M. de Bismarck et les prochaines élections prussiennes

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M. de Bismarck et les prochaines élections prussiennes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 71 (p. 681-692).
M. DE BISMARCK
ET
LES PROCHAINES ELECTIONS PRUSSIENNES

Avant peu, l’Angleterre et la Prusse, comme la France, seront appelées à renouveler leurs parlemens. Les électeurs français auront à décider quelle forme de gouvernement leur convient, les électeurs anglais se prononceront sur une question de ministère et de politique générale. En Prusse, quel que soit le verdict rendu par le suffrage à deux degrés, il n’y aura rien de changé ni dans les choses ni dans les hommes. La Prusse est un pays où la conduite des affaires et le sort des cabinets ne dépendent point d’une majorité qui se transforme ou se déplace. Mais quoique son omnipotence soit à l’abri de tous les hasards, M. de Bismarck ne laisse pas de s’intéresser passionnément aux batailles électorales; elles échauffent, elles émeuvent encore son vieux cœur, toujours jeune, qui a déjà dévoré tant d’émotions. Sa popularité lui est plus chère qu’il ne veut bien l’avouer, et quand les gens qui ne l’aiment pas éprouvent quelque mortification, quand un de ses adversaires politiques demeure sur le carreau, il en éprouve, a-t-il dit lui-même, « une joie d’enfant. »

Les élections se feront au mois de novembre, et les partis sont entrés en campagne. La grave et aigre Gazette de l’Allemagne du Nord a engagé les conservateurs à serrer leurs rangs, et du même coup elle a invité les nationaux-libéraux à faire cause commune avec eux ; mais ces pauvres gens qui avaient tout demandé, à qui on avait tout promis et à qui on n’a rien donné, ont perdu la foi et l’espérance, et affaiblis par les défections, ils auront beaucoup de peine à se remettre en crédit auprès du chancelier, qui n’a d’estime que pour les gros bataillons et pour les vainqueurs. Les progressistes, qui ont l’humeur plus fière et le sang plus chaud, ont sur eux l’avantage de savoir nettement ce qu’ils veulent, et les discours prononcés à Breslau par leurs chefs prouvent que les échecs qu’ils ont essuyés l’an dernier n’ont pas abattu leur courage. Quelques jours auparavant, les catholiques s’étaient excités au saint combat dans l’imposant et bruyant congrès de Munster. Ceux qui s’imaginaient que le parti du centre ne demandait qu’à s’accommoder avec M. de Bismarck étaient loin de compte. Jamais M. Windthorst et ses amis ne se sont montrés plus belliqueux ni plus sûrs de la victoire; jamais encore on n’avait fait retentir plus hautement les cantiques de Sion ni soufflé avec plus d’ardeur dans ces trompettes qui font crouler les murailles de Jéricho. — « Il nous faut nos jésuites, s’est écrié un orateur ; ils nous sont aussi nécessaires que ses canons au maréchal de Moltke. Nous les voulons, on nous les rendra. »

M. de Bismarck ne ménage guère ses ennemis, mais il ne les traite pas tous de la même façon. Quand il rudoie les catholiques, on sent percer quelque estime sous la colère. Il est convenu lui-même que le parti du centre avait beaucoup de choses qui l’attiraient et le séduisaient, une admirable organisation, une excellente discipline, une direction fixe sous les ordres d’un chef également fixe, tous les avantages et les principes d’une institution conservatrice et monarchique. Il a fait un jour à M. Windthorst, à celui qu’on appelle la petite excellence, le compliment qu’il avait du plaisir à l’entendre de temps en temps ; il lui reprochait seulement d’avoir trop de goût pour l’hyperbole : « Quoique M. Windthorst, disait-il, ne soit pas chasseur, il exagère comme un chasseur. » Mais, quelque considération que puisse avoir M. de Bismarck pour les chefs du centre catholique, il a déclaré plus d’une fois qu’on ne pouvait traiter avec eux, que les demi-concessions ne leur suffisaient pas, qu’il fallait se livrer, se donner tout entier, corps et âme, qu’à la longue on se trouvait pris, et qu’il était dangereux d’être le prisonnier d’un parti qui va chercher au-delà des monts ses inspirations et ses mots d’ordre. — « Nous sommes rudes au toucher, mais aussi adhésifs que notre poix noire, » disait fièrement le président du comité central de Munster à l’ouverture du congrès catholique.

