais à la place de président, comme j’aspirais à celle de premier dans mes classes, comme j’aspire à celle de premier membre de la commission des causes. » Il sentait bouillonner en lui-même une puissance de travail, il faut bien le dire, une ardeur d’ambition qui embrassait tout et que sa volonté restreignait aux deux buts qu’il s’était assignés : atteindre à l’éloquence et adoucir la vieillesse de ses parens. Pour toucher à ce terme idéal de tous ses efforts, rien ne lui coûte ; aucun labeur n’est trop aride. À chacun des sacrifices que son séjour à Paris arrache à sa famille, il renouvelle les regrets et les promesses d’avenir : il hésite à faire son doctorat de peur de prolonger les dépenses ; il n’achètera pas tel ouvrage de crainte de gêner son père ; il cherchera des causes dès qu’il sera licencié pour diminuer le poids toujours trop lourd de sa modeste pension. Cependant quitter Paris sans être docteur, ce serait folie. Il faudrait renoncer à un grand barreau. Il ne pourrait pas, il l’avoue, s’établir à Saintes ; il serait près des siens, mais la scène serait trop étroite, le tribunal sans importance ; il a longtemps hésité, mais il croit que le choix de Bordeaux concilierait les besoins de son cœur et le soin de son avenir ; il serait encore près de ses parens, il pourrait les attirer, leur « rendre ce qu’il a reçu d’eux et recueillir peut-être quelques rayons de gloire. Qu’importeront les longs travaux ? Si on obtient après tant de désirs le prix de tant d’efforts, il me semble qu’on n’a plus à regretter d’avoir sacrifié la moitié de cette vie mortelle pour rendre l’autre moitié toute divine. (18 novembre 1818.) » Il vivait ainsi dans un idéal d’enthousiasme qui maintenait son âme dans une sphère supérieure aux petitesses et aux découragemens des hommes.

En poursuivant un si noble but, en tournant toutes ses pensées vers le travail, le jeune étudiant avait acquis un grand ascendant sur ses camarades ; on en vit la preuve lors des troubles qui eurent lieu à l’École de droit. À la veille des examens, à la fin de juin 1819, un professeur de procédure criminelle, M. Baveux, traitant de la liberté individuelle, montra combien elle était mal protégée par nos lois et évoqua le souvenir de la Déclaration des droits de l’homme. Aux acclamations d’une partie des auditeurs répondirent les sifflets d’un grand nombre ; à dater de ce jour, la salle des cours devint le rendez-vous des passions les plus ardentes. La lutte s’engagea entre les deux partis, qui se qualifiaient mutuellement de « jacobins » et « d’ultras. » Le cours fut suspendu. Le 1er  juillet, à l’heure où il devait avoir lieu, l’intérieur et les abords de l’école étaient encombrés par une foule ameutée. Il y avait « autant d’officiers à demi-solde et d’étudians en médecine que d’étudians en droit. » Un commissaire de police qui avait pu pénétrer, fut aussitôt chassé et les portes furent fermées derrière lui. L’École de droit était au pouvoir des étudians, qui songeaient à assiéger le doyen. Jules Dufaure était là avec toute sa conférence. Il n’hésita pas ; il avait applaudi le professeur, mais haïssait le désordre. Il anima ses camarades, contribua à faire respecter avec eux la porte du doyen. Un étudiant en médecine venait de saisir un garde du corps et le maltraitait ; il le fit délivrer. Appelé par ses camarades, il monta dans la chaire du professeur pour s’efforcer d’apaiser les esprits, « sermonna les étudians en médecine qui prenaient leur école pour champ de bataille » et fit si bien qu’aucun acte coupable ne fut accompli. Pendant que ces scènes se passaient à l’intérieur, les troupes cernaient l’école ; elles reçurent pour consigne d’empêcher personne d’entrer et de permettre aux étudians de sortir : la fatigue, l’absence de but et surtout la faim diminuèrent peu à peu le nombre des perturbateurs et avant le soir, les plus mutins avaient cédé. — L’école fut fermée, le jeune étudiant en fut désolé ; mais s’il n’arrivait pas à Vizelles, comme il l’avait espéré, avec son titre de licencié, il emportait le souvenir bien autrement précieux du devoir accompli et d’une heureuse influence exercée. Les vacances si impatiemment attendues depuis deux ans se trouvèrent avancées d’un mois. Comment sut-il les remplir ? Quelles furent ses lectures ? Si nous nous en rapportons aux projets de toutes sortes formes pendant les mois d’attente, ses loisirs durent être aussi laborieux que son séjour à Paris. Il avait emporté des livres, médité des recherches, formé suivant son habitude mille projets. Un point le troublait : en trois mois de repos, n’allait-il pas perdre l’habitude d’improviser ? Aussitôt, il conçut la pensée de faire un cours d’histoire ; il lirait et préparerait ses leçons le matin, puis le soir son père et les siens lui serviraient d’auditeurs et, sous cette forme à coup sûr originale, il plierait sa parole à un nouvel et utile exercice.


V.

Lorsqu’il revint à Paris, vers la fin de 1819, pour y passer une dernière année et faire, comme il l’avait souhaité, son doctorat en un art, il trouva les esprits de plus en plus excités. De nouvelles élections menaçantes pour le parti royaliste avaient rempli de joie les libéraux et jeté en même temps entre les partis des fermens de discorde. Aux espérances de l’année précédente avaient succédé de graves inquiétudes. Le ministère modéré était ébranlé, puis bientôt remanié et la loi des élections se trouvait menacée. Sur les bancs de l’École de droit courait une pétition que le gouvernement fit saisir. Cette maladresse irrita les esprits. « La conduite du ministère, écrit-il à son père, est d’une étourderie despotique : nous avons le droit de signer la pétition pour que la loi des élections ne soit pas attaquée et que la révolution ne recommence pas ; mais je ne la signerai pas parce que je vois bien qu’elle est inspirée par l’esprit de parti. » Ainsi toute son ardeur, l’expression la plus vive de ses convictions ne l’entraînait jamais au-delà de la mesure que la rectitude de son jugement lui imposait. Et cependant l’émotion était profonde. « Il y a presque tous les jours des réunions chez M. de Lafayette. On y nomme un président, on y discute les plans, les projets. Tout le côté gauche est convenu de garder la modération. Tous les discours qui seront prononcés sont soumis à une commission de cinq membres. Si l’orateur refuse les corrections, un membre de la gauche lui répondra et le désavouera. »

C’est avec envie que le jeune licencié parle de ces délibérations, où les députés seuls étaient admis ; lui qui a toujours fui le monde, qui lutte contre son père pour lui démontrer l’inutilité de se rendre aux grands bals de M. Laffitte ou de M. Ternaux, songe sans cesse à ces « réunions vraiment intéressantes et peu nombreuses, » où il ne peut avoir accès. Ne voyant dans la société que l’attrait frivole, il était résolu à la fuir et déclarait « qu’il est sage d’attendre pour se faire connaître du monde que la renommée soit établie. » Noble et singulier orgueil qui devait retarder l’heure de ses succès politiques, contribuer en même temps à tremper son caractère et qui nous fait comprendre les contradictions d’une vie destinée à être à la fois si publique et si renfermée. N’est-on pas tenté de se demander ce que serait devenu M. Dufaure si au travail acharné de ses laborieuses matinées il avait joint non les veilles prolongées des grands bals, mais les visites chez M. Casimir Périer, M. Laffitte, ou M. de Lafayette, s’il avait pu voir le baron Louis, avoir le bonheur d’écouter M. Royer-Collard, ou de rencontrer M. Villemain ailleurs que dans sa chaire de la Sorbonne. D’autres jeunes hommes de son âge les approchaient ; à l’heure où, retiré dans sa chambre solitaire, il écrivait ces lettres tout enflammées d’admiration pour leur éloquence, d’autres recueillaient de leurs bouches ces enseignemens que la tribune ne donne pas ; ils se préparaient à entrer dans l’action. En attendant que la chambre leur fût ouverte, ils faisaient leur éducation politique. Si M. Dufaure les avait vus de près, il fût resté à Paris, il aurait pris le premier rang dans le barreau de la restauration, se serait rencontré avec les rédacteurs du Globe, aurait été leur allié et leur défenseur, et c’est au milieu d’eux, en apprenant ce que valent pour le développement de l’esprit les liens de l’amitié politique qu’il aurait planté son drapeau et vu grandir ses forces.

