Ma double vie/38

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Charpentier et Fasquelle (p. 568-579).


XXXVIII


Notre grand voyage touchait à sa fin. Je dis grand voyage parce que c’était mon premier voyage. Il dura sept mois. Les autres voyages faits depuis furent toujours de onze à seize mois.

Nous nous rendîmes de Buffalo à Rochester, Utica, Syracuse, Albany, Troy, Worcester, Providence, Newark, pour faire un petit séjour à Washington, admirable ville, mais qui était alors d’une tristesse névrosante. Ce fut la dernière grande ville que je visitai.

Après deux admirables représentations et un souper à l’ambassade, nous partîmes pour Baltimore, Philadelphie et New-York, où devait se terminer notre tournée.

Je donnai dans cette ville une grande matinée demandée par les artistes de New-York. Le spectacle choisi fut La Princesse George.

Oh ! la belle, l’inoubliable représentation ! Tout était souligné par les artistes. Rien n’échappait à la mentalité spéciale de ce public composé de comédiens, de comédiennes, de peintres et de sculpteurs.

A l’issue de la représentation, il me fut remis un peigne d’or portant la date gravée et les noms de la plus grande partie de mon auditoire.

Je reçus de Salvini un joli coffret de lapis ; et de Mary Anderson, alors dans l’éclatante beauté de ses dix-neuf ans, une petite médaille avec un « Ne m’oubliez pas » en turquoises. Je comptai dans ma loge cent trente bouquets.

Le soir, nous donnions notre dernière représentation avec La Dame aux Camélias. Je dus revenir saluer le public quatorze fois.

Puis je restai un instant confondue, car, dans la tempête des cris et des bravos, j’entendais un cri strident prononcé par des centaines de bouches et auquel je ne comprenais rien. Je demandais après chaque rappel, dans la coulisse, l’explication de ce mot qui m’arrivait comme un effroyable éternuement se recommençant sans cesse.

Jarrett, survenant, me tira d’embarras. « Ils demandent un speech. » Et, comme je le regardais ahurie : « Oui, ils demandent que vous leur fassiez un petit speech. — Ah ! non, m’écriai-je, en retournant en scène saluer à nouveau. Non ! » Et dans mon salut au public, je murmurai : « I can’t speak ; but I can tell you : thank you ! thank you ! with ail my heart ! »

Ce fut dans un tonnerre d’applaudissements soulignés par des « Hip ! Hip ! Hurrah ! Vive la France ! » que je quittai le théâtre.

Et le mercredi 4 mai, je m’embarquai sur le même transatlantique, l’Amérique, le vaisseau-fantôme auquel mon voyage avait porté bonheur.

Mais ce n’était plus le même commandant. Le nouveau se nommait Santelli. Il était aussi petit, aussi blond, que l’autre était grand et brun. Mais il était aussi charmant, et causeur délicat. Le commandant Jouclas se brûla la cervelle après une grosse perte au jeu.


Ma cabine avait été remise à neuf ; et, cette fois, c’était d’une tenture bleu de ciel qu’on avait recouvert les boiseries.

En montant sur le paquebot, je me retournai vers la foule amie et j’envoyai un dernier adieu. On me cria : « Au revoir ! ».

Puis je me dirigeai vers ma cabine. A ma porte, debout, dans un élégant costume gris fer, portant souliers pointus, chapeau à la dernière mode, et les mains gantées de peau de chien, se trouvait Henri Smith, le montreur de baleine. Je poussai un rugissement de fauve. Il gardait son sourire joyeux et me remit un écrin, que je pris pour le jeter dans la mer à travers mon hublot ouvert. Mais Jarrett arrêta mon bras et s’empara de l’écrin qu’il ouvrit : « C’est magnifique ! » s’écria-t-il. Mais j’avais fermé les yeux. Je bouchai mes oreilles et je criai à cet homme : « Allez-vous-en ! Coquin ! Brute ! Allez-vous-en ! Je souhaite votre mort dans des souffrances atroces ! Allez-vous-en ! »

J’entr’ouvris les yeux à demi : il était parti. Jarrett voulut me parler du présent, je ne voulus rien entendre. « Ah ! pour l’amour de Dieu ! Monsieur Jarrett, laissez-moi tranquille ! Et puisque ce bijou est si beau, donnez-le à votre fille et ne m’en parlez plus ». Ainsi fut fait.


J’avais reçu la veille de mon départ d’Amérique une longue dépêche signée Grosos, président de la Société des sauveteurs du Havre, qui me demandait de donner, à mon débarquement, une représentation pour la famille des sauveteurs. Ce fut avec une indicible joie que j’acceptai.

J’allais, en rentrant dans ma patrie aimée, faire le geste qui essuie des larmes.


