Ma double vie/15

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Charpentier et Fasquelle (p. 199-209).
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XV


La guerre était déclarée ! Et je hais la guerre ! Elle m’exaspère, me fait frissonner de la tête aux pieds. Et, par moments, je me redressais, effrayée, bouleversée par les appels lointains de cris humains.

Ah ! la guerre !… Infamie ! Honte et douleur ! Ah ! la guerre ! Vols et crimes appuyés ! pardonnes ! glorifiés ! Je visitais dernièrement une grande aciérie. — Je ne veux pas dire dans quel pays, car tous m’ont été hospitaliers. Je ne suis pas espionne, ni moucharde, je suis évocatrice ! — Donc, je visitais une de ces effroyables usines dans lesquelles se fabriquent les engins les plus mortels. Le propriétaire, milliardaire, qui me fut présenté, était un homme aimable, nul de conversation, l’air songeur et insatisfait. Et j’appris par mon cicérone que cet homme venait de perdre une très grosse somme : plus de soixante millions, me dit-il. « Ah ! mon Dieu ! Et comment a-t-il perdu cela ? — Oh ! se récria mon interlocuteur, il ne les a pas perdus, mais il a manqué de les gagner, ce qui revient au même. » Et comme je le regardais, hébétée... « Oui, voici le fait : Vous savez qu’on parlait de guerre entre la France et l’Allemagne, à propos du Maroc ?... — Oui... — Eh bien, ce prince de l’acier espérait vendre des canons, et activait depuis un mois ses usines, qui travaillent double en ce moment, jour et nuit ; il a donné d’immenses pots-de-vin aux membres influents du gouvernement, et il a acheté des journaux en France et en Allemagne pour exciter les deux peuples. Tout a raté ! grâce à l’intervention d’hommes sages et humanitaires. Et le milliardaire est au désespoir. Il a perdu soixante... peut-être cent millions. »

Je regardais avec mépris ce misérable. Et je souhaitai ardemment le voir étouffer par ses milliards, puisque le remords lui était sans doute inconnu.

Et combien d’autres sont aussi méprisables que cet homme ! — Presque tous ceux qui s’intitulent fournisseurs des armées dans tous les pays du monde sont les plus acharnés propagateurs de la guerre.

Que tout le monde soit soldat, au moment du péril, oui, mille fois oui ! Que chacun s’arme pour la défense de la patrie, et qu’on tue pour défendre les siens et soi-même, cela tombe sous le sens ; mais qu’il y ait encore, à notre époque, de jeunes hommes dont le rêve unique est de tuer d’autres hommes pour arriver à se faire une situation, cela passe l’imagination !

Il est indiscutable qu’il faut garder nos frontières et nos colonies ; mais, puisque tout le monde est soldat, pourquoi ne prend-on pas les gardiens défenseurs dans ce « tout le monde » ? Il n’y aurait que des écoles d’officiers, et plus de ces horribles casernes qui offensent la vue.

Et quand les souverains se rendent visite, et qu’on leur offre le spectacle d’une revue, ne seraient-ils pas plus édifiés sur la valeur d’un peuple qui lui présenterait un millième de son effectif pris au hasard du sort dans la masse de ses soldats, que par l’élégante évolution d’une armée préparée à la parade ?

Ce que j’en ai vu, de ces magnifiques revues, dans tous les pays où je suis allée ! Et, cependant, je savais, de par l’histoire, que telle armée si caracolante, là, devant nous, avait fui sans grande raison devant l’ennemi.


Donc, le 19 juillet, la guerre fut sérieusement déclarée. Paris devenait le théâtre de scènes attendrissantes et burlesques. Nerveuse et délicate de santé comme je l’étais, je ne pouvais supporter la vue de tous ces jeunes êtres pris de joie, hurlant La Marseillaise, et parcourant les rues en rangs pressés, aux cris répétés de : « A Berlin ! à Berlin ! »

Mon cœur battait, car moi aussi, je croyais qu’on allait à Berlin. Mais je trouvais qu’on se préparait à ce grand acte sans respect, sans noblesse. Je comprenais toutes les fureurs, car ces gens nous avaient provoqués sans motifs plausibles.

Mon impuissance me révoltait. Et quand je voyais toutes ces mères, pâles et les yeux gonflés de larmes, tenir leurs gars dans les bras et les embrasser désespérément, une angoisse effroyable me tordait le gosier.


Je me minais, je pleurais sans cesse. Et cependant rien ne faisait prévoir l’horrible catastrophe.