Ce rêve hanta souvent l’imagination de l’étudiant. Lorsque dans ses lettres, il parle de Paris, lorsqu’il jette en passant un soupir de regret à la perspective de son départ, quand il énumère les ressources de tous genres qui sont offertes à l’intelligence, qu’il dépeint la médiocrité du jeune barreau, la possibilité de s’y faire une place et « de se tirer de la foule, » qu’il s’enflamme à la pensée des succès, aucune des jouissances intellectuelles que nous venons d’énumérer n’était étrangère à son imagination. Le fond de son caractère n’aurait pas changé ; il n’aurait jamais aimé à vivre dans les salons, mais, malgré lui, il aurait été attiré par les hommes de son âge, par la communauté des opinions et des goûts.

La rareté de ses relations à Paris, l’absence complète de réunions où il pût goûter dans le commerce des hommes les plaisirs de l’esprit, a exercé sur le développement de ses grandes facultés une influence qui explique son attrait un peu sauvage pour la solitude. Au contact d’esprits supérieurs, quelles ardeurs n’eût-il pas ressenties ! Veut-on le savoir ? écoutons-le lorsque, dans une de ses rares heures de découragement, il annonce à son père qu’il laisse le droit empiéter sur la littérature. « D’ailleurs, disait-il, n’est-ce pas l’avant-coureur de ma vie ? Je parie bien que M. Tripier n’a pas le temps d’ouvrir un ouvrage de littérature dans une année. Et celui qui veut la même vogue doit s’imposer les mêmes privations. Cependant, je te l’avoue, je ne crois pas que je me l’impose jamais. Il me semble que les lettres rendent la jurisprudence moins aride, ennoblissent le barreau et donnent plus d’éclat au savoir, elles font le charme de la bonne société, et un avocat n’est pas emprisonné au Palais ; elles sont une ressource dans toutes les afflictions de la vie. Un avocat qui n’est que jurisconsulte n’est bon que sous sa robe. Il n’a travaillé que pour le barreau ; le barreau seul a quelque agrément pour lui. Qu’il soit transplanté ailleurs, et tout ce qui l’environne sera étranger pour lui. Qu’il soit frappé du malheur, ses livres accoutumés lui seront-ils une consolation ? Que pourra-t-il y trouver qui parle à son cœur ? Je conçois bien que Dion Chrysostome, errant dans l’exil, sous les haillons de la misère, puisse se consoler avec un dialogue de Platon ou une harangue de Démosthène, mais je ne concevrai jamais que le recueil de nos lois ou le meilleur de leurs commentaires ait pu sécher une larme ou faire oublier une douleur. Je sais bien qu’on traite tout cela de folie de l’imagination, d’illusions de la jeunesse, qu’on parle aux avocats de cliens et d’écus. Cela est dégradant. Je crois ne jamais en venir là. » Évidemment il se réfugiait en lui-même pour trouver la poésie du désintéressement et l’idéal du beau, tandis que dans les salons où il se rendait de loin en loin, il rencontrait une prose banale et sèche bien faite pour étouffer ses aspirations. Il en sortait mécontent et froissé, s’en prenant aux hommes, ne ramenant sa pensée avec joie que sur ses auditeurs et ses rivaux de conférence. Son silence était pour les autres une énigme. L’un de ceux qui l’avaient accueilli cherchant à cette époque à peindre son caractère écrivait à son père : « Votre fils est laborieux ; il a l’ambition de parvenir. On m’en fait un grand éloge. Je ne lui reproche qu’une chose, c’est d’être trop réservé et trop resserré en lui-même, enfin de n’être pas assez expansif. Son moral est trop mûr ; vous voyez que le défaut n’est pas grand. »

Tel est pourtant le charme qu’exerce Paris que ce jeune homme fuyant toutes les distractions du monde, ne voyait pas approcher sans inquiétude le terme de son séjour. Ce fut pour lui un cruel sacrifice de quitter la vie paisible et libre qu’il y menait, de renoncer aux bibliothèques et aux cours pour se transplanter à Bordeaux. Il ne songea en s’y décidant qu’à son père et à sa mère, à leur solitude de Vizelles, à la joie de les attirer au chef-lieu de la Gironde, qui leur semblait une capitale. D’ailleurs l’année 1820 lui apportait des tristesses. M. Villemain dont les complaisances pour M. Decazes l’avaient plus d’une fois inquiété, venait de cesser son cours. « Nous perdons M. Villemain, écrit-il ; indifférent à nos applaudissemens, il tente une nouvelle gloire ; conseiller ou courtisan, il va dans les chambres ou dans les antichambres oublier la jeunesse, » et quelques jours plus tard : « Je continuerai seul mes travaux ; l’ambition m’a enlevé le professeur que j’aimais ; l’esprit de parti lui a donné un successeur que je ne suivrai pas. » Pendant que la Sorbonne se fermait pour lui, l’horizon politique se chargeait de nuages ; aux tentatives de réaction timide avait succédé, sous le coup de l’assassinat du duc de Berry, un mouvement rétrograde qui avait donné le pouvoir à la droite et qui menaçait d’emporter toutes les mesures de sage politique prises depuis quelques années. « Dans les circonstances actuelles, écrit-il en mars 1820, il n’y a pas une place d’armes où il y ait plus d’effervescence et d’irritation que dans la jeunesse. Nous avons assez vu Bonaparte pour être échauffé des rayons de sa gloire, mais pas assez pour prendre sous lui l’habitude de l’obéissance et le pli de l’esclavage. Depuis qu’il est tombé, la liberté revenue avec la charte a tenu nos esprits dans une perpétuelle agitation. Nous avons perfectionné dans nos esprits tout ce qui était encore incomplet ; nous nous sommes emparés de cet avenir que nous avions créé. Lorsqu’on veut nous faire rétrograder, lorsqu’on flétrit nos illusions, lorsqu’on détruit nos rêves, pouvons-nous le voir sans regret ? sans désespoir ? sans indignation ? Voilà l’esprit de presque toute la jeunesse française. »

