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M. Lloyd George et la Démocratie puritaine

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M. Lloyd George et la Démocratie puritaine
Revue des Deux Mondes5e période, tome 55 (p. 82-108).
M. LLOYD GEORGE
ET
LA DÉMOCRATIE PURITAINE

Un soir, pendant la session de 1884, un petit jeune homme, qui était venu à Londres pour passer un examen de droit, obtint la faveur d’assister à une séance du parlement. Ses yeux durent s’abaisser avidement sur ce décor historique où évoluaient des personnages dont le nom fameux était venu jusqu’à son village perdu dans les montagnes, jusqu’à cette échoppe de cordonnier où il avait grandi, jusqu’à cette obscure étude de province où il remuait des paperasses légales. Le speaker en perruque et en bas de soie, la table où reposait, avec la boîte aux dépêches et avec la Bible qui sert à assermenter les nouveaux membres, la masse d’armes qui a déjà survécu plus de deux siècles et demi à la méprisante ironie de Cromwell, le couloir par où les membres rentrent, un à un, les jours de vote, tous ces détails, connus d’avance, parlaient à l’imagination et à la mémoire du jeune spectateur.

Entrait-il beaucoup de respect dans sa curiosité ? J’en doute, et l’on comprendra bientôt pourquoi. Pourtant, on lui avait appris à vénérer le nom de Gladstone, et l’objet de ce culte, le grand vieillard, idole des Gallois, ses compatriotes, était là, devant lui, assis au banc de la Trésorerie, dans tout son prestige et semblait-il, — dans toute sa vigueur, bien qu’il approchât de la quatre-vingtième année. Il entendit parler le premier ministre ; puis il assista à une scène étrange. Un homme de chétive apparence, qui était assis au coin le plus éloigné à gauche du speaker, se leva et sauta sur le plancher où il s’avança, sans souci de la mémorable raie rouge que ne doit franchir aucun orateur vraiment respectueux de la Constitution. On eût dit qu’il allait se précipiter et saisir corps à corps le vénérable premier ministre. Si passionnées étaient ses paroles, si hardis, si rudes et si pressés les coups qu’il lui portait, qu’une impatience irritée commençait à colorer le visage marmoréen du vieillard. Du haut de sa tribune, l’étudiant gallois suivait ce duel émouvant. Plus tard, racontant ses impressions, il disait : « J’en voulais à lord Randolph Churchill d’attaquer M. Gladstone, et je détestais ses doctrines, mais j’admirais son courage. » Le courage est resté, aux yeux de M. Lloyd George (on a compris, dès la première ligne, que c’est de lui qu’il s’agit), la qualité par excellence de l’homme politique. Il dirait probablement « l’audace, » si le mot n’appartenait déjà à un autre homme d’Etat qui, en dépit de ses récens apologistes, garde un renom quelque peu sinistre.

Les biographes de M. Lloyd George, après avoir raconté complaisamment cet épisode de sa première jeunesse, ne manquent pas d’ajouter : « Il était alors bien loin de se douter… » On devine la fin de la phrase. Je crois, au contraire, que son ambition s’éveilla ce soir-là, et qu’il se vit assis dans le coin redoutable où siégeait le chef du quatrième parti, prêt à jouer le même rôle contre un autre Gladstone, plus dangereux que le premier. Les pauvres biographes ne se doutent pas, — dirai-je à mon tour, — à quelle distance il faut remonter dans le lointain passé d’un homme célèbre pour découvrir la minute où il a eu la première révélation de son avenir. Napoléon, interrogé à ce sujet datait du lendemain de Lodi ses premières visions de grandeur Encore n’était-il qu’à moitié sincère. En ce qui touche M. Lloyd George, nous allons voir l’indépendance révolutionnaire et l’instinct du commandement s’annoncer à une heure incroyablement précoce de sa vie.

Lorsque Henry de Richmond débarqua dans le Nord du Pays de Galles pour disputer la couronne à Richard III, il était escorté de quelques aventuriers, recrutés en Hollande, qui, après le succès du premier Tudor et son établissement définitif sur le trône, reçurent de lui quelques terres confisquées. L’avarice caractéristique d’Henry VII donne à penser que ses partisans d’outre-mer furent médiocrement indemnisés. Les George descendaient de l’un d’entre eux, prétend-on, et, trois siècles après, nous les retrouvons petits fermiers, cultivant la terre de leurs mains (et quelle maigre terre ! ) dans ce même comté de Pembroke où les avait jetés l’aventure d’un prétendant. Pendant cette longue période, ils s’étaient mêlés par de continuels mariages avec la population native qui les entourait et s’étaient complètement identifiés avec elle. Pour la première fois, vers le milieu du XIXe siècle, l’un des membres de la famille essaya de faire une infidélité à la terre. Il était maître d’école à Manchester lorsqu’en janvier 1863 lui naquit un enfant qui devait réaliser au centuple ses aspirations déçues. Si le héros du douloureux roman de Thomas Hardy, Jude l’Obscur, ce paysan que dévore, que consume la soif du savoir, la hantise de la vie supérieure et de l’action intellectuelle, avait eu un fils comme le pauvre maître d’école de Manchester, l’auteur eût pu nous montrer les impuissantes velléités du père traduites par le fils en facultés et en actes. Ainsi procède la nature avare et lente, indifférente à l’individu sacrifié, à l’heure ou au siècle qui s’écoule, soucieuse seulement de ne jamais perdre un effort.

M. George le père avait échoué dans sa vocation scolaire et était redevenu paysan lorsqu’il mourut, laissant sa femme avec trois enfans dont l’un n’avait pas encore fait son entrée dans le monde. Cette famille était sans ressources. Elle trouva un protecteur en Richard Lloyd, frère de Mrs George, qui l’emmena avec ses enfans au village où il résidait, presque au pied du Snowdon, dans la région la plus montagneuse et la plus sauvage du comté de Carnarvon. Richard Lloyd était encore très jeune, mais il renonça à se marier pour se consacrer à l’éducation des enfans de sa sœur et surtout du petit David dont il fut le premier à reconnaître les talens précoces. Quelle figure intéressante que ce Richard Lloyd, en qui vit, dans son intégralité morale, avec ses préjugés et ses vertus, le puritain du XVIIe siècle, le pieux soldat qui combattait pour la liberté derrière Cromwell, sans se douter qu’il travaillait à l’établissement d’un autre despotisme. Je salue avec respect M. Richard Lloyd, bien que son neveu lui doive quelques-unes des idées avec lesquelles il s’apprête à ébranler la société moderne. Il était à la fois cordonnier et pasteur dans cet humble village. La secte à laquelle il appartenait, avec la grande majorité des habitans, était la plus stricte parmi les Baptistes. Comme ils n’admettent point de ministres salariés, ceux qui remplissent au milieu d’eux les fonctions sacerdotales, doivent nécessairement vivre d’une profession ou d’un métier. L’échoppe de Richard Lloyd, attenante à la maison où il vivait avec sa sœur et ses neveux, était le véritable centre, le foyer de la vie du village. On y apportait, sans doute, des souliers à raccommoder ; on y venait chercher aussi des nouvelles, écouter la lecture du journal que le cordonnier pasteur traduisait couramment dans le vieux dialecte Cymry (et bientôt David l’aida dans cette tâche) ; surtout, on venait demander des conseils à M. Lloyd, soumettre à son arbitrage officieux les difficultés de tout genre qui naissent de l’existence journalière. Chacun emportait de là une bonne parole, un mot de réconfort, une direction. Humble boutique, vulgaire atmosphère, purifiée et ennoblie par un profond sentiment religieux. C’est là que M. Lloyd George a grandi. C’est de là que viennent ses qualités et ses défauts. Là il a appris à considérer comme des étrangers et des ennemis le Squire et le ministre anglican de la paroisse, un pasteur sans troupeau ou qui, du moins, ne connaît ses ouailles que pour les tondre, le tyran temporel et le tyran spirituel. Là encore, il s’est habitué à l’idée que la propriété n’est respectable que si le propriétaire l’est lui-même ; en sorte que la vigne du pauvre Naboth est sacrée, tandis que les domaines d’Achab et de Jézabel appartiennent à tous. Quoi d’étonnant si l’enfant mettait en pratique ce socialisme biblique, en escaladant les clôtures du parc seigneurial pour y voler des fruits et y capturer du gibier[1] ?

