M. de Beust et ses mémoires

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M. de Beust et ses mémoires
George Valbert

Revue des Deux Mondes tome 81, 1887


M. DE BEUST
ET
SES MEMOIRES

C’est une curieuse destinée que celle du comte de Beust. Cet homme d’esprit, ce politique avisé et subtil, a éprouvé de cruelles déceptions et des joies inespérées, il a connu tour à tour la lune du miel et la lune de l’absinthe ; aucun homme d’état n’a eu plus à se plaindre et plus à se louer de la fortune. Il avait été durant dix-sept ans le ministre dirigeant du royaume de Saxe ; mais ce rôle honorable et modeste ne suffisait pas à son inquiète ambition. Il aspirait à devenir le chef de file de tous les états allemands de second ordre, à les discipliner, à les grouper autour de lui, à donner à cette ligue improvisée assez de cohésion pour qu’elle pût tenir la balance entre la Prusse et l’Autriche. Il fut réveillé de son rêve par le canon de Sadowa. Le vainqueur nourrissait contre lui de si âpres rancunes que le roi Jean, bien à regret, dut renoncer à ses services, se séparer à jamais de l’homme qui possédait son affectueuse confiance. Il se voyait condamné à rentrer dans la vie privée ; il s’occupait déjà, a-t-il dit, à chercher quelque moyen de vivre de sa plume, lorsque, au mois de septembre 1866, l’empereur François-Joseph le choisit pour son ministre des affaires étrangères, et peu de temps après, par un étonnant retour de fortune, ce Saxon, à bout de voie, devenait le chancelier du grand empire austro-hongrois.

Sa soudaine élévation fit beaucoup de mécontens, beaucoup de jaloux. Les uns disaient : « Il en a pour trois semaines. » Les autres s’écriaient : « Il a toujours eu la main malheureuse ; il a enterré la Saxe, il a enterré la Confédération germanique, il va enterrer l’Autriche. » On se trompait. Celui qu’on traitait de « personnage suffisant et bouffi, de Gerngross, d’homme d’état importé, » étonna tout le monde par la merveilleuse facilité avec laquelle il entra dans son nouveau rôle, par la promptitude qu’il mit à accomplir sa mue, comme par ses heureuses inventions, par la souplesse de son esprit fertile en expédions. La nature l’avait doué, disait-il lui-même, d’une inépuisable provision de belle humeur, et c’était précisément d’un homme de belle humeur que l’Autriche, durement frappée, avait besoin pour se relever de ses désastres et prendre confiance dans son avenir. — « Il se peut, disait-il un jour, que j’aie beaucoup d’ennemis dans cet empire ; mais je puis affirmer qu’il n’y a dans cet empire personne dont je sois l’ennemi, ou plutôt je n’ai trouvé ici qu’un adversaire à qui je veuille du mal et que je sois résolu à combattre corps à corps, parce que je le considère comme le plus grand ennemi de l’Autriche : c’est le pessimisme, c’est notre goût funeste pour les réflexions amènes, c’est le penchant fatal que nous avons à broyer du noir, à nous croire toujours menacés, à douter de notre avenir. Notre mélancolie politique nous procure de sombres plaisirs, et il semble vraiment que nous éprouvions un sentiment de malaise quand nous venons à découvrir que la cime des arbres est en repos et que les feuilles ne font entendre qu’un doux et léger bruissement. »

Cet homme de belle humeur était un libéral, moins par principes ou par tempérament que par calcul. On lui disait : « Ce qu’il faut à l’Autriche, c’est un despotisme éclairé. » Il répondait : « Le malheur est que le despotisme ne souffre pas qu’on l’éclairé. » — Il s’employa activement à donner à sa nouvelle patrie les institutions représentatives auxquelles son nom demeure attaché. Il ménagea un accord entre l’Autriche et la Hongrie, et les Hongrois crièrent : Eljen Beust ! Il supprima le concordat, dont Pie IX disait que c’était une robe de femme qu’on pouvait, selon les cas, allonger ou raccourcir, mais qu’il n’était pas permis de la déchirer. Il la déchira pourtant, et Vienne lui fit des ovations. Comme ministre des affaires étrangères, il se montra vigilant, circonspect autant qu’ingénieux. Tout semblait prospérer par ses soins, et il put croire qu’il serait le Gortchakof et le Bismarck de la maison de Lorraine, que ses honneurs ne lui seraient jamais ravis, qu’il finirait ses jours au Ballplatz.