Si le parti du centre inspire à M. de Bismarck une défiance mêlée de quelque estime, il n’éprouve pour les progressistes qu’une insurmontable et méprisante aversion, qu’il ne prend pas la peine de leur cacher. Il ne voit en eux que des factieux, des rebelles, et il les traite de haut, sur un ton de chagrin amer et superbe. Il lui en coûte peu de reconnaître que la démocratie socialiste, dans certaines rencontres, peut être bonne à quelque chose ; il mourra sans avoir compris à quoi peut servir un progressiste. A vrai dire, M. Eugène Richter et ses amis n’ont jamais tenté de se concilier sa bienveillance. Tous les autres partis, successivement, ont caressé la décevante illusion qu’ils pouvaient s’entendre avec lui, et ils se sont appliqués à conquérir ses faveurs par leurs empressemens ; la plupart s’en sont mal trouvés. Il y a dans le monde des amours bien dangereuses, qui conduisent à de fatales aventures. Darwin raconte, dans son Traité de la sélection sexuelle, que, dans certaines espèces d’araignées, dont il vante du reste l’intelligence et même les vertus, la femelle joint la coquetterie à la férocité, qu’elle prend plaisir à se laisser courtiser et qu’elle hésite longtemps avant d’arrêter son choix. Il remarque aussi que, dans ces espèces, le mâle est d’ordinaire beaucoup plus petit que la femelle et qu’il doit observer la plus grande prudence en lui faisant sa cour, crainte d’accident fâcheux. Un observateur digne de foi a vu « un de ces mâles qui, au milieu de ses caresses préparatoires, fut saisi par l’objet de ses amours, enveloppé dans une toile et dévoré, spectacle qui remplit le naturaliste d’indignation et d’horreur. » Ne put-on pas croire que tel avait été le sort du chef éminent des nationaux-libéraux, M. de Bennigsen, lorsque, à la suite d’un voyage à Varzin, il disparut subitement de la scène politique? Mais il vient de rassurer ses amis en reparaissant tout à coup. Il les a harangués récemment à Hanovre; il les a engagés à être modérés dans leurs désirs comme dans leurs prétentions, à se défier des entraînemens de l’esprit de parti, et il a joint à ces sages conseils les témoignages les plus chaleureux de son admiration pour le chancelier de l’empire. Tant l’âme d’un national-libéral est au-dessus des basses rancunes !

Aucun accord, aucun marché n’est possible entre les progressistes et M. de Bismarck. Qu’ont-ils à lui offrir et que peut-il leur accorder? Ils ont un goût prononcé pour la monarchie parlementaire, et il a pour principe que la république existe de fait dans tout pays où le roi peut être contraint par son parlement à faire quelque chose qu’il ne ferait pas de son plein gré, que tout souverain que le vote d’une majorité oblige à nommer un ministre qui n’a pas sa confiance n’est plus qu’un président héréditaire, — et qu’importe qu’il soit héréditaire ou électif? L’Angleterre, l’Italie, l’Espagne, ne sont que des républiques déguisées, et en vain M. Richter proteste-t-il de son attachement à la dynastie des Hohenzollern, il sera toujours convaincu de n’être qu’un républicain et un révolutionnaire. M. de Bismarck reproche ouvertement aux progressistes de s’appliquer à ruiner l’institution monarchique par leurs calomnies et leurs dangereuses agitations. Il les accuse d’être les ennemis de l’état, des fauteurs de troubles et de séditions, et d’avoir dans leur cœur a une chambre secrète, » où se cachent des desseins pervers, des haines inavouables et des joies criminelles. « Je sais qui vous êtes, leur dit-il, et c’est au nom de mon roi que je vous combats, comme soldat et comme sujet allemand de mon souverain héréditaire. » Et quand ils répondent à ses provocations par des coups de sifflet : « Sifflez, messieurs, vous vous sentez touchés. Voyez cette créature de Dieu, celle d’où nous vient le sifflement. Elle ne siffle que lorsqu’on l’inquiète. »

