M. de Lamennais et ses œuvres posthumes

La bibliothèque libre.
M. DE LAMENNAIS

Œuvres posthumes de F. Lamennais, publiées selon le vœu de l’auteur par E.-D. Forgues, Paris 1856



On raconte que, quand les missionnaires de Rome, après avoir converti au christianisme les Saxons de Northumbrie, les engagèrent à renverser eux-mêmes les idoles que jusque-là ils avaient adorées, nul n’osa porter la main sur ces images longtemps consacrées par la foi et la prière. Au milieu de l’hésitation générale, un prêtre se leva et abattit d’un coup de hache le dieu dont il connaissait mieux que personne la vanité. L’attaque du prêtre a toujours ainsi un caractère particulier de froideur et d’assurance : on sent dans les coups qu’il porte une sûreté de main que le laïc n’atteint jamais. Celui-ci, habitué à regarder de loin le sanctuaire, ne s’en approche qu’avec respect, même quand la divinité l’a quitté ; mais le prêtre, qui en connaît les secrets, l’ouvre et le livre aux regards avec l’audace d’un familier.

La critique doit saisir avec empressement les occasions qui lui sont ainsi offertes de pénétrer des mystères qu’un voile épais lui dérobe presque toujours. La foi repose à des profondeurs où il est d’ordinaire difficile de la suivre : la foi du laïc d’ailleurs arrive rarement à ce degré de netteté qui se laisse clairement définir et discuter. Mais l’apologiste devenant apostat, le prêtre laissant par son testament une sanglante injure au dogme qu’il a servi, voilà des phénomènes où les mystères de la croyance apparaissent pour ainsi dire à nu. Je ne sais si depuis Tertullien le monde a vu un signe de ce genre plus frappant que celui que Lamennais réservait à notre âge. Jamais plus grandes passions n’excitèrent dans une plus grande âme de plus violentes tempêtes ; jamais l’enfantement laborieux d’un monde nouveau n’arracha des cris de douleur plus éloquens. Comme la femme de la Bible, dans le sein de laquelle deux peuples, l’un d’élus, l’autre de réprouvés, se heurtaient, il sentit dans son ardente poitrine la lutte de siècles entiers. Chaque convulsion de ces hommes héroïques portant au cœur la blessure de leur temps, chacun de leurs cris, chacune de leurs douleurs doit être notée, car elles sont des symptômes de ce qui s’agite dans l’humanité. Les secrètes inquiétudes que la médiocrité atténue, et que les calculs de l’intérêt dissimulent, apparaissent chez eux dans leur rude et franche vérité. Les écrits de Lamennais n’ont plus rien à nous apprendre. Nul n’est tenté d’aller y chercher des leçons d’histoire, de philosophie ou de politique ; mais sa personne est un immense enseignement, un miroir de la nature humaine et toute une psychologie. C’est donc l’homme que nous allons étudier : laissant de côté la légitimité des causes qu’il a soutenues, la valeur plus ou moins grande des idées qu’il a tour à tour embrassées, nous chercherons en lui-même l’explication de ces changemens en apparence énigmatiques, et le fil qui les rattachait les uns aux autres. Peut-être résultera-t-il de cette étude quelque lumière sur l’état présent des âmes et sur les lois qui président à certaines évolutions de la pensée.


I

Peu de vies semblent au premier coup d’œil aussi profondément brisées que celle de Lamennais. Des deux parties qui la composent, la seconde ne paraît point sortir de la première, mais en être la contradiction. Et pourtant, j’espère le prouver, peu de vies ont été dominées par un principe plus invariable ; peu de natures, plus entières et moins susceptibles de se modifîer. Lamennais fut en réalité un caractère simple et tout d’une pièce : il manqua de ce qui fait la diversité d’une carrière, je veux dire l’étendue des connaissances, la variété des études, la flexibilité de l’esprit. Ce fut là son défaut, et ce fut aussi la cause de sa grandeur. Les circonstances le portèrent successivement dans des partis opposés ; mais elles ne changèrent point le tour de son imagination, ni les procédés de son style. Ame forte et esprit étroit, il ne conçut le monde que d’une seule manière ; les évolutions de sa pensée ne semblèrent qu’un prétexte pour satisfaire l’éternel besoin de sa nature, le besoin d’anathématiser et de damner.

Un même système de haine éloquente appliqué aux objets les plus divers, voilà Lamennais. Les fumées du puits de l’abîme qu’il portait dans son cœur montaient comme une éternelle vapeur de soufre, dévorant la terre, obscurcissant le ciel. Le besoin de voir partout des mystères d’iniquité, la conception d’un idéal satanique et pervers, qu’il imaginait tout exprès pour servir de prétexte à sa colère, lui inspiraient ces sombres images qui obsédaient et souvent égaraient sa raison. Son unité est dans sa rhétorique, elle tient à la forme et non au fond de ses idées ; mais la forme chez lui est bien plus essentielle que le fond. Ce ne fut ni un politique, ni un philosophe, ni un savant ; ce fut un admirable poète, obéissant à une muse sévère et toujours irritée. Les figures qu’il avait d’abord exploitées contre les idées libérales et la philosophie, il les exploita ensuite contre les rois et contre le pape. Sa rhétorique n’avait pas beaucoup de variété : l’enfer en faisait tous les frais. C’était celle des prédicateurs, des apologistes, et en général celle du clergé ; il dressait devant lui un fantôme qu’il appelait Satan, il en faisait la représentation complète du mal ; puis il le frappait de coups terribles et retentissans. Le souci de l’exactitude ne le préoccupait jamais : le monde, du moins de nos jours, n’offre guère, soit dans les institutions, soit dans les individus, ces types absolus de méchanceté. Au lieu de s’enquérir, au lieu de connaître les hommes et de chercher en quoi ils pouvaient avoir raison, il les créait selon les nécessités de sa thèse, et, afin de les détester sans contrainte, il débutait par les supposer méchans.

Par là, il fut ce qu’il fut : un ressort terrible, un arc tendu et toujours prêt à lancer le trait. La flamme vive et passagère de la passion méridionale n’a rien de commun avec ce feu ardent et sombre, avec cette colère profonde et obstinée qui ne veut pas être adoucie. Il n’y a pas de plus mauvaise disposition pour un philosophe et un critique ; il n’y en pas de meilleure pour un artiste et un poète. L’art veut du parti pris, et ne s’accommode pas de ces moyens termes où se complaît le critique. Le tour absolu des opinions de Lamennais, qui nous a valu tant de pauvres raisonnemens, tant de jugemens défectueux, nous a valu aussi les cinquante pages de grand style les plus belles de notre siècle. Jamais plus frappant exemple du partage des dons de l’esprit ne fut offert aux méditations du penseur : Lamennais est inexplicable, si l’on n’accorde que le même homme peut être à la fois artiste supérieur, philosophe médiocre et politique insensé.

Lamennais n’eut pas de maître connu : on ne peut citer un nom dont il relève, ni une institution qui puisse revendiquer une part de sa renommée. Il puisa tout dans sa forte nature et dans les croyances générales qu’il trouva répandues autour de lui. Cette éducation libre et spontanée, très favorable au développement du génie individuel, laissa dans sa culture générale des lacunes qu’il ne sut pas réparer : il ne fut jamais au courant de son temps ; ce qui germait à côté de lui fut sur lui presque sans influence. La discipline complète de l’esprit, fruit d’une gymnastique prolongée de toutes les facultés, suppose des contacts nombreux avec des ordres très divers d’activité intellectuelle ; elle n’est guère possible que dans les grands centres de mouvement littéraire et scientifique, comme sont les capitales, ou en Allemagne les villes d’universités. Lamennais ne dut rien à ces influences générales : son caractère de race, très profondément accentué, et son éducation ecclésiastique, la Bretagne et le séminaire, voilà ses origines, et, si j’ose le dire, toute son explication.

J’ai dit d’abord la Bretagne. Il en eut la sincérité, l’impétueuse droiture. La foi ardente des peuples bretons a cela de particulier, qu’elle ne repose sur aucun des motifs de crainte ou d’abaissement que renferme plus ou moins la superstition des peuples méridionaux : elle est le fait de natures loyales qui ont besoin de se dévouer à une cause. Or les causes auxquelles les âmes honnêtes se dévouent le plus volontiers sont toujours des causes désespérées. La secrète douceur de la foi est bien plus grande, appliquée au passé qu’à l’avenir. Il y a plus de mérite à aimer ce qui fut qu’à aimer ce qui sera. Le passé d’ailleurs est si poétique ! l’avenir l’est si peu ! Voilà pourquoi le Breton est essentiellement arriéré dans ses sympathies. Tous les Bretons qui sont arrivés de nos jours à faire entendre leur voix ont pour trait commun une singulière mauvaise humeur contre leur temps. Cela tient à ce vigoureux instinct de race qui leur inspire du dégoût pour tout ce qui déroge à la noblesse antique, dont notre âge parait avoir peu de souci ; mais cela tient surtout à ce fond chevaleresque et généreux qui les attache aux vaincus et leur fait de la fidélité une suprême loi. Ils aiment les choses vieilles et usées, parce qu’elles sont faibles, parce qu’on les abandonne, parce que la foule se porte vers d’autres dieux. Et c’est là le secret de leur force : au milieu de cette humanité légère qui rit, s’amuse et s’enrichit, ils conservent ce qui fait la force de l’homme et ce qui donne toujours à la longue la victoire, je veux dire la foi, le sérieux, l’antipathie pour ce qui est vulgaire, le mépris de la légèreté.

Le séminaire n’eut pas moins d’influence sur l’homme singulier que j’essaie en ce moment de caractériser. L’éducation ecclésiastique, qui a de graves inconvéniens quand il s’agit de former le citoyen et l’homme pratique, a d’excellens effets pour réveiller et développer l’originalité de l’esprit. L’enseignement de l’université, qui est certainement plus régulier, plus solide, plus discipliné, a l’inconvénient d’être trop uniforme et de laisser trop peu de place au goût individuel soit du professeur, soit de l’élève. L’église, en littérature, est somme toute moins dogmatique que l’université. Le goût y est moins pur, les méthodes y sont moins sévères ; mais la superstition littéraire du XVIIIe siècle y est moindre. Le fond y est peut-être moins sacrifié à la forme ; on y trouve plus de déclamation, mais moins de rhétorique. Cela est vrai surtout de l’enseignement supérieur. Soustrait à toute inspection, à tout contrôle officiel, le régime intellectuel des grands séminaires est celui de la liberté la plus absolue : rien ou presque rien n’étant demandé à l’élève comme devoir rigoureux, il reste en pleine possession de lui-même ; qu’on joigne à cela une solitude absolue, de longues heures de méditation et de silence, la constante préoccupation d’un but supérieur à toutes les considérations personnelles, et on comprendra quel admirable milieu forment de pareilles maisons pour développer les facultés réfléchies. Un tel genre de vie anéantit l’esprit faible, mais donne une singulière énergie à l’esprit capable de penser par lui-même. On en sort un peu dur, parce qu’on s’est habitué à placer une foule de choses au-dessus des intérêts, des jouissances et même des sentimens individuels ; mais cela même est la condition des grandes choses, qui ne se réalisent jamais sans une forte passion désintéressée. Voilà pourquoi les séminaires sont une source si importante d’esprits distingués et tiennent une si grande place dans la statistique littéraire. La nullité même de l’enseignement qui s’y donne est en un sens un avantage : l’esprit des jeunes gens y conserve plus de liberté que dans les écoles où l’enseignement est trop réglé. La vieille scolastique qu’on y apprend est si insignifiante que personne ne peut s’en contenter, et que chacun garde sa pénétration d’esprit, s’il en a, pour penser à sa guise. L’instruction positive y est, comme partout, ce que chacun se la fait ; l’esprit français, bien plus porté vers les développemens brillans et oratoires que vers la connaissance scientifique des choses, n’éprouve presque jamais sous ce rapport de besoins bien étendus.