Son bonheur ne se soutint pas jusqu’au bout. On a prétendu que l’Autriche était le pays des invraisemblances. M. de Beust aimait mieux dire que c’est le pays des contradictions, et quelques ressources qu’il eût dans l’esprit, les contradictions, la lutte passionnée des partis et le conflit acharné des nationalités l’usèrent en peu d’années. Il était souple, il était habile, mais il n’avait pas cette autorité du caractère qui s’impose, et il est des situations où l’habileté ne suffit pas. Il se flattait cependant de triompher sans peine de toutes les difficultés. Depuis bien des mois, sa chute se préparait, et il ne s’en doutait pas. Le jour où, à son insu, le comte Hohenwart, avec qui il ne pouvait s’entendre, fut appelé à la présidence du cabinet cisleithan, M. de Beust aurait dû reconnaître qu’on désirait secrètement sa retraite. Il n’avait pas la fierté qui s’indigne, et il aimait trop le pouvoir pour le quitter avant que le pouvoir le quittât. Il espérait avec raison que le comte Hohenwart ne tiendrait pas longtemps ; le comte Hohenwart tomba, mais M. de Beust ne jouit pas de sa victoire : peu de jours après, on lui annonçait que l’empereur devait se priver de ses services et le priait de lui offrir sa démission. Il était pauvre, quelques grands financiers de Vienne lui proposèrent d’organiser en sa faveur une souscription nationale qui lui assurât le repos et la dignité de ses vieux jours, en lui permettant de vivre à son aise et dans l’indépendance. Il aima mieux accepter la consolation que lui offrait son auguste maître ; il consentit à être successivement ambassadeur à Londres et à Paris, à devenir le subalterne après avoir été le chef, à exécuter les ordres du comte Andrassy, qui l’avait supplanté. Il ne se consola jamais de sa disgrâce. On ne peut dire qu’il soit mort de chagrin, puisqu’il vivait encore quinze ans après sa destitution ; le chagrin est un poison moins mortel qu’on ne se plaît à le croire. Mais sa blessure était profonde, incurable, la mélancolie le rongeait ; il n’était pas de jour où il ne se répétât tristement qu’il avait eu la bonne fortune d’être chancelier d’un grand empire et que son bonheur avait duré cinq ans.

On raconte que, M. de Beust ayant rencontré dans une fête une actrice viennoise aussi célèbre par ses aventures que par les audacieuses libertés qu’elle prenait en jouant la comédie, elle lui avait dit : « Savez-vous, Excellence, ce qu’on pense de moi ? Quelqu’un prétendait l’autre jour que j’avais été convenable pendant toute une soirée et que cela avait inquiété mes amis, qui m’avaient crue malade. Voilà, Excellence, les complimens qu’on me fait. Mais il faut que j’en prenne mon parti. Quand on ne criera plus contre moi, je n’existerai plus. » A quoi le chancelier répondit en souriant : « J’en peux dire tout autant pour mon compte. » Il est certain qu’on criait beaucoup contre lui, qu’il a été souvent dénigré, vilipendé. Peu d’hommes d’état se sont vus en butte à de si vives attaques, et c’est pour se défendre contre les médisances de ses ennemis qu’il a employé ses loisirs forcés à écrire ses Mémoires, qui sont moins des mémoires qu’une apologie et un panégyrique de M. de Beust, composés avec art par M. de Beust lui-même[1].

Sa biographie avait été écrite jadis par le docteur Ebeling. Quand le premier volume eut paru, il remercia chaudement l’auteur, qui ne lui avait pas ménagé les éloges, mais il lui fit observer que les louanges produisent plus d’effet quand elles sont tempérées par quelques critiques, par quelques réserves. Le docteur se le tint pour dit, et dans son second volume, il fit tant de réserves, il tempéra si consciencieusement l’éloge, que M. de Beust fut tenté de crier à la trahison, et conclut de cette aventure que le meilleur parti à prendre est de se louer soi-même. Aussi, tout en s’accusant d’avoir commis de fâcheuses imprudences qui témoignent de l’excessive générosité de son caractère, il s’est appliqué à démontrer dans ses Mémoires qu’il a toujours vu clair dans toutes les affaires de ce monde, que tous ses desseins avaient été sagement conçus, que ses entreprises n’ont échoué que par une trahison de la fortune, que tout irait mieux aujourd’hui en Europe si l’Europe avait suivi ses conseils et écouté avec plus de déférence ses prophétiques avertissemens.

Il a profité aussi de l’occasion pour reproduire tout au long nombre de ses dépêches dont il était justement fier et plusieurs de ses discours qui avaient été justement applaudis. Il y a joint le recueil de ses reparties les plus heureuses, de ses épigrammes les mieux venues, de ses bons mots qui avaient fait quelque bruit, et comme à ses nombreux et incontestables talens il se piquait d’ajouter celui de faire des vers français, il a glissé dans son gros livre quelques quatrains, choisis, pensons-nous, parmi les meilleurs. Il a tenu à faire savoir à la postérité qu’à l’avènement du sultan Abdul-Hamid il avait formulé ainsi son jugement sur les Turcs :


Si autre part cela va de mâle en mâle,
Chez eux cela va de mal en pis.