M. de Bismarck s’est plaint souvent que, soit au Reichstag, soit dans la chambre des députés, il se trouvait en présence d’une majorité chicaneuse, brouillonne, animée d’un esprit de contention et d’aigreur, issue d’un accord fortuit dans la négation, disposée à rejeter tout ce qu’il lui propose. Il s’est plaint aussi que cette majorité malveillante et rétive s’accordait toujours à lui imputer tout ce qui pouvait arriver de fâcheux en Allemagne et dans le monde. Il rappelait à ce propos qu’on avait eu jadis l’habitude de rendre l’empereur Napoléon III responsable de toutes les calamités, des tremblemens de terre, des sécheresses, et que si le temps était mauvais en Chine ou en Tartarie, c’était à lui qu’on s’en prenait : « J’en arrive exactement au même point, c’est-à-dire que la baisse du prix des sucres et la mauvaise récolte des betteraves est inscrite à mon débit. Quoi qu’il puisse arriver, on dit : « Cherchez le chancelier! — qui est le seul coupable. » Aussi, dans un moment d’irritation, a-t-il déclaré que la façon dont s’exerçait le droit électoral ne pouvait manquer d’en dégoûter les gens raisonnables, que dans une génération ou deux il n’y aurait plus de chambres ni d’élections.

M. de Bismarck est un ingrat. Si l’Allemagne et la Prusse n’avaient plus de chambres ne manquerait-il pas quelque chose à son bonheur? N’a-t-il pas sujet de se féliciter qu’il y ait à Berlin un endroit où il peut dire hautement tout ce qu’il a sur le cœur et donner libre carrière à son éloquence romantique, heurtée et pittoresque, qui joint selon les cas l’invective à l’épigramme, les emportemens oratoires aux raisonnemens subtils et aux grâces aussi dégagées que perfides de sa majesté le léopard, jouant à la main chaude avec les singes? D’ailleurs, cette majorité revêche qui le chagrine quelquefois par ses refus, n’a-t-il pas la joie d’en avoir souvent raison, de dompter ses résistances par l’ascendant de son génie et de son autorité ? Elle met sa patience à l’épreuve; mais il a dit lui-même plus d’une fois que sa vie n’avait été qu’une longue bataille, que la contradiction était son élément. Que deviendrait-il le jour où il n’aurait plus à se battre contre personne ?

Quel que soit le résultat des élections prussiennes, on ne peut espérer qu’il s’en déclare satisfait. Pour qu’une chambre lui agréât pleinement, il faudra la composer presque tout entière de représentans de la classe agricole, de la grande et de la petite propriété. On sait la préférence toute particulière qu’il a pour les gens qui possèdent au moins quelques bons arpens de terre au soleil, et surtout pour ces hobereaux campagnards qui sont leurs propres fermiers, « pour ces messieurs au visage hâlé, qui trottent dès cinq heures du matin sur leurs champs pour les mettre en culture à la sueur de leur front, et de qui l’on peut dire : « Dieu veuille nous conserver longtemps de tels possesseurs de terre, qui restent toute l’année à la campagne ! » Selon lui, l’agriculture est non-seulement le premier métier du monde, mais le seul qui ne gâte ni l’esprit ni le caractère. Les gens qui sèment et qui labourent sont les meilleurs, les plus fidèles serviteurs de l’état; ils rendent de pieux respects à leur roi, ils croient tout ce que leur dit leur gouvernement, et les grandes phrases libérales glissent sur leur bon sens « comme l’eau sur les ailes du canard. » Le chancelier disait, il y a quelques mois, qu’il ne serait pas absolument déraisonnable de faire une loi portant qu’en Prusse nul ne peut être président du conseil s’il n’est agriculteur. Mais, selon toute apparence, les électeurs prussiens ne lui donneront pas la chambre qu’il désire, recrutée presque entièrement parmi ceux qu’il appelle « les enfans gentils, qui ne se plaignent de rien et ne demandent rien. »