Quel trait de lumière projeté sur l’opinion des jeunes gens au printemps de 1820 ! Quelles explications des colères, des excès, des imprudences qui allaient jeter les plus ardens dans la voie coupable des conspirations ! Jules Dufaure était trop maître de lui pour se mêler à de telles violences. « Pour moi, ajoute-t-il, habitué à rester en moi-même, je veux y rester encore. Je méprise les attaques contre cette noble liberté, le premier besoin de l’homme. Comme elle est dans la nature, je ne crois pas que des hommes puissent la détruire. J’espère qu’un jour qui n’est pas loin, elle prévaudra sur eux et, comme mon imagination avait réalisé son existence, elle réalise maintenant son triomphe. Tu vois qu’en me tenant dans cette sphère, les lettres de cachet ne viendront pas m’atteindre. » Malgré cette belle philosophie, il y a des jours où il éclate. « Il me semble que, si j’étais à la chambre, je ne me concevrais pas muet. Je croirais toujours que la tribune est à moi par droit de colère. » Ces ardeurs inquiètent les siens. Ne va-t-il pas se lancer dans quelque échauffourée ? Dans chaque lettre, il les rassure, promet de ne se mêler à aucun trouble, recommande à son père de ne pas faire allusion à la politique en lui répondant, afin que leur correspondance parvienne, laisse entendre de quelles inquiétudes son âme est agitée, parle des discours de Royer-Collard qui le transportent et des rassemblemens qui entourent le Palais-Bourbon, pour défendre les députés libéraux. Enfin, après un mois d’émeutes presque quotidiennes, les esprits se calmèrent. Si sa famille se rassura vite sur les événemens de Paris, elle n’était pas sans préoccupations au sujet de l’accueil que le libéral du quartier latin trouverait dans la ville de Bordeaux, dont les opinions royalistes étaient demeurées si vives. On chercha à le prévenir. « Je me doutais bien, répondit-il, que les partis étaient très exaltés à Bordeaux. Lorsque le gouvernement lui-même lève l’étendard de la révolte et appelle les orages, comment pourrait-il y avoir du calme quelque part ? Je sais aussi la difficulté qu’il y a, dans une ville aussi divisée que Bordeaux, d’y montrer un caractère modéré sans le faire croire servile. Cela sera difficile, surtout pour moi, qui ne dois y voir que des personnes dont je ne partage pas l’opinion, et qui neveux ni changer ni déguiser la mienne. » Cette ferme déclaration d’indépendance n’était faite ni pour surprendre, ni pour choquer son père, avec lequel il s’entendait si bien. « En Saintonge, s’empressait-il d’ajouter, je n’aurai pas besoin de cacher mes opinions. » Puis il revient naturellement sur les avantages de Paris : « Il n’existe pas une ville où il y ait plus de modération ; la tolérance y est générale ; on vit avec les siens ; rien n’apaise l’âme comme l’œil de l’homme ; tout le monde a l’air si affairé qu’on souffre beaucoup d’hommes sans opinion ; ils servent de contrepoids, puis les sujets de discussion varient sans cesse entre libéraux ou ultras ; on se dispute sur deux acteurs, deux musiciens. Je ne parlerai de rien, conclut-il, cela m’évitera les discussions ; ou si on me parle Lainé, je répondrai affaires locales. »

Tels étaient les regrets au milieu desquels s’acheva le séjour à Paris du jeune docteur en droit. Il terminait en même temps que sa thèse les ballots qui contenaient ses chers livres, précieux et pesant trésor, que les transports lents et coûteux du roulage devaient conduire à Bordeaux. Le 12 août 1820, il quittait Paris en se promettant d’y revenir souvent revoir ses camarades et, surtout, rechercher dans ce grand mouvement d’esprits des forces et des idées. Il ne devait y rentrer que quatorze ans plus tard pour obéir au mandat des électeurs de Saintes.


VI.

Le barreau bordelais avait depuis quarante ans jeté un éclat qui laissait dans l’ombre tous les autres barreaux de France. Quatre générations d’orateurs s’étaient suivies, et il s’était formé toute une tradition de gloire locale dont la Gironde était fière. Au souvenir du génie de Montaigne et de Montesquieu, elle aimait à joindre cette forte génération d’avocats qui plaidaient déjà sous Louis XV et Louis XVI, et qui avaient fait connaître les noms de Dupaty, de Jean de Sèze et de Martignac père. Puis, à l’aurore de la révolution, on avait écoulé avec admiration la voix des Vergniaud, des Guadet, des Gensonné. Quand ils eurent péri sur l’échafaud, tandis que la colère contre leurs faiblesses ou la pitié pour leurs malheurs partageaient en adversaires ou en partisans également passionnés tous ceux qui parlaient de leur mémoire, à Bordeaux on ne songeait qu’à leur incomparable éloquence ; amis ou ennemis de la révolution étaient d’accord pour l’admirer, tous répétaient que le barreau bordelais avait perdu sa force et sa gloire. Dès que le calme était revenu, dans cette armée décimée apparut, à la surprise générale, une nouvelle phalange ; néanmoins, sous l’Empire, la renommée de Laine, Ravez, Ferrère, Emerigon, de Saget, Peyronnet et Martignac fils n’aurait pas dépassé les limites de la province, si l’un d’eux, député au corps législatif, n’avait eu l’honneur de résister le premier, on sait avec quel éclat, aux ordres de Napoléon. Revenu et acclamé dans Bordeaux, Lainé y avait retrouvé cette haine de l’empire qui allait s’exhaler dans le soulèvement royaliste de 1814. À dater de ce jour, il n’y eut plus assez de faveurs pour récompenser la cité qu’on appelait la ville du 12 mars. Ses plus fameux avocats furent appelés à Paris. Non-seulement M. de Sèze, qui s’était imposé silence depuis l’héroïque et impuissante défense de Louis XVI, alla présider la cour de cassation, mais M. Laine devint président de la chambre des députés, et M. Ravez ne tarda pas à lui succéder dans cette charge, pendant que leurs confrères s’apprêtaient à prendre le chemin des chambres ou du ministère, en justifiant le mot de Louis XVIII : « Si je n’étais roi de France, en vérité, je voudrais être avocat à Bordeaux. »

C’est au milieu de ce barreau dispersé par l’ambition, à l’heure où l’arrivée à la chancellerie de M. de Peyronnet, devenu tout d’un coup garde des sceaux, allait ouvrir les portes de la magistrature à tant d’avocats, que M. Dufaure se faisait inscrire sur les listes du stage[1]. L’année précédente, à Paris, il avait prêté serment d’avocat devant le premier président Séguier[2].

Au moment où il entrait pour la première fois au palais de justice de Bordeaux, il se disait enfin qu’il avait toutes les licences et que son succès ne dépendait plus que de son talent. Mais aurait-il des causes ? Quel débutant ne connaît cette anxiété ? et combien devait-elle être plus poignante quand elle suivait un premier établissement dans une ville où tout était nouveau ? Après une série de visites aux membres du conseil de l’ordre, il avait entendu plaider M. de Saget, et, tout en le jugeant inférieur à Hennequin, avait été frappé de son talent. « Seul, écrit-il, il conserve un peu de l’antique gloire du barreau de Bordeaux. » Un instant, il pensa entrer auprès de lui comme secrétaire ; mais il ne tarda pas à abandonner ce projet. Il voulait ne devoir son succès qu’à lui-même et répugnait au rôle de protégé. Il tenait à honneur de conserver son caractère. « Un an, disait-il, deux ans perdus pour la gloire et pour la fortune peuvent se regagner. Une bassesse ne s’efface jamais. »