Je ne crois pas exagérer en disant que Lamennais sortit du séminaire tout formé et déjà en possession de ses données essentielles. Les premiers essais, d’un caractère purement ascétique, qu’il publia dès 1807 sont aussi parfaits de style que ses ouvrages les plus admirés : on y trouve ce mélange pénétrant d’onction et de vigueur qui forme le cachet de son génie. Il eut tout d’abord et garda à travers ses transformations l’ampleur du style ecclésiastique, ce vocabulaire sonore, à nuances tranchées, qu’il a porté avec lui dans les camps les plus divers. Le prêtre a un style à part et dont il ne se débarrasse jamais. Le grand absolu de ses thèses lui permet des airs hautains, qui siéraient mal au philosophe ; comme il est censé parler au nom de Dieu, il lui est permis de prendre, en exposant sa pensée, un ton de supériorité que ne pourrait se donner, sans blesser la modestie, celui qui parle en son propre nom. Cela est très choquant dans la polémique, où, par la loi même du genre, les deux adversaires sont égaux, et en effet rien de plus fatigant que la polémique catholique, l’apologiste se donnant une foule d’avantages que le critique désintéressé doit se refuser ; mais dans les ouvrages oratoires cette façon de prendre les choses de haut est d’un assez grand effet. C’est par là que les mandemens des évêques se font souvent lire avec agrément, et que le latin des bulles papales, sans signifier grand’chose, a un certain charme de plénitude et de grave harmonie.

Comparé à l’ensemble de résultats nouveaux qui, depuis quarante ans, ont été découverts ou mis en circulation dans le domaine de l’histoire, de la critique et de la philosophie, le fonds d’idées de Lamennais paraît incomplet et arriéré. Lamennais n’entra pas dans le grand mouvement de rénovation scientifique qui s’empara des esprits au sortir du désert intellectuel de l’empire. Ce mouvement n’excita que ses colères : il était déjà trop fait pour se modifier et apprendre quelque chose. Un esprit si absolu d’ailleurs ne pouvait être curieux : quand on croit posséder toute vérité, soit par une révélation du dehors, soit par l’inspiration de son propre génie, il est tout simple qu’on dédaigne la voie pénible et humble de la recherche, et qu’on regarde l’investigation des détails comme une simple fantaisie d’amateur. Je ne ferais point cette critique, si à chaque page de l’Essai sur l’indifférence il n’était question de matières qui sont du domaine de l’érudition, et sur lesquelles l’auteur, faute de science, s’exprime toujours de la manière la plus inexacte. Au lieu de se mettre au courant des résultats acquis comme probables ou comme certains dans le domaine des sciences historiques et philologiques ; au lieu d’apprendre l’allemand pour profiter des vastes travaux que l’Allemagne a entassés sur toutes les branches de l’histoire, travaux dont plus tard il a reconnu l’importance ; au lieu de se mettre lui-même au nombre des chercheurs, il aimait mieux s’en tenir à des livres de dixième main, dont il interprétait et combinait à sa guise les données. Je sais bien que les gens du monde se soucient peu de la qualité de l’érudition qu’on leur sert : l’agrément ou la beauté de la forme seule les touche ; mais, malgré mon respect pour l’opinion des gens du monde, il m’est impossible, sur ce point, d’être de leur avis. Quand on parle des choses, il faut les savoir aussi bien qu’il est possible. Voltaire écrivait à Cideville qu’il se proposait bien de ne pas lire l’Histoire Littéraire de la France, que compilaient patiemment, volume par volume, les bénédictins de la congrégation de Saint-Maur. Quel dommage ! et que d’erreurs sur le moyen âge, ses mœurs et ses institutions ne se fût-il pas épargnées, s’il eût étudié avec plus de soin le savant ouvrage dont il parlait sur un ton si cavalier ! Bossuet de même écrivit toute sa vie sur la Bible et n’eut que dans ses dernières années l’idée d’apprendre l’hébreu ; notez que préalablement il s’était permis sans scrupule de faire persécuter Richard Simon, qui le savait. La plus grande partie des matières dont s’occupent ceux qu’on appelle écrivains est du domaine de l’érudition, et pourtant l’écrivain regarde comme au-dessous de lui de paraître se confondre en quelque chose avec l’érudit. On croit, par cet air dégagé, écarter à mille lieues de soi le reproche de pédantisme, si fort redouté parmi nous ; mais il est permis aussi à l’érudit de sourire, quand on vient lui présenter des exercices de style composés sur des matériaux de mauvais aloi, lorsque d’excellentes sources de renseignemens existent. On pouvait se dispenser de traiter de pareils sujets : du moment qu’on les traite, il est indispensable de le faire avec l’appareil de connaissances qu’ils exigent, et dont aucune éloquence ne saurait tenir lieu.

Le reproche que j’adresse ici à M. de Lamennais ne lui est pas personnel : il s’applique à toute l’école, si distinguée à beaucoup d’égards, qui, dans la première moitié de notre siècle, a cherché à relever le catholicisme du discrédit où il était tombé. Cette école, à laquelle on ne peut contester une véritable valeur en philosophie, et surtout en esthétique, en a très-peu sous le rapport de l’érudition. Cela est tout simple : la partie savante de l’ancien clergé qui avait survécu à la révolution, ou bien s’était totalement sécularisée, ou bien était tenue par ses tendances jansénistes et gallicanes en dehors de la nouvelle école. M. Daunou et dom Brial se fussent donné la main pour condamner des idées aussi contraires à leurs habitudes d’esprit. Or en érudition la tradition est nécessaire, et les plus louables efforts n’y sauraient suppléer. M. de Chateaubriand, qui avait une intuition si vive des temps et des races, fut arrêté sur le seuil de la grande histoire par l’insuffisance de son instruction. M. de Bonald faisait de grandes considérations sur la succession des systèmes philosophiques, et n’avait guère lu, hélas ! en fait d’histoire de la philosophie, que M. de Gérando. M. de Maistre, qui avait l’esprit éveillé sur tant de choses, en resta toujours à la philologie des jésuites, dont les Soirées de Saint-Pétersbourg présentent de si amusans spécimens. M. de Lamennais s’en tint également aux vieux argumens qui, depuis plus d’un siècle, n’ont pas cessé de défrayer les apologistes ; il ne soupçonna pas un moment que la science eût depuis cinquante ans entièrement changé d’aspect. Même sorti de l’église, il ne se renouvela pas ; en philosophie du moins, il ne dépassa jamais ses cahiers du séminaire. Cherchant toujours des argumens pour une cause bien plus que la vérité indifférente, il ne fut qu’une puissante machine intellectuelle travaillant sur le vide. La foi à son infaillibilité l’empêcha de rien demander au dehors et de comprendre l’esprit du véritable critique, se livrant pieds et mains liés aux faits pour que les faits le traînent où ils veulent.

Qu’on ne se méprenne pas sur ma pensée : il serait aussi puéril de reprocher à Lamennais de n’avoir pas été un exact et judicieux auteur qu’il le serait de reprocher à tel laborieux érudit de n’avoir point été un écrivain de brillante imagination. Le devoir de la critique n’est pas de regretter que les hommes n’aient été autre chose que ce qu’ils furent, mais d’expliquer ce qu’ils furent. Né pour s’imposer et non pour chercher, héritier déclassé des grands papes du moyen âge, des Grégoire et des Innocent, Lamennais ne pouvait se contenter d’un de ces rôles modestes, mais fructueux, où l’homme se fait oublier pour son œuvre. Au milieu des entraves que la société moderne crée aux ambitions, Lamennais ne pouvait être que chef d’école ou de part. Ses qualités et ses défauts le prédestinaient à ce rôle ; mais ce rôle à son tour devait décupler ses défauts. Rien ne rapetisse. l’esprit comme de déserter ainsi l’atmosphère libre de l’esprit humain pour se confiner dans un cénacle d’hommes distingués sans doute par cela seul qu’ils s’attachent à une idée, mais cependant secondaires, puisqu’ils acceptent le nom de disciples. Presque toujours ce dangereux régime intellectuel nuit plus au maître qu’aux disciples, et en effet cette fois le cénacle perdit le maître, et produisit des disciples plus fidèles que lui-même à sa propre pensée.

Bien d’autres avant lui avaient mis la passion et l’intrigue au service de leur foi religieuse ; la nouveauté hardie de Lamennais consista à faire du catholicisme un parti. Si cette expression est un blasphème, c’est à lui qu’en doit remonter la responsabilité. La ligue seule avait donné l’exemple de cette position singulière que le catholicisme tend de plus en plus à prendre dans l’état, de cet appel peu sérieux à la démocratie, de ce mélange bizarre d’esprit révolutionnaire et de tendances rétrogrades. Au milieu de l’uniformité de la vie contemporaine, tout ce qui groupe les hommes et constitue une force en dehors de l’état est un tel bienfait que le parti catholique a pu quelquefois servir utilement la cause du progrès. Comme protestation contre l’ancienne scolastique, comme tendance vers une méthode théologique plus accommodée aux besoins du temps, comme contrepoids au goût un peu exclusif de l’université, l’école de Lamennais avait raison, et au fond sur tous ces points elle a vaincu. Ses tendances sont devenues l’esprit général du clergé, pendant que le fondateur, entraîné par sa destinée, voyageait vers un autre ciel. Ce que Socrate a été pour le mouvement philosophique de la Grèce antique, Lamennais l’a été pour le mouvement catholique contemporain : tout procède de lui. Le changement qu’il avait désiré avec une si ardente passion s’est fait sans lui, malgré lui et avec ses malédictions. S’il eût attendu quelques années, il eût vu les principes qui le faisaient condamner devenir la politique générale de l’église ; mais telle était sa sincérité, tel son besoin de dire leurs vérités aux puissans, que peut-être alors lui eussent-ils moins souri que quand ils lui valaient la désapprobation des esprits timides et les clameurs de la médiocrité.