Il nous apprend aussi qu’ayant passé quelques jours à Trieste chez le baron Revoltella, dont la maison était ornée de belles statues de femmes, il avait écrit en partant, dans l’album de son hôte, les petits vers que voici :


Adieu donc, cher monsieur de Revoltello.
Adieu, maison hospitalière.
Adieu encore, ô toutes mes belles.
Pourquoi, hélas ! étiez-vous de pierre ? Faut-il préférer a ce quatrain celui qu’il composa pour lady Granville, après que lord Granville eut reçu le titre de gardien des cinq ports ?


Alors qu’au grand et noble lord
Commande en roi dans les cinq ports,
On voit pourquoi la noble châtelaine
A pour elle-même un port de reine.


Longtemps avant d’avoir des détracteurs et des ennemis à Vienne, M. de Beust en avait beaucoup à Berlin. Les Prussiens l’accusaient d’être animé à leur égard des sentimens les plus hostiles, d’avoir toujours pris parti contre eux, de s’être appliqué en toute rencontre à les contrecarrer dans leur action. Il affirme dans ses mémoires qu’il ne fut jamais l’adversaire systématique de la Prusse ; mais il se défiait de ses remuantes ambitions, de ses gros appétits, et il n’entendait pas que son petit royaume de Saxe fût mangé. Aussi éprouva-t-il un amer chagrin lorsque, en 1850, le prince de Schwarzenberg, « qui méprisait les hommes plus qu’il ne les connaissait, » renonça subitement à jouer une partie qui semblait gagnée d’avance, et refusa l’occasion que la fortune lui présentait de réduire pour longtemps la Prusse à l’impuissance : « L’Autriche avait alors en Bohême trois corps d’armée complètement équipés et accoutumés à la victoire ; 80,000 Bavarois étaient prêts à entrer en campagne, 20,000 Saxons occupaient l’Elbe jusqu’à Torgau, et en Prusse rien n’était prêt. Cela m’a été confirmé par celui qui est devenu plus tard empereur d’Allemagne et qui était alors prince de Prusse : « Vous seriez entrés à Berlin, » me dit-il, au commencement de 1851. »

Mais l’occasion fut manquée. Le prince de Schwarzenberg, par imprévoyance plus que par générosité, remit l’épée au fourreau. On avait humilié la Prusse, on ne l’avait pas affaiblie, et de ce jour elle prépara lentement, mais sûrement, sa vengeance. Quand il reçut la nouvelle que les négociations d’Olmütz avaient abouti, que la paix était assurée, M. de Beust fut pris d’une affection bilieuse : « Quelle figure avez-vous donc ce matin ? » lui dit son médecin en entrant chez lui. C’était la figure d’un homme qui savait que les occasions perdues ne se retrouvent jamais et que certaines fautes se paient toujours. Que la Prusse lui pardonne ce mouvement de bile en considération des services essentiels qu’il lui rendit quelques années plus tard, sans le vouloir et sans le savoir, par l’aveugle passion avec laquelle il travailla au démembrement d’un petit royaume du Nord ! Aussi heureux que fier de figurer dans la conférence de Londres comme plénipotentiaire de la diète germanique, il employa tous les artifices de son éloquence et de sa diplomatie à obtenir que le Holstein et le Slesvig fussent à jamais séparés de la monarchie danoise. Ce jour-là, ne lui en déplaise, sa clairvoyance fut en défaut. Il ne se doutait pas qu’il venait de travailler pour le roi de Prusse et de lui donner deux provinces.

M. de Beust a consacré plus d’une page de son livre à réhabiliter l’ancienne Confédération germanique, à la défendre contre d’injustes persiflages, à prouver qu’elle valait mieux que sa réputation, qu’elle a procuré à l’Allemagne de longues années de paix et de prospérité, qu’elle était une admirable institution de secours mutuels contre l’invasion étrangère et contre les désordres intérieurs, qu’au lieu de la détruire, il fallait l’amender, la réformer, la rendre plus agréable aux peuples en leur donnant voix au chapitre, en créant un parlement composé des délégués de toutes les chambres électives. Mais il n’a pas prouvé que cette réforme fût possible, que le projet qu’il présenta en 1861 ne fût pas une vaine utopie. — « Comment peut-on transformer le Bund ? disait le prince Wittgenstein. Quand on ôte sa bosse à un bossu, il en meurt. »