Sa première cause fut plaidée devant le conseil de guerre. Deux soldats avaient battu un maréchal des logis à la suite de quelque brutalité. Tous les stagiaires avaient refusé de plaider. Le bâtonnier chargea le nouveau-venu de la défense. Il fit acquitter les deux prévenus. Le lendemain, trente soldats du régiment vinrent en députation le remercier au nom de leurs camarades ; telle fut à la caserne la popularité de l’avocat, que quelques jours plus tard il était appelé par cinq accusés à les défendre devant le conseil de guerre. On avait annoncé qu’il n’y aurait pas d’honoraires. Le défenseur en reçut pourtant, et il en gardait le souvenir à un demi-siècle de distance, quand il racontait qu’un jeune soldat avait été si content de lui qu’il l’avait forcé à accepter l’objet auquel il attachait le plus de prix : la mèche de cheveux de sa fiancée. Il suivait assidûment les audiences, il voulait apprendre comment plaidaient les avocats de Bordeaux, mais son oisiveté lui pesait ; le feu couvait dans son cœur et il lui fallait des efforts pour l’empêcher d’éclater. Un jour, aux assises, il écoutait le réquisitoire de l’avocat-général ; il avait suivi les débats et sentait la faiblesse de l’accusation. L’accusé n’avait pas de défenseur. Quoique sans robe, il se lève et obtient du président la permission de parler. Rarement improvisation avait été plus soudaine. Est-ce à cette hardiesse généreuse que fut due sa première cause civile ? Après deux mois d’attente, elle lui parvint enfin. Il était temps : ses ressources s’épuisaient. Lui qui avait rêvé de ne plus coûter aux siens de nouveaux sacrifices était contraint de tout recevoir de Saintonge. Il annonce à son père la bonne nouvelle avec un cri de joie : « Il est arrivé deux dossiers. J’espère bien, dit-il, ne plus te gêner longtemps ! » Que ce double envoi est d’heureux augure ! Il commence donc à être connu ! Des deux cliens, l’un est ruiné, sa cause est excellente ; il la plaidera ; l’autre est riche, mais son procès est mauvais ; il l’a renvoyé. Ainsi, dès le premier jour, il accomplit simplement ce devoir supérieur de l’avocat, celui qui fait de sa charge quand il en comprend la dignité une première magistrature. Mais que son père se rassure. Ne va-t-il pas recevoir le lendemain ses premiers honoraires ? Il a plaidé au tribunal correctionnel, et on lui a promis 30 francs. Avant même de les toucher, il écrit à Mme Dufaure ; il n’oublie pas la destination du premier argent gagné ; il doit l’employer à acheter une montre pour sa mère. Il en renouvelle la promesse et s’engage pour en hâter l’accomplissement à ne pas aller au spectacle. Peu de mois après arrivait à Vizelles une montre qui, aujourd’hui encore, est précieusement conservée. Assurément, elle le mérite quand on songe au sentiment filial qui en a inspiré l’achat, au nombre de plaidoyers qu’elle représente et à l’effort qu’il dut faire pour demeurer fidèle à son engagement.

Le goût des livres, si vif à Paris, était devenu à Bordeaux une passion. Dans les premiers mois, le stagiaire avait vécu de privations. Quand les honoraires commencent à paraître, rien n’est changé à la vie matérielle, mais les livres affluent dans les petites chambres transformées en bibliothèque. Les premiers mois se passent à acheter des livres de droit.

Son père, en apprenant ses premiers succès, lui propose de s’installer plus largement. Il ne souffre pas qu’on lui parle d’un appartement plus élégant, il lui manque encore des milliers de volumes. D’ailleurs, le logement qu’il occupe n’est-il pas bien situé, vis-à-vis la grosse cloche qui lui montre l’heure le jour et le réveille de bon matin ? Il y restera ; seulement il demande à son père de lui avancer la somme nécessaire pour acheter une collection d’arrêts ; il lui promet, en février 1821, que ce sera le dernier argent employé en livres. Sur ce serment de collectionneur, le père savait à quoi s’en tenir, mais il lui pardonnait aisément, car il commençait à voir ce qu’il savait faire de cet instrument de travail.

Vivant entre ses dossiers et ses livres, le jeune avocat négligeait à dessein la société de Bordeaux. Il y paraissait fort peu, assez cependant pour la scandaliser, lorsqu’en plein carnaval on vit un jeune homme de vingt-quatre ans, venu de Paris et ne sachant pas danser. « Pour réussir à Bordeaux, écrit-il avec indignation, il faut voltiger ; de quel siècle suis-je donc ? Les entrechats seraient-ils le prélude des grands mouvemens d’éloquence ? » Habituée sous l’empire aux grâces de M. de Martignac et du jeune barreau que la politique avait entraîné à Paris, la société un peu frivole de Bordeaux ne voyait pas sans surprise une vie de travail qui repoussait toute distraction. De leur côté, les stagiaires examinaient l’avocat arrivé de Paris avec une défiance quelque peu intéressée. Des amis maladroits l’avaient fait précéder d’une réputation qui n’était pas de nature à lui concilier les sympathies de ses nouveaux confrères. N’était-ce pas un étranger que cet enfant de la Saintonge, ne si près d’eux, mais venu de si loin pour usurper leur place ? On le lui fit sentir durement dans les premiers mois. « Ici, dit-il, il semble qu’il faille avoir l’accent gascon pour mériter de la gloire. Heureusement je trouve mon approbation en moi-même, et je m’en console ; » puis avec un retour sur ses hésitations passées : « A Paris, continue-t-il, on ne demande pas de quel département on vient ! ». Il n’était pas d’humeur à répondre à des froideurs par des avances. C’est à la barre, en se faisant redouter de ses adversaires, en se montrant aussi impitoyable pour leurs erreurs qu’indulgent pour leurs personnes qu’il entendait triompher de leurs dédains. L’année ne s’acheva pas sans qu’il eût pris pied par droit de conquête, dans le barreau de Bordeaux. Il y avait fait sa place ; sous un aspect sévère, ses confrères avaient discerné autant de cœur que de talent. Une affaire contribua bientôt à changer sa situation et à faire comprendre ce qu’il valait. On sait que nos lois proclament qu’un citoyen arrêté doit être interrogé dans les vingt-quatre heures qui suivent son arrestation. Parmi les règles légales il en est peu qui aient été plus ouvertement et plus constamment violées. L’administration arrête un citoyen et le livre, quand il lui plaît, à la justice. Suivant le degré de respect porté sous différens régimes à la liberté individuelle, la détention administrative est plus ou moins longue. À Bordeaux, en 1821, un officier de marine que défendait M. Dufaure avait été détenu, avant d’être amené devant un juge d’instruction, quatre-vingt-quatre jours. C’était un acte arbitraire que dénonça le défenseur, dès le début de son plaidoyer. « Vous insultez les autorités, s’écrie le président ; je vous rappelle à l’ordre. »

L’avocat pâlit de colère, mais il sut se contenir : « Monsieur le président, je cite un fait et j’invoque une loi ; je suis dans les bornes d’une légitime défense ! — Non, réplique-t-il, car vous oubliez le respect que vous devez aux magistrats. — Je ne connais d’autre règle que la loi et je croyais que les tribunaux pensaient de même. » Le rappel à l’ordre fut maintenu ; le procureur du roi, dans son réquisitoire, rejeta la faute sur l’autorité municipale et conclut en faisant observer qu’en qualité d’étranger il n’était pas étonnant que l’avocat ignorât le respect dû aux magistrats devant lesquels il parlait. Cet incident, bientôt connu dans le palais, avait attiré tous les jeunes avocats dans la salle du tribunal correctionnel, et ce fut devant un nombreux auditoire qu’il termina ainsi sa réplique : « Après avoir montré et réfuté tant d’erreurs dans le réquisitoire de M. le procureur du roi, il ne me serait pas difficile d’en montrer et d’en réfuter de plus graves encore si la parole m’était permise sur certains sujets. Je lui dirais que, si l’autorité administrative est auteur de la détention arbitraire que j’ai dénoncée, je me suis plaint de l’autorité administrative et non de lui, ni de son confrère, car je n’ai nommé personne en particulier. Je lui dirais qu’il est servile de prétendre que l’autorité municipale peut emprisonner à son gré les citoyens qu’elle trouve dangereux ; je lui dirais que le contraire est prouvé par la loi même qui, l’an dernier, autorisa ces emprisonnemens sur la signature de trois ministres. Mais, je le répète, on permet ces principes dans la bouche de l’accusateur public et on ne souffre pas leur réfutation dans celle du défenseur ; aussi, je me tais. Toutefois, je dois lui déclarer, avant de finir, qu’il n’est pas besoin d’être de sa ville pour savoir le respect que l’on doit aux magistrats et aux lois, mais aussi qu’il suffit d’avoir quelques gouttes de sang français dans les veines pour savoir ce que l’on doit de haine à l’arbitraire et de protection au malheur. »