Quoi qu’il en soit, le triomphe accompli de l’ultramontanisme et des doctrines d’un fidéisme exagéré est le fait de Lamennais et la partie la plus nette de son héritage. Au point de vue politique, nous croyons que l’abandon des vieilles maximes gallicanes a été une imprudence dont l’église se repentira la première ; mais sous le rapport du goût et du mouvement intellectuel, on ne peut nier que la nouvelle école catholique sortie de M. de Lamennais ne soit supérieure à l’ancienne. En un sens, bien plus hostile à la raison, elle est en un autre plus rapprochée de la philosophie. Elle n’a pas ce dédain et cet éloignement pour le laïc qui formaient un des ridicules de la théologie scolastique ; au lieu de s’user à d’insignifiantes querelles ou de se borner à un ministère respectable, mais insuffisant pour les besoins du temps, elle entre dans le mouvement du siècle, en adopte les problèmes et essaie de les résoudre à sa manière. Je ne veux pas méconnaître ce qu’a de profondément vénérable ce genre particulier de bon esprit, empreint d’un peu de jansénisme, qui, jusqu’à la fin de la restauration, a fait un des caractères du clergé français : quand il se joint à cela un parfum des anciennes mœurs ecclésiastiques, comme cela a lieu dans la compagnie de Saint-Sulpice par exemple, il en résulte une des plus suaves et des plus touchantes réminiscences du passé qui se puissent imaginer. Certaines personnes, qui considèrent la trop grande importance du clergé comme un danger pour le libre développement de l’esprit, pensent même que l’inoffensive nullité de l’enseignement ecclésiastique d’autrefois valait mieux que les prétentions d’une école qui mérite bien plus d’être prise au sérieux. Je ne suis pas de cet avis. Il ne faut jamais croire qu’on ait tellement raison que les adversaires ne soient bons qu’à être affaiblis. On doit au contraire désirer que chaque idée soit représentée d’une façon aussi distinguée que possible. Il y a une solidarité entre toutes les parties du développement intellectuel d’une époque ; les grands siècles sont ceux où toutes les causes ont des défenseurs éminens et provoquent un mouvement d’études sérieuses et de solide réflexion.

Je sortirais de mon sujet si j’essayais d’exposer ici par quelles associations d’idées l’école néo-catholique réussit à faire tenir un moment dans son sein les élémens les plus divers, et par quelle fatalité logique elle aboutit aux excès les plus opposés. C’est l’homme que j’étudie dans Lamennais : or les destinées de l’école qu’il a fondée se sont accomplies en dehors de lui et contre lui. Il m’en coûterait d’ailleurs de démêler une équivoque qui, encore aujourd’hui, conserve quelques partisans de plus à la liberté. Tel est l’absolu des doctrines du catholicisme que le mot de liberté ne peut avoir pour les catholiques le même sens que pour nous. Pour le catholique, la liberté ne saurait être, comme pour le vrai libéral, le droit qu’a tout homme de croire et de faire ce que bon lui semble dans les limites ou le droit semblable des autres n’est point atteint ; la liberté du catholique est toujours plus ou moins la liberté du bien, le droit de la vérité, c’est-à-dire évidemment de ce que le catholique regarde comme le bien et la vérité. Beaucoup de catholiques, je le sais, entendent la liberté d’une façon plus loyale et seraient prêts à donner aux autres la liberté qu’ils réclament pour eux-mêmes ; mais qu’ils me permettent de leur dire qu’en cela ils me semblent peu d’accord avec les principes essentiels de leur foi[1]. Du moment qu’on admet qu’une certaine doctrine est la vérité absolue, hors de laquelle il n’y a point de salut, il est impossible de ne pas lui créer un privilège ; le droit de la vérité prime tous les autres, et le plus grand service qu’on puisse rendre à ses semblables est de leur procurer, à quelque prix que ce soit, le seul bien nécessaire. L’autorité décisive en une pareille question est du reste celle de l’église elle-même. Écoutons l’encyclique par laquelle le pape Grégoire XVI condamna les opinions de Lamennais. « De cette source infecte de l’indifférentisme découle cette maxime absurde et erronée, ou plutôt ce délire, qu’il faut assurer et garantir à tous la liberté de conscience. On prépare la voie à cette pernicieuse erreur par la liberté d’opinions pleine et sans bornes qui se répand au loin pour le malheur de la société religieuse et civile, quelques-uns répétant avec une extrême impudence qu’il en résulte quelque avantage pour la religion. Mais, disait saint Augustin, qui peut mieux donner la mort à l’âme que la liberté de l’erreur ? En effet, tout frein étant ôté qui pût retenir les hommes dans les sentiers de la vérité, leur nature inclinée au mal tombe dans le précipice. » Et plus loin : « À cela se rapporte cette liberté funeste, et dont on ne peut avoir assez d’horreur, la liberté de la librairie pour publier quelque écrit que ce soit, liberté que quelques-uns osent solliciter et étendre avec tant de bruit et d’ardeur[2]. » La lettre du cardinal Pacca à Lamennais pour expliquer l’encyclique ne laisse aucun doute sur le sens de ces paroles : « Le saint-père désapprouve aussi et repousse même les doctrines relatives à la liberté des cultes et à la liberté civile et politique… Les doctrines de l’Avenir sur la liberté des cultes et la liberté de la presse… sont également très-répréhensibles et en opposition, avec l’enseignement, les maximes et la politique de l’église. Elles ont beaucoup étonné et affligé le saint-père, car si, dans certaines circonstances, la prudence exige de les tolérer comme un moindre mal, de telles doctrines ne peuvent jamais être présentées par un catholique comme un bien, ou comme une chose désirable[3]. » Voilà les déceptions auxquelles s’exposent les cœurs généreux et sincères qui croient pouvoir associer le catholicisme avec les tendances modernes. Presque toujours l’église elle-même se charge de leur faire sentir leur illusion et de leur apprendre que le parti qui réprouve toute idée libérale dans le sein du catholicisme est le seul conséquent. Ce n’est point à nous d’insister : l’inconséquence n’est jamais à nos yeux un reproche bien grave ; souvent c’est un éloge. Quand on a une fois aimé la liberté, il en reste toujours quelque chose. On peut l’oublier le jour où l’on est fort, on peut pécher gravement contre elle ; mais pour peu qu’on porte en soi de sang noble et d’instincts généreux, on se retrouve. Tout parti, quels que soient ses principes, est libéral en tant qu’il est parti, car pour servir sa cause il faut qu’il fasse appel à la liberté, et qu’il s’oppose à ce despotisme administratif qui tendrait à mettre en régie les forces intellectuelles et morales de l’humanité.

Quoi qu’il en soit, on ne peut refuser à Lamennais le mérite d’avoir vu avec une singulière perspicacité l’avenir du catholicisme et d’avoir inventé toutes les machines de guerre que le parti catholique a depuis si habilement employées. La guerre obstinée contre l’université, l’artifice par lequel les privilèges les plus exorbitans sont présentés comme une revendication toute naturelle de la liberté, l’importance prépondérante du publiciste dans l’église, sont autant d’innovations qui datent de lui. L’état de l’église de France est bien maintenant ce que le voulait Lamennais en 1825, et l’état général de l’église tend de plus en plus vers le même idéal. Le parti catholique, d’abord repoussé par l’église officielle, tend à devenir officiel à son tour. L’agence catholique que voulait Lamennais, cette espèce d’administration dont le centre eût été à Rome, et dont le journalisme eût été l’instrument principal, est au fond le programme de la réaction catholique dans toute l’Europe. Lamennais a compris tout cela, l’a appelé de ses vœux, et l’a maudit la veille du jour où ses vœux allaient se réaliser. Il vit que le système des églises nationales, composées de diocèses organisés sur une sorte de droit divin, allait se perdant dans l’idée de catholicité, que la féodalité, ou, en d’autres termes, la souveraineté divisée, tendait à disparaître de l’église comme elle a disparu de l’état, que l’église obéissait comme le monde entier à une tendance vers la centralisation. La justesse de ses prévisions sur tous ces points est vraiment digne d’admiration : je suis persuadé que l’avenir ne fera que confirmer ce qu’il a si finement entrevu.

Sans vouloir en effet hasarder de prophétie sur un sujet aussi délicat, il est permis de dire qu’une grande révolution est sur le point de s’accomplir dans le sein de la catholicité, que dis-je ? est déjà accomplie. Le type du gouvernement que Napoléon imagina pour la France devient celui de l’église. L’institution de l’évêque envisagé comme le souverain spirituel de son diocèse, réglant sa liturgie, parlant seul à ses fidèles par ses mandemens, est en contradiction avec l’état actuel du monde et la tendance des temps modernes vers les grandes agglomérations. L’évêque en vient de plus en plus à n’être que le représentant d’un pouvoir central, un véritable préfet. Que restera-t-il debout dans un pareil état de l’église ? Deux choses, l’administration romaine et le journalisme. Le journalisme en effet est seul capable d’une action centrale. L’évêque s’adresse à quelques milliers de fidèles, répandus sur quelques lieues de territoire. Le journaliste catholique s’adresse à toute la chrétienté ; il peut enseigner dans le diocèse même de l’évêque qui le combat, parler aux fidèles sans la permission du pasteur. On ne songe point assez à l’énorme importance de cette révolution ; ce que les ordres mendians furent au XIIIe siècle, le journalisme catholique l’est de nos jours : un pouvoir indépendant de l’évêque, tenant ses pouvoirs du pape, exerçant sur le terrain de l’évêque sans sa participation. L’épiscopat a fini, à force de luttes, par vaincre les ordres religieux ; vaincra-t-il le journalisme ? Il est certain du moins que jusqu’ici la victoire est restée à ce dernier : nous avons vu un archevêque humilié devant un journaliste, son diocésain ; nous avons vu poser en principe que l’ordinaire ne peut rien sur le journal qui s’imprime dans son diocèse. Il est évident que le gouvernement de l’église est dominé de plus en plus par des influences extra-épiscopales, et que l’avenir appartient à tout ce qui, de près ou de loin, exercera une action centrale dans la catholicité.

