Ma double vie/16

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Charpentier et Fasquelle (p. 210-225).
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XVI


Cependant, la défense s’organisait. Je résolus d’employer mes forces et mon intelligence à soigner les blessés. Mais où installer une ambulance ? L’Odéon avait fermé ses portes. Je remuai ciel et terre pour qu’on me permit d’installer une ambulance à l’Odéon. Et, grâce à Émile de Girardin et à Duquesnel, mon désir fut exaucé.

Je me rendis au Ministère de la guerre et fis ma déclaration et ma demande. Je fus acceptée comme ambulance militaire.

Mais il fallait des vivres. J’écrivis un mot au préfet de police. Une estafette arrivait peu de temps après mon message. Il me remit ce mot du préfet :

Madame, s’il vous est possible de venir de suite, je vous attendrai jusqu’à six heures. Sinon, je vous recevrai demain matin, à huit heures. Excusez cette heure matinale, mais je suis pris à la Chambre, dès neuf heures du matin ; et comme votre mot me semble très pressant, j’ai hâte de vous être agréable si cela est en mon pouvoir.

Comte de Kératry.

Je me souvenais d’un comte de Kératry qui m’avait été présenté chez ma tante, le soir où j’avais dit des vers accompagnée par Rossini ; mais c’était un jeune lieutenant, joli garçon, spirituel et fringant. Il m’avait introduit chez sa mère. Je disais des poésies dans les soirées de la comtesse.

Le jeune lieutenant était parti pour le Mexique. Nous avions correspondu pendant quelque temps. Puis les hasards de la vie nous avaient séparés.

Je demandai à Guérard si elle pensait que le préfet était proche parent de mon jeune ami. « Je pense que oui », me dit-elle. Et nous causâmes de cela dans la voiture qui nous conduisait, car je me rendis de suite aux Tuileries, où siégeait le préfet.

Mon cœur se serra en arrivant devant le perron. J’étais venue là quelques mois auparavant, un matin d’avril, avec Mme Guérard. Comme aujourd’hui, un huissier avait ouvert la portière de ma voiture ; mais le doux soleil d’avril éclairait alors les marches, s’accrochait aux brillantes lanternes des équipages, qui sillonnaient la cour dans tous les sens.

C’était alors un va-et-vient empressé et joyeux de jeunes officiers, un élégant échange de saluts. Aujourd’hui le soleil de novembre, ouaté et sournois, plombait tout ce qu’il touchait. Les fiacres noirs et souillés se succédaient, accrochant la grille, écornant les marches, reculant ou avançant sous la grossière interpellation des cochers. Les saluts s’échangeaient par des : « Comment vas-tu, vieux ? — Oh ! la gueule de bois ! — Eh bien, a-t-on des nouvelles ? — Oui, nous sommes f... ! etc.... »

Ce palais n’était plus le même. L’atmosphère était changée. Le parfum léger que laisse dans l’air le passage de femmes élégantes avait disparu. Une vague odeur de tabac, de vêtements gras, de cheveux sales alourdissait l’air.

Ah ! la jolie impératrice des Français ! je la revoyais dans sa robe bleue brodée d’argent, appelant à son aide la fée de Cendrillon pour l’aider à remettre son petit soulier. — Ce délicieux prince impérial, je le revoyais m’aidant à placer des pots de verveines, de marguerites, et tenant dans ses bras trop faibles un énorme pot de rhododendrons derrière lequel son joli visage disparaissait.

Enfin, je revoyais l’empereur Napoléon III, avec ses yeux mi-clos, applaudissant à la répétition de la révérence qui lui était destinée.

Et la blonde impératrice s’était enfuie, vêtue de vêtements étranges, dans le coupé de son dentiste américain ; car ce n’est même pas un Français qui a eu le courage de protéger la malheureuse femme, c’est un étranger. Et le doux et utopiste empereur avait vainement essayé de se faire tuer sur le champ de bataille. Deux chevaux tués sous lui, et pas une égratignure. Et il avait rendu son épée. Et nous avions tous pleuré de rage, de honte et de douleur en apprenant cette remise d’épée. Et quel courage ne lui avait-il pas fallu, à cet homme brave, pour accomplir cet acte ! Il avait voulu sauver cent mille hommes, épargner cent mille vies, rassurer cent mille mères.

