Ma sœur Jeanne (RDDM)/4

La bibliothèque libre.
Ma sœur Jeanne (RDDM)
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 1 (p. 721-751).
◄  3


MA SŒUR JEANNE

quatrième partie[1].

I.

Le lendemain, je me sentis comme accablé, je ne pus écrire à ma mère, je l’osai d’autant moins que c’était, je m’en rendais bien compte, le premier soin que j’eusse dû prendre. Je me mis à mon bureau, la lettre de Jeanne tomba sous ma main. Par un mouvement instinctif, je la repoussai au fond du tiroir, comme font les Italiens superstitieux quand ils voilent la madone.

Je trouvai sir Richard très calme et comme absorbé dans des réflexions auxquelles j’étais étranger. Durant le déjeuner, il me questionna sur les choses insignifiantes qui avaient pu se passer en son absence ; j’ignore s’il entendit mes réponses. Il y avait pour moi je ne sais quoi d’effrayant dans cette placidité glaciale.

Dès que nous fûmes seuls, — Mon ami, me dit-il, nous allons maintenant parler des choses positives. Le chapitre du sentiment a été épuisé hier soir. J’ai peu de jours à passer ici. Le temps de me reposer, et je repars. Vous est-il possible de me fixer l’époque à laquelle je dois revenir consacrer votre bonheur ?

— Vous voulez partir encore ?

— Il le faut absolument, et cette fois j’ai la douce certitude qu’on ne s’ennuiera pas ici en mon absence.

— Ici, en votre absence, on n’aura aucun bonheur, si c’est aux dépens du vôtre.

Il se leva avec une sorte de colère. — Encore ? s’écria-t-il ; vous persistez à croire… Est-ce de la jalousie ? De quel droit me soupçonnez-vous de feindre un regret que je n’éprouve pas ? Ne me suis-je pas expliqué hier assez nettement ? Ma parole n’est-elle plus rien à vos yeux ? Ah ! c’est fatal, il y a une femme en cause, et si nous n’y prenons garde, nous allons nous haïr. Je partirai dès demain.

— C’est moi qui dois partir, lui dis-je avec fermeté. Plus vous mettez de passion dans votre légitime orgueil, plus je sens que je suis coupable et qu’au fond du cœur vous me méprisez. Vous m’aviez confié Hélène, vous disiez votre Hélène ! Je ne devais pas la regarder, je ne devais pas recevoir ses confidences, je ne devais pas être ému, enfin je ne devais pas m’éprendre d’elle ! Sachez bien que je me condamne absolument et que je veux m’en punir, dussé-je laisser ma vie dans cet effort suprême ! Je vous quitte, recevez mes adieux et pardonnez à Manoela. Elle n’est pas coupable, elle vous aimait, c’est moi qui lui ai fait répudier cet amour comme une honte ; oui, c’est moi, avec cette perversité d’égoïsme que le désir aveugle suggère aux meilleures consciences, c’est moi qui l’ai fait rougir de sa situation, et qui, en affectant de la dédaigner, lui ai laissé voir la jalousie, par conséquent la passion qui me dévorait. Et puis cette Dolorès, qui la gouverne et que je hais, nous a poussés malgré nous dans l’abîme. Elle a réussi à nous persuader que vous seriez très heureux de vous dégager, et le dépit, oui, très probablement le dépit a jeté Manoela dans mes bras ; mais vous savez tout : puisque vous nous observiez, vous savez que nous n’avons échangé que des paroles…

— Et des baisers ! reprit sir Richard en riant, beaucoup de baisers !

— Oui, des baisers que vous pouvez bien oublier, puisque vous aviez oublié ce qui s’est passé à Pampelune. Vous seul connaissez assez Manoela, ses grandeurs et ses défaillances, son irréflexion, sa spontanéité, les dangers de son isolement, pour être d’une indulgence absolue. Vous lui pardonnerez, vous dis-je, et elle vous aimera encore, elle m’oubliera !..

— Si vous n’aviez la poitrine pleine de sanglots, répondit sir Richard d’une voix attendrie, je croirais que vous vous repentez des engagemens que vous avez pris envers elle ; mais je vois bien qu’elle vous est chère et que vous voulez répondre à mon prétendu héroïsme par un héroïsme réel. Allons, tranquillisez-vous, mon enfant. Dolorès est une personne plus précieuse que nuisible. Au milieu de son espionnage, elle a une qualité qui doit lui mériter le pardon : c’est son attachement vrai, son dévoûment sans bornes à sa jeune maîtresse. Ce dévoûment lui donne au besoin le courage de la franchise, car elle ne m’a pas caché qu’elle avait travaillé contre mon mariage, préférant voir Manoela unie à un jeune homme épris d’elle qu’à un vieillard qui ne l’était pas. Je lui ai donc accordé toute confiance pour cette déclaration, et je sais par elle les moindres détails de vos amours. Je sais que vous avez résisté comme je n’aurais probablement pas su résister à votre âge. C’est donc grâce à elle que je vous donne une absolution complète et que je vous défends de me reparler de vos remords. Ils me rendraient ridicule, et je ne crois pas avoir mérité de l’être.

Il fallait bien accepter les dénégations de sir Richard ou l’offenser cruellement. Je lui déclarai que je n’avais plus qu’à attendre ses ordres relativement à mon mariage, mais que pourtant je désirais ne pas passer outre sans avoir obtenu le consentement de ma mère.

— Ah ! ah ! dit M. Brudnel, qui ne put cacher un mouvement de satisfaction, oui, voilà un obstacle ! Votre mère n’a pas été consultée. Eh bien ! il faut savoir… Une mère comme la vôtre ne doit pas seulement consentir, il faut qu’elle approuve. Partez donc, mais non, attendez-moi ; nous partirons ensemble ou bien… Non, attendez, attendez ; je vous dirai ce soir ce qu’il faut faire.

Il semblait me faire signe de le laisser seul. — Écoutez-moi encore un instant, lui dis-je. Puisque vous me parlez de ma mère… il y a une chose à laquelle, pas plus que moi, elle ne consentira jamais.

— Elle ne voudra pas que je fasse une dot à votre fiancée ; voilà ce que vous voulez dire ?

— Précisément, et même une disposition d’autre sorte, un don caché, ignoré du public.

— Oui, j’entends, il faut que la pauvre Manoela soit punie d’avoir eu confiance en moi. Eh bien ! soit ! Pousserez-vous le scrupule jusqu’à refuser de rester avec elle auprès de moi ?

— Eh bien ! oui, hélas ! je pousserai jusque-là la crainte du qu’en dira-t-on.

— Non, je ne vous crois pas si bourgeoisement méticuleux. Vous êtes jaloux, Laurent, dites la vérité, vous êtes jaloux de moi !

— Pas en ce moment, non. Je vous estime et vous aime trop ;… mais je le serais demain, je le sens. Elle vous a aimé, elle me l’a dit du moins, et son désir de vous plaire a été la principale cause de sa réhabilitation. Rien de plus simple et rien de mieux ; mais l’amour est ombrageux, injuste, irréfléchi…

— Oui, je sais ; il faudra donc nous séparer… Que tout cela est triste et mal arrangé ! J’aurais dû revenir un jour plus tôt. Je ne vous reproche rien, Laurent, mais votre amour brisera bien des choses dans votre vie et dans la mienne…

Je ne le savais que trop, et je restai accablé sous cet arrêt de l’amitié. Sir Richard m’avait quitté. Je sortis en proie à un chagrin profond, et en marchant je résumai dans mon esprit toutes les ivresses et tous les déboires de ma situation. À deux pas de Manoela, je m’étais interdit de la voir seule, et je m’en réjouissais. Je n’eusse pu lui cacher ma tristesse et mon épouvante ; mais, quand je vis approcher l’heure où M. Brudnel avait l’habitude de se présenter chez elle, je revins précipitamment, en proie aux furies.

Rentré dans la villa, je ne savais plus que faire, quelle contenance prendre, quel prétexte donner à mes scrupules et à ma jalousie. Comme j’errais dans le vestibule, Dolorès vint à moi, et, me montrant la petite porte ouverte sur le jardin : — Elle est là, me dit-elle, elle vous attend.

— Elle est avec M. Brudnel ?

— Non, il a fait dire qu’il ne viendrait pas aujourd’hui.

— Alors personne ne m’attend, — répondis-je, et je montai à mon appartement. De là, je voyais Manoela dans un de ces endroits découverts qui m’avaient souvent permis de l’apercevoir, rieuse et bruyante, avec sa soubrette et ses animaux familiers. Les animaux, dédaignés maintenant, l’appelaient en vain. Assise sur un banc, les yeux fixés sur ma croisée, elle sourit en m’y voyant paraître et resta là sans faire un mouvement, sans m’adresser le moindre signe d’impatience ou de reproche, mais pâle comme un lis et triste comme une tombe. Je ne pus résister à l’inquiétude. Je lui demandai par signes si elle souffrait du cœur. Elle me répondit de même qu’elle n’en savait rien. J’insistai d’un air d’autorité. Dolorès, qui survint, me dit en pantomime que sa maîtresse était fort malade.

Au même instant, une sonnette retentit dans la maison, et une minute après John entra chez moi. Ce John, à la figure impassible, à la tenue irréprochable, me parut moins scrupuleusement poudré qu’à l’ordinaire, et je crus trouver dans son accent, toujours respectueusement calme, quelque chose de plus glacial que de coutume. Il était l’ami autant que le serviteur de sir Richard ; je m’imaginai qu’il savait tout et qu’il était mécontent de moi. Je lui demandai avec inquiétude si son maître était souffrant.

— Son honneur demande à vous voir, — dit-il sans répondre à ma question, et il ajouta tout de suite d’un ton qui n’avait certes rien d’impératif, mais qui m’irrita secrètement. Tout m’était piqûre ou blessure ; je croyais me sentir déchu à tous les yeux.

Je trouvai sir Richard lisant près de la fenêtre une lettre qu’il replia aussitôt ; je me crus en proie à une hallucination : c’était l’écriture de Jeanne ! Je me dis que je rêvais tout éveillé, et j’attendis ses ordres.

— Eh bien ! qu’est-ce donc ? me dit-il en souriant et en regardant à la fenêtre ; pourquoi n’allez-vous pas voir votre malade, docteur négligent ? On vous a fait signe qu’elle souffrait, portez-lui mes complimens. J’ai beaucoup de lettres à écrire, je ne puis vous accompagner.

— Je n’irai pourtant chez elle qu’avec vous, répondis-je.

— Pourquoi ?

— Parce que l’agitation où je suis me ferait parler trop ou pas assez. Je veux rester maître de moi-même ; chaque mot dit hors de votre présence me semblerait aggraver ma faute.