L’effet de cette péroraison fut considérable. Si l’avocat perdit sa cause devant ses juges, il la gagna devant ses confrères. Le barreau s’émut ; le conseil de discipline s’assembla chez le bâtonnier ; on résolut de faire une protestation contre ce rappel à l’ordre, comme blessant l’indépendance de la robe, mais en même temps on exigea une plainte du défenseur. Jules Dufaure refusa. « J’aime bien, écrit-il à son père, être indépendant des avocats comme des magistrats ; aussi je ne veux pas les appeler à mon secours. Ils doivent connaître leur devoir ; qu’ils le fassent. Moi, j’ai soutenu mes droits à l’audience, j’ai fait le mien. » Tant de vigueur unie chez un stagiaire à tant de fierté ne pouvaient passer inaperçues. En juin 1821, la défense aux assises de deux accusés de propos séditieux acheva de le mettre en relief. Il obtint un acquittement qui fit quelque bruit. Le journal libéral par la pour la première fois de l’avocat, prononça son nom avec éloges. Cette affaire fut fort utile à sa réputation, et avant la fin de juin il avait reçu dix causes nouvelles. Aussi quelles acquisitions de livres ! que de rayons nouveaux dans sa bibliothèque ! La place manquait. Il fallut, cette fois, changer de demeure et en prendre une où les in-folio pussent tenir. Dès cette époque, s’il avait su se faire payer, il aurait conquis cette indépendance matérielle qu’il rêvait pour les siens plus encore que pour lui-même ; mais ses cliens étaient inexacts. « Une fois la cause plaidée, écrit-il, je ne les vois plus, jusqu’à ce qu’un second procès leur rafraîchisse la mémoire. » C’est ainsi qu’il toucha après de longues années des honoraires gagnés pendant son stage. Les avocats commençaient à tenir en grande estime le jeune stagiaire, si délaissé d’abord. M. de Saget, qui marchait à la tête du barreau et qui avait coutume de faire sentir sa supériorité, eut occasion de l’avoir pour adversaire. « Il m’a traité honnêtement, dit-il avec joie, ce qu’il fait rarement avec les jeunes. » Les anciens eux-mêmes comprenaient à qui ils avaient affaire. Quant aux stagiaires, le talent les avait désarmés, la politique acheva de les séduire. Ils étaient libéraux et ne voyaient autour d’eux, à la cour et dans les chefs de leur ordre, que de fougueux royalistes. Comment repousser une recrue qui leur apportait autant de force que d’éclat, un confrère qui ne concevait pas la monarchie sans la charte et que nul ne pouvait accuser de pactiser avec les ennemis de l’ordre et des lois ? Les magistrats les plus ardens demeuraient seuls hostiles au stagiaire, dont ils redoutaient la parole. On le vit bien devant les assises lors d’une poursuite contre trois jeunes gens accusés de rébellion en donnant une sérénade au député libéral. L’esprit de parti s’en était mêlé. Le parquet triomphait d’avance en annonçant que les trente-six jurés désignés par le sort étaient royalistes. Les débats durèrent deux jours. M. Dufaure défendait l’un des accusés ; c’était le plus compromis. Il redoubla d’efforts, et son client fut acquitté, ainsi que les deux autres. « Quelques personnes, écrit-il le lendemain, me reprochent d’avoir laissé percer du libéralisme dans mes moyens de défense, mais cela ne m’a point fait de peine, et beaucoup de mes jeunes confrères m’en ont remercié. » Il ne dit pas alors à son père qu’il a encore reçu du président de la cour d’assises un rappel à l’ordre ; le second incident avait ajouté à sa popularité au barreau. Il ne parvint pas à lui aliéner la magistrature.

Quelques mois plus tard, la cour de Bordeaux était convoquée, suivant l’usage aujourd’hui aboli, pour désigner les deux avocats qui s’étaient le plus distingués dans leur année de stage. Le parquet se fit honneur en proposant Ravez fils et Dufaure. Le président de la cour d’assises lui gardait rancune. Il s’opposa au choix, se bornant à dire que le second candidat était libéral. L’avocat-général eut le courage de répliquer que lui aussi était libéral et qu’il s’en faisait gloire. Aussitôt grande rumeur : le premier président vit que l’affaire risquait de s’aigrir et fit substituer le fils d’un magistrat au stagiaire contesté.

L’année suivante, le talent était reconnu, et nul ne faisait de réserves sur le caractère. Bien que personne n’ignorât la ferme détermination du jeune avocat de ne pas entrer dans la magistrature, le nom de Jules Dufaure fut de nouveau soumis à la cour. La discussion fut chaude et toute politique ; malgré l’opposition la plus vive des royalistes, la majorité l’emporta contre eux, à la grande joie des libéraux.

Si M. Dufaure paraissait absorbé par les affaires, sa pensée, quand il était en dehors du palais de justice, retrouvait toute l’ardeur qu’il avait montrée à Paris. Il se tenait fort au courant des livres nouveaux, les annonçait et les envoyait à son père, exprimant son sentiment avec autant de liberté que de justesse ; mais le temps de lire lui manquait bien plus qu’à Paris. Quand arrivait le mois de juillet, la fatigue l’envahissait. « Les procès, écrit-il, me répugnent. Je sens le besoin d’aller me rafraîchir dans des méditations plus libres et plus élevées. » Dans les dernières semaines du séjour à Bordeaux, il vivait dans cette atmosphère idéale de projets qui était pour lui le plus doux des repos. « Je n’ai plus que six causes, annonce-t-il avec joie ; je n’emporterai pas mes livres de droit, mais mon petit code. J’ai invité, je te l’avoue, d’autres amis à faire avec moi le voyage de Saintonge : Cicéron, Tacite, Addison et le Tasse, Montesquieu, Byron et M. Say m’ont promis d’être du voyage. En les réunissant tous autour de moi, je n’oublierai pas que ce sont des puissances jalouses qui ne souffriraient pas que je les entretinsse à la fois ; je tâcherai de partager mon temps de manière à en donner une partie à chacun d’eux en particulier, à recueillir séparément et à conserver sans confusion les idées que leur conversation pourra me fournir. Mes compagnons de voyage trouvés, il ne me reste qu’à partir. »

