Macaire, chanson de geste (Anonyme)/Sommaire

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Anonyme
Texte établi par François Guessard (p. cxxxv-clxxxiv).


SOMMAIRE.



Nous allons raconter une surprenante histoire qui avint en France il y a longtemps, après la mort de Roland et d’Olivier. Ce fut un des traîtres de la race de Mayence, ce fut Macaire qui en ourdit la trame et par sa félonie causa la mort de maint vaillant chevalier.

Il n’y eut jamais au monde souverain plus puissant que l’empereur Charlemagne, ni qui prît autant de peine et endurât autant de souffrances pour glorifier la foi chrétienne. Il fut toujours vainqueur des païens, et personne au monde ne se fit plus redouter que lui. Il n’écoutait pas conseils d’enfant ; aussi vécut-il plus de deux cents ans et jusqu’au temps où vinrent Guillaume et Bertrand. Il eut pour femme la fille d’un puissant prince, l’empereur de Constantinople. La dame s’appelait Blanchefleur ; elle était belle, bonne, loyale et de grand sens. P. 2.-5.

C’était dans le temps que Charlemagne tenait cour plénière à Paris. Il y avait là nombre de ducs, de princes, de comtes, de fils de vavasseurs. Ogier le Danois y était, et avec lui le duc Naimes, le sage conseiller de l’empereur. --- Éloge du duc Naimes. P. 5.-7.

Macaire de Losane, ainsi l’appelait-on, avait tant fait par ses largesses qu’il était en faveur à la cour, prenait place à la table du roi et avait grande part à son amitié. Le traître n’en forma pas moins le dessein de honnir Charlemagne et d’arriver jusqu’à la reine, fût-ce par la force. Écoutez l’histoire. Le jour de la fête de saint Riquier, la noble dame était dans son verger, où elle prenait plaisir, avec d’autres dames, à écouter une chanson chantée au son de la vielle. Macaire survient, en compagnie de plusieurs chevaliers, et bientôt il se prend à courtiser la reine : « Dame, lui dit-il, vous pouvez bien vous vanter d’être la plus belle des belles, et c’est un vrai péché mortel qu’un tel époux vous ait en son pouvoir. Si l’amour nous unissait, vous et moi, ce serait là une union sans pareille et bien faite pour les tendres étreintes, les caresses et les baisers. » La reine l’entend, le regarde et lui dit en riant : « Sire Macaire, que me contez-vous là ? C’est pour m’éprouver sans doute ? Un homme si sage ne peut avoir d’autre dessein. — Cessez de le croire, Madame, répond Macaire. Il n’est homme au monde qui vous aime plus que moi ; il n’est peine que je ne sois prêt à souffrir pour vous plaire. » À ces mots, la reine comprend que ce n’est point un jeu : « Macaire, lui dit-elle alors, tu ne me connais pas. Sache bien que je me laisserais couper tous les membres, et que je consentirais à être brûlée vive pour que mes cendres soient jetées au vent plutôt que d’avoir une mauvaise pensée à l’égard du roi. Si jamais j’entends de toi pareil langage, je le dirai aussitôt à mon seigneur. Homme pervers, tu es bien osé de parler ainsi de ton maître ! S’il le savait, toutes les richesses du monde ne te sauveraient pas d’une mort honteuse. Laisse-moi sur l’heure, et prends bien garde de ne jamais reprendre semblable entretien. » Macaire l’entend et s’éloigne, honteux et tout agité de mauvais sentiments. P. 7-11.

Il ne songe qu’à son coupable dessein ; il y songe nuit et jour, et s’il n’en vient à ses fins il se comptera lui-même pour rien. Mais comment y réussir ? Il y avait à la cour un méchant nain, fort aimé du roi et de la reine ; Macaire le va trouver et lui dit : « Nain, tu es né à la bonne heure. Je te donnerai assez d’argent pour t’enrichir toi et les tiens si tu veux me servir à mon gré. — Ordonnez, dit le nain ; je suis prêt. — Eh bien, reprend Macaire, voici ce que tu feras. Quand tu seras près de la reine, tu lui représenteras combien je suis beau, et quelle union sans pareille serait la nôtre, si elle voulait répondre à mes désirs. — C’est assez, fait le nain, quand je serai près de la reine, je lui dirai mieux encore. — Heureux nain, reprend Macaire, tu recevras de moi assez d’argent pour enrichir toute ta parenté ! — Soyez sans crainte, » dit le nain, et il le quitte tout joyeux. Macaire, non moins joyeux, s’en retourne à son hôtel. P. 11-13.