— Eh bien ! mon enfant, reprit-il avec bonté, puisque la passion est si violente et votre fierté si scrupuleuse, allons ensemble voir la malade, et soyons gais pour qu’elle se rassure. J’écrirai plus tard.

Il passa un habit, prit mon bras et entra gaîment au jardin. Il alla baiser la main de Manoela, puis, prenant à part la Dolorès, il s’éloigna pour ne pas gêner, disait-il, la consultation médicale. Je trouvai ma malade assez compromise, bien qu’elle ne se rendît compte de rien. Elle avait la fièvre, et elle le niait ; son regard extatique, rivé sur le mien, semblait me dire : De quoi donc t’occupes-tu ? Parle-moi d’amour, qu’importe que j’en meure ?

Je n’osais provoquer ce genre d’émotion. Il me semblait qu’il lui était nuisible et pouvait devenir funeste. — Il faut vous calmer, lui dis-je, il le faut absolument.

— Mais je suis guérie, dit-elle avec un sourire languissant qui m’effraya. Je ne sens plus aucun mal, il n’y a plus de place en moi que pour le bonheur. Quel médecin es-tu, si tu ne vois pas que je n’existe plus que pour aimer ? Pourquoi es-tu triste ? Est-ce que tu crois que Richard nous en veut ? Tu ne le connais pas, il est si bon et si sage ! Il a dû te parler ce matin de nos projets. Pourquoi ne m’en dis-tu rien ?

— Nos projets sont hors de discussion, répondis-je, il les accepte avec la magnanimité d’un grand cœur ; mais ne craignez-vous pas qu’il n’en souffre un peu ? Et la délicatesse ne nous commande-t-elle pas de nous contenir et de savoir attendre ? Je dois aller chercher le consentement de ma mère ; jusqu’à mon retour, me promettez-vous de ne songer qu’à vous rétablir ?

— Je ferai tout ce que vous me prescrirez ; mais vous croyez donc que M. Brudnel me regrette ? Pourquoi ? Nous ne le quitterons pas, n’est-il pas vrai ? Rien ne sera changé à la vie qu’il s’était arrangée. Nous le soignerons, nous le dorloterons, il aura deux enfans qui s’entendront pour le rendre heureux. Et puis sa fille ! vous savez bien qu’il a parlé d’une fille, et je suis sûre, moi, qu’il ne songe qu’à elle. Il l’amènera, nous la chérirons aussi. Je me ferai sa compagne, sa servante, si elle veut ; si elle lui ressemble, ce sera un ange de plus avec nous. Voyons, est-ce que tout cela est triste ou inquiétant ?

Je vis que Manoela vivait dans son rêve habituel de confiance et d’espoir, et je n’osai la détromper ; mais elle sentit l’embarras de mes réponses, et, comme M. Brudnel revenait vers nous, elle se leva et passa son bras sous le sien avec cette grâce caressante qui ressemblait tellement à l’amour qu’on pouvait s’y méprendre. Je savais bien qu’elle avait cette grâce-là, même en donnant un ordre à la Dolorès ou en caressant son chat. J’en avais été mille fois frappé ; je m’étais dit alors qu’elle devait être irrésistible dans l’amour ou dans la coquetterie, d’autant plus qu’elle y portait une inconscience absolue de la mesure et de la nuance. À force d’être femme, elle ne l’était plus assez. La manière dont elle penchait son front, comme pour solliciter de M. Brudnel le baiser paternel qu’il ne lui avait pas donné en arrivant, fit passer en moi le frisson de la colère. Elle s’en aperçut, et resta indécise, tout à coup maladroite et confuse, soumise à mon caprice plus qu’il n’était convenable de le laisser paraître en une rencontre si délicate. Mon humeur en augmenta, et je voulus m’éloigner à mon tour pour les laisser ensemble, comme si ma jalousie eût éprouvé le besoin de se donner plus de prétexte qu’elle n’en avait déjà.

M. Brudnel, qui devinait bien mon angoisse, me retint et me fit asseoir entre Manoela et lui. Il fut admirable d’intelligence et de générosité. — Voyons, docteur, me dit-il, je ne veux pas m’en aller sans savoir ce que le médecin conclut de son examen. Comment trouvez-vous votre malade ? Mieux qu’hier, ou moins bien ?

— Pas mieux, répondis-je. Il faudrait le repos ou la distraction, je ne sais ; mais il y a excès d’agitation morale.

— Peut-être faut-il changer d’air ?

— Peut-être.

— Qu’en pensez-vous, ma fille ?

— Je serai bien partout, comme me voilà, répondit-elle, avec vous deux.

— Non, dit sir Richard, vous serez encore mieux tête à tête avec votre mari ; mais il n’est pas question de nous quitter maintenant, il faut d’abord vous guérir, et je crains que ce pays ne vous convienne pas. J’avais fait le projet de transporter prochainement nos pénates en France, au pied des Pyrénées, tout près du pays du docteur, dans un site charmant où j’ai avisé un grand chalet au moins aussi confortable que cette villa. Il est dès à présent à ma disposition, je n’ai qu’à écrire pour hâter certains préparatifs. Nous pouvons y être installés dans huit jours. Qu’en dites-vous ?

— Oh ! oui, oui, voyager, changer, s’écria naïvement Manoela, redevenue enfant avec ce père habitué à la gâter.

— Et vous, docteur ? me dit M. Brudnel.

Je n’avais qu’à approuver, puisque ce voyage me rapprochait de ma famille, que j’avais l’intention d’aller consulter.

— Eh bien ! reprit-il, nous partirons dans deux jours, si Manoela n’est pas plus souffrante.

— Alors nous nous marierons en France ? quel bonheur ! s’écria Manoela en nous regardant tous deux comme si elle devait nous épouser tous deux.

Du moins ma jalousie vit une monstruosité dans le regard candide de la pauvre fille. Il faudra que tout cela finisse bientôt, pensai-je ; je ne pourrais pas supporter ce supplice.

Sir Richard le devinait bien. Il appela à son aide toutes les ressources de son esprit aimable et ingénieux pour distraire Manoela et me rendre la confiance. Quant à elle, il réussit vite. Il l’amusa, il la rendit à ses instincts enfantins, il la fit rire. Il la connaissait mieux que moi, il savait quelles cordes il fallait faire vibrer pour lui rendre la vitalité qui lui était propre. Lui aussi, il avait sa puissante coquetterie, et je vis bien qu’il l’avait toujours portée jusque dans son rôle de père. De là le charme de sa société pour Manoela, charme que probablement je ne pourrais jamais remplacer.

Je réussis à cacher l’amertume de mes réflexions, et sir Richard se flatta de vaincre mes résistances inavouées par sa grâce et son abandon. Au bout d’une heure, il voulut nous laisser ensemble, mais je me levai, décidé à le suivre. Je craignais de laisser voir à Manoela mes tourmens intérieurs.

— Il faut absolument que je fasse au moins une partie de mon courrier, dit M. Brudnel ; mais nous pouvons bien dîner tous les trois, n’est-ce pas, docteur ?

— Dîner ? mais elle a la fièvre.

— En êtes-vous sûr ? dit Manoela en me tendant son bras.

Elle avait la main fraîche ; sous la bénigne influence de sir Richard, la fièvre s’était soudainement dissipée.

Encore un coup de poignard pour moi. Ma passion tuait Manoela, la douce amitié de Richard lui rendait la vie.

Le dîner fut presque gai, et on essaya après d’une promenade en voiture. Nous suivîmes doucement la plage du lac, qui n’était qu’à deux kilomètres de la villa. Les approches de l’automne se faisaient sentir. L’air était doux, le lac admirable aux reflets du couchant. Le balancement moelleux et silencieux de la voiture sur le sable fin permettait de causer, et M. Brudnel causait de tout avec son charme accoutumé. Manoela s’y livrait sans réserve. Elle était en confiance, comme elle disait, pour la première fois avec lui devant moi. Jusque-là, dans nos dîners du dimanche, je l’avais trouvée craintive et timide jusqu’à la niaiserie ; elle se livrait maintenant, elle questionnait hardiment, elle raisonnait à sa manière, elle disait : Je comprends cela, ou bien : je ne le comprendrai jamais ; ou encore elle faisait ses objections tantôt risibles de simplicité, tantôt fines et subtiles à la manière des enfans. Je compris seulement alors l’amusement que sa candeur et sa gentillesse pouvaient procurer à l’esprit élevé et sérieux de sir Richard. Pourquoi n’était-il jamais devenu amoureux d’elle ? Et s’il l’avait été, comme je m’obstinais malgré moi à n’en pas douter, pourquoi n’avait-il pas voulu l’épouser plus tôt ? Fallait-il prendre au sérieux ce singulier contrat entre sa sœur et lui ? Et n’y avait-il pas une raison plus matérielle encore qui avait fait redouter à sir Richard d’être une déception pénible après avoir été une séduction charmante ?

J’adoptai intérieurement cette conclusion, qui était la plus vraisemblable et qui m’expliquait pourquoi M. Brudnel avait sans doute voulu amener Manoela, par son genre de vie, à se contenter pour l’avenir d’une amitié paisible. Il l’avait quittée plongée dans l’indolence et rivée à l’existence facile et vide d’émotions qu’il lui avait faite. En son absence, j’avais apporté le trouble, la passion, la souffrance dans cette âme qu’il avait si habilement engourdie. Il devait me maudire, et j’étais forcé d’admirer le triomphe de sa force sur ma faiblesse.

Quand Manoela eut babillé avec animation, elle s’assoupit. Le soleil se couchait. La voiture nous ramenait à la villa. Manoela laissa tomber sa tête sur l’épaule de sir Richard, qui était dans le fond, auprès d’elle. — Mon cher, me dit-il avec un naturel exquis, je vois que cette enfant va dormir comme dorment les enfans, et je ne pourrais la soutenir sans fatigue. Prenez ma place ; ces choses-là sont de votre âge. — Il souleva doucement la tête de la dormeuse et me fit asseoir près d’elle, mais au bout d’un instant elle s’éveilla et se remit à parler avec vivacité, tout en se serrant contre moi avec ardeur. Je vis bien qu’elle reprenait la fièvre. Mon simple contact devait-il donc la tuer ?

Le lendemain, j’espérai m’être trompé, car elle fut beaucoup mieux dans la journée et tellement bien, le soir, que le départ fut décidé pour le jour suivant. Elle avait veillé sans fatigue à tous ses emballages, elle était ivre de joie de partir avec son amour de mari et son amour de père. Elle pensait qu’elle ne serait jamais séparée de l’un ni de l’autre, et j’avais réussi à ne pas troubler son illusion. Je la vis si bien que je la crus guérie en arrivant en France.