Mais qu’on réfléchisse à une autre conséquence qui sort invinciblement de ces prémisses. L’administration centrale de la catholicité établie à Rome et destinée à attirer tout à elle ne peut point être la papauté italienne des derniers siècles, fondée sur les traditions et les habitudes de l’esprit romain. Tandis que la papauté a eu dans l’église un pouvoir restreint, elle a pu déférer ce pouvoir à l’Italie ; mais, du jour où la catholicité sera réellement gouvernée par Rome, elle voudra que Rome soit une vraie image de la catholicité. Déjà les clergés locaux sont représentés à Rome par un certain nombre d’hommes importans, qui bientôt deviendront des puissances et rejetteront dans l’ombre les rouages purement romains. Il se passera là quelque chose de ce qui arriva dans la Rome profane le jour où elle fut maîtresse du monde : le monde l’absorba à son tour ; Rome ne fut plus dans Rome ; les provinces l’envahirent, en firent leur chose et se gouvernèrent par elle. Ainsi la papauté prendra le gouvernement entier de la catholicité, mais la catholicité voudra alors que la papauté soit catholique et non plus italienne. Le fait qui s’est si souvent et si logiquement produit au moyen-âge, lorsque la papauté était cosmopolite, tend à se produire de nouveau, et, de même que la papauté universelle du moyen âge eut des papes de toutes les nations, de même que la Rome impériale eut, au bout de quelque temps, des empereurs faits par les provinces, Rome aura des papes étrangers à l’Italie, français surtout, puisque la France a été le point de départ et sera longtemps le foyer du parti catholique. Le jour où Pie IX a reconnu qu’en suivant une politique italienne, il perdait la papauté, il a posé la question dans ses véritables termes. La papauté ne peut plus être qu’universelle : le personnel italien de l’administration romaine ira baissant de plus en plus ; il cessera de se recruter, et ses vides seront remplis par des étrangers. Mais l’Italie, ne profitant plus de la papauté et n’y présidant plus, n’en voudra plus et ne supportera pas qu’une fraction notable de son territoire reste sacrifiée à une administration qui n’aura plus rien d’italien. Que conclure de tout cela ? Que la papauté s’en va de l’Italie, qu’avant cinquante ans il sortira d’un conclave un pape non italien. Ce jour-là, le parti catholique aura remporté sa dernière victoire et sera arrivé réellement au gouvernement de la catholicité.

Les choses étaient loin de là en 1832. Rome, avec une sorte de pressentiment et avec sa finesse habituelle, comprit qu’on lui offrait trop de dévouement pour que ce dévouement fût désintéressé. Le parti catholique d’ailleurs, si dévoué à l’ultramontanisme, est en général peu compris des Italiens. Rome a des habitudes bien plus politiques et plus calmes : ces excès de zèle lui paraissent la conséquence de la furia francese ; elle ne les encourage jamais jusqu’à se compromettre, et les accueille avec une réserve mêlée d’une fine ironie. En condamnant des auxiliaires qui voulaient la sauver à leur profit, la papauté fit certainement un acte d’habileté. Il est curieux du reste que le sort de presque tous les apologistes qui se sont levés de notre temps pour soutenir devant le siècle la cause de l’église a été d’être condamnés. Cela tient sans doute à la prudente ingratitude qui porte les pouvoirs à n’avouer leurs publicistes que dans la limite où il convient à leurs intérêts ; mais cela tient aussi à la position du catholicisme vis-à-vis des exigences de la raison moderne. Pour défendre l’orthodoxie, on est obligé d’en sortir. Le compromis au moyen duquel on croit pouvoir être à la fois orthodoxe et libéral ne peut longtemps durer ; les élémens opposés qu’on a réunis de force se repoussent. Alors qu’arrive-t-il ? Ou l’on cesse d’être libéral, et l’on reste catholique ; ou l’on cesse d’être catholique, et l’on reste libéral.

En ce qui concerne Lamennais, un œil pénétrant eût aperçu dès-lors l’évolution hardie par laquelle il allait, dans les deux années suivantes, étonner le monde. On essaie vainement de se figurer le fougueux ecclésiaste adhérant à l’encyclique, devenant un écrivain discipliné, et renonçant par ordre supérieur aux exagérations de son zèle. La modération ne s’acquiert pas : après le paroxysme de l’Avenir, Lamennais n’avait plus qu’à briser. Une thèse nouvelle, altière, tranchée, ne répugnant pas à la violence, pouvait seule désormais offrir un aliment à sa passion et un prétexte à son style retentissant.


II

Il y a dans une des épopées de l’Inde un épisode étrange où un solitaire, après avoir été chassé du ciel d’Indra, se crée par la force de sa pensée et l’intensité de ses mérites un nouvel Indra et de nouveaux deux. Le curieux ouvrage intitulé Affaires de Rome nous fait assister à un spectacle du même genre. C’est certainement une des choses les plus honorables pour Lamennais que le calme, la réserve de bon goût et la sincérité qui respirent dans tout ce livre. Jamais on n’a réglé ses comptes avec le passé d’une façon plus digne et plus discrète. Qu’un homme, jeté dans un dédale de petites intrigues, ait pu recueillir d’aussi fraîches impressions sur l’Italie et sur Rome en particulier ; qu’au milieu de cette nullité calculée et de cette sécheresse de cœur qui caractérisent le monde romain, il ait pu naître à une vie nouvelle avec des torrens de poésie ; qu’un livre consacré à faire l’histoire de fastidieuses disputes renferme de délicieuses pages, pleines du goût de la solitude et de la vie intérieure, il y a là un signe évident de noblesse et d’élection. Au moment où la petitesse et l’envie liguées ensemble ourdissaient contre lui de ténébreuses manœuvres, il a le temps d’observer finement, de sentir avec délicatesse ; il a un souvenir pour de simples et pieux cénobites, pour son voiturin Pasquale. Il est évident que l’Italie produisit sur lui cette recrudescence de poésie qu’elle amène souvent dans les âpres natures du Nord. Les mois de l’hiver de 1832 qu’il passa à la maison des théatins de Frascati furent peut-être les plus tendres et les plus pieux de sa vie. On ne comprendra jamais les songes de l’âge d’or qui traversèrent alors cette âme riche et pure : l’incomparable éruption de l’année suivante bouillonnait déjà dans son sein ; la lutte contre les difficultés du dehors ne faisait que l’élever et l’attendrir. Quelle page charmante que le récit de sa visite aux camaldules des environs d’Albano ! Est-ce bien d’un prêtre engagé dans une ardente polémique qu’est cet élan vers le repos ? « Nous concevons très bien le genre d’attrait qu’a pour certaines âmes, fatiguées du monde et désabusées de ses illusions, la vie solitaire. Qui n’a point aspiré à quelque chose de pareil ? qui n’a pas plus d’une fois tourné ses regards vers le désert et rêvé le repos en un recoin de la forêt, ou dans la grotte de la montagne, près de la source ignorée où se désaltèrent les oiseaux du ciel ? Cependant telle n’est pas la vraie destinée de l’homme : il est né pour l’action ; il a sa tâche qu’il doit accomplir. Qu’importe qu’elle soit rude ? n’est-ce pas à l’amour qu’elle est proposée ? Il est néanmoins des temps où le courage semble défaillir, où l’on se demande si, en voulant le bien, dont tant d’obstacles souvent imprévus empêchent la production facile en apparence, on ne poursuit point une chimère, où à chaque inspiration la poitrine soulève le poids d’un immense ennui. J’ai toujours éprouvé qu’en ces momens la vue de la nature, un plus étroit contact avec elle, calmaient peu à peu le trouble intérieur. L’ombre des bois, le bruit de la source qui tombe goutte à goutte, le chant de l’oiseau dans le buisson, les bourdonnemens de l’insecte, l’éclat, le parfum des fleurs, l’ondoiement de l’herbe que la brise agite ; toutes ces choses et surtout l’intarissable exhalaison de vie, de cette vie que Dieu verse à torrens au sein de son œuvre perpétuellement jeune, perpétuellement ordonnée pour l’ensemble des êtres et pour chaque être particulier à une visible fin de félicité mystérieuse, raniment l’âme flétrie, l’abreuvent d’une sève nouvelle, lui rendent sa vigueur qui s’éteignait. »

Il faut le dire, l’impression qui résulte de cet honnête récit est entièrement favorable à Lamennais. L’idée même de son voyage, la simplicité avec laquelle il partit pour Rome, croyant que sa foi ardente et sa passion pour la justice allaient tout emporter, la naïve déception qu’il éprouva en présence des représentans de la politique romaine, décidés à ne comprendre ni écouter ses idées, sa surprise quand il lui fut prouvé que des notes diplomatiques provenant de puissances schismatiques avaient plus d’efficacité en cour de Rome que les pures raisons du zèle évangélique et de la foi, sont des traits d’une admirable candeur. Oui, quand ces trois obscurs chrétiens, comme il les appelle[4], s’en allaient vers la cité qu’ils croyaient sainte, ils étaient vraiment les représentans d’un autre âge par la simplicité naïve de leur foi. Lamennais à ce moment me rappelle son compatriote, le carme Conecta, qui partit de Rennes en 1432 pour réformer le pape et les cardinaux. Il fut brûlé comme hérétique ; Lamennais revint, mais ayant perdu la foi. « Il y a, dit-il, une certaine simplicité d’âme qui empêche de comprendre beaucoup de choses, et principalement celles dont se compose le monde réel. Sans s’attendre à le trouver parfait, ce qui ne serait pas seulement de la simplicité, mais de la folie, on se figure qu’entre lui et le type idéal qu’on s’en est formé d’après les maximes spéculativement admises, il existe au moins quelque analogie. Rien de plus trompeur que cette pensée ; Soigneusement inculquée au peuple, elle aide à le gouverner, et sous ce rapport elle peut quelquefois être un bien relatif. Elle est naturelle aussi aux esprits élevés et candides. L’expérience, il est vrai, les en désabuse, mais presque toujours trop tard. »

Je sais tout l’avantage que les personnes malveillantes pour Lamennais peuvent tirer des hésitations, des démarches embarrassées et contradictoires qui suivirent son retour en France ; mais la scission d’une vie ne se fait pas en un jour. La raideur de l’esprit se concilie d’ailleurs fort souvent avec une certaine indécision dans la pratique. La foi de Lamennais avait toujours été plutôt politique et morale que dogmatique et scientifique. Ce qu’il voulut avant tout, ce fut une certaine direction qu’il croyait la meilleure et la plus juste. Une fois qu’il lui fut constaté que la direction qu’il avait rêvée était inconciliable avec le catholicisme, il était difficile qu’il restât fidèle à la doctrine qu’on lui déclarait n’être point ce qu’il avait cru. Sur les points dogmatiques, il fit toutes les concessions qu’on voulut : il ne réserva que les droits sacrés de la conscience sur l’appréciation de la conduite à tenir ; il n’alla point jusqu’à cet héroïsme d’abnégation qui trouve tout simple que d’un jour à l’autre on soutienne des opinions opposées. En supposant même qu’il ne soit pas sorti du catholicisme par des motifs rigoureusement scientifiques, ce ne serait pas là une tache à sa loyauté. Fort peu deviennent croyans pour de bonnes preuves ; fort peu aussi deviennent incrédules pour de bonnes preuves. Il y a mille portes par lesquelles on entre dans la foi, et mille portes par lesquelles on en sort. Le reproche d’orgueil que les orthodoxes ont coutume d’appliquer à ces sortes de changemens n’est pas fondé. Le mot d’orgueil, dans le langage des moralistes chrétiens, est d’ailleurs fort suspect : souvent il sert à stigmatiser des qualités précieuses et même des vertus. Personne ne fut en un sens moins orgueilleux que Lamennais : la simplicité et la sincérité faisaient le fond de sa nature. L’ambition vulgaire, qui préfère à la gloire solide les honneurs officiels, et qui consent à ne pas vivre pour ne pas se rendre impossible, ainsi que l’on dit aujourd’hui, n’entra jamais dans son cœur. Un orgueilleux eût été brisé par les déconvenues et les avanies qu’il eut à subir ; une âme moins désintéressée y eût perdu sa naïveté et sa fraîcheur ; Lamennais en sortit plus vivant et plus créateur que jamais. La vanité se fût usée dans un stérile dépit ; Lamennais se compléta dans l’épreuve ; l’humiliation, loin de l’abattre, l’éleva et l’épura, et de l’ébranlement poétique de son âme sortirent les paroles inspirées qu’il osa, dans le moment même où il perdait sa foi première, intituler avec hardiesse et vérité : Paroles d’un Croyant.