Autant il aime les enfans gentils, autant il a d’instinctive antipathie pour les parlementaires de profession, pour quiconque se fait un métier de discuter les affaires de l’état, de questionner des ministres et de les mettre en contradiction avec eux-mêmes, de travailler l’opinion publique dans les assemblées et dans la presse, race indiscrète, ergoteuse, « improductive par excellence, » sans compter qu’elle trouve à redire à tout et qu’elle érige le mécontentement en vertu. Dans une société bien réglée, les particuliers se consacrent à leurs petites affaires; l’agriculteur s’occupe de fumer son champ, le commerçant d’achalander sa boutique, laissant le soin des intérêts généraux à un homme de génie, assisté de ses commis. Mais les politiciens, les beaux parleurs, les raisonneurs artificieux et pressans, les députés à l’esprit tracassier, pointu, féconds en chicanes et en difficultés, sont la perte des monarchies. Ils se mêlent de tout, ils croient tout savoir et ne savent rien, « étant de ces gens qui, d’une loge d’avant-scène, observent le spectacle du monde sans y vivre eux-mêmes. » La plupart joignent à leur mandat de représentant du peuple le métier de journaliste. « Ces deux occupations se soutiennent entre elles merveilleusement. On a le vif agrément de faire, le jour même, l’éloge de son propre discours, de le donner tout au long dans sa feuille, en ne reproduisant ceux de ses adversaires qu’avec le raccourcissement d’usage et de légères variantes. » C’est à ces publicistes orateurs que le chancelier s’en prend de la longueur infinie des sessions : « Ils peuvent parler de longue haleine, cinq heures d’horloge aisément, s’il le faut, pour ne pas laisser la parole aux autres. » Les virtuoses, les ténors de tribune ne seront jamais les amis de M. de Bismarck.

Lorsqu’il décida que les députés du Reichstag exerceraient gratuitement leurs fonctions, qu’ils ne toucheraient aucune indemnité, aucun jeton de présence, qu’ils n’auraient droit qu’à des cartes de parcours gratuit sur les chemins de fer allemands, son intention était d’écarter de cette assemblée les parlementaires qu’il n’aime pas, ceux pour qui la politique est un métier. Il a été déçu dans son espérance, car la composition du Reichstag ne diffère pas sensiblement de celle de la chambre prussienne, qui est dotée d’indemnités. Il s’est vengé dernièrement de sa déconvenue en réduisant l’usage des cartes de circulation. On citait un député qui, durant une session de huit mois, avait parcouru gratuitement plus de 17,000 kilomètres sur les voies ferrées. M. de Bismarck exige que désormais les cartes ne servent plus qu’à l’aller et au retour des députés domiciliés hors de Berlin. A ceux qui s’en plaignaient il a répondu : « Ne nous parlez pas d’obligations, nous ne sommes pas tenus de vous faire voyager. Si vous dites que les petits cadeaux entretiennent l’amitié, à la bonne heure ! mais il faut d’abord pour cela qu’il y ait amitié. » Tant de tracasseries seront en pure perte ; les politiciens de profession ne se laissent pas si facilement rebuter. Ils tiendront ferme, ils ne céderont pas la place aux enfans gentils et sages, qui ont de bonnes manières et qui écoutent plus qu’ils ne parlent. Il y aura toujours et dans le parlement impérial et dans le parlement prussien des gens qui trouveront que tout n’est pas pour le mieux ; oubliant les égards qui sont dus aux nerfs du chancelier, ils s’agiteront, ils feront du bruit, et chaque fois qu’il crèvera leur tambour, ils auront bientôt fait de s’en procurer un autre.

M. de Bismarck a ses utopies. Il rêve d’avoir affaire à des chambres où il n’y aurait point de partis, où libéraux, catholiques, conservateurs s’empresseraient à l’envi de sacrifier sur l’autel de la patrie leurs préférences personnelles, leurs idées favorites, les croyances qui leur sont le plus chères, où il suffirait de déclarer que telle loi est nécessaire à la sûreté de l’état, que l’ouverture de tel crédit est indispensable à la grandeur de l’empire, pour que chacun s’inclinât, sans se permettre de chicaner le gouvernement, ni même de le questionner. Dans la séance du 4 mars de cette année, il disait au Reichstag avec une sincérité qui avait son éloquence : « Pour moi, messieurs, la cause nationale est la question unique, sans cesse présente à ma pensée, une question qui trouble le sommeil de mes nuits, qui m’ôte le calme pendant le jour et me pousse à venir ici, dans l’âge avancé où je suis, épuiser le peu de souffle qui me reste en d’inutiles réponses à de vaines objections. Or c’est précisément l’amour de notre nation, de notre patrie, qui sommeille d’habitude chez M. le député Richter; parfois cela lui revient au cœur et alors il s’y laisse aller. » M. Richter, à qui on reprochait ainsi son patriotisme intermittent, pouvait répondre que la patrie n’est pas tous les jours en danger, que le salut public n’est pas intéressé dans tous les débats parlementaires, que parmi ces questions de partis que M. de Bismarck traite de misérables bagatelles, il en est d’assez importantes, qu’une assemblée a le droit de s’informer si les lois qu’on lui propose sont bonnes, si les crédits qu’on lui demande seront judicieusement employés, que du moment qu’on la condamne aux perpétuels et silencieux acquiescemens, on pourrait se passer de son concours et substituer au régime de la discussion l’omnipotente dictature des grands hommes. Dans les familles les plus unies, il y a toujours entre frères ou entre cousins de petites querelles qui tournent quelquefois à l’aigre; quand on a un procès avec le voisin, les différends s’apaisent; quand le voisin se tient tranquille, on recommence à se disputer. C’est l’histoire des familles; monarchies ou républiques, c’est l’histoire des états.