Le nain ne cesse de penser à son message, et quand Macaire le rencontre, il ne manque pas de l’endoctriner. Enfin, un jour de fête, le nain s’approche de la reine, va se coucher sous son manteau, et, selon sa coutume, se prend à la courtiser. La reine, qui ne pensait point à mal, le caresse, le flatte de la main, et lui s’enhardit jusqu’à lui parler ainsi : « Je ne saurais comprendre, Madame, que vous puissiez aimer Charlemagne : en fait d’amour, il ne vaut pas un denier, et vous êtes si belle, si belle qu’il ne se peut rien voir de plus beau. Si vous vouliez m’en croire, je sais tel homme digne de vous par sa beauté, avec qui vous pourriez avoir accointance. Cet homme, c’est Macaire, le preux, le vaillant Macaire. Que je parvienne à vous unir, et jamais vous ne vous lasserez de lui, et vous pourrez bien vous vanter d’avoir l’amant le plus beau qui se puisse trouver. » La dame l’entend, le regarde et lui dit : « Tais-toi, fou, et cesse de me parler de la sorte ; car tu ne tarderais pas à me le payer cher. — Cessez vous-même, repond le nain, cessez, Madame, de penser ainsi. Un seul baiser de Macaire vous le rendrait cher à ce point que vous ne pourriez jamais lui en préférer un autre. » Il en dit tant et tant qu’il fâche la dame. Elle le saisit, en dépit qu’il en ait, le pousse et le jette en bas du degré si rudement que sa chute lui froisse toute la tête. « Va-t’en, vilain ribaud, lui dit-elle, et reviens-y une autre fois ! » Macaire était en ce moment au bas du degré ; il relève le nain, le fait emporter et panser. Le nain en eut pour huit jours à garder le lit, au grand étonnement de la cour et du roi lui-même qui le demande. Macaire l’excuse : « Il a fait une chute, dit-il, et s’est froissé la tête à un pilier ; mais il ne tardera pas à se lever et à revenir à la cour. » P. 13-19.

La race de Mayence fut de tout temps une mauvaise race. Elle fit la guerre à Renaut de Montauban ; elle trahit Roland et Olivier, les douze pairs et tous leurs compagnons. La voici maintenant qui s’en prend à la reine, et si cette engeance maudite ne couvre de honte Charlemagne, ce ne sera pas faute de le vouloir.

Après être resté huit jours au lit, le nain se leva et reparut la tête enveloppée de compresses. Chacun en glosa, et le roi lui-même ne put se tenir d’en rire. Le nain, qui n’était pas un enfant, se garda bien de rien dire à personne de sa mésaventure. Il se tint dès lors avec les barons et ne se représenta plus devant la reine. Elle, cependant, ne laisse pas de le demander ; mais il se tient à l’écart, et prudemment. Pour toutes les richesses de l’Orient, il n’irait plus l’entretenir ni se mettre à ses ordres. Quant au traître Macaire, il est toujours en peine et toujours rêvant à mal. Que Dieu le confonde ! P. 19-21.