Pauvre cher empereur ! L’histoire lui rendra justice un jour, car il était bon et humanitaire, et confiant. Hélas ! hélas trop !

Je m’arrêtai un instant, avant de pénétrer dans les appartements du préfet. J’essuyai mes yeux ; et pour changer mes idées, je dis à « mon petit’dame » : « Tu me trouverais jolie, dis, si tu me voyais pour la première fois ? — Oh ! oui, dit-elle vivement. — Tant mieux ! car il faut que ce vieux préfet me trouve jolie, j’ai tant de choses à lui demander. »

Quelle ne fut pas ma surprise en reconnaissant le lieutenant devenu capitaine et préfet de police. Mon nom, lancé par l’huissier de service, le fit bondir de son fauteuil ; et c’est les deux mains tendues, le visage rieur, qu’il s’avança vers moi. « Hein ? vous m’aviez oublié ? » me dit-il. Et il salua d’un bonjour amical Mme Guérard.

« Mais je ne croyais pas que c’était vous, et j’en suis bien heureuse ; vous allez m’accorder tout ce que je veux. — Voyez-vous cela ! fit-il en éclatant de rire. Eh bien, ordonnez. Madame ! — Voilà : Je veux du pain, du lait, de la viande, des légumes, du sucre, du vin, de l’eau-de-vie, des pommes de terre, des œufs, du café... débitai-je d’une seule haleine. — Ah ! laissez-moi respirer ! s’écria le préfet-comte. Vous parlez si vite, que cela m’étouffe. »

Je m’arrêtai et repris une seconde après : « J’ai installé une ambulance à l’Odéon ; mais, comme je suis une ambulance militaire, la municipalité me refuse des vivres. J’ai déjà cinq blessés, je parviens à m’en tirer ; mais on m’annonce d’autres blessés, et il va falloir les nourrir.

— Vous serez servie au delà de vos désirs. Il y a dans le palais des vivres préparés par la malheureuse impératrice pour de longs mois ; je vais vous envoyer tout cela, sauf la viande, le pain et le lait ; mais pour cela, je vais faire donner des ordres pour que votre ambulance soit comprise dans le service municipal, quoique vous soyez ambulance militaire. Puis, voici un bon pour du sel et d’autres denrées, vous irez les chercher au nouvel Opéra. »

Je le regardai, incrédule. « Au nouvel Opéra ?… mais il est en construction, il n’y a que des échafaudages.

— Oui, c’est cela. Vous prendrez la petite porte sous l’échafaudage qui fait face à la rue Scribe ; vous monterez par l’escalier en colimaçon qui conduit au bureau des denrées ; et on vous servira. »

« Ah ! je veux encore vous demander quelque chose.

— Parlez ! Je suis résigné à vos ordres. — Je suis très inquiète, on a mis un dépôt de poudre dans les caves de l’Odéon : si on venait à bombarder Paris et qu’un obus tombât sur le monument, nous sauterions tous, et ce n’est pas mon but. — Ceci est fort juste, dit l’aimable homme, et rien n’est plus bête que d’avoir fait un dépôt de poudre à cet endroit. Mais pour cela, je vais avoir plus de mal, parce que j’ai affaire à un tas de bourgeois entêtés qui veulent organiser la défense à leur manière. Tâchez de m’avoir une pétition signée des propriétaires et commerçants les plus influents du quartier. Êtes-vous contente ? — Oui, lui dis-je, en lui serrant amicalement les mains, oui, vous êtes bon et charmant, merci. »

Je fis un mouvement vers la porte et m’arrêtai hypnotisée par un paletot placé sur un fauteuil. Mme Guérard, qui avait suivi mon regard, me tira doucement par la manche. « Oh ! ma petite Sarah, ne faites pas cela ! » Mais je coulai un regard quémandeur vers le jeune préfet qui, ne comprenant pas, me dit : « Qu’est-ce qu’il y a encore pour votre service, jolie Madame ? » Je montrai du doigt le paletot, me faisant aussi charmeuse que possible.