Mais M. de Bismarck se plaît à croire que les partis et leurs discussions byzantines ne tarderont pas à passer de mode, que la jeunesse qui étudie dans les universités d’Allemagne est impérialiste dans l’âme, qu’affranchie de tout préjugé, dégrisée de toutes les chimères constitutionnelles et libérales, elle ne croit qu’à son empereur et méprise le reste. « La génération qui grandit sous nos yeux, disait-il, a une plus haute conception de la vie politique que tous les gens de notre âge, qui en traversant les années 1847 et 1848, ont été marqués de l’estampille des partis et ne peuvent l’effacer de leur peau. Que nous soyons seulement tous morts, vous verrez alors comme l’Allemagne fleurira. » Il y a quelques jours, la Gazette de l’Allemagne du Nord, revenant sur cette idée, exhortait les électeurs prussiens à envoyer à la chambre beaucoup de ces jeunes gibelins, pour lesquels les prérogatives parlementaires et les passions confessionnelles sont un objet de pitié ou de dégoût. Nous doutons cependant que la jeunesse allemande soit tout entière dans de tels sentimens et qu’elle n’ait pas ses libéraux et ses guelfes. De nombreux étudians ont assisté au congrès de Munster; ils y ont banqueté en costume moyen âge, ils y ont porté des toasts à la sainte église catholique, et perçant de leurs rapières leurs casquettes de Bursche, ils ont juré l’un après l’autre de combattre pour la délivrance de Sion.

Quand M. de Bismarck ne cite pas Shakspeare, il emprunte volontiers ses comparaisons à la mythologie du Nord. Il disait naguère au Reichstag que tous les malheurs de l’Allemagne lui venaient du perfide et astucieux Loki et des embûches que tend ce malfaisant génie à l’aveugle crédulité d’Hoedur, le plus puissant des Ases, fils mal venu d’Odin et de Frigg. Quelques jours après, il expliqua que Loki représente « les messieurs qui parlent et qui écrivent, » que si Loki n’est pas précisément M. Richter, il lui ressemble beaucoup, et qu’Hoedur est l’électeur progressiste, qu’on nourrit de sophismes et de calomnies et qui vote aveuglément au gré de ses fallacieux tribuns. « Notre printemps national, s’écria-t-il, n’a duré que quelques années après la grande victoire ; je ne sais si l’aubaine inespérée des milliards n’a pas eu déjà sur lui une action desséchante. Mais Loki est venu, c’est-à-dire le vieil ennemi héréditaire allemand, l’esprit de discorde, qui, trouve son aliment dans les différences dynastiques ou confessionnelles, dans les jalousies de races, et surtout dans les luîtes des partis. Oui, l’esprit de parti nous envahit de toutes parts. C’est lui qui abusant l’électeur Hoedur, lequel est incapable de juger de la portée des choses, l’induit à tuer sa patrie, et c’est lui que j’accuse devant Dieu et devant l’histoire si toute l’œuvre splendide de notre nation s’en va dépérissant et si elle est gâtée par la plume après avoir été créée par l’épée. »

De quoi s’agissait-il cependant ? D’un projet de loi concernant les communications postales avec les pays d’outre-mer. Le gouvernement impérial proposait de subventionner cinq lignes jusqu’à concurrence de 5,400,000 marcs par an. Les progressistes acceptaient les lignes d’Asie et d’Afrique, mais rejetaient celle d’Australie. Était-ce un si grand forfait que, pour en signaler toute l’horreur, il fallût évoquer les plus sinistres figures de la mythologie d’Odin? Nous nous rappelons que, dans le temps, le comte Arnim accusait M. de Bismarck de tonner quelquefois sur le persil et de faire beaucoup de bruit pour peu de chose. Il remarquait à ce propos qu’on éprouve toujours quelque surprise quand on voit un éléphant se servir également de sa lourde et puissante trompe pour soulever des quintaux et pour ramasser à terre une aiguille.

