Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme/Ma muse

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MA MUSE


Non, ma Muse n’est pas l’odalisque brillante
Qui danse les seins nus, à la voix sémillante,
Aux noirs cheveux luisants, aux longs yeux de houri ;
Elle n’est ni la jeune et vermeille Péri,
Dont l’aile radieuse éclipserait la queue
D’un beau paon, ni la fée à l’aile blanche et bleue,
Ces deux rivales sœurs, qui, dès qu’il a dit oui,
Ouvrent mondes et cieux à l’enfant ébloui.
Elle n’est pas non plus, ô ma Muse adorée !
Elle n’est pas la vierge ou la veuve éplorée.
Qui d’un cloître désert, d’une tour sans vassaux,
Solitaire habitante, erre sous les arceaux,
Disant un nom ; descend aux tombes féodales ;
À genoux, de velours inonde au loin les dalles,
Et, le front sur un marbre, épanche avec des pleurs
L’hymne mélodieux de ses nobles malheurs.

Non ; — mais, quand seule au bois votre douleur chemine,
Avez-vous vu là-bas, dans un fond, la chaumine
Sous l’arbre mort ? auprès, un ravin est creusé ;
Une fille en tout temps y lave un linge usé.
Peut-être à votre vue elle a baissé la tête ;
Car, bien pauvre qu’elle est, sa naissance est honnête.
Elle eût pu, comme une autre, en de plus heureux jours
S’épanouir au monde et fleurir aux amours ;
Voler en char, passer aux bals, aux promenades ;
Respirer au balcon parfums et sérénades ;
Ou, de sa harpe d’or éveillant cent rivaux,
Ne voir rien qu’un sourire entre tant de bravos.

Mais le ciel dès l’abord s’est obscurci sur elle,
Et l’arbuste en naissant fut atteint de la grêle.
Elle file, elle coud, et garde à la maison
Un père vieux, aveugle et privé de raison.
Si, pour chasser de lui la terreur délirante,
Elle chante parfois, une toux déchirante
La prend dans sa chanson, pousse en sifflant un cri,
Et lance les graviers de son poumon meurtri.
Une pensée encor la soutient ; elle espère
Qu’avant elle bientôt s’en ira son vieux père.

C’est là ma Muse, à moi ; ma Muse pour toujours ;
Les nuits, je la possède ; elle s’enfuit les jours ;
De moi seul visitée, à tout autre inconnue,
Ô chaste Muse, ô sœur chaque soie bienvenue,
Hâte-toi ; la nuit tombe, et ton vieux père dort.
Oh ! bien loin des heureux, ou sous le chêne mort,
Ou sur le rocher gris d’où pleure une bruyère,
Ou le long du sentier taillé dans la carrière,
Fuyons ; égarons-nous ensemble ; asseyons-nous,
Moi sur la terre froide, et toi sur mes genoux.
Vierge, relève un peu ce long crêpe de veuve ;
Oublie un peu tes maux ; que ta parole pleuve
Goutte à goutte, plaintive, à mon cœur enflammé
Aussi fraîche qu’aux fleurs est la rosée en mai ;
Et pâle, dénouant ta chevelure brune,
Redeviens belle encore aux rayons de la lune.
Ô Muse, alors dis-moi, Muse chère à jamais,
Les noms mystérieux des âmes que j’aimais ;
Puis porte mes regards à la céleste toile,
Et par leurs noms aussi nomme-moi chaque étoile ;
Dis quel astre mystique, au fond du firmament,
Cent mille fois scintille en un même moment
En cent mille couleurs ; le couchant, ses miracles ;

Le soleil disparu comme en des tabernacles ;
À travers des lambeaux de nuages en sang,
La lune blanche et pure aiguisant son croissant…
Surtout dis-moi qu’il est là-haut un meilleur monde,
Où pour les cœurs choisis un saint bonheur abonde.