« Je vous demande pardon, fit-il, ahuri, je ne comprends pas du tout. » Mon doigt restait tendu vers l’objet désigné : « Donnez-le-moi ? lui dis-je. — Mon paletot ? — Oui. — Pourquoi faire ? — Pour mes blessés convalescents. » Il s’esclaffa en tombant sur un siège.

Je repris, un peu vexée par ce rire inextinguible : « Ce n’est pas si drôle, ce que je dis là. Écoutez-moi : J’ai un pauvre garçon qui a seulement deux doigts emportés, il ne veut pas rester au lit, et ça se comprend. Sa capote de soldat n’est pas assez chaude, et j’ai beaucoup de mal à chauffer le grand foyer de l’Odéon, où se tiennent les gens valides ; cet homme-là a chaud maintenant, parce que j’ai pris le paletot d’Henri Fould qui est venu l’autre jour me voir, et comme mon blessé est un colosse et qu’Henri Fould est un géant, je n’aurais jamais retrouvé une semblable occasion ; mais il va me falloir beaucoup de paletots, et celui-ci me paraît très chaud. » Je caressais l’intérieur fourré du vêtement convoité.

Le jeune préfet étouffait de rire. Il vida les poches de son paletot et, me montrant un magnifique foulard de soie blanche qu’il retira de la plus profonde : « Vous me permettez de garder mon foulard ? ».

Je fis signe que oui, d’un air résigné. Il sonna et, reprenant un air solennel, malgré le rire de ses yeux, il dit à l’huissier en lui remettant le paletot : « Portez cela dans la voiture de ces dames. » Je le remerciai et partis tout heureuse.

Je revins douze jours après, avec une liste couverte de signatures des propriétaires et commerçants du quartier de l’Odéon ; mais je restai pétrifiée sur le pas de la porte du cabinet du préfet, car celui-ci, au lieu de s’avancer vers moi, se précipita vers un placard qu’il ouvrit violemment et referma de même, après y avoir jeté quelque chose. Puis il se tint appuyé dessus comme pour m’en interdire l’entrée, me disant de sa voix spirituelle et railleuse : «Pardonnez-moi, mais j’ai pris un gros rhume, après votre première visite. J’ai mis mon paletot... Oh ! un vilain vieux paletot, pas chaud, ajouta-t-il vivement, mais enfin un paletot. Je l’ai mis là-dedans ; et voilà ! Je prends la clef ! » Et mettant cette clef dans sa poche, il vint me faire asseoir.

Mais la conversation perdit son ton de gaminerie, les nouvelles étant tristes. Depuis douze jours, les blessés s’entassaient dans les ambulances. Tout allait mal. La politique extérieure, la politique intérieure. Les Allemands s’avançaient sur Paris. On formait l’armée de la Loire. Gambetta, Chanzy, Bourbaki, Trochu, organisaient une défense désespérée.

Nous parlâmes longtemps de ces tristesses ; je lui fis part de ma douloureuse impression, la dernière fois que j’étais venue ici, aux Tuileries ; mon évocation des êtres si brillants, si pensants, si heureux alors, et si affreusement à plaindre aujourd’hui. Nous restâmes silencieux ; puis je lui serrai la main, lui disant que j’avais reçu tous ses envois, et je rentrai à l’ambulance.

En effet, le préfet m’avait envoyé : dix barriques de vin rouge, deux d’eau-de-vie, trente mille œufs rangés dans des caisses pleines de chaux et de son, cent sacs de café, vingt boîtes de thé, quarante caisses de biscuits Albert, mille boites de conserves et quantité d’autres choses.