Pendant les séjours à Vizelles, il s’occupait plus qu’à Bordeaux des affaires publiques. La restauration, rejetée dans la voie de la compression, avait rompu avec les amis de M. Royer-Collard qui avaient fait l’honneur et la force des années précédentes ; elle marchait vers M. de Villèle, dont la rare habileté dénuée de scrupules devait prolonger le ministère sous deux règnes. Le mécontentement était général. M. Dufaure fit, en août 1822, un petit voyage sur les côtes de la Charente-Inférieure. Il rencontra partout le même sentiment. « Aux tables d’hôte, écrit-il à un de ses confrères de Bordeaux, comme aux repas de famille et partout, les conversations n’étaient que des plaintes et des regrets. Tous ceux à qui nous avons parlé, avocats ou militaires, marins ou négocians, riches ou misérables, jeunes ou vieillards, tous s’accordaient contre notre gouvernement actuel, et ce qu’il y a de plus déplorable, c’est que leur haine les rejetait dans les rêves du despotisme, qui leur donnait de l’ordre, ou de la république, qui leur donnait une espèce de liberté. » Il se désolait que le ministère ne troublât pas seulement la situation présente, qu’il corrompît l’avenir. « Il surexcite nos intérêts, écarte nos idées et gouverne avec les passions. » Il voyait avec douleur la monarchie s’éloigner de plus en plus du pays et le système de M. de Villèle inspiré par l’esprit de délire lui faisait entrevoir une nouvelle révolution. « Tout marche, écrivait-il, à la chute de la royauté » Il n’y a plus que le jour qui soit incertain. » Les élections de 1824 donnèrent un instant d’espérance ; mais on s’aperçut bien vite que le ministère était prêt à tout pour altérer l’opinion publique. « Il n’est pas de moyens qu’on n’invente, disait-il, pour lasser, pour rebuter les électeurs, pour rendre leurs certificats irréguliers, pour se ménager les moyens de repousser leurs réclamations. Il n’est pas de puérilités qu’on ne commette pour diminuer le taux de leurs contributions et rendre leurs droits contestables. Ainsi cette chambre dont la mission proclamée d’avance est de violer la charte et de consommer la ruine du gouvernement constitutionnel ne sera obtenue qu’à force de ruses, de fraudes et de petitesses. » Plus l’heure de la réunion des collèges électoraux s’approchait, et plus il devenait évident que le mouvement libéral était restreint aux villes. Dans les arrondissemens l’inertie était déplorable : M. Dufaure adressait à Vizelles les lettres les plus vives, mais il apprenait que l’indifférence des électeurs résistait aux efforts de son père comme aux siens. Lorsqu’il se produisait un commencement de réveil, la violence ou la fraude en avait promptement raison. À Bordeaux, écrivait-il, « toutes les manœuvres sont en usage, les fonctionnaires se couvrent de honte. Un percepteur hors les murs reçoit une carte pour le collège intra muros, avec l’ordre de voter. Il obéit à son supérieur. M. Desgranges-Bonnet, l’avocat-général, qui n’a pas d’autre fortune que les émolumens de sa place, a reçu une carte, il l’a renvoyée, en répondant que sans doute on s’était trompé. Comme l’administration a été effrayée des voix qu’avaient eues les libéraux le premier jour, elle a fait tous ses efforts pour le second, et une nouvelle carte a été envoyée à M. Desgranges avec ordre de venir voter. Il a répondu que les fonctions qu’il tenait de la volonté royale lui imposaient l’obligation de recommander et de réclamer sans cesse le respect dû aux lois, que c’était une infraction formelle aux lois existantes de voter sans avoir le cens que la charte exige ; qu’il n’oublierait pas ses devoirs au point de violer lui-même les lois qu’il a mission de faire observer. On prétend qu’il est menacé de destitution pour prix de sa résistance. »

Ces émotions ne l’éloignaient pas du barreau. Il recueillait les fruits de son travail et sentait qu’il devenait de plus en plus maître de sa parole et de son talent ; il était heureux de ses succès, mais il redoutait presque qu’ils le missent trop tôt au premier rang. L’étudiant en droit, dont nous avons vu naguère les ardeurs impatientes, s’était mûri au feu des débats judiciaires : son ferme bon sens l’avait rendu modeste sans refroidir ses efforts et sans, rabaisser son but. Il écrivait à son père, en annonçant la nomination prochaine de M. de Saget dans la magistrature et la retraite de quelques avocats en renom : « Leur disparition soudaine sera un grand malheur ; nous serons accablés d’affaires avant de les avoir méritées. » Liberté d’esprit bien rare chez un avocat de vingt-six ans qui sait ajourner le succès pour ile rendre plus solide ! Tel était à ce moment, décisif de sa vie son désir non de réussir, mais de s’élever, qu’il avait déterminé ses jeunes confrères à former une conférence. Il craignait que le flot des affaires criminelles et correctionnelles ne le détournât des discussions de droit civil. On se réunissait autour de M. Roullet, jurisconsulte distingué, alors bâtonnier, et qui devait, peu d’années après, être porté par la voix publique à la première présidence ; le nombre des membres ne dépassait pas huit. Les études y étaient approfondies. Plus tard, lorsque l’âge des conférences sembla passé, la coutume de se réunir était prise ; elle avait créé des liens que nul ne voulut rompre, et la littérature vint transformer en un repos, pour l’esprit ce qui avait été au début un exercice laborieux et fécond.

Sa clientèle augmentait d’ailleurs si rapidement qu’il avait pu devenir propriétaire de Vizelles et alléger ainsi les charges de ses parens, qui continuaient à y résider. Ses épargnes n’étaient plus toutes transformées en livres, et plus d’une fois, au cours de ses vacances, s’éprenant d’un bois ou d’un clos de vigne, il avait grevé l’avenir en arrondissant d’une nouvelle parcelle la terre qui devait lui représenter à la fois l’héritage paternel et le produit de ses veilles.


VII.

Ainsi s’écoulait sa vie de 1824 à 1827. Ce qui eût été pour tout autre le terme des vœux et un but définitivement atteint n’était pour cette intelligence intérieurement si active qu’une nouvelle préparation. Il n’est pas un mot dans la correspondance qui prouve que M. Dufaure ait compté dès cette époque sur la vie publique, mais tout nous démontre qu’il l’avait plus d’une fois entrevue dans les rêves d’avenir dont il avait contracté l’habitude.

À son gré, c’était le plus noble emploi des facultés humaines, et son enthousiasme pour les orateurs politiques, demeuré aussi vif au milieu du fracas des affaires bordelaises qu’aux premiers jours de 1819, ne peut nous laisser à cet égard aucun doute. Attentif à toutes les productions de l’esprit public, il attendait avec impatience et lisait avec une sympathie sans réserve le journal qu’avaient fondé à Paris de jeunes et courageux libéraux. C’était une des joies de ce temps que l’arrivée d’un numéro du Globe, apportant au milieu des tristesses de la politique et de l’indifférence d’une société un peu engourdie, l’écho des préoccupations les plus graves, faisant parvenir au fond des départemens ce que pensaient sur la littérature, les arts et l’économie sociale, de jeunes et vigoureux esprits, tout animés du souffle de la philosophie spiritualiste, tels que MM. Jouffroy, Duchâtel, Vitet, Duvergier de Hauranne. De loin, l’avocat de Bordeaux voulut s’associer à leur œuvre, et dans un temps où les moindres sacrifices étaient méritoires, celui qui devait être le collègue et l’ami des rédacteurs vint en aide à leur entreprise.

Il se préparait de la sorte aux premières crises de sa vie politique. Ce fut en 1827 que, tout d’un coup, M. Dufaure prit à Bordeaux le rang que les événemens devaient lui donner dans la vie. Jusque-là, on pouvait le deviner ; à partir de ce moment, il n’y eut plus de doute sur l’avenir qui lui était réservé. Deux journaux, l’Indicateur, rédigé par Henri Fonfrède, et le Mémorial, étaient poursuivis pour avoir attaqué M. de Peyronnet. Quoique d’opinion différente, les journalistes choisirent à la fois M. Dufaure pour défenseur. Le 20 janvier 1827, il les défendit devant la police correctionnelle. La lucidité de sa discussion frappa tout d’abord l’assistance, mais la péroraison excita des transports unanimes : contrairement à toutes les prévisions, les prévenus furent acquittés.