Après le branle-bas du départ, notre navire oscilla doucement et nous quittâmes New-York le jeudi 5 mai.

Moi qui déteste les voyages en mer, je m’embarquai légère, souriante et pleine de dédain pour le vilain malaise dont elle est cause.

Nous n’avions pas quitté New-York depuis quarante-huit heures, que notre navire stoppa. Je bondis de ma couchette et m’en fus sur le pont, craignant un accident du vaisseau-fantôme, comme on l’avait surnommé. En face de nous, un navire français hissait, baissait et hissait à nouveau des petits drapeaux. Le commandant, qui faisait répondre aux signaux, me fit appeler près de lui et m’expliqua la manœuvre et l’orthographe de ces signaux. Je ne me souviens de rien, je l’avoue à ma honte.

Un canot, mis à l’eau par le bateau d’en face, reçut deux marins et un jeune homme très pâle, vêtu pauvrement. Notre commandant fit descendre l’escalier et, la barque accostant, le jeune homme monta escorté par les deux matelots. L’un d’eux remit une lettre à l’officier qui attendait en haut de l’escalier ; il la lut et, regardant le jeune homme : « Suivez-moi », lui dit-il doucement. La barque rejoignit le bateau ; les marins montèrent à leur bord ; le canot fut hissé ; la machine siffla ; il en fut de même pour notre navire. Et, après le salut d’usage, les deux bateaux continuèrent Jour route.

Le jeune malheureux fut amené près du commandant. Je me retirai et priai le commissaire de venir me raconter la raison de ce débarquement et embarquement, si la chose n’exigeait pas le secret. Ce fut le commandant qui vint lui-même.

C’était un pauvre jeune artiste graveur sur bois, qui s’était glissé dans un paquebot partant pour New-York, n’ayant pas un sou pour payer son passage, même au prix des émigrants. Il avait espéré passer inaperçu, se cachant sous les ballots de haillons. La maladie l’avait trahi. Grelottant de fièvre, il avait, dans son sommeil, parlé tout haut, prononcé des paroles incohérentes. Transporté à l’infirmerie, le pauvre artiste avait tout avoué.

Le commandant me promit de lui faire accepter ce que je lui envoyais pour payer son voyage en Amérique. L’histoire s’étant répandue, d’autres passagers firent une collectif et le jeune graveur se trouva à la tête de douze cents francs. Il vint trois jours après m’apporter un petit coffret de bois, fabriqué et ciselé par lui.

Ce petit coffret est presque plein de pétales de fleurs : car chaque année, le 7 mai, je recevais un petit bouquet accompagné de ces deux mots, toujours les mêmes : « Reconnaissance et dévouement ». J’effeuillais le bouquet dans le petit coffret. Depuis sept ans, je n’ai rien reçu. Est-ce l’oubli, ou la mort, qui a arrêté le joli geste de l’artiste ? Je ne sais. Mais la vue de ce coffret me laisse toujours une vague tristesse, car l’oubli et la mort sont les compagnons les plus fidèles de l’être humain. L’oubli s’installe dans notre cerveau, dans notre cœur ; la mort est toujours là, nous tendant des embûches, épiant tous nos mouvements, et ricanant joyeusement quand le sommeil ferme nos yeux, car nous lui donnons alors la fiction de ce qu’elle sait bien qui sera un jour la réalité.

Le voyage, sauf l’incident raconté plus haut, n’offrit rien de particulier.

Je passais toutes mes nuits sur le pont, fixant l’horizon, espérant attirer à moi cette terre sur laquelle se trouvaient les êtres aimés. Je rentrais vers le matin et dormais tout le jour pour tuer le temps.

Les bateaux, à cette époque, ne faisaient pas le trajet avec la même vitesse qu’aujourd’hui. Les heures me semblaient méchamment longues. L’impatience d’arriver me prit, si violente, que je réclamai le docteur, le priant de me faire dormir dix-huit heures ! Il me fit dormir douze heures avec une assez forte dose de chloral ; et je me sentis plus forte et plus calme pour affronter le choc du bonheur.

Santelli nous avait promis d’arriver le 14 au soir. J’étais prête ; et je piaffais frénétiquement depuis une heure, quand un officier vint me demander si je ne voulais pas aller sur la passerelle, près du commandant qui m’attendait.

Je me rendis en toute hâte avec ma sœur sur la passerelle ; et je compris vite, aux circonlocutions embarrassées de l’aimable Santelli, que nous étions encore trop loin pour espérer entrer en rade cette nuit-là.

Je me mis à sangloter. Je pensai ne plus arriver jamais. Je croyais le gnome triomphant et je pleurai. Le commandant fit de son mieux pour me faire entendre raison. Je descendis de la passerelle, le corps et l’esprit tels des loques mouillées.