M. Menier, le grand chocolatier, m’avait envoyé cinq cents livres de chocolat. Un de mes amis, minotier, m’avait fait don de vingt sacs de farine, dont six de


SARAH BERNHARDT (ALLÉGORIE) LA CHARITÉ (TABLEAU DE WALTER SPINDLER)
SARAH BERNHARDT (ALLÉGORIE) LA CHARITÉ (TABLEAU DE WALTER SPINDLER)
SARAH BERNHARDT (ALLÉGORIE) LA CHARITÉ
(TABLEAU DE WALTER SPINDLER)


farine de maïs. Ce minotier était celui qui m’avait demandée en mariage quand j’étais au Conservatoire. Félix Potin, mon voisin de jadis quand j’habitais 11, boulevard Malesherbes, avait répondu à mon appel et m’avait envoyé deux tonneaux de raisin sec, cent boîtes de sardines, trois sacs de riz, deux sacs de lentilles et vingt pains de sucre. J’avais reçu de M. de Rothschild deux barriques d’eau-de-vie et cent bouteilles de son vin pour les convalescents.

Je reçus, en plus, un cadeau très inattendu. Léonie Dubourg, une camarade de Grand-Champs, m’envoyait cinquante boites de fer-blanc renfermant chacune quatre livres de beurre salé. Cette jeune fille avait épousé un riche gentilhomme campagnard qui s’occupait de ses fermes, très nombreuses, paraît-il. Je fus très touchée de son souvenir, car je ne l’avais pas revue depuis le couvent.

J’avais en plus réquisitionné tous les paletots, toutes les pantoufles de mes amis. J’avais acheté un solde de deux cents gilets de flanelle ; et ma tante Betzy, qui vivait et vit encore en Hollande — elle était la sœur de ma grand’mère aveugle et elle a aujourd’hui quatre-vingt-treize ans, — ma tante Betzy trouvait moyen de me faire parvenir, par le délicieux ambassadeur de Hollande, trois cents chemises de nuit en magnifique toile de son pays, et cent paires de draps.

Je recevais de la charpie et des bandes de tous les coins de Paris. Mais c’est surtout au Palais de l’Industrie que j’allais me ravitailler en charpie et en linge de pansement.

Il y avait là, comme « cheffesse » de toutes les ambulances, une adorable femme nommée Mlle Hocquigny. Tout ce qu’elle faisait, elle le faisait avec une grâce rieuse ; tout ce qu’elle refusait, elle le refusait avec une grâce douloureuse. Mlle Hocquigny avait passé la trentaine. C’était une vieille fille qui paraissait une jeune femme : de grands yeux bleus pleins de rêve, une bouche rieuse, un ovale délicieux, des petites fossettes, et au-dessus de cette grâce, de ce rêve, de cette bouche coquette et prometteuse, un grand front comme les vierges des primitifs, un grand front un peu bombé, cerné par deux larges bandeaux très plats, très lisses, séparés par une raie droite, fine, impeccable. Ce front était comme le rempart protecteur de ce délicieux visage.

Mlle Hocquigny, très courtisée, très adorée, restait insensible à tous les hommages. Elle se sentait heureuse d’être aimée, mais elle ne permettait pas qu’on le lui dise.

Le Palais de l’Industrie avait un service extraordinaire de médecins, de chirurgiens célèbres ; tous étaient amoureux de Mlle Hocquigny, même les convalescents ; et, comme elle m’avait prise en grande amitié, elle me faisait part de ses remarques, de ses observations et de son triste dédain. Grâce à elle, je ne manquai jamais de linge, ni de charpie.

J’avais organisé mon ambulance avec peu de monde. Ma cuisinière s’était installée au foyer du public. Je lui avais acheté un immense fourneau et elle pouvait faire des soupes et des tisanes pour cinquante hommes. Son mari était chef infirmier. Je lui avais adjoint deux aides ; et Mme Guérard, Mme Lambquin et moi étions les infirmières. Nous devions veiller deux à la fois, de sorte que nous passions toujours deux nuits sur trois. Mais je préférais cela que de prendre une femme que je ne connaissais pas.