La joie des libéraux se transforma en enthousiasme pour l’orateur qui venait de se révéler. On avait entendu à Bordeaux des voix éloquentes, mais on ne soupçonnait pas la puissance d’une émotion contenue qui remuait les auditeurs et les entraînait plus fortement que les grands mouvemens oratoires. « En ce genre, répétaient ceux qui sortaient de l’audience, il n’a eu ni modèle ni exemple. » La satisfaction des partis politiques fut bien dépassée par les sentimens qui éclatèrent à Vizelles quand, plusieurs jours après le succès, on reçut les journaux qui en contenaient le récit. « Je les conserverai à jamais, écrit M. Dufaure. Ce sont des titres bien plus précieux qu’un vieux parchemin rongé de vers. » Quelque temps après, une autre joie était réservée au père de famille. Le hasard le mettait en présence du procureur du roi de Bordeaux sur le bateau à vapeur de Royan. En quelques mots, ce magistrat lui peignait la situation que Jules Dufaure occupait à cette époque : « La première fois qu’il plaida devant M. Ravez, dit-il, sa cause ne roulait que sur des chiffres ; le premier président dit en sortant de l’audience : « Ce jeune avocat a bien de la mémoire. » La seconde fois, il dit : « Il a bien du talent. » M. Dufaure père parla de la défense des journalistes de Bordeaux et ne lui cacha pas la crainte qu’il avait eue que son fils ne parvînt pas à les faire acquitter, puisque, dans un beau plaidoyer, Me Mérilhou avait échoué quelques jours auparavant. Le procureur du roi répondit vivement qu’il y avait une distance immense entre Dufaure et Mérilhou : « Votre fils, dit-il, serait le premier avocat de Paris comme il l’est du barreau de Bordeaux. Je désirais quelques jours de prison pour les journalistes. Ils méritaient cette légère punition. Les juges étaient d’avis de la leur infliger, mais votre fils enleva tous les suffrages. Il fut superbe, et les journalistes furent acquittés. Il ira loin, ajouta-t-il ; il peut faire une belle fortune, et lorsqu’il aura atteint l’âge prescrit, il faudra qu’il paie 1,000 francs de contributions, car il sera député. Il sera encore plus beau à la tribune qu’au barreau, tant il a de facilité pour l’improvisation. Nous avons eu quelques discussions ensemble lorsque je portais la parole, mais jamais je n’ai cessé de l’estimer. À Bordeaux plus que partout ailleurs, il règne une intimité parfaite entre les magistrats et les avocats qui joignent à du talent une conduite irréprochable, et, sous l’un et l’autre rapport, votre fils ne laisse rien à désirer. »

À ce témoignage que peut-on ajouter ? Nous savons désormais à n’en pas douter qu’à vingt-huit ans M. Dufaure était en pleine possession de son talent. Ses occupations de plus en plus nombreuses ne pouvaient plus le détourner des affaires publiques. Il les suivait avec anxiété et s’apprêtait à la lutte contre le ministère Villèle. Condamné, ainsi que tous ceux de son âge, à ne pas prendre part aux opérations électorales, il s’ingénia comme eux pour trouver un emploi de son activité.

Tandis qu’à Paris les jeunes gens multipliaient les brochures, les répandaient par milliers, formaient des associations, M. Dufaure profita des relations que le procès de l’Indicateur avait resserrées pour publier quelques articles. Fonfrède obtint que des initiales transparentes permissent à certains jours d’en reconnaître l’auteur. À Vizelles, ce ne fut pas sans surprise qu’on lut sous cette forme nouvelle la manifestation de sentimens qu’on partageait. N’écoutait-il pas trop son zèle ? Ne devait-il pas se réserver pour les luttes de la barre ? Quelles que fussent les qualités de clarté et de force déployées dans les deux articles, était-il bon de déserter l’audience pour la plume ? Un avocat ne devait-il pas conserver un peu de la dignité de la magistrature ? Les objections étaient faites avec autant d’hésitation que d’indulgence. La réponse fut à la fois forte et respectueuse. Il n’avait garde de désavouer les deux articles signés : il en avait fait beaucoup d’autres non signés. « Que je ne vote pas, ajoutait-il, parce que je n’ai pas l’âge, la loi m’y contraint ; mais, tout aussi intéressé que personne au maintien de nos institutions et à la chute de nos ministres, pourquoi dans ce double but ne porterais-je pas ? n’écrirais-je pas ? n’userais-je pas du peu d’influence que je peux avoir sur les électeurs ? Je n’en trouve pas la raison. »

Il continua à écrire, mais sans que les initiales reparussent. La jeunesse de Bordeaux n’ignorait pas sa collaboration. Il était mêlé à tout ce qui se faisait pour empêcher le retour des manœuvres de 1824, se désolait de l’insuccès des efforts de son père au collège de l’arrondissement de Jonzac, prenait part à sa joie quand, au grand collège de la Rochelle, M. Duchâtel l’emportait sur les royalistes ministériels, apprenait avec intérêt ce qu’avait fait pour cette candidature l’activité filiale du rédacteur du Globe, et répondait aux bulletins de son père en lui envoyant les nouvelles de Bordeaux. « Il règne ici une incroyable agitation. Jamais il n’y eut tant de passion, mais jamais la cause ne fut plus importante. C’est la France en lutte avec son odieux ministère. » Et quelques jours plus tard : « Sur cinq collèges, nous avons fait passer quatre libéraux. M. Ravez est le seul ministériel élu. Si tous les électeurs ont agi comme à Bordeaux, le ministère sera renversé. » « Tu ne saurais croire combien de faux électeurs nous avons écartés par nos menaces. Il me faudrait vingt pages pour te conter l’histoire de nos élections de Bordeaux. »

En rétablissant la paix, le ministère Martignac le rendit tout entier à ses dossiers ; une foule de cliens assiégeaient son cabinet. Il était rassuré sur l’avenir et revenait avec joie à sa profession. L’année 1829 revit les orages. L’avènement de M. de Polignac fut le signal de nouveaux procès de presse. Dès la fin d’août 1829, M. Dufaure se retrouve sur la brèche. Il défend le Mémorial et fait acquitter M. Duperrier de Larsan. Une élection partielle a lieu ; cette fois l’âge de trente ans a sonné : il est électeur ; il faut que Bordeaux exprime ce que sent la France entière. Le ministère comprend l’importance de la lutte ; il remportera un triomphe ou recevra un coup terrible. « Nous avons un démon de préfet, écrit-il. Les fraudes ont été nombreuses. » De l’extrémité de la France on avait obligé des électeurs à faire en poste plusieurs centaines de lieues en plein hiver. Dans toute la Gascogne on avait fait arriver des hobereaux qui, « depuis le retour de l’émigration, n’avaient pas quitté leurs antiques castels. » Peine perdue. Le candidat favorable au maintien de la charte fut nommé. Cette épreuve n’était que le prélude d’une lutte bien autrement ardente qui devait passionner à la fois l’opinion publique de Dunkerque à Marseille. Le printemps de 1830 fut consacré aux apprêts du combat. La révision des listes électorales sembla dès le début l’occasion d’une première escarmouche. Sur l’opinion des nouveaux inscrits nul n’avait de doute. Des comités se formèrent pour assister les électeurs : pendant quelques semaines, M. Dufaure se réunissait chaque soir à ses amis, recevant toutes les réclamations, « écrivant à tous les électeurs, les relançant, mettant leurs pièces en règle, rédigeant leurs mémoires, et, le jour, pressé de consultations, partout, dans son cabinet et au barreau, dans les rues et sur les places publiques. » Tant d’efforts furent couronnés de succès ; à Bordeaux comme dans le reste de la France, une majorité dévouée à la monarchie constitutionnelle se dressa en face d’un ministère résolu à toutes les violences pour déchirer la charte.