II.

Nous avions pris la mer à Gênes et nous débarquâmes à Marseille. À peine fûmes-nous installés à l’hôtel, que M. Brudnel sortit pour aller à la poste. On préparait le dîner. Nous étions, Manoela et moi, dans un grand salon éclairé de maigres bougies. C’était la première fois que nous nous retrouvions seuls depuis le terrible tête-à-tête que sir Richard avait interrompu. Manoela vint à moi, les bras ouverts. — Comme tu es craintif avec moi ! me dit-elle ; tu ne m’as pas donné un baiser, tu ne m’as pas dit un mot d’amour durant le voyage. Tiens, tu ne m’aimes pas, tu ne m’aimeras jamais autant que lui !

— Lui ? dis-je avec une soudaine colère que je ne pus renfermer. De qui parlez-vous ? De l’officier de Pampelune, du professeur de musique, ou de M. Brudnel ?

Je m’arrêtai effrayé de ma violence ; elle était devenue pâle, mais elle souriait encore. — Comme tu es jaloux ! reprit-elle ; M. Brudnel ne m’a jamais reproché mon pauvre passé avec cette amertume.

— Alors c’est lui décidément le préféré ? Il faudra pourtant choisir entre lui et moi, Manoela !

— Choisir ? Il faudra quitter cet ange qui m’a permis de t’aimer ? Ah ! quelle injustice et quelle cruauté !

Je fis de vains efforts pour me contenir. Chacune des paroles de Manoela m’exaspérait. Cette nature spontanée manquait toujours de tact et d’à-propos. Elle crut que le moment était venu de nous expliquer sur notre avenir et qu’il fallait ne pas le laisser échapper. Elle provoqua une discussion que nous n’étions ni l’un ni l’autre en état de soutenir sagement. Elle me força de lui dire que je voulais quitter M. Brudnel pour toujours. — Soit ! répondit-elle, tu le veux, je te suivrai, et ma volonté sera la tienne, puisque je t’appartiens ! — Elle se jeta à mon cou, mais je la sentis faiblir dans mes bras et glisser. Elle fût tombée à terre, si je ne l’eusse retenue et portée sur un fauteuil. Elle était froide, immobile ; un instant, je la crus morte.

Je sonnai précipitamment. Dolorès vint m’aider à la faire revenir. Manoela s’était évanouie en souriant ; elle se ranima en souriant encore. Dolorès me regardait d’un air de reproche, elle sentait que je l’avais encore grondée.

Manoela se trouva vite remise ; mais son pouls était redevenu fébrile, sa figure était altérée. Un instant de tête-à-tête avec moi avait suffi pour détruire le bien-être recouvré pendant plusieurs jours. Elle nous supplia de ne rien dire à M. Brudnel, tant elle craignait son inquiétude. Elle fit un grand effort pour qu’il ne s’aperçût de rien, fit semblant de manger et fut forcée de s’en aller avant la fin du dîner, disant qu’elle était vaincue par le sommeil.

Je n’en croyais rien, j’étais inquiet. M. Brudnel l’était aussi. — Je vous supplie, lui dis-je, de ne pas quitter cette ville sans appeler les premiers médecins en consultation. La responsabilité qui pèse sur moi seul est trop lourde.

— Eh bien ! dit-il en se levant, je vais chez mon ami C… le prier de venir demain ; allez chez les autres.

Je sortis et m’acquittai vite de mes commissions. Je rentrais triste et absorbé lorsque quelqu’un me toucha l’épaule. C’était mon ami Vianne. Je lui sautai au cou. Il arrivait à Marseille, appelé par quelque affaire. Il se décida vite pour l’hôtel que j’occupais, et monta dans ma chambre.

— Ah ! ah ! me dit-il en me voyant aux lumières, ton attitude dans la rue ne m’avait pas trompé ; tu es changé, tu as souffert. As-tu fait une maladie ? as-tu éprouvé un chagrin ? Il faut tout me dire, à moi ! Ta mère et ta sœur ne doivent pas te revoir avec cette figure-là ; elles en seraient effrayées.

— Oui, je te dirai tout ; mais parle-moi d’elles d’abord. Tu ne m’as pas écrit depuis longtemps. Les as-tu vues récemment ? Écris-tu toujours à ma sœur ? Espères-tu la décider au mariage ? Si tu savais comme j’ai besoin de son bonheur et du tien pour supporter ma sotte et mauvaise destinée !

— Ta sœur, ta sœur…, répondit Vianne en me regardant fixement et en appuyant sur les mots d’une manière étrange, ta sœur Jeanne…

— Eh bien ! qu’y a-t-il ? m’écriai-je. Qu’est-il arrivé à ma sœur ? Parle donc, tu m’épouvantes !

— Mais rien, rien de fâcheux pour elle, Dieu merci ! Je croyais que tu savais… Tu ne sais donc pas… Allons, je vois que tu ne sais rien. Eh bien ! ta sœur ne m’aimera jamais. Elle m’avait permis de lui écrire, elle n’a pas reçu ma première lettre. Ta mère me l’a renvoyée sans l’ouvrir, en me priant d’aller lui parler. Je me suis rendu à ses ordres, et elle m’a dit des choses qu’elle se réserve de te dire elle-même.

— Mais quoi ? Jeanne a-t-elle disposé de son avenir ?

— Jeanne est un ange, et je suis ton meilleur ami. Voilà l’explication dont il faut te contenter jusqu’à nouvel ordre. Elle se porte bien, elle est plus belle que jamais. Ta mère aussi est belle et bonne et vraie ; sois digne de toutes deux ! Je crains que tu n’aies fait quelque folie. Tu te dis malheureux, voyons, parle vite. Il est très important que tu ne me caches rien. Veux-tu me promettre ?..

— Je jure de te dire tout.

Je lui racontai dans les moindres détails tout ce qui s’était passé entre Manoela, M. Brudnel et moi. Il m’écouta très attentivement, et quand j’arrivai à cette conclusion que la vie de Manoela me semblait menacée par mon amour :

— Assez, me dit-il, je m’attendais à cela. Je t’ai suivi en ami et en médecin : or le médecin te déclare que tu dois rompre à jamais avec Manoela parce que l’effusion la tuera ; l’ami te prescrit la même chose, parce que la position est impossible. Tu ne peux supporter la rivalité avec M. Brudnel. Quelque innocente que son intimité avec Manoela puisse paraître aux gens désintéressés, pour un amant comme pour un mari, il n’y a pas d’intimité absolument innocente entre personnes qui ont eu le désir involontaire ou consenti de s’appartenir. M. Brudnel le sait bien, et le pardon lui coûtera beaucoup ; mais il y arrivera, parce qu’il aime depuis longtemps, l’habitude y est, et la vieillesse vit d’habitudes. Lui seul, tu l’as fort bien observé, peut tout pardonner, et il est plus engagé que toi, qui acceptais l’avenir dans une heure de vertige, tandis qu’il a accepté le passé durant des années d’abnégation. Tu as été la dupe de tes sens, mon cher Laurent, et encore plus de tes théories sur la réhabilitation des âmes dévoyées. Te souviens-tu de nos discussions ? Te voilà arrivé à l’expérimentation fatale de nos problèmes philosophiques. Peut-on laver une âme comme on lave un vêtement ? Moi je disais non, je le dis encore. Quelque sincère que soit le repentir du passé, il y a l’organisation qui proteste et dont le premier élan reste invincible. Cette Espagnole t’a aimé sans réflexion et sans raisonnement, comme à seize ans elle avait aimé le freluquet qui l’a enlevée à Pampelune. Depuis ce jour-là, six ans s’étaient écoulés dans la retraite et l’abstinence avec la volonté très bien entendue d’arriver pure au mariage, et la voilà qui abandonne ce projet si lentement mûri et qui te le sacrifie uniquement parce que tu as vingt-cinq ans et que tu es beau garçon. Tu admires ce sublime sacrifice avec la vanité inséparable de la jeunesse et de l’inexpérience ; tu le trouves si méritoire que tu donnes ton honneur, l’axe souverain de toute la vie, en échange d’un moment d’exaltation nerveuse ; mais à présent il faut en rabattre, car au bout de trois jours tu t’aperçois qu’on ne t’a rien sacrifié du tout, que la santé, le calme, la tendresse et la joie sont dans les mains magnétiques de sir Richard. Tu n’apportes que les transports de ta vitalité à une malade qui les appelle, mais qui ne peut les partager sans en mourir. Sais-tu ce qu’il te reste à faire ? T’en aller à l’instant, rejoindre ta mère et lui tout dire. Tu ne peux pas craindre que ta mère te donne un conseil égoïste et lâche. C’est une âme supérieure ; elle tranchera le nœud gordien, et, quoi qu’elle prescrive, il faudra t’y soumettre. Je crois qu’elle te défendra de rien confier à ta sœur, ton sentiment pour la Manoela n’est pas assez pur pour qu’elle le comprenne, et, comme j’espère que tu en reviendras, tu aurais fait à Jeanne un chagrin inutile. Va donc, n’attends pas la permission de Manoela, tu ne l’obtiendrais qu’en réitérant des promesses que tu ne pourras pas tenir. Ne consulte pas non plus M. Brudnel, dont le rôle en tout ceci reste assez mystérieux ; ta mère avant tout et en dernier ressort. Va, le courrier passe ici à minuit ; tu as tout le temps de t’y rendre.

— Ton avis est bon, répondis-je ; mais je ne t’ai pas dit qu’une consultation doit avoir lieu demain, et que je ne puis me dispenser d’y rendre compte des symptômes observés par moi et des résultats de ma médication.

— C’est juste. Eh bien ! dormons, soyons lucides pour demain, et demain, au sortir de la consultation, je t’embarque pour ta ville natale.

Ma chambre avait deux lits. Vianne se jeta sur le plus proche et s’endormit à l’instant même. J’admirais son esprit net, à la fois calme et décidé. En écoutant sa respiration égale, je me demandais s’il avait jamais connu l’amour, et si le refus de Jeanne était un chagrin sérieux pour lui.

M. Brudnel ne crut pas devoir cacher aux médecins consultans que Manoela était à la veille de se marier et qu’elle avait un sentiment très vif pour son fiancé. Deux médecins déclarèrent qu’il fallait hâter le mariage ; les quatre autres prononcèrent que ce serait son arrêt de mort. Il fallait l’éloigner de son fiancé, la distraire, le lui faire oublier à tout prix. — Si elle est inconsolable, dit M. C…, elle mourra en six mois ; si elle épouse, elle en aura au plus pour six jours.