Ce fut au printemps de 1833 que, retiré dans sa solitude de La Chesnaie, Lamennais écrivit ce livre étrange, qu’il faut louer sans réserve, à la condition qu’il soit bien entendu que personne ne songera à l’imiter. Tout ce qu’il y avait dans son âme de passion concentrée, d’orages longtemps maîtrisés, de tendresse et de piété, lui monta au cerveau comme une ivresse, et s’exhala en une apocalypse sublime, véritable sabbat de colère et d’amour. Les deux qualités essentielles de Lamennais, la simplicité et la grandeur, se déploient tout à leur aise dans ces petits poèmes où un sentiment exquis et vrai remplit avec une parfaite proportion un cadre achevé. Renonçant au rhythme poétique, qui ne convenait pas au mouvement plus oratoire que lyrique de sa pensée, il créa avec des réminiscences de la Bible et du langage ecclésiastique cette manière harmonieuse et grandiose qui réalise le phénomène unique dans l’histoire littéraire d’un pastiche de génie. Le style des psaumes et des prophètes lui était devenu si familier, qu’il s’y mouvait comme dans la forme naturelle de son esprit. Je ne lis jamais sans une impression de contagieuse magie ces pages éloquentes, où les troubles intérieurs d’une grande âme se sont exprimés avec un accent si profond. Les singularités du caractère breton où l’austérité confine à la langueur, et où sous une apparence de rudesse se cachent des tendresses infinies, expliquent seules les brusques passages, les retours étranges, qui mêlent à de sanglantes paraboles des rêves d’une ineffable douceur, véritables îles fortunées semées dans un océan de colère. Tout se succédait comme un mirage dans cette âme passionnée. Semblable au pèlerin du puits de Saint-Patrice, qui, revenu de son voyage souterrain, mêlait les visions du ciel à celles de l’enfer, Lamennais entremêle à des pages brûlantes de haine des oasis de verdure comme celui-ci :

« Lorsqu’après une longue sécheresse, une pluie douce tombe sur la terre, elle boit avidement l’eau du ciel qui la rafraîchit et la féconde.

« Ainsi les nations altérées boiront avidement la parole de Dieu, lorsqu’elle descendra sur elles comme une tiède ondée.

« Et la justice avec l’amour, et la paix et la liberté germeront dans leur sein.

« Et ce sera comme au temps où tous étaient frères, et l’on n’entendra plus la voix du maître ni la voix de l’esclave, les gémissemens du pauvre, ni les soupirs des opprimés, mais des chants d’allégresse et de bénédiction.

« Les pères diront à leurs fils : Nos premiers jours ont été troublés, pleins de larmes et d’angoisses. Maintenant le soleil se lève et se couche sur notre joie. Loué soit Dieu, qui nous a montré ces biens avant de mourir !

« Et les mères diront à leurs filles : Voyez nos fronts, à présent si calmes ; le chagrin, la douleur, l’inquiétude, y creusèrent jadis de profonds sillons. Les vôtres sont comme au printemps la surface d’un lac qu’aucune brise n’agite. Loué soit Dieu qui nous a montré ces biens avant de mourir !

« Et les jeunes hommes diront aux jeunes vierges : Vous êtes belles comme les fleurs des champs, pures comme la rosée qui les rafraîchit, comme la lumière qui les colore. Il nous est doux de voir nos pères, il nous est doux d’être auprès de nos mères ; mais quand nous vous voyons et que nous sommes près de vous, il se passe en nos âmes quelque chose qui n’a de nom qu’au ciel. Loué soit Dieu, qui nous a montré ces biens avant de mourir !

« Et les jeunes vierges répondront : Les fleurs se fanent, elles passent ; vient un jour où ni la rosée ne les rafraîchit, ni la lumière ne les colore plus. Il n’y a sur la terre que la vertu qui jamais ne se fane ni ne passe. Nos pères sont comme l’épi qui se remplit de grain vers l’automne, et nos mères comme la vigne qui se charge de fruits. Il nous est doux de voir nos pères, il nous est doux d’être auprès de nos mères, et les fils de nos pères et de nos mères nous sont doux aussi. Loué soit Dieu qui nous a montré ces biens avant de mourir ! »

Et ailleurs :

« A l’heure où l’orient commence à se voiler, où tous les bruits s’éteignent, il suivait lentement, le long des blés jaunissans déjà, le sentier solitaire.

« L’abeille avait regagné sa ruche, l’oiseau son gîte nocturne ; les feuilles immobiles dormaient sur leur tige ; un silence triste et doux enveloppait la terre assoupie.

« Une seule voix, la voix lointaine de la cloche du hameau, ondulait dans l’air calme.

« Elle disait : Souvenez-vous des morts.

« Et, comme fasciné par ses rêves, il lui semblait que la voix des morts, faible et vague, se mêlait à cette voix aérienne.

« Revenez-vous visiter les lieux où s’accomplit votre rapide voyage, y chercher les souvenirs de douleurs et de joies qui ont passé si vite ?

« Comme la fumée qui sort de nos toits de chaume et se dissipe soudain, ainsi vous vous êtes évanouis.

« Vos tombes verdissent là-bas, sous le vieux if du cimetière. Quand les souffles humides du couchant murmurent entre les hautes herbes, on dirait des esprits qui gémissent. Époux de la mort, est-ce vous qui tressaillez sur votre couche mystique ?

« Maintenant vous êtes en paix, plus de soucis, plus de larmes ; maintenant, luisent pour vous des astres plus beaux, un soleil plus radieux inonde de ses splendeurs des campagnes, des mers éthérées et des horizons infinis.

« Oh ! parlez-moi des mystères de ce monde que mes désirs pressentent, au sein duquel mon âme, fatiguée des ombres de la terre, aspire à se plonger. Parlez-moi de celui qui l’a fait et le remplit de lui-même, et seul peut remplir le vide immense qu’il a creusé en moi.

« Frères, après une attente consolée par la foi, votre heure est venue. La mienne aussi viendra, et d’autres à leur tour, la journée de labeur finie, regagnant leur pauvre cabane, prêteront l’oreille à la voix qui dit : Souvenez-vous des morts. »

Je n’ignore point les énormes objections auxquelles peuvent prêter, si on les examine comme des ouvrages de politique et de philosophie rationnelle, les écrits singuliers dans lesquels Lamennais déchargea, vers l’époque où nous sommes arrivés, la passion qui le dévorait. Ces écrits doivent être pris comme des poèmes pleins de souffle et de vie, non comme des théories élaborées avec critique et réflexion. Le genre parabolique qu’il avait adopté exige une classification tranchée des hommes en bons et en méchans, en victimes et en bourreaux, qui n’est pas fondée dans la réalité. Le problème de l’organisation humaine n’est pas si simple qu’il le suppose : les rois sont excusables de ne pas l’avoir résolu. Les aristocrates ne sont pas tous des suppôts de Satan ; le plus souvent ils trouvent l’inégalité établie plutôt qu’ils ne la font. Une foule de maux nécessaires sont représentés par Lamennais comme la faute de tel ou tel. Cela, je le répète, serait choquant au plus haut degré dans un ouvrage de science sociale. Le mal dans le monde est fondu avec le bien d’une manière si intime, qu’il est impossible de les isoler l’un de l’autre, et que retrancher l’abus, ce serait enlever du même coup les conditions de la société. Mais l’art a besoin d’un énergique parti pris : pour exciter la haine du mal et l’amour du bien, il crée des types absolus qu’on chercherait vainement dans le spectacle du monde réel.

La démocratie extrême qu’embrassa Lamennais est considérée par plusieurs comme une sorte de précipice où, après avoir perdu la foi, et livré en quelque sorte aux furies, il se jeta de désespoir. Cette volte-face fut bien plus logique qu’on ne le suppose, et tenait profondément au tour de son esprit. Comme toutes les natures fières et originales, Lamennais éprouvait le besoin d’une liberté fort étendue. Dès 1814, nous le trouvons révolté des restrictions apportées à la liberté de la presse[5] ; je doute qu’alors il voulût sincèrement la liberté pour les autres ; mais il la voulait pour lui-même, et le seul moyen de l’avoir pour lui était de la revendiquer pour tous. Souvent d’ailleurs la politique ecclésiastique, non celle du haut clergé, qui a toujours été fort mondaine, mais celle des prêtres et celle des moines, a pris la forme d’un appel au peuple. Lamennais se rattachait en ligne droite à cette famille de moines démocrates de l’Italie, aux Savonarole, aux Jean de Vicence, à ces hardis franciscains attachés à la papauté tandis qu’elle favorisait leurs vues, et, quand elle cessait de les appuyer, alliés à ses plus implacables ennemis. Après la révolution de 1830, ce trait de l’esprit de Lamennais devient de plus en plus dominant. Son caractère susceptible et son imagination, portée à l’emphase, lui faisaient prendre au tragique des mesures de police assez simples : le gendarme le plus inoffensif était pour lui un sbire altéré de sang. Quelques maladresses commises par des subalternes le mirent hors de lui et lui firent envisager le nouveau régime comme une épouvantable tyrannie. Les insurrections républicaines de 1832 et 1833 achevèrent de lui ôter le sens. La répression des émeutes amena de ces violences auxquelles les meilleurs gouvernemens ne peuvent se soustraire. C’est toujours un triste rôle que celui de la répression ; on n’y paraît jamais à son avantage, et il y a quelque chose d’injuste à reprocher à un gouvernement comme des inhumanités les rigueurs auxquelles on l’a forcé. Ce qu’il y a de singulier, c’est que plus un gouvernement est honnête, moins on lui pardonne en ce sens : dat veniam corvis, vexat censura columbas. Lamennais, qui avait trouvé tout simple que la restauration se défendît contre le parti libéral, ne pouvait pardonner au parti libéral de se défendre contre le parti ultra-révolutionnaire. Descendant la vallée du Rhône au milieu de ces mouvemens, il fut l’objet de précautions qui l’exaspérèrent et ne lui laissèrent voir partout que des mares de sang. Là est le vrai moment de sa conversion. Le parti légitimiste presque tout entier obéit au même sentiment, et telle est l’origine du mouvement qui a rattaché à la cause démocratique un certain nombre d’individualités distinguées de ce parti.