Toujours prêt pour la résistance légale, M. Dufaure, quelle que fût l’ardeur de ses convictions, n’admettait pas l’emploi de la force brutale. Il ne prit aucune part aux troubles et s’efforça de prévenir une collision. « Je t’écris plus librement, mande-t-il à son père le 2 août, je me crois assuré qu’on n’ouvrira plus les lettres à la poste. « Il raconte de quelle exaspération avait été suivie la nouvelle, puis l’arrivée du texte des ordonnances, comment le 28 le préfet fit saisir les presses des journaux libéraux, et quelle irritation provoqua cet acte dans la matinée du 30. « L’anxiété était générale, lorsque, vers la fin du jour, parvint le courrier apportant un seul journal, le Messager des chambres : le sang coulait à Paris, les rues étaient jonchées de cadavres, le roi et ses ministres ordonnaient froidement ce massacre de leurs concitoyens. » À cette lecture, « les esprits s’échauffent, on se transporte à la préfecture ; on en brise les portes ; on jette tous les meubles par les fenêtres ; on en arrache le préfet, qui n’échappe à la mort que par miracle et par l’humanité de quelques libéraux, car pas un des hommes de son parti ne s’est présenté pour lui épargner quelques momens de souffrance. » Sur aucun point, il ne se produisit de résistance, et le soir même tout semblait achevé ; toutefois M. Dufaure n’était pas d’humeur à voir l’émeute maîtresse de la ville ; il souhaitait le châtiment des auteurs du coup d’état, mais il n’admettait pas que l’anarchie lui succédât. « Dans la nuit, écrit-il, plus effrayés de l’ardeur du peuple que du pouvoir méprisé dont nous nous sentions débarrassés, nous demandons à la mairie d’autoriser la formation de la garde nationale. Deux fois on nous refuse ; ce ne fut que le 31 à dix heures qu’on y consentit. Nous nous étions bien passés de ce consentement. Les compagnies étaient déjà organisées ; à une heure, notre garde nationale occupait tous les postes importans. Elle a dissipé peu à peu tous les rassemblemens populaires. »

L’activité qu’avait déployée M. Dufaure ne se borna pas à l’organisation d’une force armée, sauvegarde indispensable à ce moment de l’ordre public ; il fut appelé à exercer une charge à laquelle le destinait l’autorité qu’il avait acquise. « Tu ne devinerais certainement pas, dit-il à son père, le 4 août, d’où je t’écris : de la mairie, où je me trouve seul, parce que mes collègues dorment, et d’où, par conséquent, je commande en ce moment à toute la ville de Bordeaux. La tante de M. Corbière assurait que la révolution n’était pas finie, puisque son neveu se trouvait au ministère. Tu croiras sans doute qu’il s’en est opéré une grande, puisque je me trouve ici. Quoi qu’il en soit, il faut que, dans un moment aussi critique, chacun apporte le tribut de ses efforts. On m’a demandé les miens ici. J’ai laissé le fusil pour y venir. Nous avons formé une commission municipale de douze membres qui administre la ville. Nous avons hâte que le préfet et le maire définitifs soient nommés. »

Le calme rentrait peu à peu dans les esprits, et la cité que les légitimistes avaient baptisée de ville du 12 mars, acceptait franchement la révolution et la royauté qui en était sortie. « Le gouvernement nouveau, écrit-il, le 6 août, inspire une confiance presque générale. Nous le reconnaissons surtout aux changements qui s’opèrent dans les déterminations de nos royalistes ; avant-hier, ils nous envoyaient tous leurs démissions ; aujourd’hui, ils s’empressent tous de les retirer. Ils voulaient tuer le gouvernement en interrompant les services publics : ils sont tous maintenant d’un dévoûment sans bornes. »

Le « pouvoir extraordinaire et dictatorial, » dont il avait hâte d’être délivré, fut bientôt remis entre les mains du préfet, et M. Dufaure, en allant jouir du repos à Vizelles, put emporter les témoignages de la reconnaissance publique.

La commission municipale, qui avait gouverné pendant dix-huit jours la ville de Bordeaux, au milieu des circonstances les plus difficiles, n’avait pas commis un seul acte arbitraire. Aussi le préfet ratifiait-il la désignation de ses concitoyens en le mettant au premier rang du conseil municipal. Il eut à résister à plus d’un assaut en cette heure de nominations hâtives. Un avocat qui eût été moins attaché à sa robe eût accepté l’une des fonctions que la révolution rendait vacantes. Il les refusa toutes. On répétait qu’il allait être nommé préfet, procureur-général, maire de Bordeaux. Les vainqueurs acclamaient son nom, et plus d’un vaincu de la veille colportait malicieusement ces bruits ; il fut inébranlable, estimant que des fonctions acceptées au lendemain d’une révolution mettent en doute la sincérité des convictions et le dévoûment aux principes, qui n’est pur que s’il est désintéressé. Ce noble attachement à sa profession reçut sa plus belle récompense. Les avocats venaient d’être mis en possession du droit d’élire le conseil de discipline : le 10 novembre 1830, aux premières élections, le barreau de Bordeaux élut M. Dufaure. En le nommant, ses confrères devançaient de quelques jours les dix années d’exercice qui devaient le rendre éligible. L’année judiciaire ne s’achevait pas sans qu’ils lui rendissent un hommage plus éclatant en le mettant à leur tête. Il était bâtonnier à trente-deux ans. Le barreau lui avait donné toutes ses couronnes. Il semblait qu’il dût se diriger aussitôt vers Paris et chercher dans la vie publique un horizon plus large et de nouveaux succès. Les électeurs de La Réole tentèrent de le déterminer en 1831, mais la raison le détourna d’une campagne qu’il jugeait prématurée. Il n’avait pas encore constitué par son travail cette indépendance qu’il ambitionnait. En abandonnant le barreau, il savait qu’il tarirait la source presque unique de ses revenus ; il ne crut pas que les circonstances exigeassent de lui un sacrifice aussi onéreux. Quelques années auparavant, alors qu’un ministère menaçait la France des plus grands périls, il eût accepté par patriotisme ; mais sous un régime qui avait réalisé ses espérances, il lui semblait déraisonnable d’aller à Paris pour s’y ruiner, ou fort au-dessous de sa dignité d’accepter une place dont les émolumens tiendraient lieu des produits de son état. « Je ne voudrais pas pour tout au monde, écrit-il, qu’on puisse me reprocher d’avoir spéculé sur ma réputation pour obtenir une place quelconque. J’ai trop peu de goût pour les places, et j’aime mon indépendance. »

Heureusement il vint un moment où ces motifs d’abstention devaient disparaître, affaiblis d’année en année par une clientèle que la vigilance de son père trouvait par momens « hors de proportion avec sa santé. » D’ailleurs M. Dufaure avait refusé le mandat des électeurs de la Gironde. Le jour où les offres lui vinrent de Saintes, lorsqu’il s’agit de représenter le pays où il était né et auquel le rattachaient les liens les plus chers, il se sentit incapable de résister. Il fut nommé aux élections générales de 1834 ; celui dont nous avons observé l’enfance studieuse, la sévère jeunesse et les éclatans débuts au barreau, entra dans une nouvelle phase de sa vie. C’est sur la scène politique que nous aurons désormais à suivre son action et à écouter sa parole.


GEORGES PICOT.

  1. Il fut admis au stage le 13 novembre 1820.
  2. Le 11 novembre 1819.