— À présent, me dit M. Brudnel quand nous fûmes seuls, tout est changé : nous avons deux chances pour la perdre, une seule pour la sauver ; j’imagine, mon ami, que vous n’hésitez pas.

— Je pars à l’instant même, répondis-je.

— Vous renoncez à elle, reprit-il avec vivacité : pour toujours, même quand elle guérirait ?

— Dans ce cas, je ne le puis ni ne le dois. Je lui ai donné ma parole ; elle seule peut me la rendre.

— Vous penseriez ainsi, même quand votre mère vous conseillerait autrement ?

— Ma mère ne peut me conseiller de manquer à une parole, même imprudemment donnée.

— Une promesse qui causerait la mort de la personne aimée n’est-elle pas non avenue le jour où vous en connaissez les fatales conséquences ?

— Nous ne raisonnons ici que sur une hypothèse. Vous avez supposé le cas de guérison complète.

— Très bien ; mais il y a encore un cas à prévoir, celui où Manoela guérie réclamerait de vous sa liberté.

— Je n’aurais qu’à me soumettre, répondis-je, et je pris congé de lui. Il me semblait tout à fait démasqué. Il aimait toujours Manoela, il l’aimait peut-être plus que jamais. Il allait la disputer obstinément à la mort et à moi. Il prenait sa revanche ; sans doute il y avait compté. Son désintéressement n’était probablement que de la patience.

J’étais presque irrésolu quand Vianne vint me prendre pour me conduire à la diligence. — Qui sait, lui disais-je, si le chagrin de mon départ, l’étonnement de n’avoir pas reçu mes adieux, ne vont pas être pour Manoela une crise mortelle ? Elle va penser que je la trahis et l’abandonne.

— M. Brudnel est là pour la rassurer sur ton compte.

— M. Brudnel travaille pour lui !

— Tu t’en aperçois ? C’est fort heureux. Eh bien ! il aura gain de cause ; lui seul peut tout pardonner. Ne sortons pas de là. Viens-tu ?

— Que sais-je ? Puisque dans tous les cas il y a à risquer l’existence de cette pauvre enfant, pourquoi laisserais-je à un autre la tâche du dévoûment et la chance du triomphe ? Si je l’enlevais…

— Tu vas venir, ou je ne te revois de ma vie, reprit Vianne en m’entraînant. Je n’ai pas le goût des lâchetés. Si c’est là l’amour, arrière ce sentiment égoïste et brutal ! je ne veux jamais le connaître.

Il me mit en diligence : il était forcé de rester deux jours à Marseille ; il me promit de s’informer de la santé de Manoela et de m’en donner des nouvelles. Je l’avais présenté à M. Brudnel, qui lui avait fait bon accueil et l’avait engagé à revenir.

Ma mère m’attendait, bien que je ne lui eusse pas annoncé ma si prompte arrivée. Elle avait correspondu avec M. Brudnel, et je la trouvai informée grosso modo de mes secrets de cœur. — Puisque tu n’as pas eu le courage de m’écrire tout cela, me dit-elle, c’est qu’il y a quelque chose de sérieux entre cette Espagnole et toi. Voilà ce que je craignais, et ta figure altérée me dit assez que j’avais raison de me tourmenter. Sais-tu au moins qui elle est ?

— C’est la fille d’Antonio Perez, elle m’a tout dit, même sa faute. Comment es-tu au courant… M. Brudnel t’a donc, à mon insu, écrit des volumes ? Où a-t-il pris le droit de confesser Manoela, qui ne te connaît pas ? Et moi qui aurais voulu avoir le mérite de mes propres aveux !

— Voilà bien des questions à la fois, mon enfant. Je te répondrai à loisir, et tu verras que sir Richard est digne de toute ta tendresse, de tout ton respect. Je te demande deux ou trois jours pour causer avec toi et conclure.

— Tu veux attendre une nouvelle lettre de M. Brudnel ?

— Peut-être.

— J’ignorais qu’il fît chez nous la pluie et le beau temps.

— Tu les as faits chez lui bien davantage. Voyons ! ne te mords pas les lèvres, tu n’as pas de sang à perdre, tu es si pâle, mon pauvre enfant ! Je veux tout savoir, car on n’a pu me donner dans une lettre tous les détails nécessaires, et je ne puis encore me prononcer. Aie confiance, nous causerons à fond demain. J’entends ta sœur qui rentre de la promenade ; elle va être bien surprise. Je n’ai pas besoin de te dire qu’elle ne sait rien de tes aventures, et qu’il n’en faut pas laisser échapper un seul mot devant elle.

Jeanne entrait, son saisissement fut tel en me voyant qu’elle devint pâle ; mais tout aussitôt elle reprit ses fraîches couleurs et se jeta dans mes bras avec effusion. Je ne l’avais jamais vue si belle, si bien portante, si heureuse de me voir. Quel contraste avec la pâle et fiévreuse Manoela ! La vie coulait à pleins bords dans cette organisation privilégiée, mais c’était un flot tranquille et mesuré, parce qu’il était puissant et sans intermittence. Quelle sérénité d’intelligence dans ces yeux bleus, limpides comme un beau ciel ! Quelle franchise dans ce sourire pur qui éclairait tout le visage ! — Mon Dieu, lui dis-je, comme tu es embellie et bien portante ! La musique est un bon régime, je le vois.

— Il n’y a pas que la musique, répondit-elle en embrassant sa mère, il y a avant tout cette personne-là ! On dépérit quand on la quitte, car je vois que tu es maigre, toi ; tu as besoin de revenir au bercail. Nous allons te bien soigner. Je veux mettre moi-même la main au dîner, mère, tu le permettras ! Je ne me gâterai pas les doigts de pianiste, je te le promets, et quand je me les gâterais un peu !

— Tu t’occuperais de la cuisine, toi ? tu es donc bien changée ?

— Non, je suis née princesse, tu le sais bien, mais maman se fatigue à force de m’épargner. Il n’y a pas de princesse qui tienne. Il y a vingt ans et plus qu’elle me sert, il faut que cela finisse, et je prétends désormais la servir à mon tour… Tu vas m’aider ?

— À la cuisine ! Je n’y entends rien.

— À la cuisine, s’il le faut. Tu as pâli sur les livres, je le vois bien ; je vais te faire remuer et travailler comme un portefaix, je t’en avertis.

— Je ne demande pas mieux. Que faut-il faire ? Commande, je ne serai pas fâché de faire un peu le portefaix. Il y a si longtemps que je vis comme un prince ! Faut-il aller fendre du bois ?

— Pas encore, repose-toi aujourd’hui de ton voyage. Comment as-tu laissé ton digne patron ?

— M. Brudnel ? C’est vrai que tu le connais beaucoup à présent ?

— Mais oui ; il est venu nous voir deux fois, en allant à Bordeaux et en revenant ; cette fois-là il est resté trois jours avec nous.

— En vérité ? Maman ne me disait pas cela ! Et tu l’as pris en belle amitié, mon digne patron ?

— En grande amitié, il t’aime tant et il est si bon ! Je t’avertis qu’on l’adore ici. Parle-nous donc de lui et de… la señora.

— Quelle señora ? dis-je en regardant ma mère avec stupéfaction. Jeanne ne peut pas savoir…

— M. Brudnel, répondit ma mère avec calme, nous a parlé de son intérieur. En trois jours, quand on est sympathique les uns aux autres, on se dit bien des choses. Il nous a confié qu’il avait chez lui une fille adoptive qui n’était point sa femme comme on le supposait, mais qu’il comptait épouser pour témoigner de son estime pour elle. Il m’a raconté à moi l’histoire de cette jeune personne, cela m’intéressait parce que j’avais connu un peu son père, sous de mauvais rapports, je dois l’avouer ; mais ce n’est pas une raison pour que la señora Manoela ne soit pas une personne recommandable.

— Je suis sûre, moi, qu’elle est charmante, reprit Jeanne avec ingénuité. M. Brudnel ne peut faire qu’un bon choix. Tu la connais, Laurent, parle-nous d’elle.

— Cela ne peut vous intéresser que médiocrement, répondis-je, parlons plutôt de toi. Parle-moi musique ; as-tu fait de grands progrès ? — Et comme je voyais qu’elle allait insister sur le compte de Manoela, — Allons, repris-je, joue-moi quelque chose, j’ai soif de musique ; il y a si longtemps que j’en suis privé !

— Eh bien ! s’il faut te l’avouer, répondit-elle, il y a huit jours que je n’ai ouvert mon piano, pas depuis que j’ai joué pour M. Brudnel.

— Est-ce qu’il t’a dégoûtée de la musique ?

— Bien au contraire, mais enfin en musique comme en tout il y a des phases de recueillement…

— D’ailleurs il faut qu’elle s’occupe du dîner, dit ma mère, elle l’a promis, et pour aujourd’hui je consens à ne me mêler de rien, afin de rester près de toi. Va, ma Jeanne, il n’y a pas de temps à perdre, si tu veux servir à ton frère les mets qu’il aime.

Jeanne sortit joyeusement.

— Comme elle est transformée ! dis-je à ma mère. Cette gaîté, cette animation, je ne la reconnais plus ! qu’a-t-elle fait de ses habitudes de rêverie, de ses accès de mélancolie ?

— Tout cela s’est modifié ; peu à peu, sa santé est devenue florissante.

— Mais non, tout cela s’est fait très vite ! Ne serait-ce pas depuis le passage de sir Richard ?

— Que veux-tu dire ? répondit ma mère en me regardant fixement.

— Ah ! tiens, je n’en sais rien. M. Brudnel, dans une de ses lettres, m’a paru si frappé de la beauté et du talent de ma sœur que c’est à se demander s’il n’en est pas tombé épris à première vue.

— Quelle folie !

— Pourquoi pas ? Le vieillard a le cœur jeune, l’imagination vive. Au moment où il s’est vu supplanté par moi, il a dit très spontanément qu’il avait déjà en vue un autre mariage, un mariage très sérieux. Il ignorait s’il serait agréé, mais il ne désespérait pas.

Ma mère m’écoutait en riant. — Si tu me disais, reprit-elle, qu’il songeait peut-être à moi, je te dirais que tu es fou ; mais quand tu penses qu’il songeait à Jeanne, tu es vraiment stupide.

— C’est possible. Pourtant sir Richard a de grandes séductions, et à l’heure qu’il est je me trouve en rivalité avec lui, forcé de le regarder comme un rival très redoutable. Les femmes sont si étranges !

— Jeanne n’est point étrange ; elle est intelligente et noble. Je te prie de ne pas continuer cette plaisanterie, qui la blesserait et qui m’afflige.

— Pardonne-la-moi ; mais alors dis-moi si Jeanne aime quelqu’un.