Les médecins décidèrent qu’il me fallait partir de suite pour les Eaux-Bonnes. Je ne voulais pas quitter Paris. La fièvre des autres me gagnait. Mais ma faiblesse augmentant chaque jour, le 27 juillet je fus transportée presque de force dans un wagon. Mme Guérard, mon intendant et ma femme de chambre m’accompagnaient. J’avais emmené mon enfant.

Dans les gares, partout, des affiches annonçaient que l’empereur Napoléon s’était rendu à Metz, pour prendre le commandement de l’armée.

Arrivée aux Eaux-Bonnes, je dus prendre le lit. Mon état semblait très grave au docteur Leudet, qui m’a avoué, depuis, qu’il avait bien cru que j’allais mourir. Je vomissais le sang et n’étais jamais une minute sans un morceau de glace entre les dents.

Cependant au bout de douze jours je commençai à me lever. Je repris vite mes forces et mon calme, faisant de longues promenades à cheval.

Et puis, les nouvelles de la guerre présageaient la victoire. Il y avait eu grande et douce émotion en apprenant que le jeune prince impérial avait reçu le baptême des balles à Saarbrück, dans l’engagement commandé par le général Frossard.

La vie me semblait belle à nouveau. J’avais confiance dans l’issue de la guerre. Je plaignais les Allemands de s’être engagés dans une semblable aventure.

Hélas ! les belles chevauchées de gloire qui galopaient dans mon cerveau furent bousculées par les atroces nouvelles de la bataille de Saint-Privat.

Chaque jour, dans le petit jardin du casino des Eaux-Bonnes, on affichait les nouvelles politiques. C’est là que le public se renseignait. Détestant la cohue, j’envoyais mon intendant copier les dépêches.

Ah ! combien fut douloureuse cette dépêche de Saint-Privat qui, dans son laconique style, nous apprenait l’épouvantable boucherie : l’héroïque défense du maréchal Canrobert, et la première trahison de Bazaine ne venant pas au secours de son camarade.

Je connaissais Canrobert et je l’aimais infiniment. Plus tard, il fut parmi mes fidèles. Et j’ai conservé le souvenir des heures exquises passées à l’entendre raconter les prouesses des autres (jamais les siennes). Et quelle abondance d’anecdotes ! Que d’esprit ! que de charme !

Cette nouvelle de la bataille de Saint-Privat renouvelait mes fièvres. Mes nuits se peuplèrent de cauchemars. Je retombai malade.

Chaque jour les nouvelles étaient pires. Gravelotte, avec ses trente-six mille hommes, français et allemands, fauchés en quelques heures, succédait à Saint-Privat. Puis les efforts sublimes mais impuissants de Mac-Mahon, repoussé jusqu’à Sedan. Et enfin Sedan ! Sedan...

Ah ! l’horrible réveil !


Le mois d’août était mort la veille dans le fracas des armes, des hoquets. Mais la plainte des mourants allait encore vers l’espérance.

Le mois de septembre à peine né devint maudit. Son premier cri de guerre fut étouffé par la main brutale et lâche du Destin. Cent mille hommes, cent mille Français durent capituler. Et l’empereur des Français dut remettre son épée au roi de Prusse.

Ah ! le cri de douleur, le cri de rage poussé par la nation entière ! Nul ne peut l’oublier.

Le 1er septembre, vers dix heures, Claude, mon intendant, frappa à ma porte. Je ne dormais pas. Il me remit la copie des premières dépêches : « Bataille de Sedan engagée. Mac-Mahon blessé, etc... »

« Ah ! je vous en supplie, lui dis-je. Retournez là-bas, et aussitôt une nouvelle dépêche, apportez-la-moi. Je pressens quelque chose d’incroyable, de grand ! Quelque chose d’autre va venir ; et nous avons tant souffert depuis un mois, que cela ne peut être que du bien, du beau ; car la balance du bon Dieu égalise joies et souffrances. Allez, mon bon Claude, allez. »

Et je m’endormis en pleine confiance. J’étais si fatiguée que je dormis jusqu’à une heure. Quand je m’éveillai, ma femme de chambre Félicie, la plus délicieuse jeune fille qu’on puisse rêver, était assise près de mon lit. Sa jolie figure, ses grands yeux noirs étaient empreints d’une telle tristesse, que mon cœur s’arrêta de battre. Je la regardai anxieuse ; elle me remit une dépêche, la copie de là-bas : « L’empereur Napoléon III vient de remettre son épée. » Le sang m’empourpra le visage et, mes poumons étant trop faibles pour retenir un pareil flux, je laissai tomber ma tête sur l’oreiller, et le sang s’échappa de mes lèvres avec la plainte de tout mon être.