M. de Beust mérite plus de créance quand il affirme que dans ses inutiles tentatives pour établir un accord entre les états moyens et les décider à témoigner par leur entente de la communauté de leurs intérêts, il s’inspirait du plus grand bien de l’Allemagne, qu’il ne songeait qu’à la fortifier, et qu’à Dresde on avait le cœur plus allemand qu’à Berlin. Ceux qui l’accusaient de nouer des intrigues avec l’étranger le chargeaient de leurs propres iniquités ; les larrons ont toujours crié au voleur, et dans tous les temps les hommes d’état sans scrupules ont édifié le monde par leurs indignations vertueuses. M. de Beust n’aimait guère la France, il se défiait beaucoup de la politique napoléonienne ; il n’a pas tenu à lui que dès le début de la guerre d’Italie, l’Allemagne n’épousât les intérêts de l’Autriche et ne plaçât un corps d’observation sur le Rhin. — « Vous venez en ennemi, » lui disait l’empereur Napoléon III en recevant sa visite le 23 avril 1859, et il disait plus vrai qu’il ne pensait. Nous avons cru trop longtemps que les petits souverains allemands et leurs ministres ressentaient pour nous une irrésistible sympathie : nous nous persuadons si facilement qu’on nous aime ! M. de Beust nous apprend qu’en 1859 les Bavarois nous voulaient mal de mort, que la haine du Français, ein unbezähmter Fransosenhass, s’était répandue de proche en proche à Munich comme une fièvre contagieuse. Il nous apprend aussi qu’à cette époque il eut à Carlsruhe une conférence avec le premier ministre du grand-duché de Hesse, M. Dalwigk, qui était accusé à Berlin d’avoir pour nous de criminelles tendresses : « Mon collègue de Darmstadt, qui était d’ailleurs un homme circonspect, prêchait la croisade contre les Français avec une virulence sans pareille, et le succès ne lui en semblait pas douteux. Peu s’en fallait qu’il ne me trouvât trop modéré. Quant à lui, un seul point l’embarrassait, la question de savoir qui aurait l’Alsace. »

Les nécessités de la vie ont souvent raison de nos attachemens et de nos aversions, et nous sommes appelés quelquefois à lier partie avec des gens que nous aimons peu. Dans la seconde semaine du mois de juillet 1866, M. de Beust accourait à Paris, chargé d’une mission de l’empereur François-Joseph. Il venait solliciter l’intervention de Napoléon III, seul recours, seule chance de salut qui restât aux vaincus. Le moment était peu propice ; l’empereur était malade et dans un état de prostration morale. — « un an plus tard, nous l’avons revu à Salzbourg, frais de corps et d’esprit. Mais qu’était-il en 18661 Il balbutiait continuellement comme un enfant : Je ne suis pas prêt à la guerre. » — « Je ne demande pas, sire, que vous fassiez la guerre, lui répondait M. de Beust. Je suis, malgré tout, assez bon Allemand pour ne pas même le désirer ; mais il ne s’agit pas de cela. Vous avez 100,000 hommes à Châlons, dirigez-les sur la frontière, faites partir une escadre pour la Mer du Nord, c’est tout ce qu’il faut. La ligne d’opération de l’armée prussienne est déjà trop étendue pour qu’elle ne soit pas obligée de faire halte. A Vienne, à Munich, à Stuttgart, on reprend courage, et l’Allemagne vous accepte avec reconnaissance comme médiateur. Si vous ne faites pas cela, vous aurez peut-être la guerre avec la Prusse dans cinq ou six ans, et alors je vous promets que toute l’Allemagne marchera avec elle. » — Il ne put triompher de la résistance inerte d’un malade qui venait de donner Venise à l’Italie et qui était à mille lieues de prévoir qu’un jour l’Alsace serait une province allemande.

En 1871, M. de Beust eut à Gastein un long entretien avec l’empereur Guillaume, qui lui fit une véritable conférence sur l’histoire contemporaine et lui déclara que le sort de la France s’était décidé en 1866, qu’elle s’était perdue par son abstention : « Napoléon, disait-il, aurait pu et dû tomber sur nos derrières. » — Il prétendait que, pour lui, il n’avait jamais pu croire à la neutralité de la France, qu’il s’était décidé difficilement à dégarnir la province du Rhin. Il ajoutait avec une audacieuse candeur que de ce jour il avait voué à l’empereur Napoléon une grande reconnaissance. Toutefois, en 1866, M. de Beust n’avait pas absolument échoué dans sa mission. Grâce à l’assistance du comte Walewski, il avait obtenu que le gouvernement français intervînt pour l’Autriche dans les négociations de paix et interposât ses bons offices pour garantir l’intégrité de la Saxe : « Je peux dire que j’ai sauvé alors mon pays d’un entier anéantissement. » — Qu’y a gagné la France ? Il était écrit que dans ce temps-là elle n’aurait d’énergie que pour obliger des ingrats.

