Ma religion (Tolstoï, trad. Ourousov)/II

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Traduction par L. D. Ourousov.
Fischbacher (p. 17-24).
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II

Quand je vis clair dans ces mots : « Ne résiste pas au méchant, » ma conception de la doctrine de Jésus changea du tout au tout et je fus consterné, non de ne pas l’avoir comprise, mais de l’avoir aussi étrangement comprise jusque-là.

Je savais et nous savons tous, que la vraie signification de la doctrine de Jésus se trouve dans l’amour du prochain. Dire : « Présenter la joue, aimer ses ennemis, c’est exprimer l’essence même du christianisme. Je savais cela depuis mon enfance ; mais pourquoi ne comprenais-je pas tout simplement ces simples paroles ? pourquoi y cherchais-je je ne sais quel sens allégorique ? Ne résiste pas au méchant veut dire : ne résiste jamais, c’est-à-dire n’oppose jamais la violence, autrement dit : ne commets jamais rien qui soit contraire à l’amour. Et si, profitant de cela, on t’insulte, supporte l’insulte et, malgré tout, n’aie jamais recours à la violence.

Jésus l’a dit en paroles si claires et si simples qu’il est impossible de le dire plus clairement.

Comment se fait-il donc que croyant, ou tâchant de croire que ce sont les paroles de Dieu, je soutenais l’impossibilité de les observer par mes propres forces ?

Quand mon maître me dit : Va fendre du bois, et que je réponds : c’est au-dessus de mes forces, je dis une de ces deux choses : ou bien que je ne crois pas à ce que dit mon maître, ou que je ne veux pas faire ce qu’il m’ordonne.

Eh bien, comment pourrai-je dire du commandement de Dieu, si simple et si clair, qu’il m’est impossible de le pratiquer sans le secours d’une force surnaturelle ? Comment pourrai-je parler ainsi, alors que je n’ai même pas fait le moindre effort pour lui obéir ?

Dieu, dit-on, est descendu sur la terre pour sauver les hommes. Le salut consiste en ce que la seconde personne de la Trinité, Dieu le Fils, en souffrant pour les hommes, a racheté leur péché devant le Père et a donné aux hommes l’Église, au sein de laquelle repose la grâce qui se transmet aux croyants ; mais, en outre, Dieu le Fils a donné aux hommes une doctrine et l’exemple de sa vie pour leur salut.

Comment pouvais-je donc dire que les règles de la vie, qu’il a formulées clairement et simplement pour tout le monde sont difficiles à pratiquer, qu’il est même impossible de les pratiquer sans secours surnaturel ?

Non seulement il n’a pas dit cela, mais il a formellement déclaré que celui qui ne les pratiquerait pas n’entrerait pas dans le royaume de Dieu. Et jamais il n’a dit que la pratique en serait pénible, mais au contraire, il s’est ainsi exprimé : « Mon joug est doux et mon fardeau est léger. » (Matth., xi, 30.)

Et Jean l’évangéliste a dit : « Ses commandements ne sont point pénibles. » (I, saint Jean, v, 3.)

Puisque Dieu déclare qu’il est facile de pratiquer sa loi, puisqu’il l’a pratiquée lui-même, comme homme, et que ses disciples ont fait comme lui, comment encore une fois pourrais-je parler d’impossibilité de la pratiquer sans secours surnaturel ?

Si quelqu’un mettait en œuvre toute son intelligence pour anéantir une loi quelconque, que pourrait-il dire de plus fort, si ce n’est que cette loi est essentiellement impraticable, que l’idée du législateur lui-même, au sujet de sa loi, était de la juger impraticable et irréalisable sans secours surnaturel ? C’est exactement ce que je pensais jadis du commandement : « Ne résistez pas au méchant. » Et je me mis à me rappeler comment et quand m’entra dans la tête cette singulière idée que la loi de Jésus est divine, mais qu’elle ne peut pas être pratiquée. Et, en approfondissant mon passé, je compris que cette idée ne m’avait jamais été communiquée dans toute sa crudité (elle m’aurait repoussé) mais qu’insensiblement je m’en étais imbu dès mon enfance, et que toute ma vie ultérieure n’avait fait qu’affermir en moi cette étrange erreur.