Je restai trois jours entre la vie et la mort. Le docteur Leudet fit chercher un ami de mon père, un armateur nommé M. Maunoir. Il accourut avec sa jeune femme, bien malade, elle aussi, plus malade que moi sous son aspect de fraîcheur, car elle mourut six mois après.

Grâce à leur sollicitude et aux soins énergiques du docteur Leudet, je sortis vivante de cette crise. Mais je résolus de rentrer à Paris de suite. L’état de siège allait être proclamé. Je ne voulais pas que ma mère, mes sœurs, ma nièce restassent dans la capitale. Du reste, la folie du départ s’était emparée de tout le monde, malades et touristes.

Je trouvai une voiture de poste qui consentit, à prix d’or, à me conduire au premier train qui passait.

Là, je pus me caser tant bien que mal, mais, arrivée à Bordeaux, impossible de trouver cinq places dans l’express. Mon intendant obtint de monter près du chauffeur. Mme Guérard et ma femme de chambre se casèrent je ne sais plus où, et moi j’entrai dans un wagon où se trouvaient empilées neuf personnes.

Un vieil homme laid voulut repousser mon petit garçon que j’avais introduit dans le wagon, mais je le repoussai violemment à mon tour, disant : « Pas une force humaine ne nous fera descendre de ce wagon, entendez-vous, vieil homme laid ! Nous sommes là, nous y resterons ! »

Une grosse dame, qui prenait plus de place à elle seule que trois personnes ordinaires, s’écria : « C’est gai, on étouffe déjà. C’est honteux de laisser monter dans un wagon onze personnes, quand il n’y a place que pour huit. — Eh bien, descendez, dis-je en me retournant vivement, et, vous partie, on ne sera plus que sept ! »

Le rire étouffé des autres voyageurs me fit comprendre que j’avais gagné mon auditoire. Trois jeunes hommes m’offrirent leur place ; je refusai et déclarai que je resterai debout. Les jeunes hommes se levèrent et déclarèrent qu’ils resteraient debout. Aussi, la grosse dame héla un employé : « Monsieur l’employé ! écoutez... » — L’employé s’arrêta hâtivement, le pied prêt à continuer sa marche.

« C’est honteux ! monsieur l’employé, nous sommes onze dans ce wagon ! Il est impossible de se mouvoir.

— N’en croyez pas un mot, monsieur l’employé, s’écria un des jeunes hommes. Voyez, il y a encore trois places vides, nous restons tous debout, envoyez-nous du monde ! »

L’employé s’en alla en riant et maugréant contre la plaignante, qui interpella violemment le jeune homme. Celui-ci s’inclina respectueusement devant elle : « Madame, lui dit-il, si vous voulez bien vous calmer, vous allez être très contente : nous allons nous mettre sept, en comptant l’enfant, de ce côté-ci, et vous resterez quatre de votre côté.» Le vieil homme laid, qui était mince et petit, roula un regard du côté de la grosse dame : « Quatre... murmura-t-il, quatre... ». Et son accent, son regard indiquaient que la grosso dame prenait plus d’une place.

Cet accent, ce regard ne furent pas perdus pour le jeune homme ; et avant que le vieil homme laid eût bien compris : « Tenez, monsieur, vous allez vous mettre de notre côté, dans ce bon petit coin, tous les minces seront ensemble. » Et il fit mettre à la place du vieux un placide et doux Anglais de dix-huit à vingt ans : un torse de lutteur surmonté d’une tête de baby blond. Une toute jeune femme placée en face de la grosse dame riait aux larmes. Nous trouvâmes place tous les six dans ce côté des minces, un peu serrés, mais vraiment égayés par ces petits mic-macs ; et on avait besoin de s’égayer.

Le jeune homme qui avait si spirituellement arrangé les choses était un grand beau garçon, à la figure blonde, aux yeux bleus, aux cheveux presque blancs, ce qui donnait à son visage une fraîcheur et une jeunesse attrayantes. Il prit, pendant la nuit, l’enfant sur ses genoux.

Du reste, en dehors de l’enfant, de la grosse dame et du jeune Anglais, personne ne dormait, la chaleur étant accablante. On parlait de la guerre.

Un des jeunes gens me dit, après quelques hésitations, que je ressemblais à Mlle Sarah Bernhardt. Je lui répondis que j’avais de bonnes raisons pour cela. Les jeunes gens se présentèrent : Albert Delpit, celui qui m’avait reconnue. Le baron van Zelern ou van Zerlen, je ne sais plus bien, un Hollandais. Et Félix Faure, le jeune homme aux cheveux blancs, qui me dit être du Havre et connaître beaucoup ma grand’mère.