Le changement de front par lequel Lamennais passa du catholicisme le plus exagéré à la démocratie la plus ardente n’a donc rien qui doive surprendre. Son imperturbable dialectique l’entraînait vers les thèses tranchées et absolues : le catholicisme ou la démocratie pouvaient seuls la satisfaire. Le catholicisme lui ayant déclaré l’alliance de ces deux causes impossible et l’ayant sommé de choisir, il ne demanda plus qu’à la démocratie ce qui fut toujours son premier besoin, une thèse héroïque et grandiose pour laquelle il pût combattre et souffrir. Comme tous les esprits violens, le parti qu’il détestait était celui de la modération. Son besoin de s’indigner, le vif sentiment d’humanité et de justice qui l’animait, les liens qui s’établissent entre tous ceux qui sont ou se croient victimes d’un même pouvoir, l’entraînaient également vers le parti républicain. Ses rêves de perfection, qui le reportaient vers les premiers temps du christianisme comme vers un idéal, lui faisaient envisager la persécution comme le signe le plus sûr de la vérité ; aussi voulait-il, toujours être avec ceux qui souffrent. Enfin un fonds touchant de bonté et de compassion, qu’il avait toujours gardé sous sa robe de prêtre, et qui se révéla chez lui par des retours de vive tendresse, donnait à ses yeux un charme pénétrant à ce qu’il y a de pur et d’élevé dans les sentimens populaires. Le peuple représentant les instincts du cœur humain dans toute leur spontanéité, l’homme de génie a pour lui une naturelle sympathie, et s’en rapproche bien plus que des classes préoccupées de plaisirs vulgaires et d’intérêts sans grandeur.

À la vue des excès où Lamennais se laissa entraîner en poursuivant ce nouvel idéal, il est impossible de ne pas éprouver de regrets. Le prêtre sombre et fanatique se retrouva dans le démocrate. Son impétueux génie, en changeant d’objet de culte, n’avait fait que changer de haine, et il dépensa pour sa seconde foi la même passion que pour la première. Jamais homme ne posséda à un aussi haut degré la faculté d’oublier ce qu’il avait cru, et de se retrouver après une déception neuf et jeune pour une autre croyance. La préoccupation de sa pensée actuelle était telle qu’il perdait de vue celle qui l’avait non moins impérieusement dominé un peu auparavant. En présence de ces brusques changemens, des esprits plus solides que délicats ont osé poser cette question : était-il convaincu ? Oui, certes, et si l’excès était possible quand il s’agit de sincérité, je serais tenté de dire qu’il pécha par trop de conviction, puisqu’il ne sut gouverner aucun des mouvemens désordonnés de sa pensée. La foi naissait chez lui comme une obsession qui s’imposait à lui violemment, maîtrisait ses puissances et lui dictait des discours plus forts que lui. Puis, quand de son style de feu il avait donné une forme à la vision qui le préoccupait, il s’enivrait de sa propre rhétorique. Ainsi sa colère du moment devenait sa foi, sans que jamais un souvenir de son passé ou une réserve en vue de l’avenir intervînt pour modérer son dogmatisme intempérant.

Ce que nous reprochons à Lamennais, qu’on veuille bien le comprendre, ce n’est pas d’avoir changé, mais d’avoir changé d’une manière trop absolue, et, sans rien garder de la foi qu’il abandonnait, d’avoir passé subitement de l’amour à la haine. Quand on lui parlait de ses variations, il avait coutume de répondre : « Je plaindrais l’homme qui n’aurait jamais changé. » Il avait raison, si par changement il entendait le progrès rationnel d’une intelligence embrassant chaque jour un horizon de plus en plus étendu, tout en conservant le sentiment de ce qu’il y avait de bon et de vrai dans les états qu’elle a quittés ; mais les variations de Lamennais ne furent pas de ce genre : le lendemain du jour où il avait abandonné une croyance, il la détestait. En cela, il montra peu de critique, car le premier principe de la critique est qu’une doctrine ne captive ses adhérens que par ce qu’elle a de légitime. On se fait injure à soi-même en admettant qu’on a pu croire et aimer ce qui n’avait rien de vrai ni d’aimable. Si, au lieu de sortir du christianisme pour des motifs où la politique et la passion eurent plus de part que la froide raison, il en fût sorti par la voie royale de l’histoire et de la critique, peutêtre eût-il gardé sa paix, et se fût-il épargné les choquantes contradictions qui ont semblé aux yeux de plusieurs une tache à sa probité.

Quand je crée selon mon cœur un Lamennais idéal, j’arrive toujours à regretter que, désabusé de la foi à laquelle il voua d’abord toutes les forces de son âme, il n’ait pas en même temps renoncé à la vie active. J’aurais voulu qu’en restant penseur et poète, il eût cessé de s’occuper du monde et de ses révolutions, que, tout en conservant un généreux espoir dans les destinées de l’humanité, il eût pris sa retraite du monde, qui n’avait point voulu entendre ses propositions de salut ; dégagé alors de tout devoir envers l’espèce humaine, il eût continué ses libres promenades dans le monde de l’esprit, réservant pour l’art seul sa maturité riche d’expérience et de désillusions. Lamennais n’eut point cette abnégation, ou si l’on veut cet égoïsme. Une première expérience ne le dégoûta point de l’action. Il y rentra et alla heurter contre les mêmes écueils. L’homme qui veut exercer une influence sur les autres subit nécessairement celle des autres. Lamennais eut toujours le désir de voir autour de lui un cortège de disciples. Dominé par cette fougue de caractère qui veut le pouvoir pour l’exercer avec violence au nom de quelque chose d’indubitable, et par le besoin qui porte les esprits impérieux à s’emparer de la liberté des autres, il allait de préférence vers les médiocrités. Ainsi, pour maintenir son ascendant, il acceptait quelquefois celui des moins dignes ; il ne cessa jamais, sous une forme ou sous une autre, d’être un homme d’école ou de coterie.

Cette généreuse, mais imprudente ardeur, qui ne permit point à Lamennais de goûter les récompenses de sa vie, le montra souvent par des côtés où il ne s’élevait point au-dessus d’un homme ordinaire. Peu d’esprits furent plus dénués de ce qu’il faut pour la pratique des affaires. Ces grands dons du génie, dont l’emploi naturel est de consoler et de charmer l’humanité, sont d’assez peu d’usage quand il s’agit de la gouverner. Un homme vulgaire et avisé vaut mieux pour cela, et il serait facile de montrer que les qualités des hommes d’action les plus admirés ne sont au fond qu’un certain genre de médiocrité. Certes il est pénible pour le penseur de voir le mérite subalterne ou l’intrigue réussir à l’œuvre où il a échoué, en y déployant toutes ses facultés ; mais d’un autre côté nul n’est obligé à des services qui ne sont ni requis ni agréés. Loin d’avoir besoin de nous, le monde ne va jamais mieux que quand nous avons le loisir de penser à notre aise : il se passe de nous ; passons-nous de lui. Lamennais ne put jamais se résigner à cette abdication. « Qu’un homme, dit-il quelque part, possède un grand savoir, ou que son esprit embrasse un vaste horizon, saisisse beaucoup d’objets et les conçoive et les ordonne avec facilité, ou que, pénétrant au fond des choses, il voie ce que d’autres n’y voient pas, ou qu’il cherche les causes dans les effets, les lois dans les phénomènes, raisonne bien et profondément, on dit de lui qu’il est « un homme de théorie, de spéculation, nullement propre aux affaires. » Prenez-y garde, vous arriverez à définir l’homme d’affaires, l’homme pratique, l’homme d’état, comme on définirait « le sot. » C’est vrai, mais sur le terrain des affaires l’homme supérieur que décrit Lamennais ne pourra déployer tous ses avantages, tandis que l’homme ordinaire y a tous ses droits. Si l’Éloge de la Folie n’avait valu à Érasme tant de disgrâces, je proposerais aux moralistes un curieux paradoxe à traiter, l’apologie des sots. On ne comprend pas assez les services que rend dans le monde la médiocrité, les soucis dont elle nous délivre, et toute la reconnaissance que nous lui devons.

En général, les défauts de Lamennais tiennent à cette manière un peu trop absolue de juger les hommes et les choses. Il ne vit pas que la politesse renferme un grand fonds de justice et de philosophie ; il ne comprit pas ce qu’il y a d’ironie dans un certain respect. Son style a toujours les formes lourdes et pleines de la colère, jamais les formes fines et légères de la raillerie ; une certaine grossièreté d’expression trouble parfois la pureté de son goût. Il s’imagine avoir complètement raison, et s’indigne contre ceux qui ne voient pas comme lui ce qu’il croit évident. Il y a chez lui trop de colère et pas assez de dédain. Les conséquences littéraires de ce défaut sont fort graves : la colère amène la déclamation et le mauvais goût ; le dédain au contraire produit presque toujours un style délicat. La colère a besoin d’être partagée ; elle est indiscrète, car elle veut se communiquer. Le dédain est une fine et délicieuse volupté qu’on savoure à soi seul ; il est discret, car il se suffit. À cet égard, je suis toujours tenté d’opposer à Lamennais l’exemple d’un homme qui, comme lui, avait été prêtre et qui avait même professé la théologie : Daunou, dont la foi était peut-être plus éteinte que la sienne, travailla toute sa vie sur des matières ecclésiastiques, sans qu’on puisse trouver dans ses écrits ni une concession à ses anciennes croyances, ni une vivacité contre elles. Qu’on lise son bel article sur saint Bernard dans l’Histoire littéraire de la France, c’est d’un bout à l’autre un sarcasme du moyen âge et de ses institutions, voilé sous les formes d’un respect apparent. Lamennais ne connut ni cette indulgence de l’homme judicieux, qui a appris à tout comprendre, ni cette haute placidité de la philosophie, qui, ayant dépassé la sphère des disputes et des contradictions, est arrivée, comme on disait autrefois, à se reposer en Dieu. Le repos lui fut refusé ici-bas : d’impatience en impatience, il arriva jusqu’à la mort, toujours déçu par la noble inquiétude de son cœur.