Quatre ans plus tard, elle sollicitait à son tour l’assistance de l’Autriche et se flatta quelque temps de l’avoir obtenue ; mais elle eut le grand tort d’être malheureuse, et, comme le disait le duc de Gramont, on ne s’allie pas à la déroute. Les explications que fournit M. de Beust, dans ses Mémoires, sur sa conduite en 1870, sont aussi louches que le fut sa conduite elle-même. Il faut convenir que sa situation était fort difficile, fort délicate. On soupçonnait ce Saxon de n’avoir accepté les fonctions de chancelier de l’empire austro-hongrois que dans l’intention de prendre un jour une éclatante revanche sur la Prusse, de venger à la fois le désastre de sa politique, le naufrage de ses espérances et son injure privée. Mais l’opinion était peu favorable à ses projets. Les Allemands de Vienne s’étaient bien vite réconciliés avec leur défaite et désiraient vivre en paix avec les Allemands de Berlin. D’autre part, les Hongrois, qui avaient dû leur délivrance aux malheurs de l’Autriche, n’entendaient pas l’aider à reconquérir sa situation en Allemagne. Pour que M. de Beust pût ramener l’opinion, gagner la foule à ses secrets désirs, il fallait une occasion favorable. Si elle s’était présentée, son esprit ingénieux en eût tiré parti ; mais il n’était pas dans son caractère de la faire naître. Cet improvisateur n’était point l’homme des longs desseins suivis et des savantes préparations, ni un de ces grands politiques qui maîtrisent les événemens et s’en font obéir. Il ne savait pas faire violence à la fortune ; il coquetait avec elle et attendait l’heure du berger, qui n’est jamais venue.

Il convenait à M. de Beust, en écrivant ses Mémoires, de persuader à l’Autriche, devenue l’alliée de la Prusse, que, s’il était resté au pouvoir, sa politique n’aurait pas différé sensiblement de celle du comte Andrassy, que M. de Bismarck aurait trouvé dans M. de Beust un partenaire aussi sûr que Adèle. Il se défend d’avoir jamais en les arrière-pensées qu’on lui prêtait, d’avoir jamais songé à une guerre de revanche. Il affirme qu’en 1870 sa conduite fut nette et résolue, et il argumente en avocat subtil, qui môle adroitement le faux au vrai. Il a raison de dire que, jusqu’à la déclaration de guerre du 15 juillet, aucun accord ferme n’avait été conclu entre les cabinets de Vienne et de Paris. On avait négocié, une année durant, en vue de nouer une alliance défensive entre l’Autriche, l’Italie et la France. Cette négociation, où M. Rouher d’un côté, M. de Beust de l’autre, étaient « les personnages parlans, » où le prince de Metternich, le comte Vitzthum et le comte Vimercati servaient d’intermédiaires, n’avait pas abouti, et tout se termina par un échange de lettres entre les souverains. M. de Beust ne craint pas d’avancer que l’empereur Napoléon III se souciait peu d’aboutir, qu’il voulait se réserver sa liberté d’action et que, dès 1869, il méditait d’entrer en campagne. M. de Beust savait pourtant mieux que personne que la question romaine avait été le seul obstacle à la conclusion d’un traité. Le roi d’Italie demandait que la France évacuât Rome et s’engageât, quoi qu’il advînt, à n’y jamais rentrer, et il répugnait à l’empereur d’abandonner le pape aux hasards des événemens et aux entreprises des révolutionnaires italiens.

M. de Beust soutient que non-seulement il n’avait pris aucun engagement avec la France, mais qu’à peine eut-il connaissance de l’affaire Hohenzollern, il s’était empressé d’avertir le gouvernement impérial que si la guerre éclatait, on n’eût pas à compter sur lui. Il cite à l’appui de son assertion une dépêche qu’il adressa au prince de Metternich, dès le 11 juillet, et qu’il reproduit dans ses Mémoires avec un peu d’étalage. Dans cette dépêche très explicite, il revendiquait « une entière liberté d’action pour l’empire austro-hongrois. » — « Une attitude bienveillante pour la France, la résolution de ne pas nous entendre avec une autre puissance, voilà tout ce que le gouvernement de l’empereur peut promettre aujourd’hui sans être démenti par le sentiment général. « Il est à remarquer que cette dépêche si importante, si propre à ôter au cabinet français toutes ses illusions, personne ne la vit, sauf celui qui l’avait écrite ou dictée et celui qui l’avait reçue. Elle ne fut pas montrée au duc de Gramont ; il n’eut le plaisir de la lire qu’en 1873, quand M. de Beust eut l’obligeance de lui en expédier une copie, et tout porte à croire, en effet, qu’elle n’était pas destinée à être vue, qu’on se réservait le droit de la faire figurer plus tard, le cas échéant, dans quelque livre rouge ; qu’on s’était proposé en l’écrivant de se mettre à couvert de toute chance et de tout reproche.