Le félon, le pervers s’en vient trouver le nain et lui dit : « Nain, j’ai à cœur l’outrage que tu as souffert ;mais, si tu voulais en user à mon gré, je pourrais tirer vengeance de la reine : elle serait brûlée vive. — Je ne désire rien tant, répond le nain. Si je pouvais me venger d’elle, je n’aurais jamais été si joyeux de ma vie. Quand je songe à la manière dont elle m’a jeté en bas du degré, je suis outré de colère : je ne respire que vengeance. — Eh bien, dit Macaire, tiens bon et montre-toi. J’ai en main de quoi nous venger tous deux. — Dites, reprend le nain, et je suis prêt à vous obéir, pourvu qu’il ne faille pas lui parler, car, à cette heure, je la crains plus qu’un serpent. — Nous serons prudents, dit Macaire. L’empereur a coutume de se lever chaque nuit avant l’aube pour aller à matines. Quand elles sont chantées, il s’en revient aussitôt se coucher. Si tu veux te venger, il faut discrètement, sans que personne t’entende, sans que personne te voie, t’aller cacher derrière la porte de sa chambre. Lorsqu’il sera levé, tu sortiras de là et t’iras dépouiller de tes vêtements devant son lit ; puis il faudra te coucher à côté de la reine. Tu es petit ; tu te cacheras aisément. Quand l’empereur reviendra et te verra dans son lit, il sera transporté de colère ; mais il n’osera te toucher. À ses yeux, ce serait une honte. Il appellera des siens, et quand il t’interrogera tu lui répondras hardiment que c’est la reine qui t’a fait venir près d’elle, et non pas pour la première fois. — Laissez-moi faire, dit le nain. Je m’en acquitterai mieux que vous ne sauriez me le conseiller, et pourvu que je me venge, je me tiendrai pour bien récompensé. — Sois sans crainte, reprend Macaire, je serai près de toi pour te défendre. — Et vous agirez en baron, dit le nain. À cette heure, assez parlé. Je sais ce que j’ai à faire. — Compte sur une belle récompense, dit Macaire. Tu ne cours aucun risque. Aux questions du roi, réponds que c’est la reine qui t’a maintes fois appelé près d’elle. S’il ne veut se couvrir de honte, il ne manquera pas de la faire brûler sur un bûcher d’aubépine. — Je ne désire rien tant, » dit le nain. P. 21-27.

Aussi ne manque-t-il pas de suivre de point en point les conseils du traître. Charlemagne, au retour de matines, jette les yeux vers la couche impériale. À sa grande surprise, il voit sur le banc les vêtements et dans son lit la grosse tête du nain. Il ne dit mot, mais, la rage dans le cœur, il sort de la chambre et se rend à la grande salle du palais. Il y trouve Macaire, qui était déjà levé, avec quelques autres chevaliers. « Venez, seigneurs, leur dit-il, venez partager ma douleur et ma colère ! La reine Blanchefleur, que j’aimais tant, m’a trahi pour un nain. Si vous en doutez, venez en voir la preuve. » Il les conduit dans sa chambre et leur montre le nain. À cette vue, les barons demeurent tout interdits. Cependant la reine s’éveille, et, se voyant ainsi entourée, ainsi accusée, elle est saisie d’effroi et ne trouve pas un mot pour se défendre. « Seigneurs, dit Charlemagne, que me conseillez-vous ? » C’est Macaire qui prend le premier la parole : « Bon roi, dit-il, à ne vous rien céler, si vous ne la faites brûler, vous serez honni, et vous vous attirerez le blâme de tous, à vous et à nous. » Écoutez ce que fit ensuite le traître.

Il s’adresse au nain et lui dit : « Nain, comment as-tu été assez osé pour entrer céans ? Comment y es-tu venu et par quelle volonté ? — Par ma foi, sire, il faut vous le dire. Je ne serais jamais entré dans cette chambre, et jamais je ne me serais couché dans ce lit si je n’y avais été appelé par la reine, et non pas une fois, mais cinquante. » Il répète ainsi la leçon de Macaire, du maudit renégat que Dieu confonde ! Charlemagne jure que la reine sera brûlée vive. Pour elle, courbée sous la honte, elle n’ose lever la tête, ne tente point de se défendre, et ne fait que se lamenter. P. 27-33.

On la saisit, on l’enferme. Le nain aussi est enfermé séparément. La nouvelle s’est bientôt répandue par tout Paris, où chacun témoigne un grand deuil. On déplore l’infortune de cette reine si avenante, si bonne, qui donnait tant du sien aux pauvres gens, aux chevaliers sans terre, et vêtait leurs femmes. Chacun prie Dieu de la sauver des tourments cruels dont elle est menacée. Le roi lui-même ne pouvait se défendre de la plaindre, car il l’aimait tendrement ; mais il ne pensait pouvoir lui faire grâce, tant il craignait d’encourir le blâme. Macaire aussi est toujours là qui le presse, qui le pousse à faire justice, « sinon, dit-il, sachez bien qu’il n’y aura qu’une voix contre vous, et que petits et grands vous compteront pour rien. » P. 33-35.