Mme Lambquin jouait les duègnes à l’Odéon. C’était une femme de visage laid, de tournure commune, mais pleine de talent. Elle avait le verbe haut et la conversation gauloise. Pour elle, un chat était un chat, et elle n’admettait pas la sournoiserie des sous-entendus. Elle était parfois gênante par la crudité de ses mots et de ses réflexions, mais elle était bonne, active, alerte et dévouée.

Mes amis, qui faisaient leur service sur les remparts, venaient me servir de secrétaires pendant leurs heures loisibles ; car j’avais un livre que je présentais chaque jour à un sergent du Val-de-Grâce qui venait savoir si j’avais des rentrants, des morts ou des sortants.

Paris était assiégé. On ne pouvait plus sortir bien loin. On ne recevait plus de nouvelles. Mais le cercle allemand n’enserrait pas les portes de la ville.

Le baron Larrey venait de temps en temps. Et j’avais comme chirurgien en chef le docteur Duchesne, qui a sacrifié ses jours, ses nuits, son talent, exclusivement aux soins de mes malheureux hommes pendant les cinq mois que dura cet affreux et réel cauchemar.


Je ne puis évoquer ces heures terribles sans une profonde émotion. Ce n’était plus la patrie en danger qui me tenait les nerfs en éveil, mais les souffrances de tous ses enfants. Ceux qui se battaient là-bas ; ceux qu’on nous apportait fracassés ou mourants ; ces nobles femmes du peuple qui faisaient la queue des heures et des heures pour recevoir le morceau de pain, de viande, le pichet de lait nécessaire à nourrir les pauvres gosses ; ah ! les pauvres femmes !... Je les voyais des fenêtres du théâtre. Je les voyais se serrer les unes contre les autres, bleuies par le froid, tapant les pieds pour ne pas les laisser geler, car cet hiver fut le plus cruel qu’on eut à subir dans une période de vingt années.

Bien souvent on m’amenait une de ces silencieuses héroïnes évanouie de fatigue ou prise de congestion subite occasionnée par le froid.

Trois malheureuses femmes furent transportées à l’ambulance. L’une d’elles avait les pieds gelés : elle perdit le pouce du pied droit. L’autre, une grosse énorme femme qui nourrissait, avait ses pauvres seins plus durs que du bois : elle hurlait de douleur. La plus jeune, une enfant de seize à dix-huit ans, mourut de froid, sur le brancard où je l’avais fait installer, afin qu’elle fût conduite chez elle. Il y avait, ce 24 décembre 1870, quinze degrés de froid.

Bien souvent, j’envoyais Guillaume, notre infirmier, les réconforter par un peu d’eau-de-vie. Ah ! que de souffrances n’ont-elles pas endurées, ces mères désolées, ces sœurs craintives, ces fiancées inquiètes ! Et combien on excuse leurs révoltes de la Commune ! même leurs folies sanguinaires !


Mon ambulance était pleine. J’avais soixante lits, et dus en improviser dix autres. Les soldats étaient dans le foyer des artistes et du public ; les officiers dans une salle réservée jadis au buffet du théâtre.

Un jour, on m’amena un jeune Breton nommé Marie Le Gallec ; il avait reçu une balle dans la poitrine, et une autre balle lui avait cassé le poignet. Le docteur Duchesne me dit simplement, après lui avoir serré fortement la poitrine d’un large bandage et étayé son pauvre poignet par des petits morceaux de bois : « Donnez à cet homme ce qu’il désire, c’est un moribond. »

Je m’approchai de lui : « Dites-moi ce qui vous ferait plaisir, Marie Le Gallec ? — Soupe ! » me répondit-il brusquement et laconiquement. Guérard s’empressa vers la cuisine et revint peu après avec un large bol plein de bouillon gras avec du pain grillé trempant dedans. Je mis le bol sur la petite planchette portative à quatre petits pieds qui servait pour les repas de mes blessés et qui, grâce à ces petits pieds, était d’une commodité parfaite.