Le perfide Loki réussira-t-il une fois encore à séduire le crédule Hoedur? Nous le saurons au mois de novembre. Mais assurément il ne négligera rien pour lui persuader que la politique douanière et fiscale de M. de Bismarck consiste à charger ceux qui ne possèdent pas en faveur de ceux qui possèdent; il insinuera méchamment que, si l’eau-de-vie est épargnée, c’est qu’il y a à Varzin un prince très puissant qui a des distilleries sur ses terres ; il s’appliquera surtout à démontrer qu’élever le droit sur les grains étrangers, c’est imposer le pain, et qu’un impôt sur le pain est un impôt sur le sang. Le système économique de M. de Bismarck ne plaît pas à tout le monde. Selon lui, quand le paysan a de l’argent, tout le monde en a. Or tout paysan est vendeur de grains; quand le grain est cher, il fait des bénéfices; quand il n’en fait pas, il se contente de son vieil habit et de ses vieilles galoches; quand, au contraire, il a de l’argent de reste, c’est son tailleur et son cordonnier qui en profitent, d’où il résulte que de sa capacité d’achat dépend le sort de tous les métiers et de toutes les industries.

M. de Bismarck est fermement convaincu, depuis quelque temps du moins, que les bas prix ne font pas le bonheur, que le bon marché est un faux bien et qu’on ne saurait trop se défier des faux bonheurs. Il racontait à ce propos que certaines cuisinières sont assez cruelles pour mettre les écrevisses dans l’eau froide sur le feu ; quand l’eau commence à s’échauffer, les petites bêtes donnent tous les signes d’un vif plaisir. « Cela commence bien, mais cela finit très mal. » Il en est de même, ajoutait-il, de l’ouvrier qui se félicite d’abord d’avoir le pain à bon marché, et qui bientôt, ne gagnant plus rien, est en danger de mourir de faim, attendu que la baisse des prix a toujours pour conséquence l’abaissement des salaires. Payer cher et gagner gros, voilà le vrai bonheur ; mais les hommes sont aussi aveugles que les écrevisses sur leurs vrais intérêts. Telle est sa thèse, qu’il est prêt à défendre en toute rencontre avec autant de subtilité que d’acharnement. En matière d’économie politique, toutes les thèses peuvent se soutenir, et on trouve toujours des faits à citer à l’appui. Mais Loki ne manquera pas de représenter à Hoedur que le chancelier est un économiste sujet à caution et fort changeant, qu’il ne craint pas de se contredire, qu’on pourrait écrire l’histoire de ses variations. N’a-t-il pas déclaré au mois de mai 1879 qu’il ne faut imposer sur les grains qui servent à la nourriture de l’homme, et surtout sur le seigle, qu’un simple droit de finance et non des droits protecteurs?

Loki n’aura pas de peine à persuader à l’Hoedur polonais du duché de Posen et d’ailleurs que M. de Bismarck ne lui veut aucun bien et qu’il doit renoncer à jamais à regagner sa faveur. S’il est des gens qui dans les conjonctures fâcheuses ont coutume de dire : Cherchez le chancelier! — M. de Bismarck de son côté s’écrie volontiers : Cherchez le Polonais! Il le cherche toujours et il le trouve quelquefois. Lorsque l’illustre et regretté docteur Nachtigal se présenta dans la baie de Biafra en qualité de commissaire de l’empire allemand, M. Rogozinski s’y rencontra comme à point nommé pour traverser ses desseins et l’empêcher d’arrondir ses annexions en y joignant les montagnes de Cameroun. Il le gagna de vitesse, obtint des races indigènes la cession d’une partie de leur territoire, qu’il s’empressa de placer sous le protectorat anglais, et le docteur Nachtigal arriva trop tard. M. de Bismarck a raconté lui-même cet incident; il en a pris occasion pour constater que les Rogozinski ont des fonds, et que partout où se trouve un Polonais, un malheur n’est pas loin.