L’embarras du roi est extrême. La plupart des barons et surtout ceux de la race de Ganelon sont acharnés contre la reine et demandent sa mort. Mais d’autres et lui-même se sentent attendris. Il se décide cependant à la mettre en jugement. Il appelle près de lui et Richier, et le duc Naimes, et d’autres barons de grand renom. Macaire est encore là. Que Dieu le damne, lui et toute sa race ; car ils ne firent jamais qu’émouvoir noises et querelles ! Le traître ne fait entendre que de mauvaises paroles. Il reproche au roi ses longueurs ; il ne les lui pardonne pas. C’est bien à tort que Charles écoute le duc Naimes ; il ne lui en reviendra que honte et blâme, à ce point qu’il se fera chansonner par les petits garçons. Naimes l’entend, la tête baissée, et tout gonflé de douleur et de courroux. Il parle à son tour : « Noble roi, écoutez-moi, et que Dieu me confonde si je dis rien qui ne soit vrai ! Vous demandez conseil. Je ne suis pas de l’avis de ceux qui s’acharnent contre la reine Blanchefleur. Ils ont hâte de la juger ; mais ils ne songent point à sa naissance. S’ils savaient à quoi peuvent aboutir leurs discours, ils se tairaient et attendraient pour juger la reine l’assentiment de son père. Elle est fille d’un puissant prince ; il y faut penser. L’empereur de Constantinople a bien des terres en sa garde et peut réunir bien des hommes en armes. Croyez-vous qu’il vous aime beaucoup quand il apprendra que sa fille a été si honteusement jugée ? Épargnez la reine, je vous le conseille, jusqu’à ce que son père soit informé de tout par un messager que vous lui adresserez, de telle façon que plus tard il n’ait point prise sur vous. » Ainsi parle le duc Naimes, au gré du roi, qui est sur le point de s’accommoder de cette ouverture, quand Macaire se jette à la traverse. « Noble empereur, dit-il, comment pouvez vous écouter pareil avis ? Il faut vous aimer bien peu pour vous conseiller d’ajourner le châtiment d’un affront qui fait tant d’éclat. Voilà ce que je soutiens ; et si quelqu’un l’ose nier, qu’il s’arme et monte à cheval. » Quand les conseillers du roi entendent Macaire parler sur ce ton, ils n’ont garde de lui rien contester. Personne ne lui répond. Le roi comprend alors qu’il n’a plus qu’à ordonner sans retard le jugement. Le duc Naimes le voit plier, et s’éloigne sans en dire davantage. Il va quitter le palais ; mais le roi le retient. Il le prie de ne point lutter contre Macaire, et de rester, cependant, pour voir comment les choses finiront.

Le traître l’emporte : Charlemagne se décide à juger la reine. Il la fait amener devant lui. À sa vue, il s’attendrit et ne peut retenir ses larmes. P. 35-43.

Blanchefleur, si fraîche d’ordinaire, a perdu ses vives couleurs. Elle est toute pâle et blême : « Ah ! noble roi, dit-elle, que vous avez été mal conseillé pour me mettre ainsi en jugement à grand tort et à grand péché ! Il vous aime bien peu celui qui vous a donné ce conseil. Je prends Dieu à témoin que jamais je n’ai failli ni porté atteinte à votre honneur, que jamais je n’en ai eu même la pensée. — Vaines paroles ! dit le roi. Vous avez été surprise en péché mortel, et toute excuse vous est interdite. Il ne vous reste plus qu’à penser à votre âme. Votre châtiment s’apprête : qui trahit son seigneur doit être brûlé. — Vous allez faire un grand péché, dit la dame. — C’est une honte, dit Macaire au roi, que de vous voir si longtemps en pourparler avec elle. » À ces mots Naimes branle la tête et dit en lui-même : « Voilà un jugement qui sera payé cher. Charles ne verra jamais que pour son malheur la race maudite qui l’a toujours trompé et trahi ! » P. 43-45.