Je m’étendis sur une longue chaise de paille, et le petit jour me trouva transie et somnolente. Il était cinq heures du matin. Nous étions encore à vingt milles. Cependant le soleil commença à égayer joyeusement les petits nuages blancs, légers comme des flocons de neige. Le souvenir du jeune être aimé me rendit mon courage. Je courus vers ma cabine. Je fis une longue toilette pour tuer le temps. Et, à sept heures, je m’informai près du capitaine. « Nous sommes à douze milles, me dit-il. Dans deux heures, nous serons à terre. — Vous le jurez ? — Je le jure ! » Je retournai sur le pont. Et là, appuyée sur le bastingage, je fouillai le lointain.

Un petit vapeur se dessine dans l’horizon. Je le vois sans le regarder. Attendant toujours le cri de là-bas, là-bas. Tout d’un coup, je vois s’agiter sur le petit vapeur des masses de drapeaux blancs. Je prends ma lorgnette... et je la lâche dans un cri de joie qui me laisse sans forces, sans respiration. Je veux parler... Je ne peux pas... Mon visage devient, parait-il, si blanc, qu’il effraie ceux qui m’entourent. Ma sœur Jeanne pleure en agitant ses bras vers le lointain.

On veut me faire asseoir. Je ne veux pas... Cramponnée au bastingage, je respire les sels qu’on me met sous le nez ! Je laisse des mains amies tamponner mes tempes, mais je regarde, là, ce vapeur qui arrive. Là, est mon bonheur ! ma joie ! ma vie ! mon tout ! plus cher que tout !


Le Diamant, nom du vapeur, s’approche. Un pont d’amour est jeté du petit au grand navire ; pont formé par les battements de nos cœurs, par la charge des baisers gardés depuis tant et tant de jours. Puis, la détente se fait dans les larmes, quand les chaloupes, abordant enfin les grands navires, permettent aux impatients d’escalader les échelles et de se jeter dans les bras tendus.

L’Amérique est envahie. Ils sont là tous, mes chers et fidèles amis. Ils ont accompagné mon jeune fils Maurice. Ah ! l’heure délicieuse ! Les réponses devancent les questions. Les rires sont mouillés de larmes. On se presse les mains. On s’embrasse. On recommence ; et on n’est jamais las de cette redite de tendresse. Pendant ce temps, notre bateau file.

Le Diamant a disparu, emportant la poste. Mais plus nous avançons, plus la mer se sillonne de petits bateaux pavoisés. Il y en a cent. En voici plus encore.

« C’est donc jour férié ? demandai-je à Georges Boyer, correspondant du Figaro et venu avec les amis au-devant de moi. — Mais oui, Madame, grand jour de fête aujourd’hui au Havre, car on attend le retour d’une fée qui est partie depuis sept mois. »

« C’est vraiment pour me fêter que toutes ces jolies barques ont développé leurs ailes et pavoisé leurs mâts ? Ah ! que je suis heureuse ! »

À ce moment, nous entrons dans la jetée. Il y a là peut-être vingt mille personnes qui poussent un seul cri de : « Vive Sarah Bernhardt ! »

Je suis confondue. Je ne m’attendais pas à un retour triomphal. Je sais bien que la représentation donnée pour les sauveteurs m’avait gagné les cœurs des Havrais ; mais j’apprends que des trains bondés sont venus de Paris pour me saluer au retour.

Je me tâte le pouls... je suis bien moi... je ne rêve pas.

Le navire s’arrête en face d’une tente de velours rouge, et un orchestre invisible joue un air du Chalet : Arrêtons-nous ici… Je souris à cette gaminerie bien française. Je descends… et je marche au milieu d’une haie de visages souriants, bienveillants, de marins m’offrant des fleurs.

Sous la tente, tous les sauveteurs m’attendent, leurs médailles si bien méritées sur leurs larges poitrines. Le président, M. Grosos, m’adresse cette allocution :

Madame,

Comme président, j’ai l’honneur de vous présenter une délégation de la Société des Sauveteurs du Havre, qui vient vous souhaiter la bienvenue et vous témoigner toute sa reconnaissance pour la sympathie que vous avez si chaleureusement exprimée par votre dépêche transatlantique. Nous venons aussi pour vous féliciter du succès immense que vous avez obtenu partout où vous avez passé pendant votre hardi voyage. Vous avez maintenant conquis dans les deux mondes une popularité, une célébrité artistique incontestable, et votre merveilleux talent joint aux charmes de votre personne a affirmé à l’étranger que la France est toujours le pays de l’art et le berceau de l’élégance et de la beauté.