Le moribond me regarda fixement. « Barra ! me dit-il, barra ! » — Je lui présentai la cuillère. Il secoua la tête négativement. Je lui présentai le sel, le poivre. « Barra !... barra ! » continua-t-il. Et sa pauvre poitrine trouée sifflait sous les efforts répétés de son énergique demande.

J’envoyai immédiatement au Ministère de la Marine où se trouvaient sûrement des marins bretons. J’expliquai mon triste embarras, et mon ignorance du dialecte breton. On me répondit cette phrase : « Barra veut dire pain. » Heureuse, je courus vers Le Gallec avec un gros morceau de pain. Sa figure s’illumina, il prit le pain de sa main valide, le cassa avec ses dents, et laissa tomber les morceaux dans le bol.

Puis il mit sa cuillère au milieu de cette étrange soupe et, tant que celle-ci ne put tenir debout au milieu de son bol, il entassa le pain. Enfin, la cuillère se tint droite sans oscillations, et le jeune soldat sourit. Il se préparait à manger cette horrible pâtée, quand le jeune prêtre de Saint-Sulpice attaché à mon ambulance, que j’avais fait chercher après les tristes paroles du docteur, lui posa doucement la main sur son bras, arrêtant ainsi son mouvement de satisfaction gourmande. Le pauvre regarda le prêtre qui lui montrait le petit saint-ciboire : « Oh !... » fit-il. Et posant son gros mouchoir sur sa soupe fumante, il croisa ses mains. Nous avions développé autour de son lit les deux paravents qui servaient à isoler les mourants ou les morts.

Il resta seul avec le prêtre pendant que je faisais la ronde autour des malades, pour calmer les gouailleurs ou aider les croyants à se soulever pour la prière, quand le jeune prêtre entr’ouvrit la légère clôture.

Marie Le Gallec, la figure éclairée, mangeait son abominable panade. Il s’endormit après, s’éveilla pour demander à boire, mourut tout aussitôt, dans un léger spasme d’étouffement.

Heureusement, je ne perdis pas beaucoup d’hommes sur les trois cents qui passèrent par mon ambulance. Car la mort de ces malheureux me bouleversait. Mais je pus, quoique très jeune — j’avais alors vingt-quatre ans, — me rendre compte de la lâcheté de quelques-uns et de l’héroïsme de beaucoup d’autres.

Un jeune Savoyard de dix-huit ans avait eu l’index enlevé. Sûrement, d’après le baron Larrey, ce gars s’était fait sauter le doigt avec son fusil. Mais je ne ne voulais pas le croire. J’observai cependant que, malgré les soins donnés à ce doigt, il ne guérissait pas. Je fis, sans qu’il s’en aperçût, son pansement d’une façon différente et j’eus la preuve, le lendemain, que ce pansement avait été changé. Je racontai le fait à Mme Lambquin, qui était de garde cette nuit-là avec Mme Guérard. « Bien, bien, me dit-elle, je veillerai, dormez, mon enfant, et comptez sur moi. »

Le lendemain, quand j’arrivai, elle me dit qu’elle avait surpris le gars grattant la plaie de son doigt avec son couteau. J’appelai le jeune Savoyard, lui déclarant que j’allais faire mon rapport au Val-de-Grâce. Il se prit à pleurer et me jura qu’il ne recommencerait plus.

Cinq jours après, il était guéri. Je signai son bulletin de sortie, et il fut envoyé au service de la défense. Qu’est-il devenu ?

Un autre malade nous surprenait également. Chaque fois que sa plaie était sur le point de se guérir, il était pris d’une dysenterie effrayante qui retardait sa guérison. Ceci parut suspect au docteur Duchesne, qui me pria de guetter cet homme. Et nous eûmes, au bout d’un assez long temps, la certitude que le blessé avait imaginé la plus comique invention.