Tout jeune encore, il organise contre le recteur de la paroisse une révolte de petits garçons, révolte muette, mais d’autant plus malaisée à réprimer. Les enfans, à certains jours, étaient menés à l’église par le maître d’école du village pour y réciter le catéchisme officiel et prononcer une profession de foi qui était en contradiction avec les croyances de leurs parens. Dans l’une de ces occasions, malgré des interrogations et des objurgations réitérées, pas une syllabe ne sortit des lèvres enfantines. Ce fut la première campagne révolutionnaire de David Lloyd George.

Vers ce temps, éclata la guerre franco-allemande. Je n’ai besoin de questionner personne pour savoir quel jugement l’enfant entendit prononcer à ce sujet dans l’échoppe du cordonnier-pasteur. C’était Dieu qui punissait par des bras protestans cette France, gâtée par la fortune et corrompue par le succès. Certes, la guerre était chose détestable en elle-même ; pourtant, ne lisons-nous pas dans la Bible que Dieu, en plus d’une circonstance, fit passer par ses lévites au fil de l’épée toute une population infidèle, vieillards, femmes et enfans : après quoi, « il vit que c’était bon ? » Les baptistes de Llanystumdwy inclinaient à croire que la guerre de 1870 était une de ces circonstances-là. C’est pourquoi le futur chancelier de l’Echiquier donna le nom de Bismarck au chien qui l’accompagnait et qui l’aidait dans ses braconnages, et de la date cette sympathie pour les Allemands qui s’est bruyamment manifestée et qui a trouvé récemment de nouveaux alimens dans une tournée mémorable : sympathie qui ne laisse pas d’étonner, car M. Lloyd George est le moins Teuton des hommes et par sa nature physique et morale, par toutes ses affinités, par la nature de ses dons oratoires, par ses lacunes et par ses excès comme par ses plus belles facultés, il est bien plus près de nous que de ses amis d’outre-Rhin.

Quand vint l’heure de choisir une carrière pour son neveu, l’excellent Richard Lloyd redoubla ses efforts dévoués. Il songeait pour le jeune homme à la profession ecclésiastique ; mais, comme on l’a vu, dans la secte à laquelle ils appartenaient, les fonctions de pasteur n’assurent pas l’existence matérielle de celui qui les exerce. Par un raisonnement aussi mal conçu que bien intentionné, on le fait dépendre de sa clientèle pour le rendre indépendant de sa congrégation, alors que la congrégation et la clientèle ne font qu’un. Si le jeune David avait annoncé une vocation ecclésiastique, il eût été, selon toute probabilité, intercepté, accaparé, monopolisé par l’Eglise établie qui lui aurait ouvert la carrière des honneurs, et nous le verrions, peut-être, assis au banc des évêques dans cette Chambre des lords qu’il insulte aujourd’hui en termes si violens et, parfois, si comiques.

La voie étant fermée de ce côté, le rêve de M. Richard Lloyd dut céder devant celui de Mrs George qui souhaitait ardemment de voir son fils homme de loi : sans doute parce que la loi, après l’église et l’armée, a le privilège de « faire le gentleman. » M. Lloyd, non content de consacrer toutes ses ressources pécuniaires à l’éducation juridique de son neveu, étudia le droit et apprit le français, pour se faire son répétiteur. C’est, sans doute, vers cette époque, que M. Lloyd George lut l’histoire ancienne de Rollin, soit dans le texte, soit dans une traduction. Peut-être s’étonnera-t-on de trouver notre vieux Rollin conspirant, avec Macaulay, Carlyle et Ruskin, vers la fin du XIXe siècle, à l’éducation d’un démagogue anglais. Mais, après tout, nos vieilles histoires, bien qu’écrites par des sujets fidèles et respectueux de la monarchie, étaient saturées de républicanisme. Ajoutez aux auteurs que je viens de citer les poésies galloises et les journaux radicaux du temps, et vous aurez à peu près le compte exact de ce que contenait l’esprit du jeune homme lorsqu’il entrait, à seize ans, comme apprenti, chez un solicitor de Port Madoc. Il s’affilia bientôt à une debating society ou, comme nous dirions, à un club politique local et ne tarda pas à s’y faire remarquer. Un paragraphe, inséré dans une feuille obscure du comté, imprima une première fois ce nom destiné à envahir tous les journaux du monde. Ce précieux paragraphe nous garde la date et le sujet de sa plus ancienne effusion oratoire. Le jeune orateur de Port Madoc y flétrissait sans ménagement le bombardement d’Alexandrie et la conduite des Anglais en Egypte. Arabi Pacha lui apparaissait comme le champion d’une nationalité opprimée, le Brutus ou le Washington des bords du Nil. C’est ainsi qu’il entrait de plain-pied dans la politique à laquelle il est resté fidèle et qui fait partie en lui de l’hérédité ethnique : celle de l’imagination et du sentiment.

A vingt et un ans, il était reçu solicitor ; mais un certain temps s’écoula avant qu’il pût pratiquer : les trois guinées nécessaires à l’achat d’une robe lui faisaient défaut. Cet obstacle fut enfin surmonté, et il s’établit dans la petite ville où il avait fait son apprentissage légal. Un incident imprévu vint le mettre en évidence.


II

Il s’agissait de défendre une liberté qui est la plus respectable et, certainement, la moins dangereuse de toutes : la liberté des enterremens. Cette liberté avait été consacrée par une loi récente. Aux termes de la législation nouvelle, le ministre anglican n’avait plus le droit d’imposer sa présence et ses rites aux funérailles d’un non-conformiste. Mais il se résignait difficilement à sa dépossession et cherchait, par des moyens détournés, à entraver l’exécution de la loi. Il arriva que, dans certaine petite paroisse rurale du Carnarvonshire, un homme appartenant à l’une des sectes exprima, en mourant, le désir d’être enterré auprès de sa fille qui l’avait précédé de quelques années dans le cimetière du village. Le recteur mit obstacle à l’accomplissement d’un vœu si touchant et si naturel ; il prescrivit, comme le lieu de l’inhumation, un coin sinistre et désolé du cimetière, réservé jusque-là aux suicidés. Les coreligionnaires du mort allèrent demander conseil au jeune solicitor nouvellement établi. M. Lloyd George vint aussitôt, passa la nuit à compulser les registres et découvrit que le cimetière était propriété communale. Il dit aux paysans : « Vous avez le droit d’enterrer cet homme-là où il voulait reposer. » Alors, ils lui demandèrent : « Si nous trouvons la grille close, que ferons-nous ? » Et M. Lloyd George leur répondit : « Brisez la grille et, au besoin, renversez le mur, car vous êtes chez vous, sur votre terre. » Ainsi fut fait. L’affaire alla devant les magistrats locaux qui prirent le parti du ministre. Mais leur jugement fut cassé par le Lord Chief-Justice Coleridge. Le jeune lutteur avait eu cette chance d’avoir de son côté, à sa première bataille, la conscience publique.

A dater de ce jour-là, le nationalisme gallois n’eut pas de plus ardent défenseur. Il y a donc, me demandera-t-on, un nationalisme gallois ? À cette heure, il a repris sa place parmi les « émotions » et les « traditions, » mais, vers cette époque, il avait pris des allures militantes et quasi révolutionnaires. Un premier mouvement, en 1868 et 1869, avait avorté ; mais l’exemple et les excitations venues de l’autre côté du canal Saint-Georges l’avaient ranimé. Le fameux Michael Davitt parcourut la principauté en y jetant des discours qui étaient comme des tisons enflammés et mettaient le feu là où ils tombaient. Les orateurs locaux lui répondirent sur le même ton. Quand on lit les discours de M. Ellis, qui fut depuis le chief-whip du parti libéral, on croit entendre la plainte d’une nation opprimée qui dénonce devant la postérité et devant l’histoire des conquérans venus du dehors. Pour M. Lloyd George, à cette période politique, l’Anglais est un étranger et cette manière de sentir, toute médiévale, s’accuse encore plus violemment dans ses discours en langue Cymry. Son mariage avec une belle jeune fille, qui réalise à un degré vraiment remarquable le type physique de la race et qui descend, dit-on, en ligne directe d’Owen Glendower, dernier champion de l’indépendance galloise[2], ne put que le fortifier dans ses tendances primitives. Que réclamaient les Gallois ? Le programme de leurs revendications comprenait trois articles : Liberté religieuse, réforme de la propriété rurale, conservation de l’idiome national. Un mot sur chacun de ces points ne sera pas sans intérêt, puisque la jeunesse de M. Lloyd George a été dévouée à cette triple cause.