Par là s’explique la médiocrité relative des ouvrages philosophiques que Lamennais produisit durant sa seconde période. Une fois la poésie de son âme jetée dans les Paroles d’un Croyant et Voix de Prison, il tomba, dans une âpre dialectique, où ses grandes qualités n’eurent plus d’emploi et où tous ses défauts se révélèrent. La vérité dans les questions sociales ne résulte point de la logique abstraite, mais de la pénétration, de la flexibilité, de la culture variée de l’esprit. En géométrie, en algèbre, où les principes sont simples et vrais d’une manière absolue, on peut s’abandonner au jeu des formules et les combiner indéfiniment sans s’inquiéter, des réalités qu’elles représentent. Dans les sciences morales et politiques, au contraire, où les principes, par leur expression insuffisante et toujours partielle, posent à moitié sur le vrai, à moitié sur le faux, les résultats du raisonnement ne sont légitimes qu’à la condition d’être contrôlés à chaque pas par l’expérience et le bon sens. Autant vaudrait essayer d’atteindre un insecte ailé avec une massue que de prétendre, avec les serres pesantes du syllogisme, saisir le vrai en d’aussi délicates matières. La logique ne saisit pas les nuances ; or les vérités de l’ordre moral résident tout entières dans la nuance. Elles s’échappent par les mailles du filet de la scolastique ; elles ne se laissent pas regarder en face, mais elles se découvrent partiellement, furtivement, tantôt plus, tantôt moins. La pensée en ligne droite de Lamennais convenait peu à cette poursuite pleine de raffinemens : ses raisonnemens aboutissent souvent à un jeu aride de formules trop simples pour être vraies. Il se ruait sur la vérité avec la lourde impétuosité d’un sanglier : la vérité fugace et légère se détournait, et, faute de souplesse, il la manquait toujours.


III

Les œuvres posthumes de M. de Lamennais, recueillies avec un soin pieux par l’exécuteur de ses volontés littéraires, M. Forgues, et dont quelques-unes sont déjà publiées, sont-elles de nature à modifier l’idée que ses autres écrits donnent de son caractère ? Nous n’oserions le dire pour l’introduction à la Divine Comédie[6], travail peu en harmonie avec ses études et ses aptitudes ; mais nous recommandons le volume intitulé Mélanges philosophiques et littéraires à ceux qui veulent connaître à fond l’illustre écrivain. À quelques égards, il y eut toujours deux hommes en Lamennais : le penseur, plein d’abandon et sincère avec lui-même, qui nous a laisse ses confessions dans les Affaires de Rome, et l’orateur un peu guindé, que les habitudes solennelles de son style entraînent parfois à la déclamation. Ces deux hommes se retrouvent dans les œuvres posthumes. Le rhéteur domine dans la préface de Dante ; l’homme attachant et digne de toute l’attention de la critique se retrouve dans les Mélanges. Il se retrouvera bien plus encore dans la Correspondance, dont la publication prochaine est annoncée. Cette correspondance sera, nous le croyons, un des documens les plus importans pour l’histoire intellectuelle de la première moitié de notre siècle. Tout ce qui tendra à rendre incomplètes les révélations qu’on est en droit d’attendre sur un homme qui appartient au public doit être hautement regretté.

Il est fâcheux que Lamennais, en traduisant la Divine Comédie, se soit cru obligé de joindre à sa traduction des considérations appartenant à l’histoire littéraire, avec laquelle il n’était point familier, et toute une philosophie de l’histoire qui a le tort grave de dégénérer souvent en lieux communs. Préoccupé d’un certain nombre de motifs d’amplification, qu’il prend pour des généralités, il ne voit pas les nuances infiniment diversifiées de ce qui est, encore moins de ce qui a été. L’histoire devient sous sa plume une sorte de grisaille incolore, formée par le mélange du blanc et du noir. Cette facile théorie qui, pour les besoins de l’esthétique, suppose tous les hommes dignes d’amour ou de haine, il l’applique sans discernement aux événemens du passé. Veut-on savoir par exemple comment l’invasion germanique et la féodalité, qui sont le nœud de l’histoire du monde, sont jugées ? « Le caractère des barbares ressemblait beaucoup à celui des tribus que nous nommons sauvages… Les barbares n’apportèrent chez les nations qu’ils envahirent aucun élément civilisateur, aucun principe d’organisation supérieure et durable. À leurs vices natifs, la cruauté, la ruse, la perfidie, la cupidité, vices communs de tous les sauvages, ils joignirent les vices des populations subjuguées, qu’ils plongèrent dans un abîme sans fond de misère, d’ignorance, de grossièreté brutale, de férocité, d’anarchie, dont le régime féodal offre le terme extrême… L’histoire ne présente aucune époque aussi calamiteuse. Ce fut le règne de la force brutale entre les mains de milliers de tyrans absolus chacun dans son domaine, en guerre perpétuelle les uns contre les autres, opprimant, dévastant de concert un peuple livré sans défense à leurs passions fougueuses, que ne contenait aucune loi, que ne tempérait chez la plupart aucun sentiment de justice, aucune idée de devoir réel, car le serf, le manant, le vilain, étaient hors de l’humanité pour ces chrétiens, comme ils se nommaient. » Cela est vrai sans doute à beaucoup d’égards ; mais que de distinctions seraient nécessaires pour qu’un tel jugement ne puisse être qualifié d’inexact ! Quelle injustice d’apprécier l’action de la race germanique dans le monde par l’incapacité puérile des Mérovingiens ou l’horrible anarchie à laquelle aboutit la féodalité vers le XIVe siècle, sans tenir compte de cette gravité, de ce sérieux, de cette profondeur de sentiment moral que les Germains apportèrent avec eux, et qui ramenèrent pour l’humanité un âge héroïque après l’avilissement et la caducité ! Si M. de Lamennais, au lieu de s’en tenir à des données superficielles, avait lu seulement les vieilles lois barbares recueillies dans le Corpus juris Germanici antiqui, il eût reconnu que, loin de s’être bornée à détruire, la race germanique a plus contribué qu’aucune autre à fonder la liberté, le droit de l’individu contre l’état et les institutions politiques dont les peuples modernes sont le plus justement fiers.

L’histoire de la théologie chrétienne suggère à M. de Lamennais des idées plus fines et plus vraies. Sans être arrivé à une précision tout à fait scientifique, faute de connaître les détails, il émet sur ce sujet, particulièrement dans son volume de Mélanges, des vues qui témoignent de réflexions fort avancées. J’ignore à quelle époque de sa vie il arriva à de pareils résultats. Il semble être sorti du catholicisme pour des motifs de froissement personnel bien plus que par la marche fatale de sa pensée : l’étude lui révéla ensuite les raisons scientifiques de l’acte qu’il avait accompli sous le coup de la passion. Dans cette recherche, à laquelle on ne peut reprocher que d’avoir été faite après coup, il porta une rare sûreté de méthode, que ne peuvent bien apprécier les hommes du monde qui n’ont pas fait de théologie. Sur la critique du surnaturel, par exemple, on trouve dans son livre d’excellentes discussions, qui égalent presque les belles analyses de la foi au merveilleux qu’a données M. Littré. « Il y a des miracles quand on y croit ; ils disparaissent quand on n’y croit plus. » Peut-on mieux dire ? Et quelle excellente page que celle-ci ! « Surtout ce qui touche l’inspiration des livres hébreux, il faut remarquer que, chez les anciens peuples, toute législation, comme toute poésie, était crue inspirée, et quand cette opinion s’établit, elle laisse dans le langage, dans certaines formules consacrées, des traces profondes qui subsistent encore aujourd’hui. L’homme voyait Dieu partout, le sentait partout, et ce n’était certes pas en cela qu’il se trompait. Par une sorte de vive et sûre intuition, il le découvrait en soi et hors de soi ; mais il ignorait ce que la raison, la philosophie, la science devaient peu à peu lui révéler, le mode de sa présence et les lois de son action. Pour établir l’inspiration surnaturelle des écrivains bibliques, on oublie donc d’abord qu’en tous lieux les premières histoires, purement traditionnelles, se composaient de récits vrais pour le fond, mais ornés dans le détail de fictions poétiques, que de tout temps le génie oriental, ami du merveilleux, a multipliées sous toutes les formes. Prenant ensuite à la lettre ce merveilleux poétique, ces fictions, y attachant une foi absolue, on a fondé sur elles l’autorité divine du livre où elles sont consignées, en même temps que l’on fondait sur l’autorité du livre la vérité de ces mêmes fictions. Que si en effet on ne consent pas à se renfermer dans ce cercle, plus de preuves possibles, ou en tout cas des preuves uniquement de raison, et qui dès-lors n’ont de force que celles de la pure raison naturelle, à qui l’on pose ce problème étrange : trouver dans la nature un motif de croire ce qu’on suppose être au-dessus de la nature. »

Sous le rapport littéraire, les Mélanges posthumes dont nous parlons me paraissent également dignes d’un grand intérêt. On y voit à quel point Lamennais fut toujours préoccupé du soin du style : une phrase bien faite lui plaisait pour elle-même, et il écrivait souvent une pensée uniquement parce que le tour lui en paraissait heureux. Les maximes détachées, sont un genre fort ingrat. Il y a une choquante prétention dans le fait d’un auteur qui se regarde penser, et qui pousse l’adoration de sa prose jusqu’à n’en pouvoir sacrifier aucun débris. La première condition de l’œuvre achevée est que le lecteur puisse croire qu’elle a été composée d’un seul trait, et qu’elle ne renferme pas une idée qui ne soit éclose spontanément dans l’esprit de l’auteur à propos du sujet : tous les intermédiaires qui ont servi à préparer la rédaction définitive, toutes les retouches, toutes les ratures doivent être dissimulées. Il serait fâcheux cependant que Lamennais ne nous eût pas livré ces curieuses confidences d’écrivain. Si l’on est blessé de voir le puissant orateur serrant dans son tiroir les antithèses et les traits brillans au fur et à mesure qu’ils lui viennent, il y a dans le soin du beau langage une garantie de sérieux fort précieuse aux yeux de la critique. Bien écrire suppose une discipline austère, une habitude de châtier sa pensée et d’en sacrifier les excès, qui sont inconciliables avec l’infériorité ou le désordre de l’esprit. C’est par là que Lamennais se distingue essentiellement des chefs de secte, qui en général écrivent très mal. Ne voyant pas beaucoup de choses à la fois, il lui était loisible de donner à son style cette limpidité qu’une pensée plus complexe n’atteint qu’avec peine. Il en était fier et jugeait fort sévèrement les façons de se mettre à l’aise avec la langue que la paresse a mises à la mode : « On ne sait presque plus le français, on ne l’écrit plus, on ne le parle plus. Si la décadence continue, cette belle langue deviendra une espèce de jargon à peine intelligible. Les journaux et la tribune ont surtout contribué à la corrompre, ainsi que certaines coteries de petits auteurs en prose et en vers, qui, avec une plénitude sans exemple de confiance en eux-mêmes et d’orgueil, sont venus secouer leurs sottises et leurs ignorances sur ce magnifique idiome… »

Je n’achève point la phrase : comme cela a lieu trop souvent chez Lamennais, elle se termine par une grossière injure. C’est la seule tache qu’il ait soufferte en son beau style ; la finesse d’esprit qui fait juger des choses non par des nuances tranchées, mais par mille tempéramens, lui manqua. À cela se rapporte un trait singulier, qui revient avec une persistance bizarre, à chaque page de ses pensées, je veux dire son antipathie pour les femmes. Lamennais est pour elles d’une sévérité révoltante : il déclare n’en avoir pas rencontré une qui fût capable de suivre un raisonnement pendant un demi-quart d’heure ; il croit les expliquer suffisamment par la vanité et la légèreté. Sa manière scolastique de prendre les choses ne lui laissa point apercevoir comment les femmes, par des voies à elles connues, arrivent à tout comprendre, non selon les principes de l’école, mais selon un tact fin et sûr. On a reproché à M. Cousin d’avoir, en s’occupant d’elles, oublié la philosophie : je pense, pour ma part, que M. Cousin n’en a jamais fait de meilleure. J’ai toujours remarqué qu’une certaine philosophie raffinée est mieux comprise par les femmes que par les hommes, et si j’avais à choisir un auditoire pour exposer ce que je regarde comme le résultat le plus élevé de la science et de la réflexion, je l’aimerais mieux composé de femmes que d’hommes élevés selon la méthode de Rollin ou de Port-Royal. L’orgueil du prêtre, dont Lamennais ne se départit jamais, l’aveugla sur tout cela : il avait vu la femme trop humble et trop docile devant lui pour qu’il pût la placer bien haut. Si l’on publie jamais sa correspondance de directeur des consciences, on aura sans doute l’explication de cet injuste dédain.