Dès mon enfance, on m’avait enseigné que Jésus est Dieu et que sa doctrine est divine, mais en même temps on m’apprenait le respect des institutions qui garantissent par la violence ma sécurité contre le méchant ; on m’enseignait à considérer ces institutions comme sacrées. On m’enseignait à résister au méchant, on m’inculquait l’idée que c’est humiliant de céder au méchant, et louable de lui résister. On m’apprenait à juger et à punir. Puis on m’enseignait le métier des armes, c’est-à-dire à résister au méchant par l’homicide ; on appelait l’armée dont je faisais partie : « Armée christophile, » et on implorait sur elle la bénédiction chrétienne.

Depuis mon enfance jusqu’à l’âge viril, on m’a appris à vénérer ce qui est en contradiction flagrante avec la loi de Jésus : Riposter à l’agresseur, se venger par la violence pour offenses contre ma personne, ma famille et mon peuple. Non seulement on ne blâmait pas cela, mais on m’habituait à considérer que tout cela était bien et point contraire à la loi de Jésus.

Tout ce qui m’entoure : ma sécurité et celle de ma famille, ma propriété, tout cela reposait donc sur une loi réprouvée par Jésus, sur la loi : « Dent pour dent. »

Mes maitres spirituels enseignaient que la loi de Jésus est divine, mais que la pratique en est impossible, vu la faiblesse humaine, et que seule la grâce de Jésus-Christ peut aider à la pratiquer. Et cet enseignement concordait avec celui que je recevais dans les institutions séculières, avec toute l’organisation sociale qui m’entourait.

Cette idée de la doctrine de Dieu reconnue impraticable me pénétra peu à peu à un tel point, me devint si habituelle et était si bien d’accord avec mes passions que je n’avais jamais remarqué jusqu’à présent la contradiction dans laquelle je me trouvais.

Je ne voyais pas qu’il était impossible de confesser Jésus-Christ, Dieu, dont la doctrine a pour base : « Ne résistez pas au méchant, » et en même temps de travailler avec préméditation à l’organisation de la propriété, des tribunaux, de l’État, des armées, d’organiser, en un mot, une existence contraire à la doctrine de Jésus, et d’adresser des prières à ce même Jésus pour qu’il fasse en sorte que nous observions son commandement de pardonner et de ne pas résister au méchant.

Je n’avais pas encore pensé à ce qui me paraît clair maintenant, que c’eût été bien plus simple d’organiser la vie selon la loi de Jésus et de demander ensuite dans nos prières des tribunaux, des massacres et des guerres, si tout cela était indispensable à notre bonheur.

Je compris alors ce qui avait fait naître mon erreur. Elle provenait de ce que je confessais Jésus en parole et que je le reniais en fait.

La proposition : « Ne résistez pas au méchant » est le centre de la doctrine ; seulement elle n’est pas une simple sentence, mais une règle dont la pratique est obligatoire.

Elle est véritablement la clef qui ouvre tout, mais à condition que la clef sera poussée jusqu’au fond de la serrure.

Reconnaître cette proposition comme une sentence impossible à pratiquer sans secours surnaturel, c’est supprimer toute la doctrine.

Comment ne paraîtrait-elle pas impossible, cette doctrine dont on a supprimé la base, la proposition qui cimente le tout ? Les incrédules la trouvent tout bonnement absurde et elle doit leur sembler telle.

Installer une machine à vapeur, chauffer la chaudière, la faire marcher et ne pas réunir la courroie de transmission à la machine, c’est exactement ce qu’on a fait avec la doctrine de Jésus, en enseignant qu’on peut être chrétien sans observer le commandement : « Ne résistez pas au méchant. »

Il y a quelque temps, je lisais avec un rabbin juif le chap. v de Matthieu, en hébreu. Presque à chaque verset le rabbin disait : ceci se trouve dans la Bible, ceci dans le Talmud, et il m’indiquait dans la Bible et dans le Talmud des sentences ressemblant de très près aux propositions du sermon sur la Montagne.

Quand nous arrivâmes au verset : « Ne résistez pas au méchant, » il ne dit pas : ceci se trouve dans le Talmud, mais me demanda en souriant : « Et les chrétiens observent-ils ce commandement ? Présentent-ils la joue ? » Je n’avais rien à répondre — d’autant plus qu’à ce moment-là les chrétiens, loin de présenter la joue, battaient les Juifs sur les deux joues.