Ce qui prouve que cette mystérieuse dépêche ne devait pas être communiquée au gouvernement français, c’est que le 20 juillet, cinq jours après la déclaration de guerre, M. de Beust écrivait à son ambassadeur à Paris : « Nous avons différé jusqu’ici de nous expliquer sur l’attitude que nous aurions à prendre dans le cas où la guerre deviendrait inévitable. » Si, dès le 11 juillet, M. de Beust avait déclaré nettement au cabinet des Tuileries qu’on n’eût pas à compter sur lui, pourquoi écrivait-il, neuf jours plus tard, qu’il avait différé jusque-là de s’expliquer ? Au surplus, sa nouvelle dépêche ne disait pas grand’chose et ne promettait rien. Mais le même jour, il adressait au prince de Metternich une lettre privée, qu’il n’a en garde de reproduire en son entier, et qui commençait ainsi : « Cher ami, le comte Vitzthum a rendu compte à notre auguste maître du message verbal dont l’empereur Napoléon a daigné le charger. Ces paroles impériales, ainsi que les éclaircissemens que M. le duc de Gramont a bien voulu y ajouter, ont fait disparaître toute possibilité d’un malentendu que l’imprévu de cette guerre soudaine aurait pu faire naître. Veuillez donc répéter à Sa Majesté et à ses ministres que, fidèles à nos engagemens, tels qu’ils ont été consignés dans les lettres échangées l’année dernière entre les deux souverains, nous considérons la cause de la France comme la nôtre et que nous contribuerons au succès de ses armes dans la limite du possible. » — On lisait plus loin : « Le mot neutralité, que nous prononçons, non sans regrets, nous est imposé par une nécessité impérieuse et par une appréciation logique de nos intérêts solidaires. Mais cette neutralité n’est qu’un moyen, le moyen de nous rapprocher du but véritable de notre politique, le seul moyen de compléter nos armemens sans nous exposer à une attaque soudaine, soit de la Prusse, soit de la Russie, avant d’être en mesure de nous défendre.. : Que l’empereur Napoléon place la négociation romaine entre nos mains, qu’il nous laisse aux yeux des populations italiennes comme des nôtres l’initiative d’avoir résolu le problème de Rome, et nous croyons pouvoir lui promettre à notre tour que toutes les difficultés qui s’opposent encore à notre action commune disparaîtront. » Le lendemain, il écrivait au duc de Gramont : « Comptez sur nous dans les limites du possible… Avec un peu de confiance mutuelle, nous viendrons à bout de toutes les difficultés. »

De telles dépêches, dans lesquelles M. de Beust exposait ses difficultés et ses desseins « avec toute la franchise qu’on se doit entre bons alliés, » autorisaient-elles, oui ou non, le cabinet français à croire que l’alliance de l’Autriche lui était acquise ? Les rapports qu’il recevait de notre ambassadeur à Vienne l’affermissaient dans sa confiance. Le prince de La Tour d’Auvergne ne doutait pas de la sincérité du chancelier, qui causait librement avec lui et l’assurait « de son intention bien arrêtée de hâter ses préparatifs militaires et de nous accorder son appui armé aussitôt que les circonstances le permettraient. » Le prince et le cabinet français se trompaient : partagé, ballotté entre ses désirs et ses inquiétudes, le comte de Beust, qui nous accuse de lui avoir procuré bien des nuits blanches, se trouvait aux prises avec de grands embarras ; il tâchait de s’en tirer par des ruses de renard, il tergiversait, il voulait laisser à la fortune le temps de se prononcer. « Si j’avais été un aventurier, nous dit-il, la partie était facile à gagner. Je n’avais qu’à demander à Paris 600 millions, que j’aurais obtenus sans délai. Je suspendais la constitution et la loi sur la presse ; la Hongrie ne m’aurait pas arrêté. Vainqueur, j’étais un grand homme ; vaincu, je prenais le large. »