L’Eglise officielle d’Angleterre ne réunissait autour d’elle qu’une minime portion de la population totale. Sur les deux millions dont se composait cette population, les quatre cinquièmes ou, même, les cinq sixièmes appartenaient aux sectes dissidentes depuis plus de cent cinquante ans. Etait-il juste que les Gallois entretinssent la coûteuse existence d’une Eglise à laquelle ils ne croyaient pas ? Etait-il juste que, non contente de monopoliser les revenus et les édifices du culte, cette Eglise s’arrogeât un contrôle spirituel sur des âmes qui ne voulaient point d’elle ? L’Irlande, en 1869, avait reçu satisfaction sur ce point : le pays de Galles, à son tour, réclamait la même justice, le désétablissement de l’Eglise anglicane dans la principauté. Rien de plus équitable ; mais si une telle opération est laborieuse en toute circonstance et en tout pays, elle est particulièrement délicate là où existe une taxe ecclésiastique, reste de l’ancienne dîme, qui ajoute une difficulté de plus à la liquidation financière. D’ailleurs, l’Église du pays de Galles est une partie intégrante de la structure anglicane, et il est impossible de toucher à l’une sans ébranler l’autre et sans mettre en question l’Eglise d’État dans le pays tout entier.

La question de la propriété foncière est encore plus malaisée à attaquer de front. La terre, dans la région galloise, appartient à un très petit nombre de propriétaires et s’immobilise dans leurs mains. Elle n’en sort que d’une façon temporaire, sous la forme du leasehold et du copyhold, formes de propriété qui ont, heureusement, presque disparu chez nous. Il existe dans le pays de Galles des terres louées pour neuf cent quatre-vingt-dix-neuf ans et, dans ce cas, le locataire peut, sans trop de complaisance et d’illusion, se considérer comme bien près d’être un propriétaire et agir en conséquence. Mais il n’en va pas de même pour le titulaire d’un bail de quarante à soixante ans. La même vie humaine peut voir commencer et finir cette possession précaire au terme de laquelle le propriétaire primitif, après avoir touché un loyer chaque année, redevient maître du sol avec tout ce qu’a pu y introduire le détenteur passager, bâtimens, mines, améliorations de toute sorte. Un tel système n’est pas fait pour encourager le spéculateur industriel, ni le petit fermier. Tel est le second problème, et on remarquera qu’il n’est pas circonscrit au pays de Galles. M. Lloyd George, devenu ministre, devait le retrouver devant lui, toujours aussi aigu et de plus en plus menaçant.

La question du langage est une question d’amour-propre et de sentiment. Suivant le point de vue auquel on se place, elle peut être envisagée de façon différente. Tout en sympathisant avec le patriotisme purement historique et rétrospectif qui organise un Eistedfodd et veille pieusement sur les monumens littéraires de la vieille langue indigène, on est forcé de convenir que, toutes les fois qu’on enseigne l’anglais à un enfant gallois, on lui donne un moyen de succès et une chance de fortune, on lui ouvre le grand marché du travail avec toutes ses ressources. Nul ne peut prévoir combien de temps l’ancien idiome mettra à disparaître, mais il disparaîtra infailliblement. Il n’en est pas moins vrai que, vers 1886 et 1888, alors que se dessinait le mouvement nationaliste du pays de Galles, la facilité avec laquelle M. Lloyd George parlait la langue native était un atout dans son jeu. Sa profession de légiste en était un autre, dont il sut se servir avec habileté. Il aurait pu dire de la loi en général ce que M. Tim Healy a dit du règlement de la Chambre des communes : « J’ai appris à le connaître en le violant. » Le jeune solicitor apportait à ses compatriotes les ressources, les roueries de la chicane. Il se plaça vite au premier rang parmi ceux qui menaient une campagne contre les dîmes ecclésiastiques. Le parlement était disposé à accorder une réforme de la dîme, et M. Lloyd George repoussait celle réforme, car il ne pouvait se déclarer satisfait que par la suppression totale de l’abus. Pas de demi-mesure, pas de progrès partiel : tout ou rien ! Tel est le tempérament révolutionnaire, qui est toujours distinct du tempérament réformateur, quand il n’en est pas l’opposé, la négation absolue.

Dès la création des conseils de comté, M. Lloyd George fut élu dans le Carnarvon, et son influence se fit immédiatement sentir dans ces nouvelles assemblées. Il les poussait hors de la voie légale en leur proposant d’émettre des vœux politiques qui outrepassaient leur mandat. Aux termes du statut qui les avait constitués, les conseils ne pouvaient communiquer entre eux, sinon par l’intermédiaire du pouvoir central. M. Lloyd George fit les plus grands efforts pour amener une entente directe entre les conseils gallois, et une action commune par la création d’une ligue chargée de veiller aux intérêts régionaux.

Déjà son nom était populaire dans la contrée et son compatriote, Tom Ellis, attaché comme lui au nationalisme gallois, avait trouvé sa place à Westminster, lorsqu’une vacance se produisit dans la députation de Carnarvon. L’idée vint à quelques personnes de mettre en avant M. Lloyd George, alors âgé de vingt-six ans. Ce n’était pas trop tôt pour un fils de duc, mais le neveu d’un cordonnier de village ne pouvait espérer de trouver, à cet âge, les portes aussi largement ouvertes devant lui. Pourtant, M. Lloyd George n’hésita pas un moment à accepter la candidature offerte et à disputer les bourgs de Carnarvon au Seigneur de son ancien village. Il paya de sa personne et de sa parole, pendant que l’adversaire payait de sa bourse. « Il me semble, disait sir Wilfrid Lawson, le vieux radical, il me semble voir David marcher au combat contre Goliath ! » La victoire du moderne David ne fut pas tout à fait aussi éclatante que celle de son homonyme biblique : il fut élu, après une bataille acharnée, avec une majorité de dix-huit voix.

C’est le 17 avril 1890 que le nouveau membre prit séance pour la première fois. Il y avait six ans, du haut de la galerie, l’apprenti solicitor avait jeté les yeux sur l’arène politique où il mettait maintenant le pied. Mais son entrée dans la Chambre, en 1890, ne causa pas plus d’émotion que son apparition dans la tribune en 1884. Sa petite renommée galloise n’était pas encore arrivée à Saint-Stephens. On ne fit aucune attention à ce petit homme, quelque peu chétif d’apparence, dont le visage, moitié hardi, moitié naïf, gardait encore quelques traces d’enfance.

Les membres du parlement ne touchent aucune indemnité, n’émargent pas, comme nos députés, au budget qu’ils votent chaque année. Il n’est peut-être pas sans intérêt de remarquer, en passant, qu’à cet égard, la démocratie britannique est moins avancée qu’au moyen âge. Car, sous les Plantagenets et sous les Tudors, les représentans des bourgs et des comtés recevaient des frais de déplacement et de séjour à Londres pour la durée de la session et, — eu égard à la valeur relative de l’argent aux deux époques, — il me semble que l’allocation devait couvrir, et au-delà, leurs dépenses. Cet usage a disparu depuis plusieurs siècles. Comment et de quoi allait vivre le jeune député de Carnarvon ? D’abord il avait songé à continuer ses études juridiques pour obtenir les diplômes nécessaires à l’exercice de la profession d’avocat. Mais il reconnut que les avocats, en général, n’ont pas l’oreille de la Chambre et que, d’ailleurs, la politique et le barreau, chacun de leur côté, réclament un homme tout entier. Or son choix était fait et, ne pouvant se partager, ni se dédoubler, il se voua sans réserve à la politique vers laquelle l’entraînait une impérieuse, une irrésistible vocation. L’idée lui vint de confier à son frère, plus jeune que lui de deux ou trois ans, son étude de solicitor qu’il avait mise en rapport et sur laquelle il veillerait de loin. En même temps, il s’essayait, comme font quelques membres du parlement, au métier de journaliste, et cette tentative nous permet de connaître sous une forme plus ou moins sincère, mais très remarquable, ses impressions de nouveau venu dans le milieu parlementaire.