Je lui demandai s’il y avait quelque chose de semblable dans la Bible ou dans le Talmud.

« Non, me répondit-il, rien de semblable, mais vous, dites-moi si les chrétiens observent cette loi ? » Cette question était une manière de me dire que la présence d’un commandement dans la loi chrétienne, que, non seulement personne n’observe, mais encore qui est reconnu par les chrétiens eux-mêmes comme impratiquable, est l’aveu de la sottise et de la nullité de ce commandement.

Je n’eus rien à répondre au rabbin.

Maintenant, après avoir compris le sens exact de la doctrine, je vois distinctement l’étrange contradiction dans laquelle je me trouvais.

Après avoir reconnu la divinité de Jésus-Christ et de sa doctrine, après avoir organisé en même temps toute ma vie contrairement à cette doctrine, quel autre parti me restait-il à prendre si ce n’est de reconnaître la doctrine impraticable ?

En parole, j’avais reconnu la doctrine de Jésus sacrée ; en fait, je professais une doctrine nullement chrétienne, je reconnaissais, adorais des institutions antichrétiennes qui étreignaient ma vie de tous côtés.

Tout l’Ancien Testament dit que les malheurs du peuple hébreu provenaient de ce qu’il croyait à de faux dieux et non pas au vrai Dieu. Samuel dans son livre Ier, chapitres viii et xii, accuse le peuple d’avoir ajouté à toutes ses autres apostasies celle d’avoir élu à la place de Dieu, qui était leur roi, un homme sur lequel ils comptaient pour leur délivrance.

« Ne vous fiez pas au « tohu ou néant, » dit Samuel au peuple (chap. xii, verset 21), il ne peut vous apporter ni secours, ni délivrance parce que c’est le « tohu, le néant. » Pour ne pas périr, vous et votre roi, restez fidèles à Dieu seul.

Eh bien précisément la foi dans le « tohu, » dans ces idoles creuses m’avait voilé la vérité. En travers du chemin qui mène à la vérité, interceptant sa lumière, se dressait devant moi le « tohu » que je n’avais pas la force d’abattre.

Un de ces jours, je me dirigeais vers la porte Borovitzky (à Moscou) ; sous la porte se tenait un vieux mendiant boiteux, les oreilles bandées d’un torchon. Je tirai ma bourse pour lui faire l’aumône. Au même instant je vis déboucher du Kremlin, au pas de course, un jeune grenadier à la face colorée, à l’air martial, vêtu du pardessus réglementaire en peau de mouton, fourni par l’État.

Le mendiant ayant aperçu le soldat se leva effrayé et se mit à courir à cloche-pied vers le jardin Alexandre.

Le grenadier, après une vaine tentative pour le rejoindre, s’arrêta, vociférant contre le gueux qui s’était établi sous la porte contrairement au règlement.

J’attendis le grenadier. Quand il fut près de moi, je lui demandai s’il savait lire.

— Oui, et quoi ?

— As-tu lu l’Évangile ?

— Oui.

— Et te souviens-tu de ces paroles : « Et qui nourrira l’affamé… » Je lui citai le passage. Il s’en souvenait et m’écouta jusqu’au bout. Je voyais qu’il était troublé. Deux passants s’étaient arrêtés, prêtant l’oreille.

Le grenadier paraissait vexé de sentir que, pour avoir fait son devoir, pour avoir chassé les passants d’un endroit où il était interdit de s’arrêter, il se trouvait inopinément en faute. Il était troublé et cherchait une excuse. Tout à coup son regard intelligent s’anima, il me regarda par-dessus l’épaule, comme quand on s’éloigne :

— Et le règlement militaire, le connais-tu ? fit-il.

Je répondis que non.

— Eh bien, alors, tu n’as rien à dire, rétorqua le grenadier avec un mouvement de tête victorieux, et, ramenant sa pelisse de mouton, il se dirigea crânement vers son poste.

C’est le seul homme que j’aie rencontré dans toute ma vie qui ait résolu avec une logique serrée l’éternelle question qui se dressait devant moi au milieu de notre état social et se dresse devant tout homme qui se dit chrétien.