Quand le canon eut parlé et que la France fut condamnée, il ne pensa plus qu’à se ménager une réconciliation avec le vainqueur et à se faire pardonner les manèges de sa politique équivoque. Le 26 décembre, il répondait avec un cordial empressement aux premières avances de M. de Bismarck, lui déclarait a que l’union de l’Allemagne, sous la conduite de la Prusse, était un événement de premier ordre dans le développement moderne de l’Europe, et que dans tous les cercles dirigeans de l’empire austro-hongrois régnait le plus sincère désir d’entretenir avec le puissant état voisin les rapports les meilleurs et les plus amicaux. » Mais il faut lui rendre la justice qu’il sut sauver les apparences. Comme l’écrivait le duc de Gramont, « il y aurait de notre part une certaine ingratitude à ne pas reconnaître qu’entre toutes les puissances, l’Autriche fut la dernière à nous abandonner complètement. »

M. de Beust était sujet aux illusions. Il ne comprit pas sur-le-champ que, par une conséquence fatale, nos malheurs devaient influer sur son sort et hâter sa chute. Depuis que l’Autriche s’était rapprochée de la Prusse et cherchait sa sûreté dans l’alliance allemande, il lui fallait un ministre des affaires étrangères qui fût agréé à Berlin. L’empereur François-Joseph devait s’y rendre l’année suivante ; pouvait-il s’y faire accompagner d’un homme avec qui le gouvernement prussien avait refusé de traiter en 1866 ? Ce qui rassura M. de Beust, c’est que, dans l’été de 1871, il passa trois semaines à Gastein avec M. de Bismarck, qui, après l’avoir traité jadis fort durement, avait témoigné le désir de causer « avec le plus aimable de ses adversaires. » — Ils eurent ensemble de longs entretiens. M. de Bismarck fut charmant ; mais M. de Beust aurait dû se souvenir que, vingt ans auparavant, cet étincelant causeur lui avait dit : « Quand mon ennemi tombe dans mes mains, je considère que mon devoir est de le détruire. » Sur ces entrefaites, le comte Andrassy demanda à venir, lui aussi, rendre ses devoirs au chancelier allemand. M. de Beust s’en étonna ; mais résolu à ne s’inquiéter de rien, il s’entremit obligeamment pour procurer ce plaisir au ministre hongrois, qui fut invité à Salzbourg. — « Je suis, nous dit-il, la bête du bon Dieu, et j’ai toujours en en horreur l’espionnage et les rapports clandestins. Je ne me suis pas inquiété à Salzbourg des entretiens secrets que purent avoir ensemble le comte Andrassy et M. de Bismarck, et j’ai fait peu d’attention à ce qu’on m’en disait. » — Quelques mois avant, il avait écrit à une amie qui lui envoyait un bouquet de violettes cueillies dans ses serres : « Nous nous sommes partagé aujourd’hui vos violettes, Andrassy et moi, et nous les avons portées à notre boutonnière en nous promenant à cheval au Prater, afin que les passans pussent voir que nous n’avons qu’un cœur et qu’une âme[2]. » On pourrait écrire tout un livre sur la naïveté des gens d’esprit.

Mais ce n’étaient pas seulement nos malheurs et les victoires de la Prusse qui rendaient M. de Beust impossible ; Cisleithans et Transleithans, après avoir exalté son mérite, ne voulaient plus être menés par l’étranger, par l’intrus. Metternich avait dit jadis : « Il est possible que j’aie gouverné quelquefois l’Europe, je n’ai jamais gouverné l’Autriche. » M. de Beust s’était piqué de gouverner à la fois et l’Europe et l’Autriche. Il se mêlait avec trop peu de discrétion de la politique intérieure, des affaires courantes ; il voulait tout savoir, tout conduire. Ce fut par une ingérence indiscrète qu’il se brouilla à jamais avec le prince Auersperg, et il eut lieu de s’en repentir. — « Vous avez trop d’ennemis, » lui dit l’empereur François-Joseph en le remerciant de ses services.

Il avait trop d’ennemis et il ne se défiait pas assez de ses amis. Fidèle à ses attachemens, il ne croyait pas aux trahisons. Il a été souvent desservi par des cliens qui lui devaient tout. Il raconte que, dans le temps de la guerre de Crimée, la femme d’un ambassadeur eut une audience de la sultane validé, mère du sultan, qui la reçut entourée de ses esclaves. L’ambassadrice distingua dans le nombre une Circassienne d’une rare beauté et s’écria : « Quelle admirable créature ! — Voulez-vous que je vous en fasse cadeau ? — Y pensez-vous ? Et mon mari ! — Vous ne l’aimez donc pas ? » répondit la sultane étonnée. Aussi généreux qu’une sultane, M. de Beust aimait trop son souverain pour ne pas attirer dans ses.conseils des hommes de talent qui pouvaient servir utilement la monarchie, et ses protégés l’ont souvent contristé par leur ingratitude et leur perfidie.