Un journal local reçut ces « confidences, » de M. Lloyd George à ses débuts. Il y rangeait les députés, ses collègues, en quatre catégories. D’abord les snobs et les fainéans, qui siègent peu et ne travaillent point. Pour ceux-là, la Chambre des communes n’a d’autre utilité que de leur ouvrir les salons du grand monde ; Puis, viennent les Guinea pigs, qui exploitent leur qualité de membre du parlement en la prêtant comme étiquette à des affaires industrielles, plus ou moins trompeuses. Puis, il y a les ambitieux, les politiciens professionnels qui marchent à la conquête d’un portefeuille et n’ont souci que de leur propre succès. En lin les serviteurs du bien public, c’est-à-dire M. Lloyd George et ses amis. Cette classification nous indique clairement dans quel esprit il entrait à la Chambre. Il était, dès lors, l’ennemi du parlementarisme qu’il identifiait avec les classes capitalistes.

Deux mois après avoir mis le pied dans le parlement, il prononçait son maiden speech (17 juin 1890), qui ne produisit pas grand effet autour de lui, mais fut très remarqué dans la tribune des journalistes. Pour le ton comme pour la doctrine, on y trouve l’embryon du Lloyd George d’aujourd’hui. Il y comparait les leaders du parti conservateur à des disloqués qui avaient alors la vogue dans un spectacle populaire. De quoi s’agissait-il ? D’indemniser des débitans de boissons de la perte de leur autorisation. Le jeune représentant des bourgs de Carnarvon proposait d’attribuer les fonds disponibles aux dépenses scolaires. Il se rangeait ainsi parmi les partisans de la tempérance et les avocats de l’instruction populaire. Du même coup, il foulait aux pieds le droit de propriété. On m’objectera que l’autorisation de débiter des boissons n’est pas une propriété. Alors, demanderai-je à mon tour, pourquoi cette autorisation, si elle est révocable sans compensation, d’une heure à l’autre, acquitte-t-elle l’income-tax et les droits de succession ? Cette observation si simple a été, bien souvent, opposée à M. Lloyd George et à ceux qui pensent comme lui. Ils n’en ont jamais tenu compte ; ils n’y ont jamais répondu.

Dans l’été de cette même année 1890, M. Lloyd George fit une tournée oratoire où sa réputation grandit d’étape en étape. Il débuta, à Manchester, en réveillant les échos d’une salle où avait retenti la voix de John Bright. Puis il parcourut le pays de Galles. On commençait à admirer la sonorité argentine de cette voix qui agissait étrangement sur les nerfs de la foule et qui portait sa parole jusqu’aux rangs les plus lointains d’un vaste auditoire. On admirait aussi celle présence d’esprit et cette bonne humeur qui tournait à son avantage les interruptions les plus saugrenues. Un jour, dans le Sud du pays de Galles, le président du meeting, en le présentant à l’assistance, exprime le désappointement qu’ils ont éprouvé en voyant la taille exiguë de leur champion : « Ah ! dit le jeune orateur en souriant, c’est que, dans le Sud de la Principauté, vous prenez la mesure d’un homme du menton aux pieds ; nous, dans le Nord, nous le mesurons du menton au sommet de la tête. » Et, tout grossier qu’il soit, l’auditoire, rappelé au respect que la force physique doit à la force de l’intelligence, applaudit à la leçon qu’il vient de recevoir.

Un autre jour, M. Lloyd George s’écrie : « Oui, je veux le Home rule pour l’Irlande, le Home rule pour le pays de Galles, le Home rule pour l’Ecosse, le Home rule pour l’Angleterre… — Et le Home rule pour l’Enfer ! » crie une voix avinée. Et M. Lloyd George riposte : « A la bonne heure ! J’aime à entendre chacun parler pour son pays ! »

En 1892, M. Lloyd George était renvoyé au parlement par une majorité plus forte qu’à sa première élection (196 voix au lieu de 18). A Westminster, il vit passer le pouvoir des mains de lord Salisbury dans celles de M. Gladstone. Sur les 34 membres que la principauté envoyait au parlement, 31 s’étaient engagés à réclamer du nouveau gouvernement un bill qui consacrât l’émancipation religieuse du pays de Galles. Ce bill, Gladstone l’avait promis, mais, comme il tardait à tenir sa promesse, les extrémistes du petit groupe nationaliste gallois se mirent en révolte, ayant à leur tête le jeune député des bourgs de Carnarvon. Ils étaient quatre seulement ; tous les autres étaient retenus par le respect superstitieux qu’inspirait l’illustre vieillard. Mais lorsque lord Rosebery prit la place de Gladstone, l’esprit d’opposition s’accentua parmi eux ; d’autant plus qu’ils sentaient s’agiter derrière eux les masses populaires, enflammées par les harangues de M. Lloyd George. Un journaliste, qui l’interviewa à ce moment, obtint de lui une réponse très nette. Le programme nationaliste avait quatre articles et le Parnell du pays de Galles indiqua dans quel ordre il comptait les produire devant le parlement et devant le pays. D’abord, c’était la démolition de l’Eglise anglicane ; en second lieu, venait la réforme de la propriété foncière ; puis, la bataille contre l’intempérance, c’est-à-dire contre les débitans de boissons ; et, enfin, l’autonomie. Ainsi le home rule irlandais, qui pendant dix ans a paralysé la vie politique en Angleterre et amené l’annihilation du parti libéral, enfantait une autre utopie, le home rule gallois, et M. Lloyd George était l’apôtre de cette cause dangereuse. Lord Rosebery, dont la faible majorité était minée par les intrigues du dedans encore plus qu’elle n’était menacée par les assauts du dehors, fut obligé de composer avec les revendications galloises. Un bill pour le desétablissement de l’Église anglicane dans la principauté fut présenté par M. Asquith, alors ministre de l’Intérieur. J’ai déjà fait remarquer que M. Lloyd George n’est pas de ceux qui acceptent un progrès partiel ou provisoire. Il combattit avec acharnement la loi qu’il avait si impérieusement réclamée, sous prétexte qu’elle contenait des dispositions trop favorables à l’Eglise officielle du pays de Galles, et cette Église, que ses partisans eux-mêmes se résignaient à voir disparaître, dut à l’obstination de M. Lloyd George et de ses amis un nouveau bail d’existence, qui dure encore. Et il faut joindre cette attitude du groupe gallois aux causes diverses, mais également déplorables, qui amenèrent la chute du Cabinet libéral et la retraite de lord Rosebery. La chute d’un Cabinet, la retraite d’un homme politique, c’est là, semble-t-il, un médiocre incident dont les détails sont promptement oubliés ; mais celui-là pourrait bien faire figure comme un grand événement devant l’histoire, car c’est de là, sans doute, qu’elle datera la fin du libéralisme anglais.