L’empereur qui règne sur la France est en grand émoi à cause de Blanchefleur, qu’il aime par-dessus tout ; mais la justice veut qu’elle soit punie, et c’est bien malgré lui qu’il y donne les mains. Il ordonne à un de ses chambellans de la faire conduire au supplice vêtue et voilée de noir. Un grand feu d’épines est allumé sur la place, devant le palais. La nouvelle s’en répand par tout Paris, et chacun d’accourir dames, chevaliers, gens de pied et marchands. Tous pleurent la reine de cœur et d’âme. On la mène devant le bûcher. Elle le voit, tombe à genoux et prie Dieu, le père tout-puissant, de n’oublier pas qu’elle meurt sans péché, et de la venger avant qu’il soit longtemps de façon à ce que nul n’en ignore. Écoutez maintenant, seigneurs et bonnes gens, ce que fit le traître Macaire. Le voici qui accourt devant le bûcher, portant le nain dans ses bras. « Nain, lui demande-t il, as-tu jamais été avec la dame ? — Oui, vraiment, seigneur, et bien plus d’une fois. » À ces mots, Macaire, devant toute l’assemblée, le jette dans le feu en lui disant : « Va, traître ! Tu as déshonoré le roi ; tu ne pourras pas t’en vanter ! » Mais ce qu’il en fait, c’est à dessein que le nain ne puisse jamais rien révéler. Et maintenant il brûle, le méchant nain. Et la reine demeure là devant, et pleure, et se lamente, et se tord les poings, et prie Dieu de recevoir son âme à merci. P. 45-49.

« Noble roi, dit-elle, faites-moi venir, pour Dieu, un sage confesseur qui puisse m’absoudre de mes péchés. » Le roi y consent, et fait mander l’abbé de Saint-Denis. La reine s’agenouille devant lui et lui confesse tous ses péchés, sans en oublier un seul. Elle lui déclare ensuite qu’elle est enceinte du fait de Charlemagne. L’abbé, homme, sage et d’une grande doctrine, l’interroge sur le crime dont elle est accusée. Elle lui raconte comment Macaire l’a poursuivie et lui-même et par l’entremise du nain, qu’il aura fait servir encore à ses mauvais desseins le jour où Charlemagne l’a trouvé dans sa couche : « Sire abbé, ajoute-t-elle, je vous prie de m’absoudre de tous mes péchés, hormis celui-là, que je n’ai jamais commis. » L’abbé l’entend, la regarde et juge bien, à son langage, à sa contenance en face de la mort, qu’elle lui dit la vérité. Il la réconforte, la bénit, et va trouver le roi. P. 49-55.

L’abbé fait venir avec lui et réunit en conseil quelques-uns des barons qui sont le plus chers à Charlemagne : le duc Naimes, le Danois et plusieurs autres, tous des meilleurs et des mieux apparentés ; mais pas un seul de la race de Mayence. « Seigneurs, leur dit-il, aux approches de la mort on ne cache plus ses péchés, on les confesse tous. J’ai entendu la confession de la reine, et je la juge innocente du crime dont on l’accuse. De plus, j’ai appris d’elle qu’elle est enceinte. Songez donc, noble roi, à ce que vous allez faire. Songez qu’en ordonnant sa mort vous pécheriez plus encore que celui qui accusa Dieu et le fit clouer sur la croix. » Ainsi parle l’abbé. Le duc Naimes voit bien à son langage que la reine n’est pas coupable : « Sire empereur, dit-il, si vous voulez suivre mon conseil, vous n’encourrez aucun blâme, et serez au contraire approuvé de chacun. Puisque la reine est enceinte, vous ne pouvez la faire périr ainsi. Qu’il vous plaise donc de la faire conduire par un des vôtres en pays étranger, loin de votre royaume, avec ordre de ne se laisser voir ni regarder par personne. — Bon conseil ! dit Charlemagne ; vous ne m’en sauriez donner un meilleur. Je le suivrai. » Aussitôt on éloigne la reine du bûcher, et chacun en rend grâces à Dieu. Le roi lui dit : « Noble reine vous m’étiez bien chère ; je ne puis plus vous aimer, mais je consens à vous faire grâce de la vie, à condition que vous alliez si loin qu’on ne vous revoie jamais. Je vous ferai accompagner jusqu’aux frontières de mon royaume. » À ces mots, la dame se prend à pleurer. « Allez faire vos apprêts, dit le roi, et prenez de l’argent pour vos dépenses. » La reine obéit, et se retire dans sa chambre pour s’apprêter au départ. Le roi, cependant, fait mander un de ses damoiseaux, un parent de Morant de Rivier, nommé Aubri, le plus courtois, le plus preux, le plus loyal qui se pût trouver à la cour. « Aubri, lui dit il, il vous faut partir avec la reine et l’accompagner jusqu’à ce qu’elle soit hors du royaume. Après quoi, vous reviendrez. — À vos ordres, sire, » répond Aubri ; et sans plus tarder il se fait seller un palefroi, s’arme seulement de son épée, et prend sur son poing un épervier. Il était suivi d’un lévrier qui ne le quittait jamais. La reine, montée aussi sur un palefroi, part avec lui et tous deux se mettent en route, au grand regret de chacun, et même du roi. P. 55-63.