Il n’avait pas attendu jusqu’à ce jour pour s’en convaincre. Le 3 décembre 1884, il disait au Reichstag que les provinces prussiennes détachées de l’ancien royaume de Pologne seraient toujours pour lui un sujet d’inquiétude, que l’agitation qu’on y entretient n’était pas bien dangereuse en temps de paix, mais qu’un politique avisé prévoit les guerres futures et pare de loin aux dangers qui s’annoncent. Il affirma dans la même séance qu’il ne s’était prêté qu’à regret au conflit avec l’épiscopat et le clergé catholique, qu’il n’avait approuvé certaines vexations, certaines rigueurs qui lui semblaient excessives, « qu’en envisageant l’affaire par son côté polonais. » — « Il y a vingt ans comme aujourd’hui, je pensais qu’on peut laisser une grande liberté d’action à l’église dans les contrées de langue allemande; si je suis entré dans la lutte, c’est que j’avais la preuve que, dans certaines provinces, en Silésie, mais surtout dans la Prusse occidentale, on polonisait avec un tel succès sous la direction du clergé que les petits-fils de grands-parens allemands, d’origine allemande, de nom allemand, ne savaient déjà plus qu’ils fussent Allemands, ne savaient plus parler l’allemand et se considéraient comme Polonais. » M. de Bismarck en concluait que son premier devoir est de fermer les portes de l’archevêché de Posen à tout prélat qu’il peut soupçonner de n’avoir pas le cœur très prussien, et qu’il entendait se réserver le droit d’interner où il lui plairait tout prêtre disposé à demander à Dieu dans ses prières la restauration de la république de Pologne.

Les internemens ne lui ont pas suffi, et les ecclésiastiques n’ont pas été les seules victimes de ses ombrageuses inquiétudes. L’Europe a appris avec étonnement que tous les Polonais russes ou autrichiens, domiciliés dans le duché de Posen, en Prusse ou en Silésie, étaient expulsés par centaines et par milliers, qu’on leur donnait tout au plus quelques semaines pour régler leurs affaires et déguerpir, que les journaliers n’étaient pas seuls à s’en aller, que des industriels, des commerçans établis depuis de longues années devaient abandonner subitement leurs fabriques ou leurs magasins. L’Europe s’est étonnée; il lui a semblé qu’on la ramenait de plusieurs siècles en arrière jusqu’au temps de l’expulsion des Maures. Quoiqu’il se soit, trouvé un journaliste allemand pour soutenir que ce n’était pas assez, que les Polonais sujets prussiens devaient être frappés comme les autres et dépossédés de leurs biens, qui seraient vendus aux enchères, le décret de bannissement n’a été approuvé, même en Prusse, qu’avec beaucoup de réserve. On a craint les représailles, et quelques-uns ont pensé que des procédés si barbares étaient à la fois un abus révoltant de la force et un aveu d’impuissance. Philippe II ne chassait que les gens dont il avait peur. Quelque soit le résultat des élections, on verra dans la nouvelle chambre un petit groupe de députés, qui, avec plus d’obstination que jamais, refuseront au gouvernement prussien tout ce qu’il lui plaira de leur demander. On les traitera d’étrangers et ils répondront : « Tant que vous administrerez le grand-duché de Posen comme vous l’avez fait jusqu’à ce jour, il y aura des étrangers parmi vous. »

Si les douleurs polonaises n’intéressent que médiocrement la grande Majorité des électeurs prussiens, l’affaire des îles Carolines les a touchés davantage, et Loki en tirera sûrement parti pour leur prouver que M. de Bismarck n’est point infaillible, qu’il s’est attiré une fâcheuse querelle avec l’Espagne, contre son attente et contre son dessein. Rien en soi n’est plus naturel ni plus légitime que cette politique coloniale où il s’est jeté à corps perdu, avec l’impétuosité de son puissant esprit et de son humeur toujours violente. L’Allemagne a produit quelques-uns des voyageurs les plus étonnans et des plus hardis explorateurs de ce siècle. Elle a le goût de l’émigration et des entreprises lointaines, et ses colons se distinguent entre tous par leur facilité à s’adapter aux milieux les plus divers et à tous les genres de vie. Elle a le génie commercial, et M. de Bismarck a pu dire avec raison : « Qui s’étonnerait de voir que l’aristocratie marchande de Hambourg désire étendre sous le protectorat de l’aigle impériale allemande ses tentacules et ses pinces vers ces pays d’outre-mer, dans lesquels autrefois elle essayait timidement de se glisser, le chapeau à la main, mendiant son pain chez l’étranger? » En ce qui concerne les Carolines, on ne peut nier que ce ne soient des maisons allemandes qui y tiennent le premier rang, et il faut considérer aussi que les gouverneurs espagnols se sont acquis aux îles Mariannes et ailleurs une fâcheuse réputation. Ils passent pour avoir la main lourde et rapace. Les commerçans allemands redoutent les gouverneurs espagnols et ne se croient pas obligés de les enrichir ; ceux des îles Carolines sont excusables d’avoir voulu faire leur pot à part.