III

En rentrant à Westminster après les élections de 1895, M. Lloyd George comprit que les temps étaient changés. En présence d’une majorité conservatrice, le nationalisme gallois n’avait plus à espérer de se faire prendre au sérieux. En même temps, le centre de gravité de l’ancien parti libéral se déplaçait, avec sir William Harcourt, vers un radicalisme plus ou moins opportuniste, qui avait les sympathies du député de Carnarvon. Seulement, pour réussir à la Chambre des communes, il fallait acquérir les talens du debater et garder pour les meetings populaires les grands mots et les périodes sonores. La grande rhétorique est sortie du parlement avec Gladstone ; elle n’y rentrera qu’aux heures de fièvre, d’émotion publique. Ce qu’on veut, c’est une discussion d’affaires, assaisonnée d’un peu d’humour. On ne pleure plus au parlement, comme au temps de Burke et de Fox, mais on y rit très volontiers. M. Lloyd George, ayant noté tous ces symptômes l’un des premiers, changea à la fois de programme et de procédés. Lorsqu’on discuta l’agricultural rating bill, qui avait pour objet de régler d’une façon un peu plus équitable les charges dont était accablée, en certains cas, la propriété foncière, tandis que, dans d’autres, elle échappait presque entièrement à l’impôt, M. Lloyd George se distingua par son assiduité, par sa profonde connaissance du sujet, par son zèle acharné à intervenir, et toujours à propos, dans les moindres détails de la loi. Harcourt lui dit : « Restez avec nous. Le nationalisme gallois est une chimère. Pourquoi vous cantonner dans un petit coin de la Chambre ? Pourquoi vous vouer à une thèse sans avenir ? Vous avez de plus hautes destinées devant vous ! » Il est impossible de faire à un homme politique ou à un homme de lettres un compliment qu’il ne se soit déjà adressé à lui-même ou de lui prédire des succès qu’il n’ait déjà escomptés. M. Lloyd George fut d’autant plus aisément convaincu qu’il était persuadé d’avance. Ce moment est décisif dans sa carrière. A partir de cette heure, il ne demandera plus au patriotisme gallois qu’une note émue pour un exorde ou une péroraison ; mais, en réalité, il sera l’homme du radicalisme non conformiste, le démocrate à tendances religieuses, le buveur d’eau qui renverse les coupes où pétille et mousse le Champagne, le partisan de la paix à outrance qui répète, sur un mode différent, la chanson de Bright et de Cobden : « Toutes les guerres sont mauvaises, excepté les guerres de légitime défense. »

On devine que, dès la première heure, M. Lloyd George fut un des plus énergiques à condamner la guerre du Transvaal, à la flétrir comme une guerre d’oppression et de conquête, comme un abus de la force commis par un grand peuple au détriment d’un petit. Ce thème lui inspira d’éloquentes variations, entre autres la phrase suivante : « J’étais assis, l’autre jour, près des restes d’un vieux château bâti par les Romains et je voyais des enfans jouer parmi les ruines. Je songeais : Rome est venue jusqu’ici pour imposer ses lois, sa civilisation, sa langue. Le colosse romain a disparu et l’humble nation qu’il était venu asservir de si loin lui survit encore. A quelques pas de là, dans une école, on enseignait la langue de Rome comme une langue morte, tandis que ces enfans qui jouaient autour de moi parlaient, de naissance et d’instinct, le vieil idiome des vaincus. »

Certes, M. Lloyd George avait raison de maudire les auteurs de la guerre. Mais, pour les maudire, il fallait les connaître et sur ce point, le député de Carnarvon se trompait, je crois, comme tant d’autres et comme nous-même. Tout en réservant le jugement définitif à porter sur ces choses, on est obligé de constater que Lloyd George, à cette époque, montra un vrai courage, en risquant sa popularité. A Birmingham, dans la ville de Chamberlain, où il était venu provoquer le grand homme, il dut s’échapper, déguisé en policeman, de la salle où il venait parler et, dans sa propre circonscription, à Bangor, il fut violemment houspillé par la foule. Pourtant il était réélu au parlement, en pleine guerre, avec 400 voix de majorité, et cette élection était célébrée à la montagne par des scènes de joie populaire auxquelles l’heure tardive et la beauté sauvage des lieux donnaient un caractère étrange et émouvant. Dans le récit qui en a été fait par des témoins oculaires, on sent vibrer les nerfs d’une race enthousiaste et passionnée, plus proche, peut-être, de celle qui a fait la révolution de 1789 que de celle qui a fait la révolution de 1688.

Dès l’ouverture du parlement khaki, nous retrouvons Lloyd George posté dans ce coin d’où il avait vu, certain soir du printemps de 1884, s’élancer lord Randolph Churchill. Comme, lui, il ne s’attaquait qu’au gros gibier et, plus d’une fois, il fit pâlir de colère le vieux tribun de Birmingham, en usant et en abusant des procédés oratoires dont il avait appris de lui le secret.

Après la retraite de lord Salisbury, deux grandes discussions, l’une dans le parlement, l’autre hors du parlement, occupèrent les dernières années du gouvernement conservateur : la réorganisation de l’enseignement primaire et la réforme douanière. Lorsqu’on parle de « réorganiser » l’instruction primaire, pas plus en Angleterre qu’en France il ne s’agit d’obvier aux défauts du système et de rendre l’enseignement plus efficace ; la question religieuse domine tout ; mais, alors que, chez nous, elle se pose entre catholiques et libres penseurs, elle met aux prises, de l’autre côté du détroit, les forces rivales de l’Eglise officielle et des congrégations dissidentes. En cette circonstance, les non-conformistes n’eurent pas de champion plus énergique, ni les tories de plus redoutable critique que Lloyd George ; et M. Balfour, avec cet esprit de justice qui le caractérise, et cette courtoisie qui adoucit, à Westminster, l’âpreté des luttes politiques, a rendu hommage à son assiduité comme à ses talens. Après avoir défendu le terrain pied à pied et déployé, dans la discussion de la loi, le génie de l’obstruction, M. Lloyd George se voua, avec un zèle non moins grand, à en retarder et à en entraver l’application. Quelques traditionalistes, amoureux des beaux gestes historiques, parlaient de refuser l’impôt, comme Hampden, et d’aller, comme lui, en prison : « Non, non, cria M. Lloyd George, pas d’anachronismes ! La question scolaire, ainsi que toutes les autres questions sociales, doit être traitée et résolue par les moyens financiers. Le dernier mot restera à ceux qui tiennent les cordons de la bourse. » Or, en ce qui touche les écoles, « ceux qui tiennent les cordons de la bourse » ce sont les conseils de comté. M. Lloyd George leur traça un programme de résistance pratique qui consistait à couper les vivres aux écoles favorisées par le gouvernement. Aussitôt les tories bâclèrent une seconde loi qui liait les mains aux conseils en ce qui touchait la répartition des fonds. « Très bien, dit M. Lloyd George ; ne votez plus un sou ! Laissez au gouvernement la charge entière des écoles. — Mais si le gouvernement ferme les écoles et suspend l’enseignement primaire, que ferons-nous ? — Nous ferons des écoles de nos chapelles et des maîtres d’école de nos ministres. » Les choses en étaient là lorsque le ministère tory se retira, avant d’avoir été vaincu au scrutin, et laissa la place libre à ses adversaires. On sait que les élections générales se firent principalement sur la question de la réforme douanière, soulevée par M. Chamberlain. On sait aussi quelle énorme majorité confirma l’accession au pouvoir des radicaux. Dès avant cette grande victoire électorale, M. Lloyd George était entré dans le Cabinet et personne n’en avait été surpris, ni parmi les libéraux, ni parmi leurs adversaires. Le rôle qu’il avait joué, la place qu’il avait tenue dans les parlemens successifs de 1895 et de 1900 faisaient de lui, sinon le chef du groupe non conformiste, du moins le principal orateur, la voix la plus éloquente et la mieux écoutée de cette démocratie religieuse qui donnait sa couleur, son accent, son unité, au moins apparente, à cette vague et informe majorité de janvier 1906, composée de tant d’élémens divers. Là était, si je puis dire, la majorité de la majorité. J’ai expliqué, dans un précédent article[3], comment, après deux siècles et demi, une vicissitude imprévue de l’histoire ramenait au pouvoir un parlement puritain, comme l’Angleterre n’en avait point vu depuis le jour où les colonels de Cromwell avaient mis dehors, sans cérémonie, les membres du parlement Barebones. Non seulement M. Lloyd George était l’incarnation des puritains modernes, mais il leur servait de trait d’union avec les partisans les plus avancés de la revendication ouvrière. Sans s’être jamais, que je sache, déclaré socialiste, il ne prononçait jamais une harangue sans y jeter quelque parole qui caressait les passions de la foule et l’inapaisable rancune du prolétaire contre ceux qui possèdent. Tandis que le parti du travail était plein de défiance envers les libéraux impérialistes, qu’il considérait comme des aristocrates, plus ou moins déguisés, il était entièrement sympathique à M. Lloyd George, et je ne crois pas exagérer en disant que, lorsqu’il rentra au parlement après les dernières élections générales, il pouvait compter derrière lui près de deux cents députés disposés à recevoir son inspiration. Donc, impossible de se passer de lui dans le Cabinet. Mais, à défaut d’un ministère du pays de Galles créé en sa faveur, ses amis eux-mêmes se seraient contentés pour lui d’une haute sinécure comme cette chancellerie du duché de Lancastre dont on avait jadis affublé John Bright : « Lloyd George, disait-on, n’est pas un homme d’affaires ! » Voilà ce qu’on répétait dans les couloirs. Mais M. Lloyd George ne l’entendait pas ainsi. Il se croyait bon à tout et était prêt à justifier par d’incroyables efforts la bonne opinion qu’il avait de lui-même. Campbell Bannerman lui donna le portefeuille du Commerce. Comme il avait acquis les talens du debater, lorsqu’il les avait jugés indispensables à son succès, il s’improvisa ministre d’affaires en prenant possession de la présidence du Board of Tradee Sa méthode de travail fut précisément celle de Gambetta qui préférait le document qui parle au document écrit et étudiait toutes les questions en causant. Mais, tandis que Gambetta se contentait, dans chaque ordre d’idées, d’un informateur spécial dont il risquait fort de s’assimiler les erreurs ou les partis pris, M. Lloyd George ne se lassait point d’interroger toutes les compétences sur un sujet donné. Plusieurs lois sortirent, pendant l’année 1906, de ce travail assidu. En quoi a consisté l’œuvre de M. Lloyd George pendant les dix-huit mois qu’il a passés à la présidence du Conseil de Commerce ? Je ne puis énumérer ses travaux législatifs en quelques lignes. Pour les apprécier, il faudrait un article spécial, et ce jugement serait prématuré, car une expérience de plusieurs années pourra, seule, faire connaître leur valeur pratique et définitive. Il a fait voter une loi qui modifie les règlemens de la marine marchande ; il a retouché la législation des brevets, déjà remaniée par M. Chamberlain lorsqu’il occupait, sous Gladstone, il y a vingt-cinq ans le même poste ministériel ; il a ébauché un plan pour reconstituer et revivifier le port de Londres auquel la déplorable grève des docks, il y a quinze ans, a porté un coup mortel. Mais ce qui l’a surtout mis en évidence, c’est son intervention, au moment psychologique, dans la dispute entre les compagnies de chemins de fer et leurs employés. Il réunit autour d’une table les délégués des deux partis, raisonna avec eux, imposa des concessions réciproques aux uns et aux autres et, non seulement, il épargna au pays tout entier une crise dont le résultat se serait chiffré par une perte énorme, mais il jeta les bases d’une organisation arbitrale permanente destinée à rendre impossible le retour des mêmes périls et des mêmes anxiétés. Le premier point est acquis ; le second est encore problématique, puisqu’il appartient à l’avenir. On m’assure qu’à l’heure présente, les relations des compagnies et des employés de chemins de fer sont plus tendues que jamais : je n’ai aucun moyen de vérifier cette assertion. A ne considérer que les intentions, l’action de M. Lloyd George, en cette circonstance, a été une action bienfaisante.