Il couchait près du mur et n’avait donc pas de voisin d’un côté. Il travaillait la nuit à limer le cuivre de son lit. Il faisait tomber le résidu de son travail dans un petit pot de pharmacie qui avait renfermé un onguent quelconque. Quelques gouttes d’eau et du gros sel mêlés à la cendrée de cuivre composaient un empoisonnement qui faillit un jour coûter la vie à son inventeur. J’étais révoltée par ce stratagème. J’écrivis au Val-de-Grâce, et une voiture d’ambulance vint prendre le mauvais Français.

Mais, à côté de ces tristes êtres, que d’héroïsmes ! On m’amena un jour un jeune capitaine : un grand diable, taillé en hercule, ayant une tête superbe, au regard franc.

Il fut inscrit sur mon livre : capitaine Menesson. Il avait reçu une balle dans le haut du bras à la naissance de l’épaule. Mais quand, aidée de l’infirmier, j’essayai doucement de lui enlever sa capote, trois balles tombèrent du capuchon qu’il avait relevé sur sa tête et je comptai seize trous de balle dans sa capote.

Ce jeune officier était resté debout pendant trois heures durant, servant ainsi de cible et couvrant la retraite de ses hommes, qui tiraient sans désemparer sur les ennemis. Cela se passait dans les vignes de Champigny.

On me l’avait amené évanoui dans une voiture d’ambulance.

Il avait perdu beaucoup de sang, et était à moitié mort de fatigue et de faiblesse. Il était doux et charmant, et se croyait, deux jours après, assez guéri pour retourner se battre ; mais les docteurs s’y opposèrent, et sa sœur, qui était religieuse, le supplia d’attendre qu’il fût à peu près guéri. « Oh ! pas tout à fait, disait-elle doucement, mais juste assez pour avoir la force de te battre. »

On vint, peu de temps après son entrée à l’ambulance, lui remettre la croix de la Légion d’honneur. Et ce fut une seconde d’émotion très poignante. Les malheureux blessés qui ne pouvaient bouger tournaient vers lui leur tête douloureuse et, les yeux brillant sous le voile des larmes, ils lui envoyaient un fraternel regard. Les plus valides tendaient leurs mains vers les mains du jeune colosse.


Le soir même, c’était Noël, j’avais décoré l’ambulance de grandes guirlandes de verdure. J’avais fait de jolies petites chapelles devant mes vierges ; et le jeune curé de Saint-Sulpice vint prendre part à notre pauvre et poétique Noël. Il récita de douces prières, et les blessés, dont beaucoup étaient bretons, entonnèrent des chansons tristes et graves, pleines de charme.

Porel, aujourd’hui directeur du théâtre du Vaudeville, avait été blessé sur le plateau d’Avron. Il était convalescent. Il fut mon hôte, avec deux officiers qui étaient prêts à quitter l’ambulance.

Le souper de Noël est resté dans mon souvenir comme une des heures les plus charmantes et les plus mélancoliques. Nous soupâmes dans la toute petite pièce qui nous servait de chambre. Nos trois lits, recouverts d’étoffes et de fourrures que j’avais fait venir de chez moi, nous servaient de sièges. Mlle Hocquigny m’avait envoyé cinq mètres de boudin blanc, et mes pauvres soldats un peu valides se réjouirent de ce plat délicat. Un de mes amis m’avait fait faire vingt grandes brioches ; et j’avais commandé de grands bols de punch dont les flammes irisées amusèrent follement les grands enfants malades. Le jeune curé de Saint-Sulpice accepta un petit morceau de brioche, une goutte de vin blanc et partit.

Oh ! qu’il était charmant et bon, ce jeune curé ! Et il savait si bien faire taire Fortin, un blessé insupportable qui peu à peu s’humanisait et finissait par trouver qu’il était « un bon bougre ». Pauvre petit curé de Saint-Sulpice ! Il fut fusillé par les communards. Et j’ai pleuré des jours et des jours l’assassinat du petit curé de Saint-Sulpice.