Un écho déjà lointain des paroles prononcées par vous en Danemark, évoquant un souvenir grave et triste, frappe encore nos oreilles. Il répète que votre cœur est aussi français que votre talent, car au milieu des fiévreux et brûlants succès du théâtre, vous n’avez jamais oublié d’associer votre patriotisme à vos triomphes artistiques.

Nos sauveteurs m’ont chargé de vous exprimer leur admiration pour la charmante bienfaitrice dont la main, généreuse s’est tendue spontanément vers leur pauvre mais noble société ; ils veulent vous offrir ces fleurs cueillies sur le sol de la patrie, sur la terre de France, où vous en trouverez sous vos pas. Elles méritent que vous les acceptiez avec faveur, car elles vous sont présentées par les plus braves et les plus loyaux de nos sauveteurs.

 
 

Ma réponse fut, dit-on, très éloquente, mais je ne puis affirmer que cette réponse fut réellement faite par moi.

Je vivais depuis quelques heures dans une surexcitation d’émotions successives. Je n’avais pris aucune nourriture, aucun sommeil. Mon cœur n’avait cessé de battre une charge émue et joyeuse. Mon cerveau s’était empli de mille faits entassés depuis sept mois et racontés en deux heures.

Et cette réception triomphale à laquelle j’étais loin de m’attendre, étant donné mon départ si malmené par la presse parisienne, et les incidents de mon voyage toujours mal interprétés, volontairement, par quelques journaux français !

Toutes ces coïncidences étaient de proportions si différentes qu’elles me semblaient invraisemblables.

La représentation donna fructueuse moisson aux sauveteurs. Quant à moi, je jouai La Dame aux Camélias, pour la première fois, en France. Le dieu était venu. Et j’affirme que ceux qui ont assisté à cette représentation ont eu la quintessence de ce que mon art personnel peut donner.

Je passai la nuit dans ma propriété de Sainte-Adresse. Et, le lendemain, je partais pour Paris. Une ovation des plus flatteuses m’attendait à l’arrivée.

Puis, trois jours après, installée dans mon hôtel de l’avenue de Villiers, je recevais Victorien Sardou pour entendre la lecture de sa magnifique pièce : Fedora.

Le grand artiste ! L’admirable acteur ! Le merveilleux auteur !

Il me lut cette pièce tout d’une haleine, jouant tous les rôles ; me donnant en une seconde la vision de ce que je ferai.

« Ah ! m’écriai-je après la lecture. Maître chéri, merci pour ce beau rôle ! Et merci pour la belle leçon que vous venez de me donner. »

La nuit me laissa sans sommeil, car je voulais entrevoir dans les ténèbres la petite étoile en laquelle j’avais foi. Je la vis au commencement de l’aube ; et je m’endormis, pensant à l’ère nouvelle qu’elle allait éclairer.


Mon voyage artistique dura sept mois ; je visitai cinquante villes et donnai cent cinquante-six représentations, ainsi décomptées :


La Dame aux Camélias     65 représentations.
Adrienne Lecouvreur 17 —
Froufrou 41 —
La Princesse George   3 —
Hernani 14 —
L’Étrangère   3 —
Phèdre   6 —
Le Sphinx   7 —

Le total général des recettes fut de 2,667,600 francs, et la moyenne, par représentation, de 17,100 francs.


BUSTE DE VICTORIEN SARDOU, PAR SARAH BERNHARDT.
BUSTE DE VICTORIEN SARDOU, PAR SARAH BERNHARDT.
BUSTE DE VICTORIEN SARDOU, PAR SARAH BERNHARDT.



J’arrête là le premier volume de mes souvenirs ; car c’est vraiment la première étape de ma vie : l’évolution réelle de mon être physique et moral.

Je m’étais sauvée de la Comédie-Française, sauvée de Paris, de la France, de ma famille, de mes amis.

Je pensais faire une chevauchée abracadabrante à travers les monts, les mers, les espaces !

Et je revenais énamourée d’horizon, mais calmée par la sensation des responsabilités qui avaient pesé pendant sept mois sur mes épaules.

Le terrible Jarrett avait dompté ma trop sauvage nature par son implacable et cruelle sagesse et par un appel constant à ma probité.

J’avais, dans ces quelques mois, mûri mon cerveau, assagi la rudesse de mes vouloirs.

Ma vie, que je croyais d’abord devoir être si courte, me paraissait maintenant devoir être très, très longue ; et cela me donnait une grande joie malicieuse, en pensant à l’infernal déplaisir de mes ennemis.

Je résolus de vivre.

Je résolus d’être la grande artiste que je souhaitais être.

Et, dès ce retour, je me vouai à ma vie.


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