IV

C’est en avril 1908 que M. Asquith est allé chercher à Biarritz l’investiture royale et qu’il a succédé, comme premier ministre et comme chef de la majorité dans la Chambre des communes, à Campbell Bannerman.

La seconde place revenait à M. Lloyd George et l’opinion avait accepté d’avance sa promotion à la chancellerie de l’Echiquier. Cette nomination, jointe à celle de M. Winston Churchill, qui entrait dans le Cabinet en prenant la place de M. Lloyd George, fortifiait dans le gouvernement le parti ultradémocratique, le parti de la réforme sociale, dans le sens souhaité par les Labour men. « L’avenir est en M. Lloyd George, » écrivait, vers cette époque, un observateur très pénétrant, bien qu’un peu partial, M. Gardiner, rédacteur en chef du Daily News, ce mot rend bien l’attente, la curiosité qui grandissait autour de M. Lloyd George et faisait de lui le héros du moment. Une auréole de mystère l’environnait. Il allait punir les cabaretiers, coupables de faire échec aux radicaux dans les élections partielles. Il allait punir les Lords, coupables d’avoir rejeté, l’une après l’autre, toutes les lois importantes élaborées depuis 1906 et d’avoir paralysé ainsi la réforme sociale. Comment s’y prendrait-il ? C’était son secret.

En attendant l’heure de le dévoiler, le chancelier de l’Echiquier alla faire un petit tour en Allemagne. D’où vient cette singulière attraction qui pousse M. Lloyd George à caresser, à flatter, à étudier les Allemands comme des modèles ? Le souvenir du chien Bismarck et des prouesses accomplies en commun à l’époque où le futur chancelier de l’Echiquier n’était encore qu’un petit voleur de fruits, ne me paraît pas suffisant pour expliquer cette sympathie à l’égard des hommes et des choses de l’Allemagne. J’en vois deux raisons distinctes. La première : M. Lloyd George proteste par là contre l’esprit belliqueux qui incline aujourd’hui la société aristocratique ainsi que le monde industriel et commercial à une guerre contre les Allemands. La seconde, c’est qu’il y a, en effet, beaucoup de choses à étudier chez nos voisins d’outre-Rhin. Parmi ces institutions, celle dont M. Lloyd George désirait examiner, de près, le principe et le fonctionnement, était celle des retraites ouvrières. Il fut bien accueilli partout et il revint, comblé d’égards, bourré de documens.

Le 29 avril 1909, M. Lloyd George présentait au parlement le mémorable budget dont il allait être tant parlé. Son discours dura plusieurs heures ; il s’ouvrit par une dissertation politique qui eût semblé tout à fait déplacée dans la bouche d’un ministre des Finances devant toute autre Chambre que la Chambre des communes. Le baron Louis, dont on a cité tant de fois le fameux truisme, ne disait pas : « Laissez-moi faire ma politique, » mais : « Faites-moi de bonne politique, et je vous ferai de bonnes finances. » Le chancelier de l’Echiquier a cru pouvoir discuter la cause des dépenses avant d’indiquer les sources des revenus. Dans cette introduction dogmatique et critique, M. Lloyd George se posait en ami de la paix à tout prix. Il traitait de « panique » le mouvement patriotique qui inspirait à la métropole et aux colonies tant de sacrifices pour la défense commune de l’Empire et qui avait permis à son collègue, M. Haldane, de doter l’Angleterre d’une armée territoriale. « A quoi bon tant de coûteux armemens pour repousser des flottes imaginaires, des flottes-fantômes ? »

Cependant M. Lloyd George désespérait de persuader à ses compatriotes qu’il serait temps de commencer à construire des Dreadnoughts quand les vaisseaux allemands seraient mouillés à l’entrée de la Medway ou en vue de Scarborough. Donc il fallait une grosse somme pour les constructions navales ; il en fallait une autre, énorme aussi, pour fournir aux retraites ouvrières dont l’Etat, jusqu’ici, supporte tout le poids. En présence de pareilles charges, le bon sens conseillait à un ministre des Finances ordinaire un budget de prudence et d’économie. Tout au contraire, M. Lloyd George, à ce programme déjà si lourd, ajoute un programme de son cru qui porte le déficit de l’année 1909 à 400 millions de francs et le déficit de l’année suivante à 500. Il s’agit de mettre le pays en rapport et, tout d’abord, de reboiser la contrée et de refaire, en les élargissant, les voies de communication. Pour entamer ces deux importantes œuvres, il fallait créer un personnel forestier et réorganiser la grande viabilité qui est, en Angleterre, déplorablement arriérée et nullement en harmonie avec les besoins modernes.