Mais les formes, auxquelles Brid’oison avait raison de tenir, n’ont pas été observées. M. de Bismarck a été fort brusque dans son procédé, il a montré peu d’égards à un gouvernement qui lui avait témoigné une extrême déférence et le vif désir de lui être agréable, qu’il s’agît de droits de douanes sur les seigles ou d’autre chose. Le chancelier disait un jour « qu’il y a des gens à qui les pigeons tombent tout rôtis dans la bouche et qui, avant de les avaler, tiennent à s’assurer qu’ils sont à point, que cette méthode contemplative et expectante est la meilleure de toutes pour les faire s’envoler. » La précipitation a aussi ses inconvéniens, et l’Espagne, blessée dans sa fierté, a trouvé qu’on en prenait bien à son aise avec elle. Comme un vieux gentilhomme à demi ruiné, qui voit un parvenu envahir son héritage, elle n’a pas voulu aller devant le juge, elle a porté la main sur la garde de son épée et ses cris de colère ont rempli l’Europe.

Ce grand éclata causé une pénible surprise aux Allemands. Ils n’avaient consenti à s’intéresser à la politique coloniale de leur chancelier que sous bénéfice d’inventaire et sur l’assurance formelle qu’on leur avait donnée quelle entraînerait peu de dépense et ne produirait aucune complication, que tout se ferait dans les prix doux et que tout se passerait en douceur. M. Richter et M. Windthorst avaient exprimé des doutes, des appréhensions à ce sujet, M. de Bismarck s’était moqué de leurs vaines alarmes. L’Angleterre, disait-il, avait éprouvé d’abord quelque étonnement « de voir les rats de terre du voisin se jeter à l’eau, » mais on pouvait compter sur sa résignation, et quant aux Espagnols, il répondait de leurs bons sentimens, des excellentes relations d’amitié qu’il entretenait avec eux. Loki rappellera peut-être ces déclarations aux électeurs prussiens. Mais M. de Bismarck n’attendra pas jusqu’au mois de novembre pour réparer sa faute. Il étonnera le monde par sa souplesse, on ira devant le juge, et celui qu’on a choisi est tel que M. Windthorst et le centre catholique ne pourront rien trouver à redire à sa sentence. Que si Loki voulait tirer parti des affaires de Bulgarie pour démontrer à Hoedur que la clairvoyance d’un grand homme est quelquefois en défaut, il perdrait ses peines. Quels que soient ses griefs et si épais que soit son cerveau, Hoedur considérera toujours M. de Bismarck comme le premier homme du monde pour embrouiller et pour débrouiller un écheveau, et le fils d’Odin et de Frigg laisserait volontiers au chancelier de l’empire le soin de gouverner l’Europe s’il voulait bien renoncer à gouverner l’Allemagne et le royaume de Prusse.

Les journaux officieux se flattent que les progressistes perdront plus d’un siège électoral et ils attendent les plus heureux résultats de la coalition des conservateurs et des nationaux-libéraux. Quand l’événement justifierait leurs prédictions, nous doutons que M. de Bismarck réussisse jamais à grouper autour de lui une majorité de gouvernement. A quelque chambre qu’il ait affaire, il la rebutera par ses incartades, il l’étonnera par ses contradictions et il n’obtiendra rien d’elle qu’à la pointe de l’épée. Quand on considère sa politique intérieure, on croit voir une de ces comètes dont personne ne peut calculer l’orbite très excentrique et les mouvemens irréguliers et qui, s’avançant un jour de 40 degrés, rétrogradent subitement. A la vérité, la plupart des comètes sont formées d’une matière si rare et si subtile qu’on peut affronter sans crainte le hasard d’une rencontre avec ces astres aux révolutions incalculables. Mais celle dont nous parlons est pourvue d’un noyau très dense, très massif, et conservateurs, libéraux, catholiques ou progressifs, tous les partis qu’elle vient à heurter dans sa course fougueuse et fracassante résistent difficilement à la violence de ce choc; c’est une aventure dont on se souvient. M. de Bismarck est l’homme d’état qui inspire le plus de crainte à ses ennemis et qui cause sans remords le plus de chagrins à ses amis.


G. VALBERT.