Un vif sentiment de poésie, un retour tendre et doux vers les régions sereines, dont son âme portait partout le regret, revenait parfois tempérer ses âpres rigueurs. Cette note suave, comme d’une harpe éolienne au milieu de l’orage, est le trait caractéristique de Lamennais. Entre toutes les natures poétiques de ce temps, la sienne resta la plus sincère. Il ne tomba jamais dans cette dérision de soi-même où la vanité et l’adulation d’un public frivole ont amené tant d’âmes d’abord favorisées. Il sut éviter ce ton détestable qui porte les hommes arrivés à la renommée à ne plus se prendre au sérieux, à se calomnier eux-mêmes et à rabaisser leur génie aux conditions d’un métier. Il pensa et sentit toujours pour son propre compte ; il fut vrai et se respecta jusqu’au bout. « Mon âme, pourquoi es-tu triste ? est-ce que le soleil n’est pas beau ? est-ce que sa lumière n’est pas douce, à présent que l’on voit et les feuilles et les fleurs, avec leurs mille nuances, éclore sous ses rayons, et la nature entière se ranimer d’une vie nouvelle ? Tout ce qui respire a une voix pour bénir celui qui prodigue à tous ses largesses. Le petit oiseau chante ses louanges dans le buisson, l’insecte les bourdonne dans l’herbe. Mon âme, pourquoi es-tu triste, lorsqu’il n’est pas une seule créature qui ne se dilate dans la joie, dans la volupté d’être, qui ne se plonge et ne se perde dans l’amour ?

« Le soleil est beau, sa lumière est douce ; le petit oiseau, l’insecte, la plante, la nature entière a retrouvé la vie, et s’en imprègne, et s’en abreuve : et je soupire, parce que cette vie n’est pas venue jusqu’à moi, parce que le soleil ne s’est pas levé sur la région des âmes, qu’elle est demeurée obscure et froide. Lorsque des flots de lumière et des torrens de feu inondent un autre monde, le mien reste noir et glacé. L’hiver l’enveloppe de ses frimas, comme d’un suaire éternel. Laissez pleurer ceux qui n’ont point de printemps. »

Le printemps qui lui manqua fut celui de la vie simple et de l’amour. Il concevait, par la pureté de son cœur, un idéal de tendresse et de bonté, tandis que la prodigieuse force de ses facultés spéculatives le portait vers les sommets les plus ardus de la réflexion. Les hommes habitués à vivre de la vie rationnelle éprouvent ainsi une sorte d’embarras mêlé de charme en présence de ce qui est humble et doux : l’aisance naïve des êtres simples les déconcerte. Dans le désert de cette vie solitaire que crée l’élévation de la pensée, ils mendieraient comme une faveur d’être acceptés d’un enfant. Une femme portant sur son sein un nouveau-né et s’y absorbant, la plus simple créature adorant Dieu par la joie et l’innocence leur paraît digne d’envie. Voilà ce que Lamennais cherchait dans ses rêves ; voilà la torture qui, en comprimant son cœur, en a tiré ces éloquens soupirs vers un idéal inconnu. Celui que Dieu a touché est toujours un être à part ; il est, quoi qu’il fasse, déplacé parmi les hommes ; on le reconnaît à un signe. Il n’a point de compagnon parmi ceux de son âge ; pour lui, les jeunes filles n’ont point de sourire. Lamennais était trop profondément prêtre pour jamais en perdre le caractère : il sortit d’ailleurs trop vieux du sacerdoce pour recommencer une vie complète. Il conserva l’austère tension de son premier état, et les vagues aspirations d’un cœur tendre jointes à un spiritualisme hautain. Sa riche et droite nature eût voulu toucher à la fois les deux pôles de la vie ; mais un invincible attrait, en le portant vers l’abstraction, creusait entre lui et la naïveté un abîme infini. C’est ce vide énorme qui fut son supplice, mais aussi qui fut sa noblesse. Peut-être, si sa destinée n’eût point exclu aussi absolument les conditions de la vie heureuse, nous apparaîtrait-il moins élevé et moins pur.

Sa mort fut de même couleur que sa vie, grande, altière, un peu surexcitée. Il se coucha dans son obstination, devenue raisonnée, et mourut dans sa colère. La fermeté contre des obsessions indiscrètes ne lui suffit pas ; il lui fallut la dureté. Une sépulture simple ne le contenta pas ; il lui fallut la fosse commune. Ici comme toujours, il dépassa l’effet pour l’avoir trop voulu. Ses funérailles offrirent un aspect étrange : le jour était triste et brumeux ; un petit nombre d’amis put le suivre entre deux haies de soldats. Tout se fit en silence et sans aucune prière. Au moment où la terre fut jetée, le fossoyeur, croyant tenir un mort vulgaire, demanda : « Il n’y a pas de croix ? — Non, » fut-il répondu. Aucun signe ne marquera donc pour l’avenir la tombe du vieux prêtre. Oh ! pourquoi un de ces rayons de grâce qui si souvent l’avaient touché ne vint-il pas à sa dernière heure, je ne dis pas le fléchir, mais le rendre sur quelque point légèrement inconséquent !

Retrouva-t-il la paix à ce moment suprême, et la vérité, qu’il avait tant poursuivie se découvrit-elle à lui ? Il paraît que non. Il se plaignit, dit-on, que le problème auquel il avait réfléchi toute sa vie ne lui fût pas resté moins obscur. Qu’importe ? Le doute est un hommage qu’on rend à la vérité. Après tout, s’il pécha contre elle, ce fut pour l’avoir trop aimée. Il voulut la posséder trop absolue. La vérité est comme les femmes capricieuses, que l’on perd, dit-on, pour les trop aimer. Un certain air d’indifférence réussit mieux avec elle. On la poursuit, elle fuit ; on s’arrête, fatigué, découragé : elle vient à vous ; mais pour cela il faut un degré de froideur dont les belles âmes sont rarement capables. Elles se jettent sur le nuage où elles croient que Dieu demeure, et quand elles en ont reconnu le vide, elles éclatent en reproches, parfois en blasphèmes contre l’ombre qui les a trompées : blasphèmes excusables sans doute, puisqu’ils partent de l’amour qu’on a pour la vérité, et qu’ils ne sont qu’une autre manière de l’adorer !

Oublié trop vite des partis, qui ne songent point à relever leurs morts, objet d’horreur pour les âmes pieuses qui ne pardonnent pas aux grands cœurs de préférer la vérité à eux-mêmes, Lamennais s’est vu abandonné, sans sépulture, à la place où le sort l’a frappé ; sa cendre n’a recueilli que le silence ou la malédiction. Nous avons voulu donner l’hospitalité à son âme errante, et prononcer sur elle quelques paroles d’une sympathique impartialité. La médiocrité satisfaite trouve commode d’insulter l’homme de génie qui ne jouit pas comme elle du privilège d’être infaillible et impeccable. Que ceux qui le condamnent s’interrogent et se demandent s’ils seraient, à son exemple, prêts à donner leur vie pour l’intégrité de leur pensée. Dieu l’a jugé, et il connaît maintenant le mot de cette énigme qu’il a si courageusement essayé de résoudre. Qui sait si une belle déception n’a pas trompé son attente désespérée, et si ses erreurs, fruits d’une soif ardente de la vérité, ne seront pas des titres pour la posséder ? Nous croyons qu’il fut absous, s’il arriva à l’apaisement de ses colères et à la parfaite purification de son cœur ; que ceux du moins qui veulent lui faire acheter sa gloire au prix de l’enfer le placent, comme Dante l’eût fait, dans le cercle de ces nobles réprouvés dignes de faire envie aux élus !


ERNEST RENAN.

  1. . Il serait long d’apporter ici les preuves détaillées de cette affirmation. Je me contenterai de renvoyer à une très curieuse dissertation du chanoine Muzzarelli, théologien fort autorisé à Rome, où ce savant homme a prouvé par une masse énorme de textes qu’un catholique ne peut professer sur des points essentiels les doctrines du libéralisme moderne sans se mettre en contradiction avec l’enseignement et la pratique de l’église à tous les siècles. Cette dissertation a été traduite et insérée dans le tome V de l’Histoire de l’Église de M. le baron Henrion.
  2. « Atque ex hoc putidissimo indifferentismi fonte absurda illa fluit ac erronea sententia, seu potiùs deliramentum, asserendam esse ac vindicandam cuilibet libertatem conscientiæ. Cui quidem pestilentissimo errori viam sternit plena illa, atque immoderata libertas opinionum, quae in sacrae et civilis rei labem latè grassatur, dictantibus per summam impudentiam nonnullis, aliquid ex ea commodi in religionem promanare. At quæ pejor mors animæ, quam libertas erroris ? inquiebat Augustinus. Freno quippe omni adempto, quo domines contineantur in semitis veritatis, promit jam in praeceps ipsorum natura ad malum inclinata… Huc spectat deterrima illa, ac nunquam satis execranda et detestabilis libertas artis librariae ad scripta quaelibet edenda in vulgus, quam tanto convicio audent nonnulli efflagitare ac promovere. »
  3. Affaires de Rome, p. 131-132.
  4. M. de Lamennais, M. de Montalembert, M. Lacordaire.
  5. Voir les fragmens de correspondance cités par M. Sainte-Beuve dans l’excellent article qu’il a consacré à Lamennais. [Revue des Deux Mondes du 1er février 1832 et Portraits contemporains, t. Ier.)>
  6. La traduction de Lamennais a été appréciée dans la Revue (livraison du 1er décembre 1856) par un juge compétent, M. Saint-René Taillandier.