Comment faire face à tant d’obligations déjà contractées et à tant d’entreprises nouvelles ? La voix ayant tout à coup manqué à l’orateur, la liste, si intéressante, des impôts proposés par le chancelier de l’Echiquier ne put être qu’imparfaitement entendue et comprise par ses auditeurs. Le lendemain, quand on put la lire intégralement dans les journaux, il y eut une sorte de stupeur dans le pays. L’usage veut qu’une résolution de la Chambre rende les dispositions de la loi de finance immédiatement exécutoires. En sorte qu’on put expérimenter les effets du budget avant même d’en avoir discuté les principes. L’augmentation des droits sur le tabac fit sentir, dès le lendemain, ses conséquences aux fumeurs du Royaume-Uni, surtout à ceux de la classe populaire, car j’ai pu constater que les cigares de luxe n’étaient pas atteints. Les droits sur la bière avaient, également, augmenté. Les brasseurs et les débitans de boissons, déjà engagés dans une guerre mortelle contre le gouvernement radical, se savaient menacés, ils attendaient le coup. Ils furent les premiers à crier. En frappant les cabaretiers anglais, ses vieux ennemis, M. Lloyd George avait indisposé des alliés dont le parti radical ne saurait se passer : les députés de l’Irlande déclarèrent qu’ils ne sauraient voter un budget qui ruinait une des industries vitales de leur pays, la production et la vente du whisky. Ainsi grossissait, autour du nouveau budget, le concert des plaintes et des malédictions. Tous ceux qui possèdent étaient atteints par l’accroissement des droits de succession. Mais c’est surtout aux propriétaires du sol que s’attaquait le chancelier de l’Échiquier ; c’est eux que visaient les mesures les plus agressives de son budget.

En cela, il suivait exactement les traces de son modèle, M. Chamberlain ! non pas, il est vrai, le Chamberlain « missionnaire de l’Empire » et réformateur économique, mais le Chamberlain de la première période dont j’ai exposé ici les doctrines et les tendances. Lui aussi détournait l’orage sur cette pauvre terre qui meurt. Pourtant, talent à part, il y a une grande différence entre le Lloyd George d’aujourd’hui et le Chamberlain de 1885. Quoique ce dernier se laissât volontiers accuser de faire du socialisme d’Etat, parce qu’il pensait que cette accusation ajouterait à sa popularité, en réalité il n’était rien moins que socialiste puisque son fameux plan, résumé par la formule : « Trois acres et une vache, » tendait, non à supprimer la propriété, mais à la morceler comme en France, à la faire passer aux mains du grand nombre. Tout autre est le rêve de M. Lloyd George, et le budget de 1909 est un commencement de réalisation de ce rêve. C’est la confiscation graduelle de la propriété individuelle au profit des corporations municipales et des conseils locaux. Le célèbre socialiste américain, qui porte le même nom que le chancelier de l’Echiquier, a indiqué le moyen légal d’arriver à la suppression de la propriété, et ce moyen est effroyablement simple : il consiste à grever la propriété foncière d’impôts supérieurs au revenu qu’elle donne. Dès lors, au point de vue économique et financier, elle vaudra moins que rien et quelques privilégiés seulement seront assez riches pour la garder encore un temps dans ces conditions onéreuses, comme un tableau de maître, un cheval de sang, un collier de diamans.

Personne ne conteste que le droit de propriété n’ait ses abus et, surtout en Angleterre, ces abus sont assez nombreux et assez crians pour donner beau jeu aux déclamations socialistes. Alors, pourquoi n’a-t-on pas cherché plus tôt le remède aux abus ? C’est, je pense, parce qu’il est très difficile de les supprimer sans ébranler le principe et que, dans la pratique, on a grand’peine à distinguer le propriétaire qu’on exploite et qu’on tracasse du propriétaire avide et injuste qui fait un mauvais usage de son droit. Non seulement on trouve dans la même catégorie des cas tout différens, mais le même cas est susceptible, bien souvent, de doux interprétations entièrement opposées. Lorsqu’une ligne de chemin de fer vient à traverser un coin de campagne désert, elle est un bienfait pour beaucoup ; elle peut être un dommage pour quelques-uns. Tout en plaçant le bien de tous au-dessus de l’intérêt particulier, n’admettra-t-on pas que le propriétaire a quelque droit d’apprécier lui-même son bénéfice ou sa perte ? Lorsque l’extension soudaine et imprévue d’une ville décuple la valeur de terrains improductifs, ou lorsque la découverte d’une mine dans un lieu sauvage, où toute culture est impossible, vient enrichir le propriétaire, on s’irrite de ces gains énormes et scandaleux, mais on ne réfléchit pas que, dans bien des cas, ces plus-values compensent à peine les pertes subies pendant les longues années où la propriété n’a été qu’une charge pour le propriétaire. Le budget de M. Lloyd George, sans faire aucune des distinctions nécessaires, résolvait brutalement toutes ces questions si délicates, traitait les bénéfices comme autant de vols et aboutissait à quoi ? à prélever la part de l’Etat sur tous ces profits qu’il déclarait illégitimes. On a appelé le budget de M. Lloyd George un budget socialiste parce qu’il commence la démolition de la propriété individuelle, et un budget révolutionnaire parce qu’il viole la Constitution en introduisant, sous forme d’expédiens financiers, dans la législation anglaise, des mesures exclues du Statute Book par un vote négatif de la Chambre des pairs. On aurait pu ajouter que c’était un budget immoral et illogique.

L’été et le commencement de l’automne se sont passés à le discuter. Quel a été le résultat de cette longue discussion où le chancelier de l’Echiquier a été pris, plus d’une fois, en flagrant délit d’ignorance et où il a dû répondre souvent à des objections venues du côté où il siège ? A-t-il cédé quelque chose ? Non pas assurément, sur les principes et, quant aux détails, il s’est vanté d’avoir augmenté le rendement des impôts proposés de plusieurs centaines de mille livres, rien qu’en prenant au mot ses critiques et ses adversaires.

Si le budget de M. Lloyd George est révolutionnaire, ses discours le sont bien davantage. J’entends ses discours hors du parlement. Il en a prononcé un à Limehouse, le 30 juillet dernier, un autre à Newcastle, le 9 octobre. Si l’on joint à ces deux discours sa harangue de Swansea, débitée le 1er octobre 1908, on pourra se faire une idée exacte du ministre-tribun, de ses doctrines et de ses procédés oratoires. On y voit, avec quelque étonnement, M. Lloyd George insulter les « riches » à la façon des démagogues de Hyde-Park et menacer le capital, comme, probablement, jamais ministre des Finances ne l’a fait depuis l’origine des États modernes. Qu’on ne croie pas que sa parole, en ces circonstances, l’ait entraîné plus loin que sa pensée : ce serait mal connaître cet homme, toujours maître de son langage, aussi sûr de ses effets que pouvait l’être Coquelin à la millième de Cyrano, au milieu d’une salle tremblante d’émotion.

Le défi au capital est simplement un des lieux communs de la rhétorique particulière à M. Lloyd George : « On me dit que le capital va faire grève, qu’il va émigrer en d’autres pays… Eh bien ! je l’en défie ! Qu’il essaie ! oui, je l’en défie ! » (Rires et bravos.) Le morceau est traité à fond dans le discours de Swansea, et l’orateur y a ajouté de nouveaux traits à Limehouse et à Newcastle.

Autre lieu commun : les ducs. Qu’ont fait les ducs à M. Lloyd George ? Rien, absolument rien. Alors pourquoi s’en prendre à eux ? Simplement parce que le duc symbolise tout un système social. Etant placé au plus haut degré de l’échelle, c’est sur lui que se concentre l’animadversion de ceux qui sont placés au plus bas. Il est censé jouir de tous les biens que convoite la canaille. On dit dans le peuple : « Etre saoul comme un duc, » et il entre dans ce dicton autant d’admiration que d’envie. Donc, M. Lloyd George a toujours un trait à l’adresse des ducs. Tantôt il les égratigne en passant, tantôt il s’acharne après l’un de ces malheureux dont il a introduit le nom dans une de ces historiettes, si plaisantes et si irritantes, où il excelle. Oh ! ces ducs !… « Savez-vous qu’un duc coûte plus cher qu’un cuirassé de première classe ?… Et ce qu’il y a de plus triste, c’est qu’un duc dure plus longtemps qu’un cuirassé. » On rit, car on n’a pas le temps de réfléchir qu’un duc apporte beaucoup d’argent au Trésor et ne lui coûte pas un sou et que, par conséquent, tout cela n’a pas le sens commun. On rit, mais ce n’est pas ce rire-là qui désarme : bien au contraire !