Il avait les qualités d’un caractère généreux, il avait les défauts d’un esprit léger, et il s’est compromis par ses imprudences. Il savait pourtant que, si l’Autriche est la patrie des contradictions, Vienne est à la fois le pays de l’insouciance et la ville des noirs soupçons. On assure aussi que les femmes furent pour quelque chose dans sa disgrâce, qu’il leur confiait trop facilement ses secrets. Il déclare à la vérité dans ses Mémoires qu’il n’a jamais fait de concessions politiques aux belles dames ; mais les sourires engageans, les cajoleries qu’elles lui prodiguaient dans ses jours de gloire, les complimens qu’elles lui faisaient sur ses petits pieds, lui causaient des frémissemens de plaisir. Jusqu’à la fin, il rima des bouquets à Chloris. Il y avait dans ce politique un incorrigible troubadour. Plus d’une fois d’indélicates intrigantes abusèrent de ses confidences ou se prévalurent à son insu de son patronage. Il pensait comme Babouc, que celles qu’on appelle de malhonnêtes femmes ont presque toujours le mérite d’un honnête homme, et aucune erreur n’est plus dangereuse. Mais ce qui lui fit plus de tort que tout le reste, ce furent les aveuglemens de sa vanité. Il se croyait indispensable, nécessaire ; il se disait : « Comment s’y prendraient-ils pour se passer de moi ? » Le jour de sa naissance, son père, pour fêter l’événement, avait offert en présent à sa nourrice une douzaine de bouteilles d’un très vieux vin du Rhin. La bonne femme, qui était Wende et n’entendait pas l’allemand, se méprit et versa le vin dans une petite baignoire où elle plongea l’enfant. Il en résulta, nous dit-il, que le premier jour de sa vie, il fut ivre. Il lui en est resté quelque chose ; le bonheur lui est toujours monté à la tête, il a toujours en des enivremens d’amour-propres des fumées d’imagination.

Il faut lui pardonner sa vanité, à laquelle il mêlait beaucoup de bonhomie ; il s’est peint au naturel dans ses Mémoires ; il n’y pose pas. En 1869, il avait été reçu à Florence par le roi d’Italie, qui î’étonna par ses gasconnades. — « Après ce que l’empereur d’Autriche a fait pour moi, lui disait Victor-Emmanuel, il peut disposer de ma personne, de ma vie. Je lui donne 500,000 hommes le jour où il les voudra. » — Et l’instant d’après, parlant de la grave maladie dont il relevait : « J’ai cru crever, et cela me faisait plaisir. » M. de Beust n’en crut rien ; on lui avait appris que, lorsqu’il était malade, le roi d’Italie s’empressait d’écrire au pape. Il n’a pas essayé de nous persuader qu’il avait eu autant de plaisir à quitter le pouvoir que le roi Victor-Emmanuel à se sentir mourir. Il raconte fort tristement qu’après l’explosion de surprise que provoqua sa destitution, après tous les témoignages de regret qu’elle lui attira, la solitude se fit bien vite autour de lui, et que, le jour où il quitta Vienne pour se rendre à Londres, il n’y avait personne à la gare. Il raconte avec la même mélancolie qu’à son premier retour, comme il assistait à un Requiem dans l’église Saint-Michel, il aperçut beaucoup de visages connus, mais qu’on n’eut pas l’idée de lui offrir une place ou de se serrer pour lui en faire une, en sorte que pendant tout l’office il dut rester debout. — « J’ai la satisfaction de penser, écrivait-il quelques années plus tard, que, durant ma dernière maladie, personne ne s’est inquiété de moi. Il est bien triste de se survivre ainsi ; mais cela a ce bon côté qu’on cesse de tenir à la vie. »

Il se reprochait d’avoir en trop bonne opinion de l’espèce humaine et d’avoir cru aux amitiés. — « Ma politique, s’écriait-il, aurait dû consister à avoir le moins d’amis possible. » — Puis, faisant un retour sur lui-même et se souvenant des imprudences qui l’avaient perdu, il ajoutait : « On m’a souvent dit que j’avais de l’esprit. Si seulement j’avais eu le bon esprit de ne pas faire de sottises ! »


G. VALBERT.


  1. Aus Drei Viertel-Jahrhunderten, Erinnerungen und Aufzeichnungen, von Friedrich Ferdinand Graf von Beust, in zwei Bänden. Stuttgart, 1887.
  2. Der Kanzler à la minute, von Sigmund Schlesinger ; livraison du 4 janvier 1887 de la Deutsche Rundschau.