— Qui te le fait supposer ?

— J’ai vu Médard Vianne. Il renonce à elle et refuse de me dire pourquoi. Il dit que c’est à toi de me l’apprendre, et j’attends je ne sais quelle révélation.

— Tu l’attendras ! S’il y avait au fond du cœur de ma sainte fille un secret quelconque, je ne te le dirais pas avant de savoir si ton cœur, à toi, est resté assez pur pour recevoir une si délicate confidence.

— Tu n’as plus confiance en moi, et tu doutes ? Je croyais trouver ici le baume sur la plaie, et j’y trouve un redoublement de tristesse, d’incertitude et de confusion pour moi.

— Mon pauvre enfant ! dit ma mère en pressant ma tête contre son sein ; quand je songe que, sans cette fantaisie pour une inconnue, tu aurais pu être si heureux ! mais peut-être que tout cela n’est pas si grave que nous le pensons. Prenons patience et cachons nos anxiétés à ma Jeanne.

— Tu l’as toujours aimée mieux que moi, lui dis-je ; conviens-en, je n’en suis pas jaloux. Les sentimens purs et sacrés ignorent l’égoïsme.

Le dîner fut simple comme nos habitudes, mais plein des petites douceurs de l’intimité. On me servit les mets que j’avais aimés dans mon enfance. Jeanne était gaie et tendre, notre mère adorable. Jeanne me servit du vin de notre cru, que je préférais à tout autre ; elle prétendait m’enivrer. Je ne demandais pas mieux, mais l’ivresse ne gagna que mon cœur. Il y a dans le foyer de la famille une influence vraiment souveraine. Un moment, j’oubliai mes tristes pérégrinations et m’imaginai que j’avais encore douze ans. Après le dîner, Jeanne céda à ma prière et se mit au piano. Elle fut admirable et me plongea dans des rêves délicieux. Il me semblait, en rentrant dans ma petite chambre de garçon, que j’étais guéri.

Le lendemain, ma mère reçut ma confession entière ; elle l’écouta encore mieux que Vianne, car elle m’interrompit par mille questions si méticuleuses qu’elle arriva à voir en moi comme dans un miroir. Pourtant elle ne se prononça pas encore, elle refusa même fermement de faire aucune réflexion, et ne me cacha pas qu’elle attendait une lettre de sir Richard pour bien connaître la situation.

III.

Le temps de l’attente se passa en visites que je dus rendre, et en promenades où ma mère et Jeanne me prièrent de les accompagner. Jeanne, autrefois absorbée par son travail, prit plaisir à sortir avec moi et à s’intéresser à toutes choses. Nous causions, et j’étais frappé de ses notions étendues. Depuis le collége, je n’avais guère causé à fond avec elle ; je puis dire que je ne la connaissais vraiment pas. Elle avait toujours vécu dans un monde intérieur où elle s’enfermait avec mystère ; elle en sortait maintenant, et c’était comme un beau lever de soleil sur la mer tranquille. Elle aimait à poétiser ses appréciations, mais elle riait elle-même de cette tendance et demandait grâce pour des rêveries dont on était séduit en l’écoutant, tant elle disait bien ce qu’elle voulait dire. Cette âme muette, qui avait si longtemps trouvé son unique expression dans la musique, semblait avoir pris le courage de se manifester par la parole. Je lui cachais ma surprise et mon éblouissement dans la crainte de lui donner de l’orgueil, mais j’en avais pour elle. Je me sentais devenir fier d’elle autant que l’était notre mère. J’admirais surtout la beauté de ses idées et l’application qu’elle en faisait à ses sentimens. Elle n’était pas follement optimiste, on ne sentait pas l’enfant en elle. Elle ne voyait pas tout en beau, mais ce qui était noir, elle l’éclairait du rayon de son indulgence et de sa pitié. C’était comme un parti pris, et pris souverainement, d’étendre l’amour à tous les êtres et de se dévouer pour ainsi dire universellement. Elle disait avoir bien peu lu. Est-ce dans l’extase musicale qu’elle avait trouvé la révélation de ces trésors de mansuétude, de ces puissances de sagesse et d’équité ?

J’arrivai à une admiration pleine de charme et d’attendrissement ; j’en parlais avec ma mère, et je commençais à comprendre qu’une femme comme Jeanne n’eût encore trouvé personne à aimer ; même mon cher Vianne me semblait maintenant au-dessous d’elle, et je n’eusse pas osé plaider sa cause.

— C’est que tu n’as jamais deviné Jeanne, répondait ma mère ; moi, je la pressentais, je lisais en elle. Elle a été lente à trouver son chemin, elle redoute le médiocre, en rien elle ne s’accommoderait d’un pis-aller. Cette musique qui l’a enfin passionnée, elle l’a abordée en tremblant. À la fois ambitieuse et modeste, elle craignait de n’y pas saisir son idéal. Timide, elle a bien longtemps douté d’elle-même. Il a fallu que l’admiration des autres la rassurât, et je dois dire que celle de sir Richard a été nécessaire pour lui donner tout à fait conscience d’elle-même. Elle a vu qu’il était un juge compétent ; elle a, depuis ce jour, fermé son piano, comme pour savourer sa victoire. Et ne va pas t’imaginer que Jeanne pense à se produire en public. Elle écrit ses compositions, qui ne verront peut-être jamais le jour, car on n’édite avec succès que les noms célèbres, et Jeanne ne voudrait pas devenir célèbre ostensiblement. Elle ne consentira jamais à payer de sa personne. Elle ne désire pas la richesse, notre humble aisance lui suffit ; je crois même que la pauvreté lui serait peu sensible. Tout le problème à résoudre pour elle, c’est de trouver l’expression des pensées musicales qui l’oppressent. Si elle a encore des jours de rêverie et de silence, c’est que la muse se débat en elle. Quand elle a trouvé sous ses doigts le vrai sens de son rêve enthousiaste, elle renaît, elle s’épanouit, elle est heureuse. Il m’a fallu un certain temps, à moi ignorante, pour me rendre compte de tout cela. J’y suis arrivée. J’ai couvé l’œuf d’or sans trop savoir ce qu’il contenait. Quand le phénix en est sorti, j’ai été tranquille et victorieuse aussi.

Ma mère s’était toujours exprimée facilement ; mais, depuis que Jeanne parlait, ma mère parlait encore mieux qu’autrefois. Je remarquais un progrès notable chez cette femme de cinquante ans qui avait acquis tout ce qu’elle avait voulu faire acquérir à sa fille. J’étais frappé de cette mutuelle influence, qui avait agrandi leur horizon.

— Pourquoi es-tu étonné de cela ? reprenait ma mère. Cela ne s’est pas fait par un coup de baguette de fée. Il y a vingt ans que nous tâchons de grandir ensemble, ta sœur et moi. Tu ne t’en apercevais pas ; tu étais trop jeune pour nous juger. Tu ne pouvais pas constater que chaque jour nous étions un peu plus avancées que la veille, et puis tu t’es mis à courir vite dans les études forcées, et alors, naturellement occupé de toi seul, tu n’as plus fait grande attention à nous.

— C’est possible, et d’ailleurs, n’ayant encore aucune expérience, je manquais de point de comparaison. À présent je m’éveille de ma lourde personnalité, et je m’aperçois que je ne suis qu’un enfant en présence de deux êtres supérieurs, peut-être un enfant peu digne d’avoir une telle mère et une telle sœur !

— Tu as toujours été un enfant digne de la plus vive tendresse et de la plus haute estime, reprit ma mère ; seulement tu as peut-être été un peu jeune dans ces derniers temps. Nous verrons, nous verrons, je ne juge point encore.

Je reçus une lettre de Vianne ; Manoela était assez calme. Mon départ n’avait point amené de crise, M. Brudnel lui ayant dit que j’étais naturellement impatient d’aller chercher le consentement de ma mère. Elle était partie avec lui pour Montpellier, où ils comptaient s’arrêter quelques jours avant de gagner leur nouvelle résidence. « M. Brudnel, disait Vianne, m’a chargé de retenir leurs appartemens à Montpellier, et je les reverrai. Je pourrai te parler d’eux en connaissance de cause. » Ma mère reçut aussi de sir Richard une lettre qu’elle ne me montra pas ; elle me dit seulement que la malade avait bien supporté le voyage jusqu’à Montpellier, et qu’on s’arrêterait là quelques jours avant de se rapprocher de nous tout à fait. Sir Richard disait avoir réussi à tranquilliser Manoela sur mon compte, « sachant bien que j’étais incapable de manquer à ma parole. »

À ce laconique compte-rendu, ma mère ajouta un commentaire non moins concis. — Ainsi, me dit-elle, sir Richard pense qu’en cas de guérison Manoela doit devenir ta femme.

J’étais irrité contre sir Richard. Je répondis qu’il ne faisait que se rendre à ma propre décision, et que je ne comprenais pas que ma mère eût besoin de l’assentiment d’un étranger pour m’accorder le droit de faire mon devoir.

— Tu me blâmes ? dit ma mère avec un beau sourire fier et doux que je lui connaissais et qui la plaçait au-dessus de tous les soupçons. Tu verras que tu me donneras raison plus tard ; quant à présent, je n’ai rien dit, et c’est toi qui me fais parler. Je t’ai fait connaître l’opinion de M. Brudnel, je n’ai pas donné la mienne.

— Mais c’est la tienne, la tienne seule que je demande !

— Eh bien ! la voici. Tout dépend de la conduite que tiendra M. Brudnel. J’ai la certitude qu’elle sera souverainement désintéressée et qu’il subordonnera toutes ses résolutions à l’état de santé de Manoela. Tu as compromis l’existence de cette personne, c’est à lui de juger si ta présence doit la perdre ou la sauver. Sache attendre. Je suis résignée, quant à moi, à accepter les conséquences de ton entraînement, me fussent-elles pénibles, plutôt que de me trouver en désaccord avec ta conscience.

J’admirai la droiture et le courage de ma mère, car il m’était facile de voir combien elle désapprouvait mon choix. J’avais manifesté le désir d’aller voir M. Brudnel à l’insu de Manoela. Elle ne s’y opposa point.