Quant à lui, sa bonne humeur est inaltérable comme son sang-froid, son incroyable présence d’esprit, dont j’ai déjà donné et dont je pourrais multiplier les exemples. Il cause avec un auditoire de 3 000 personnes, pose des questions, attend des réponses. « Etes-vous jamais descendus dans une mine ? » Ou encore : « Savez-vous combien le propriétaire a demandé, combien il a exigé pour ce bout de terrain qui ne valait rien ?… Devinez un peu, pendant que je cherche le chiffre exact dans mes notes. » Ces notes, pour le dire en passant, consistent en un chiffon de papier sur lequel il a jeté quelques chiffres et avec lequel il joue en parlant.

Parfois une envolée d’imagination celtique traverse sa dialectique railleuse et familière ; mais ce n’est qu’un éclair. Les sombres déclamations de certains orateurs populaires ne font pas partie de sa rhétorique ; l’amertume d’un Keir Hardie lui est inconnue. Il possède, au contraire, une dose inépuisable de cet optimisme si nécessaire à l’homme d’Etat qui veut inspirer confiance et se maintenir dans la faveur populaire. Tout va mal, tout ira bien ! Veut-on un échantillon de son optimisme ? Un jour, il faisait remarquer à ses auditeurs combien la moiteur du climat anglais est favorable à la production des tissus de laine et de coton. Il ira plus loin une autre fois et je m’attends à lui entendre dire : « Humidité providentielle et deux fois bénie, puisqu’elle est propice à la fabrication de la flanelle en même temps qu’elle en rend l’usage indispensable aux habitans de cette île ! » Quelle péroraison pour Liverpool ou pour Manchester !

Je n’hésite pas à placer M. Lloyd George à côté des maîtres de l’ironie oratoire. Que ce soit de l’art ou de l’instinct, il sera difficile de le surpasser ou de l’égaler en ce genre. Je citerai un passage du discours de Newcastle où, comme Antoine prononçant, dans Shakspeare, l’oraison funèbre de César, il semble s’adoucira mesure que ses auditeurs s’irritent, se faire modeste, indulgent, bonhomme, où il les excite en feignant de les calmer.

« Je me rappelle un fait, dit-il, où sont réunis tous les abus auxquels mon budget essaie de porter remède. Je vous conterai cette histoire, si vous avez la patience de l’écouter. (Parlez ! parlez ! ) C’était dans un district sauvage du Yorkshire. A quatre milles à la ronde, point de ville ou de village ; aucune station de chemin de fer, point de mine, point d’usine.

« Des spéculateurs viennent trouver le propriétaire de ce lieu et lui disent : « Nous croyons qu’il y a du charbon ici. Permettez-nous de creuser. — Creusez, répond le propriétaire ; je ne vous demanderai qu’une légère indemnité. — Combien voulez-vous pour la surface ? — Presque rien. Le terrain me rapporte quinze shillings l’acre : vous me donnerez quatre livres. — Mais il faut que nous construisions des maisons pour nos hommes. Nous prétendons bâtir un village modèle. — Excellent ! J’aime beaucoup ce village modèle. Aussi ne vous demanderai-je que dix livres par acre ! » (La foule : C’est une honte, une indignité ! ) Mais non. Je pourrais vous citer des propriétaires qui veulent, en pareil cas, cinquante, soixante ou même cent fois la valeur primitive. Celui-ci ne demandait que dix-huit fois la valeur de son terrain. C’était le plus doux, le plus modéré des propriétaires (On rit.) Donc, le village se bâtit. — Ah ! dit ce bon propriétaire, j’oubliais l’étang ! Il me rapportait une livre par an et ne vaudra plus rien quand vos maisons seront bâties. Tenez, prenez-le. Je vous en fais cadeau… pour une bagatelle : vingt livres de loyer par an. Quand vous aurez trouvé du charbon, — voyez si je suis accommodant ? — je me contenterai de six pence par tonne amenée à la surface : une misère ! » Or cette misère lui rapporte aujourd’hui 20 000 livres et la somme montera dans quelques années à 40 000.

« Plus on descend dans la terre, plus les frais augmentent. La société minière qui a dépensé un demi-million de livres pour le premier établissement, alors que le propriétaire n’a pas fourni un penny, voit ses bénéfices décroître pendant que ceux du propriétaire croissent en proportion. Cependant ils viennent encore le trouver : « — Nous avons besoin de terrain pour bâtir de nouveaux cottages. — Qu’à cela ne tienne ! Vous les aurez cette fois pour 100 livres l’acre, mais à une condition : on ne bâtira pas de cabaret. » — Eh bien ! personne n’applaudit à la belle action de ce propriétaire modèle d’un village modèle ? Il n’y a donc pas ici de partisans de la tempérance ? (Quelques bravos se font entendre.) Oh ! pardon, j’oubliais la fin de la phrase : — On ne bâtira pas de cabaret… sans le consentement du propriétaire. — À la bonne heure ! Voilà un homme qui tient à ses principes. Vous sentez que, pour les lui faire abandonner, il faudra y mettre le prix. » (Rires et applaudissemens.)

Ensuite, M. Lloyd George explique comment son budget reprendra à cet homme quelques bribes de l’argent ainsi accumulé : un penny par-ci, un demi-penny par-là ; et, « quand il passera dans une autre sphère, ce même budget saisira ses héritiers au collet et leur fera rendre gorge. »

Quelqu’un devant qui je louais ce morceau et qui l’avait vu éclore sur les lèvres de l’orateur, me répondit par la phrase d’Eschine, lisant à ses élèves le discours de Démosthène sur la Couronne : « Que serait-ce si vous aviez entendu le monstre lui-même ! »


Tel est l’homme qui vient de se poser comme l’incarnation de la démocratie anglaise. Au moment où j’écris ces lignes (1er décembre), on m’apporte les journaux du matin. J’y lis que la Chambre des lords a refusé, hier au soir, par 350 voix contre 75, d’enregistrer le budget de M. Lloyd George. Expliquer ou critiquer ce vote n’appartient pas à mon sujet. J’avais à esquisser la physionomie d’un orateur et d’un homme d’Etat, non à discuter un problème constitutionnel. Les deux partis s’accusent l’un l’autre de violer la Constitution ; il est possible qu’ils aient raison tous les deux et, par conséquent, tous les deux tort. Au lieu d’avoir à choisir entre le socialisme et la réforme douanière, l’électeur devra-t-il se prononcer entre la Chambre des nobles et la Chambre du peuple ? Quoi qu’il en soit, les pages qui précèdent aideront peut-être ceux qui s’intéressent au spectacle politique, à suivre l’action et à interpréter les gestes d’un des protagonistes du drame.


AUGUSTIN FILON.

  1. Ce n’est pas une légende, inventée à plaisir par de malveillans critiques ou de compromettans admirateurs : Mr Lloyd George s’en est vanté lui-même dans son récent discours de Newcastle (9 octobre 1909).
  2. Il y a bien des années, je séjournai quelque temps à Dolgilly, pittoresque village au pied du Cader-Idris, qui fut la capitale d’Owen Glendower et qui sert de point de départ, à des excursions dans les montagnes de la région centrale. On me montra le « Parlement » de Glendower. C’était une cour de ferme, pleine d’oies et de canards qui y menaient autant de bruit que la plus orageuse des assemblées populaires. Des pans de murs, rongés par la mousse, dessinaient l’enceinte où les représentans du petit peuple avaient discuté leurs intérêts dans la langue nationale. Et voici qu’un homme, sorti des rangs de ce même petit peuple et dont les enfans auront dans les veines quelques gouttes du sang d’Owen Glendower, mène le Parlement de la race conquérante, ce grand parlement auquel obéit le cinquième de l’humanité ! L’histoire, il faut en convenir, a des résurrections et des revanches inattendues.
  3. Voyez la Revue du 1er mai 1908.