Je restai liée d’amitié avec ces trois hommes. Sauf Albert Delpit, qui devint mon ennemi plus tard. Tous trois sont morts : Albert Delpit en désespéré, ayant touché à tout sans arriver à rien ; le baron hollandais dans un accident de chemin de fer ; et Félix Faure en Président de la République française.

La jeune femme, en entendant mon nom, se présenta à son tour : « Je crois, me dit-elle, que nous sommes un peu parentes : je suis Mme Laroque. — De Bordeaux ? lui dis-je. — Oui. » Et nous pûmes causer de notre famille : la femme du frère de ma mère était une demoiselle Laroque, de Bordeaux.


Le voyage passa assez vite malgré la chaleur, l’entassement et la soif.

L’arrivée à Paris fut plus attristée. Chacun se serra vivement la main. La mari de la grosse dame l’attendait à la gare ; il lui présenta sans mot dire une dépêche. La malheureuse en ayant pris connaissance, poussa un cri et tomba sanglotante dans ses bras.

Quel malheur venait de la frapper ? Je la regardai ; oh ! comme elle n’était plus ridicule, la pauvre femme ! J’eus un serrement de cœur à la pensée que nous avions tant ri d’elle alors qu’elle était déjà touchée par le malheur.

Rentrée chez moi, je fis prévenir ma mère que j’irai la voir dans la journée. Elle vint de suite, désirant savoir dans quel état de santé je me trouvais. C’est alors que nous arrangeâmes tout pour le départ de la famille, sauf moi qui voulais rester dans Paris assiégé. Ma mère, mon petit garçon et sa bonne, mes sœurs, ma tante Annette qui dirigeait ma maison, et la femme de chambre de ma mère, toutes furent prêtes à partir le surlendemain. J’avais fait retenir au Havre, à Frascati, ce qu’il fallait pour toute la smala.

Mais vouloir partir n’était rien. C’est pouvoir partir. Les gares étaient envahies par des familles comme la mienne qui émigraient par sagesse.

J’avais envoyé mon intendant retenir un compartiment. Il revint trois heures après, les vêtements déchirés, ayant reçu force coups de poing et de pied. « Madame ne peut pas aller dans cette foule, me dit-il, c’est impossible. Je ne suffirai pas pour la défendre. Et encore, si Madame était seule... mais avec Madame votre mère, ces demoiselles, et les enfants... c’est impossible, impossible. »

Je fis chercher en hâte trois de mes amis, je leur expliquai mon embarras, et les priai de m’accompagner.

J’adjoignis à mon intendant mon maître d’hôtel et le domestique de ma mère, lequel amena avec lui son jeune frère, qui était curé et qui se prêta de bonne grâce à nous accompagner. Nous partîmes tous dans un omnibus de chemin de fer. Nous étions dix-sept et il n’y avait en réalité que neuf voyageurs. Eh bien, je vous affirme que ces huit défenseurs n’étaient pas de trop, car ce n’était pas des êtres humains qui prenaient des billets, c’était des bêtes sauvages traquées par la peur, talonnées par le désir de fuir.

Ces brutes ne voyaient rien, que le petit guichet où se prenaient les billets, que la porte qui conduisait au train, que le train qui assurait la fuite.

La présence du jeune curé nous fut d’un grand secours. Son caractère religieux retenait parfois la bourrade.

Tous les miens, installés dans leur compartiment réservé, m’envoyaient des baisers, quand le train s’ébranla. J’eus un frisson de terreur à me sentir tout à coup si seule. C’était la première fois que je quittais ce petit être qui m’était plus cher que tout au monde.

Deux bras m’entourèrent tendrement ; et une voix murmura : « Ma petite Sarah, pourquoi n’êtes-vous pas partie ? Vous, si faible de santé, pourrez-vous supporter la solitude sans ce cher petit ? » C’était Mme Guérard qui, arrivée trop tard pour embrasser l’enfant, restait là pour consoler la mère.

Je me laissai aller à mon désespoir. Je regrettais maintenant de l’avoir émigré. Et cependant, si on arrivait à se battre dans Paris ?... Pas un instant l’idée ne me vint que j’aurais pu partir avec lui. Je me croyais utile dans Paris. Utile à quoi ? Cette croyance était stupide, mais elle était mienne. Je pensais que tous les êtres valides — et, malgré ma faiblesse, je me sentais valide, non sans raison, je l’ai prouvé depuis — devaient rester dans Paris. Et j’étais restée sans savoir ce que j’y ferais.

Je vécus quelques jours très stupéfiée par ce manque de vie autour de moi, par ce manque d’amour.