Je ne le fis pourtant pas ; je remis même de jour en jour à écrire à sir Richard ; puis j’arrivai à me dire qu’il m’avertirait, s’il jugeait devoir conférer avec moi. J’éprouvais une extrême répugnance à lui faire des avances quelconques. Mes nerfs étaient pourtant calmés, ma bonne et douce vie de famille me rendait à moi-même ; le fantôme de Manoela s’effaçait comme un rêve. Il me semblait que, si elle consentait sans révolte à mon éloignement, c’est qu’après tout elle préférait les doux soins de M. Brudnel à mes violences. Enfin chaque heure écoulée loin d’elle me semblait détendre le lien, et je ne pensais pas sans effroi au moment éventuel où, rappelé près d’elle, je serais forcé d’accepter la recrudescence d’affection et de reconnaissance que sir Richard avait dû lui inspirer. J’aimais infiniment mieux prévoir que ces tendres soins prodigués par lui seul la guériraient vite, et qu’elle se laisserait persuader de me rendre ma parole. Mon orgueil ne se révoltait plus à l’idée d’être supplanté par un homme plus habile que moi. Je reconnaissais m’être conduit comme un enfant ; je méritais la leçon que j’avais provoquée.

C’est dans ce sens que j’écrivis à mon ami Vianne, en lui reprochant de ne m’avoir pas donné de nouvelles depuis son premier billet. Je reçus de lui cette réponse :

« Puisque te voilà revenu du pays des chimères, puisque tu donnes cent fois raison, et même plus tôt que je ne l’espérais, à tout ce que je t’avais dit de la fragilité de ton amour pour l’odalisque, je puis te parler d’elle en toute tranquillité. Je la vois tous les jours et je t’assure qu’elle guérira. Tu sais que je ne partageais pas du tout l’opinion de nos grands docteurs de Marseille sur la gravité de son mal. Les affections nerveuses ont le fâcheux privilége de simuler si exactement d’autres affections organiques que les plus habiles praticiens y sont encore trompés. Le cas pathologique de Melle  Perez est pour moi assez intéressant, et, comme je suis le seul qui ait bien auguré de sa guérison possible, M. Brudnel m’a prié de lui donner des soins. J’ai osé faire le contraire des prescriptions tracées, j’ai permis le mouvement et même dans une juste mesure les émotions, si sévèrement proscrites. On a été au théâtre, et on ne s’en est pas mal trouvé. Enfin on guérira probablement, je dirais certainement, si on pouvait compter sur un avenir quelconque dans les choses humaines. Ne t’alarme donc plus, « ton amour ne lui a pas donné la mort ! » C’était une belle phrase, et je la regrette pour toi. Tu n’auras plus occasion de la placer dans le récit de ta romantique destinée.

« Mais cette guérison, que tu redoutes autant que tu la souhaites, ne compromettra pas ton avenir, je l’espère. L’odalisque n’a pas été si amoureuse de toi qu’il t’a semblé, ou bien elle a cédé à un caprice de l’imagination, comme tu cédais à la fougue de la jeunesse. Je crois qu’elle aime réellement M. Brudnel plus que tout au monde, ce qui me prouve qu’elle a plus de cœur que de sens. M. Brudnel l’épousera-t-il ? Je ne sais. Il le promet maintenant, il s’en fait un devoir ; mais je commence à douter qu’il ait de l’amour pour elle. Il a passé l’âge des entraînemens. Quel que soit le dénoûment, cela ne regarde plus qu’eux, et nous n’avons pas à nous en préoccuper.

« Présente à ta mère et à ta sœur mes plus profonds et affectueux respects. »

Après cette lettre, je me sentis heureux et libre comme je ne l’avais jamais été ; il semble qu’il faille avoir souffert pour connaître le prix de l’existence. Il faut aussi avoir un peu voyagé pour apprécier la valeur du pays où l’on a été élevé. J’aimais donc ma mère, ma sœur et mon pays comme je ne les avais jamais aimés, et dans la prévision d’une séparation définitive avec M. Brudnel je rêvai de m’établir à Pau. Le départ d’un des médecins nombreux qui se partageaient la clientèle, la mort d’un autre, les infirmités d’un troisième, me faisaient une petite place que je pouvais prendre et que je préférais infiniment à l’inféodation à un seul client. Ma mère voyait peu de monde autrefois, mais le talent de ma sœur tendait à augmenter le cercle de leurs relations ; elles jouissaient toutes deux de la haute estime et de la sympathie qu’elles méritaient.

Dès les premiers jours, je fus appelé chez quelques voisins. Je fus heureux dans mes prescriptions. J’avais appris assez d’anglais avec M. Brudnel pour que des familles anglaises fixées à Pau fussent satisfaites de s’entendre facilement avec moi et empressées de me recommander les unes aux autres. J’exprimai à ma mère le désir et l’intention de ne la plus quitter, et ce fut pour elle une grande joie.

— Tu gagneras peu dans les commencemens, me dit-elle, mais nous vivrons très bien quand même ; nous savons nous arranger, et je vois que tu n’as pas plus de besoins et de fantaisies que nous. Oui, oui, reste, et tu verras que tu seras heureux.

— Quand ce ne serait, dit Jeanne, que du bonheur que tu nous donneras.

— Voilà, lui répondis-je, une parole qui me déciderait, si j’étais incertain.

Je consommai donc dans ma pensée la rupture de mes relations médicales avec M. Brudnel, avec d’autant plus d’assurance que, si je devais, contre toute probabilité, devenir l’époux de Manoela, je devais en même temps songer à lui créer une existence indépendante des largesses de son protecteur.

Trois mois s’écoulèrent ainsi dans l’attente d’une solution. M. Brudnel, qui était toujours à Montpellier, écrivait souvent à ma mère. La santé de Manoela s’améliorait sensiblement. Du reste pas un mot pour moi de la part de Manoela dans ces lettres, que ma mère refusait de me montrer, et lorsque je témoignais quelque méfiance, — Montpellier n’est pas si loin, me disait-elle, tu peux aller t’informer toi-même.

Savait-elle que c’était là ce que je redoutais le plus ?

IV.

La conversation de ma sœur était de plus en plus intéressante et comme nécessaire à ma vie. Elle me révélait un être nouveau, sorti des troubles de l’adolescence sans que j’eusse étudié ou compris ses crises de développement. J’avais trouvé chez Manoela, plus âgée et plus expérimentée, ce fonds de niaiserie et de frivolité qui caractérise l’ingénue vulgaire. Jeanne était tout autre. Elle jugeait avec une hardiesse franche ce qu’elle n’avait point éprouvé, elle voulait pénétrer et comprendre. Sa jeunesse et la pureté de son existence n’empêchaient pas l’intelligente curiosité d’un esprit d’autant plus actif qu’il s’était plus longtemps replié sur lui-même. Je ne l’avais jamais interrogée sur le point le plus délicat de ses pensées ; un jour, le hasard amena de curieux éclaircissemens sur ce point mystérieux.

Nous nous promenions dans le parc du château de Pau, un des plus beaux sites de France ; Jeanne, qui me donnait le bras, me montra une jeune femme, une sorte de spectre, aux yeux fixes, assise sur un banc, à côté d’une femme âgée, non moins triste et comme détachée de toutes les choses de ce monde. — N’est-ce pas, lui demandai-je, Melle  C…, une de tes anciennes compagnes de couvent, qui est devenue folle ?

— Hélas ! oui, répondit-elle, tu vois dans quel état ! Sa mère meurt avec elle ; elle veut seulement vivre jusqu’au dernier souffle de la pauvre Louise. N’ayons pas l’air de les voir. Elles s’enfuiraient sans nous répondre.

— Sait-on enfin la cause de cette démence ?

— Oui, on la sait, répondit Jeanne, c’est un chagrin d’amour. On peut le dire ; il n’y a eu pour elle aucune aventure. Elle a fixé ses préférences et ses espérances sur un jeune homme qui ne l’a même pas su et qui n’avait jamais songé à elle. Le jour où il s’est marié, Louise est tombée dans cette mélancolie noire qui peu à peu est devenue une réelle aliénation. Les médecins disent que cette inclination contrariée n’a été que le prétexte fortuit qu’une imagination déjà égarée s’est donné à elle-même. Pourtant je me souviens d’avoir connu Louise enfant très raisonnable et très gaie. Qu’en penses-tu, toi ?

— Ne la connaissant pas, je n’en pense rien.

— Mais crois-tu qu’on puisse devenir folle d’un amour non avoué et non partagé ?

— Tout est possible pour les cerveaux faibles ; il suffit pour les troubler d’une fantaisie malsaine.

Involontairement, en parlant ainsi, je fus reporté, dans ma pensée, au temps où Jeanne, enfant, ne se croyant pas ma sœur, prétendait m’empêcher de me marier ; mais je ne lui fis point part de ce retour à un passé oublié probablement par elle, comme il l’avait été par moi depuis le jour où j’avais vu nos actes de naissance.

À ma grande surprise, Jeanne, soit qu’elle eût la même réminiscence, soit qu’elle eût tout simplement l’esprit frappé par la douloureuse rencontre de son ancienne compagne, me parla pour la première fois de ses idées sur l’amour.

— Peu de choses dans ma vie m’ont fait autant d’impression, me dit-elle, que le désespoir insensé de cette pauvre Louise. J’étais un peu son amie, même après le couvent, et elle m’avait confié, sans que j’y attachasse grande importance, sa prédilection pour M. Louvet. C’était un garçon très insignifiant, tu le connais de vue, et c’est déjà un gros petit commerçant assez laid et tout à fait nul. Quand j’ai vu la raison de Louise se perdre et que j’en ai su la cause, j’ai fait des réflexions qui n’étaient peut-être pas de mon âge. Louise était mon aînée, je n’avais, moi, que quinze ans. Maman doit s’en souvenir, je lui ai dit alors tout ce qui me passait par la tête.

— Je me souviens très bien, répondit ma mère avec tranquillité ; tu regardais l’amour comme une maladie de l’âme, et tu en avais une peur mortelle, à ce point que tu voulais te faire religieuse pour y échapper. J’ai eu beaucoup de peine à te faire comprendre qu’on ne contractait pas ce mal-là malgré soi et qu’il était très facile de s’en préserver, comme on se préserve des maladies physiques par un bon régime et de saines habitudes.

— Et tu m’as guérie de ma peur, reprit Jeanne, mais tu ne m’as pas ôté un certain éloignement que je sentirais encore, si le dieu d’amour en personne se présentait devant moi.

— Qu’appelles-tu donc le dieu d’amour en personne ? dit en riant ma mère, qui interrogeait Jeanne sur les sujets les plus délicats, sûre qu’elle était de la candeur immaculée de ses réponses.

— L’amour en personne, répondit Jeanne, c’est un fantôme très dangereux. Les anciens en ont fait un dieu parce qu’ils divinisaient tout ce qui est redoutable, les furies, les passions et tous les fléaux de la vie humaine. Les modernes ne sont pas beaucoup plus sages à l’égard de l’amour. Tu m’as permis de lire quelques romans, et j’y ai vu l’amour divinisé aussi. Selon les poètes, c’est une puissance irrésistible, et la monotonie de leurs notions a fini par m’irriter singulièrement. Je me suis révoltée à la fin de voir toujours mettre en scène des personnages, hommes ou femmes, si superstitieux ou si complaisans envers eux-mêmes. Ces romans et ces poésies m’ont donc fait grand bien ; ils m’ont appris à raisonner un sentiment dont les jeunes filles parlent ordinairement avec une sotte rougeur, comme si d’avance elles se sentaient vaincues par lui, ou avec une sorte d’effronterie, comme si elles le connaissaient. Moi, j’ai osé regarder en face ce grand problème et j’ai dit au dieu malin : — Si tu es un enfant aveugle et cruel, tu ne me gouverneras jamais. Je te défie de me rendre égoïste si je ne veux pas l’être, et je ne le veux pas !

En ce moment passait une vieille femme qui portait sur son éventaire des figurines en pâte sucrée pour les enfans. C’était une manière de demander l’aumône, car elle nous tendit la main sans nous offrir ses serins, ses pots de fleurs et ses colombes en miniature. Jeanne lui donna une pièce de monnaie, et, avisant sur l’éventaire un amorino en tunique rose avec un flambeau, elle demanda gaîment à la marchande si c’était l’Amour ou l’Hyménée. — C’est les deux, répondit la vieille en le lui présentant. Prenez-le, ma belle demoiselle, il vous portera bonheur.

— Je le prends, merci, dit Jeanne, — et elle le mit dans sa poche, où elle l’oublia aussitôt, car nous rencontrâmes des personnes amies qui nous abordèrent et nous suivirent une partie du chemin.

Mais le chapitre de l’amour, fortuitement interrompu, fut fortuitement repris à la fin de notre dîner. Jeanne, cherchant une clé dans sa poche, y retrouva l’amorino moitié plâtre, moitié sucre, et, le posant sur une orange : — Ceci, nous dit-elle gaîment, vous représente l’amour tyran du globe terrestre.

— Et tu persistes, lui dis-je, à le mépriser profondément ?

— On ne doit pas mépriser, répondit-elle, ce qui vous a fait peur ; mais on le juge, et j’ai envie d’instruire le procès de ce Cupidon pâle et bouffi.

— Voyons ! je suis curieux de ton jugement.

— D’abord, reprit-elle en examinant la figure, sachons qui tu es. Ton nom ! amour ou mariage ?

— Et si je suis le mariage ? dis-je en prenant la parole pour l’amorino problématique.

— Si tu es l’hyménée, c’est bien différent. Je te suppose sage, bon, tendre et dévoué. Je te rends mon estime ; mais tu mens ! tu n’es pas un dieu honnête et pur, tu es le sot et méchant Cupidon ; ton flambeau, qui ressemble à un parapluie, a la prétention d’incendier l’univers. Eh bien ! mon petit ami, voici le cas que je fais de toi, je te détrône !

Et elle fit sauter en l’air le pauvre fils de Vénus, qui retomba, le nez cassé, sur mon assiette.

— Voilà un jugement par trop sommaire ! m’écriai-je. La marchande a dit que ce dieu était à la fois Cupidon et Hyménée, c’est-à-dire l’amour dans le mariage.

— C’est faux, l’amour n’a que faire dans le mariage, qui est la tendresse et non pas ce que vos romans appellent l’amour, c’est-à-dire le coup de foudre, l’insomnie, la jalousie, le soupçon injuste, la domination insupportable, toutes choses mauvaises, malsaines et stupides. Tu étais détrôné, monsieur l’Amour, et voilà que tu mens pour remonter sur ton orange ; mais tu as le nez cassé, et je vais t’arracher les ailes pour que tu ne fasses plus de dupes.

Et Jeanne mutila la statuette avec une sorte de cruauté, en riant aux éclats.

Je ne pus me retenir de lui demander pourquoi elle n’avait pas épousé Vianne, qui pensait absolument comme elle.

— Est-on forcé, répondit-elle, d’épouser tous ceux dont on partage les opinions ? mais, toi qui parles, tu ne penses donc pas comme moi ?

— Non, je ne fais pas cette distinction subtile entre l’amour et la tendresse.

— Alors c’est une affaire de qualifications. Tu crois que l’amour peut être tendre ?

— Et dévoué.

— Mais penses-tu que la tendresse puisse être violente et passionnée ?

— Tu m’embarrasses ; quel casuiste tu fais !

— Je suis logique. J’ai demandé à Dieu et à ma mère le secret pour être heureuse, car tous les enfans veulent être heureux sans se soucier d’être justes. Dieu et ma mère m’ont répondu : « être heureux, c’est donner du bonheur aux autres. » Je me le suis tenu pour dit ; j’ai réfléchi à cette loi que ma mère savait si bien mettre en pratique, et peu à peu, après les inévitables rechutes dans l’égoïsme naturel, je me suis fait ma petite morale tout d’une pièce : « donner aux autres toute la somme de bonheur qu’il est en nous de leur procurer. » C’est court et c’est simple, et depuis que j’ai pris l’habitude d’appliquer ma théorie à toutes mes résolutions, je me suis aperçue d’une chose, c’est que j’étais très heureuse et qu’il ne dépendait de personne de m’ôter mon bonheur. Ainsi, que je me décide ou non à me marier, je défie le monsieur qui m’aimera de me faire un reproche fondé, et je le défie encore de me faire un chagrin que je ne lui pardonnerai pas.

— Tu arranges le mariage à ta guise. L’expérience de la plupart des ménages te donne un démenti. C’est parce qu’ils sont presque tous malheureux ou troublés qu’il y faut porter autant d’amour que possible.

— Comme compensation ? C’est très mal raisonné ! L’amour, tel que tu l’entends, est la principale cause de trouble. C’est le droit à la domination, à la jalousie, par conséquent à l’aigreur, à la colère, à l’injustice.

— Mais tu fais là mon procès aussi, à moi ! T’en ai-je donné le droit ? Sais-tu comment j’entends l’amour ? Je ne te l’ai jamais dit, que je sache !

Je m’étais tourné vers ma mère, lui demandant du regard si Jeanne, informée de ce qu’il m’était enjoint de lui cacher, faisait allusion à mon aventure. Le regard de ma mère me répondit que Jeanne ne savait rien et raisonnait pour le plaisir de raisonner.

— Voyons, repris-je, conviens qu’il y a deux sortes d’amours, celui des âmes grandes, qui est grand et généreux, tel est celui que tu rêves, et celui des âmes vulgaires, des caractères faibles, des intelligences sans développement ; celui-là, je te l’abandonne. Je ne suis ni assez fort, ni assez grand pour refuser mon indulgence ou ma pitié à ceux qui deviennent sa proie ; mais je comprends le juste orgueil qui te le rend méprisable.

— Tu veux te moquer de moi ? répondit Jeanne. Va ! je te le permets.

— Il ne se moque pas, dit ma mère, il comprend que tu ne veux associer ta vie qu’à celle d’un être dont l’amour sera aussi grand que la notion que tu en as.

— Vianne n’était donc pas cet être-là ?

— Non, répondit Jeanne ; M. Vianne est très grand dans ses principes, mais il a versé du côté opposé à la notion vulgaire. Il supprime tout à fait la tendresse, il ne connaît que le devoir.

— Il a cette prétention, mais il n’est pas si fort que cela ; j’ai la conviction qu’il t’aimait réellement.

— Qu’appelles-tu aimer réellement ? Voyons, dis-le !

— Chérir et respecter. Est-ce cela ?

— Oui, ce n’est pas mal. Eh bien ! M. Vianne sait respecter et ne pourrait pas chérir. Tu tenais donc beaucoup à ce que je devinsse Mme  Vianne ?

— Cela te fixait près de nous. Qui sait où t’emportera l’enthousiasme de ta théorie !

— Jamais loin d’elle ! répondit vivement Jeanne en montrant sa mère. Oh ! cela, jamais !

— Oui, très bien, mais ta mère est capable de te suivre au bout du monde, et moi, qui vais me fixer ici et dont la profession est une chaîne, qu’y deviendrai-je sans vous ?

— Tu nous as pourtant quittées pour voyager, nous ne t’étions donc pas si nécessaires !

— J’ai été un sot et un malheureux de vous quitter ; je l’ai si bien senti que me voilà revenu pour toujours.

— Tu le jures ? dit Jeanne en me regardant fixement ; jure-le !

— Je le jure, m’écriai-je ; vous m’avez ensorcelé, vous m’avez fait oublier tout ce qui n’est pas vous deux. Aussi me voilà comme toi, ma Jeanne : point de mariage et point d’amour, si ces tyrans passionnés ou tendres doivent nous séparer. Tiens, donne-moi messer Cupidon ; je veux faire serment sur sa tête d’abjurer à jamais sa tyrannie, et, s’il cherche à m’éloigner d’ici, tiens, voilà comment je le traiterai !

Et j’écrasai le dieu d’amour sous une carafe où il fut réduit en poudre.

Jeanne se leva, ma mère et elle se regardaient étrangement. — Qu’y a-t-il donc ? demandai-je.

— Rien, dit ma mère, Jeanne se rappelle qu’elle a oublié d’écrire une lettre, mais elle a le temps encore ; viens au salon, toi, j’ai quelque chose à te dire. — Elle appela la servante et lui défendit de recevoir personne.

— Le moment est venu, reprit ma mère quand nous fûmes seuls. Tu viens de faire une chose grave que Jeanne n’a pas comprise comme moi : tu viens d’anéantir Manoela !

— Eh bien ! oui, j’ai songé à elle en écrasant cet amour des sens qui a failli me perdre. Si Manoela réclame jamais ma parole, je suivrai l’exemple de sir Richard, je lui dirai que ma sœur ne me permet pas de me marier, et je lui jurerai de n’en jamais épouser une autre. En quoi serai-je plus blâmable que lui ?

— Tu ne l’as donc jamais aimée, cette pauvre fille ?

— Je l’ai aimée comme l’aime sir Richard ; je l’ai désirée, elle s’est jetée dans mes bras ; j’ai embrassé ses mains et son front. Tu sais bien que je t’ai dit la vérité.

— Mais en supposant ce genre d’amour, sir Richard a toujours résisté à ses sens, et toi tu cédais aux tiens.

— Moi, j’ai vingt-huit ans !

— Fort bien, mais elle fût devenue ta maîtresse, si M. Brudnel n’était arrivé à temps ?

— Je n’en sais rien. Le dévoûment aveugle de cette pauvre fille m’avait donné un moment de vertige enthousiaste, et l’enthousiasme n’est pas sensuel. J’étais dans le rêve de la chasteté quand Richard nous a surpris, et qui sait si j’eusse succombé à l’égoïsme ? Pourquoi ne veux-tu pas admettre que j’aurais pu triompher du mien ? Je ne m’étais pas abandonné sans combat, et à son insu Manoela, en s’offrant sans condition, me forçait très habilement dans le dernier retranchement de ma conscience. L’arrivée soudaine de M. Brudnel a forcé également mon orgueil à prendre un engagement dont la pensée m’eût fait frémir une heure auparavant et m’a fait frémir aussi une heure après. Ah ! je le sentais bien déjà, jamais je ne pourrai aimer avec mon cœur une femme partagée de cœur elle-même comme l’est Manoela entre son protecteur et moi. Je ne pourrais la séparer de lui qu’en causant à l’un et à l’autre une mortelle douleur. Je l’ai vu, je l’ai compris, et j’ai méprisé en moi le mauvais sentiment qui me portait encore à la disputer. Donc, quelle que soit Manoela, je l’ai mal aimée : affaire de tempérament et d’imagination, autant dire que je ne l’aimerai jamais de manière à la rendre heureuse et à me sentir heureux moi-même.

Ma mère garda le silence un instant, puis elle reprit : — Si pourtant, à l’heure qu’il est, je te disais qu’elle est guérie et qu’elle t’attend ?

— Serait-il vrai ? Ne me cache rien !

— Si M. Brudnel te sommait, au nom de l’honneur, de tenir l’imprudente parole…

— Je dirais à M. Brudnel qu’il a plus que moi à réparer, lui qui a consenti à laisser passer Manoela pour sa femme !

— Mais moi, si je te disais que je te crois lié sérieusement ?

— Toi ? Je partirais à l’instant même, mais avec la mort dans l’âme. Je sacrifierais le repos et la dignité de ma vie à un instant d’amour-propre irréfléchi ; mais si ton estime est à ce prix…

Je fondis en larmes. Ma mère m’entoura de ses bras. — Respire, me dit-elle, je suis contente de toi. Je n’ai point à exiger une si cruelle expiation. Manoela, sans être guérie, est hors de danger et reprend la petite santé qu’elle avait avant ces grands orages. Elle n’est plus sous le coup de la passion, et, quoi qu’elle en ait dit, elle tient à vivre ; elle s’effraie de la violence de son entraînement et se la reproche. Elle se prosterne devant M. Brudnel, et M. Brudnel… l’épouse !

— Ah ! m’écriai-je en sautant comme un jeune cheval qu’on met en liberté. Il a raison, le digne homme ; je recommence à l’aimer de toute mon âme.

Ma joie était si naïve que ma mère ne put se défendre d’en rire.

— Me pardonnes-tu, dit-elle, de ne t’avoir pas dit plus tôt ce résultat que j’avais si bien prévu ? Il y a quinze jours que je le connais, mais je voulais être sûre qu’il n’y avait rien de sérieux dans ton amour.

— Si fait, cela a été sérieux ! J’ai beaucoup lutté, j’ai follement souffert ; mais ce n’était ni profond, ni durable, et je ne me faisais pas d’illusions sur mon compte. Je le sais à présent, je le sentais dès lors, je ne puis donner mon âme qu’à une femme comme ma sœur ou comme toi. Que veux-tu ? J’ai été trop gâté à la maison ! Mais dis-moi comment M. Brudnel compte agir à mon égard ou comment je dois agir avec lui. Me demande-t-on de reprendre ma parole ?

— On te la rend purement et simplement. Ces explications seraient délicates et pénibles. J’ai exigé qu’il n’y en eût aucune entre les personnes intéressées, ni verbalement, ni par lettres. Tout doit passer par mon intermédiaire, qui n’aura rien de blessant, je l’espère, pour aucun de vous. Je suis donc le fondé de pouvoirs de sir Richard, et je te demande de sa part si tu verras avec satisfaction son mariage avec Mlle  Perez.

— Oui, oui, certes ! Réponds-lui bien vite ; dis-lui que je lui demande mille fois pardon d’avoir troublé son intérieur, et que je ne reverrai jamais mistress Brudnel.

— Il n’exige pas cette promesse. Il me paraît au-dessus de toute jalousie.

— Il ne l’aime donc pas ? Voyons, décidément l’aimait-il quand j’ai failli la lui enlever ?

— Il l’aimait et il l’aime, non pas d’un amour de jeune homme enthousiaste, encore moins avec une jalousie de vieux libertin. Sir Richard est un homme chaste malgré de grands entraînemens dans le passé. Il aimait cette enfant comme si elle eût été sa fille, elle lui donnait l’illusion de la paternité. Il la savait malade depuis longtemps, menacée de mort si elle se livrait à la passion. C’est pour cela qu’il l’a toujours cloîtrée dans sa maison, ayant expérimenté que l’ennui du couvent la tuerait aussi vite que les émotions de la liberté. Rien ne sera peut-être changé dans leurs relations. Que sait-on, et que nous importe ? Le mariage est une réhabilitation qu’il lui offre et qu’elle accepte avec joie. Elle sera Mme  Brudnel, qui ne demandera pas à être produite dans le monde et qui vivra à force de soins, de ménagemens et de gâteries dans une retraite agréable et luxueuse. Cette vie de campagne et d’intimité est également nécessaire à sir Richard, dont la santé, tu le sais, est assez fragile. Je trouve qu’il a pris le meilleur parti, car il a une véritable affection pour sa pupille, et, s’il s’y mêle un peu d’amour, sa conduite envers elle et toi, lorsqu’il s’est vu trahi, prouve la supériorité de son caractère.

— Oui, certes, je n’ai pas attendu jusqu’à présent pour l’admirer ; mais, dans tout ce roman dont il t’annonce le dénoûment, je ne vois point apparaître le personnage mystérieux de sa fille. La connais-tu ?

— Je te parlerai d’elle plus tard. Quant à présent, ne songeons qu’à nos projets. Tu es bien décidé à ne pas nous quitter ?

— À moins que Jeanne ne se marie et que je ne vienne, pour mon malheur, à déplaire à celui qui sera son maître.

— Est-ce que par hasard tu serais né jaloux à ce point que le mari de ta sœur te serait d’avance antipathique ?

— Je ne crois pas être né jaloux ; mais j’ai vécu trop jeune d’aspirations trompées. Cette Manoela, dont je rêvais au collége et qui plus tard a été une si grande déception pour moi, a laissé en moi un levain d’amertume. Je me corrigerai à présent que le charme est rompu, et je te réponds que je ferai tout au monde pour être le meilleur ami de mon beau-frère.

— C’est bien vu, mais où prends-tu ton beau-frère après tout ce que vous avez résolu, ta sœur et toi, en mettant l’amour en poudre ?

— Était-ce sérieux de la part de Jeanne ? N’aime-t-elle réellement personne ?

— Si elle aimait quelqu’un en dehors de nous, tu le saurais. Personne n’est plus sincère ; mais es-tu donc dans une disposition d’esprit à souffrir, si elle faisait un choix ?

— Eh bien ! oui, tu vas dire que c’est encore de l’égoïsme, et je le sens si bien que je te promets de vaincre ce mauvais sentiment, si je dois être mis à l’épreuve ; mais comprends donc le doux rêve de bonheur que nous pourrions réaliser, si un étranger ne se plaçait jamais entre nous !

— Et tu comprendrais Jeanne sacrifiée à nos deux personnalités, renonçant au bonheur d’être mère ? Je ne le comprends pas, moi, et j’aspire à la marier. Ce sera peut-être bien difficile, mais avec le temps, la réflexion et la patience… Écoute ! elle joue du piano. Quelle tendresse dans toutes ses idées musicales ! Une âme si belle et si aimante serait condamnée à la solitude ! — Mais ce n’est pas le moment de songer à cela. Qu’il te suffise de savoir que nous n’avons aucun projet quant à présent. Voici l’heure où tu vas lire les journaux du soir. Va vite, afin que nous puissions te revoir à neuf heures, comme les autres jours.

— Je ne me soucie guère des journaux. J’aime autant rester, si tu le préfères.

— Il est bon pour toi de prendre l’air après dîner, et nous, nous avons à vaquer à nos petits soins de ménage. Va, tu nous retrouveras ici.

Je n’avais pas envie de sortir, je me sentais devenir de plus en plus casanier ; mais j’avais un malade à voir. Je sortis comme les autres soirs ; seulement je n’allai point au café, et je rentrai plus tôt que de coutume.

Notre maison était, comme je l’ai dit, moitié ville, moitié campagne. Située dans le haut des faubourgs, au milieu des jardins, dans un site superbe d’où l’on embrassait tout l’horizon des Pyrénées, elle avait deux issues, l’une sur le chemin de la ville, l’autre sur les champs, où serpentait un sentier assez difficile. Je ne le prenais jamais. Je le pris ce soir-là, craignant d’arriver trop tôt et de gêner ma mère dans ses occupations domestiques.

La nuit était très sombre ; au moment où j’approchais de la petite porte, j’en vis sortir un homme qui fit deux ou trois pas vers moi, se retourna aussitôt, marcha plus vite en sens contraire et se perdit dans l’obscurité. Je me hâtai et trouvai entr’ouverte la porte ordinairement fermée le soir. Je pénétrai dans notre jardin, j’y trouvai Jeanne qui marchait lentement et comme absorbée dans ses rêveries. — Qui donc vient de sortir ? lui dis-je.

— Je ne sais pas, répondit-elle, je n’ai fait attention à rien.

— Tu étais donc bien préoccupée ? Un homme a dû passer près de toi. Le jardin n’est pas assez grand pour que tu ne l’aies pas vu ? Il vient de sortir à l’instant !

— Tu l’as rencontré ? Était-ce le jardinier ?

— Je l’ai mal vu, il m’évitait ; mais il n’avait pas l’allure d’un jardinier. D’ailleurs,… je me rappelle, le jardinier qui vient donner une façon de temps en temps au jardin, et qui n’est justement pas venu aujourd’hui, ne demeure pas du côté qu’a pris ce rôdeur de nuit, et puis il n’aurait pas laissé la porte ouverte.

— S’il a oublié de fermer la porte, allons-y, dit tranquillement Jeanne.

Je la trouvais dans une de ces dispositions songeuses et indifférentes aux choses extérieures où je l’avais vue si souvent les années précédentes. C’était la première fois depuis mon retour. J’en fus affecté et inquiet. Pouvais-je supposer qu’elle eût un secret pour ma mère, ou que ma mère m’eût trompé ? Je n’osai reparler de l’incident et j’attendis au lendemain, me promettant d’observer Jeanne.

George Sand.
(La dernière partie au prochain n°.)
  1. Voyez la Revue des 1er et 15 janvier, et du 1er février.