Dans le même temps, Macaire court à son hôtel, s’arme des pieds à la tête, et sort de Paris à l’insu de tous, chevauchant sur les traces d’Aubri, qui chemine sans crainte avec la reine. Après une longue traite, ils arrivèrent à une fontaine, près d’une grande forêt. La dame voit jaillir l’eau et prie Aubri de la descendre en ce lieu : « Je, suis si lasse, dit-elle, que je sens le besoin de boire. » Aubri se prête à son désir, la prend dans ses bras et la dépose près de la fontaine. La dame s’y abreuve, s’y lave les mains et le visage, puis lève les yeux et aperçoit Macaire qui arrive en grand hâte. Jamais elle ne ressentit pareille douleur : « Aubri, s’écrie-t-elle, malheur à nous ! Voici le traître qui m’a fait bannir du royaume des Francs. — Soyez sans crainte, répond Aubri, je saurai bien vous défendre. » Mais voici venir Macaire : « Tu ne l’emmèneras pas, dit-il à Aubri, et je disposerai d’elle à mon gré. — Non certes, répond Aubri, ou auparavant tu feras connaissance avec le tranchant de mon épée. Quand l’empereur et le duc Naimes et le Danois sauront pourquoi tu m’as suivi, toutes tes richesses ne te sauveront pas des fourches. Arrière ! et ne cours pas à ta perte ! — Tu ne l’emmèneras pas, dit Macaire, et si tu veux te défendre, tu vas mourir de male mort ! » Il dit, et voyant qu’Aubri refuse de lui livrer la reine, il pique son destrier et s’élance sur le damoiseau, qui tire son épée et se met en défense. Il eût bien résisté même à un chevalier s’il avait eu son armure ; mais que peut un homme sans autre arme que sa seule épée, contre un adversaire armé de toutes pièces ? Bientôt la lance acérée de Macaire lui traverse le corps et l’étend raide mort sur le pré. P. 63-69.

La reine, saisie d’effroi à la vue de cette lutte, a réclamé le secours de Dieu et de la Vierge, et s’est enfoncée en pleurant dans le plus épais de la forêt. Après avoir tué Aubri, Macaire ne la retrouve plus, et c’est pour lui un grand regret et un grand remords. Il laisse Aubri gisant sur l’herbe, non loin de la fontaine, et s’en retourne à la cour, espérant que le meurtre demeurera à jamais inconnu. P. 69-71.

Aubri est là étendu sur le pré. Son lévrier est couché sur lui ; son palefroi paît l’herbe. Le lévrier demeura trois jours sans manger, et personne au monde ne pleura jamais son seigneur mieux que ce chien ne pleura son maître, qu’il avait tant aimé. Au bout de trois jours, vaincu par la faim, il prend le chemin de Paris, y arrive, court au palais et monte les degrés. C’était à l’heure du dîner ; les barons étaient à table. Une fois dans la salle, le lévrier regarde de tous côtés, aperçoit Macaire, s’élance vers lui et lui fait au visage une grande morsure. Puis il prend du pain sur la table, s’enfuit aux cris des convives, et retourne près du corps de son maître. Macaire reste avec sa plaie dont chacun s’étonne. Plusieurs ont regardé le chien et se demandent si Aubri est de retour : ils trouvent que ce chien ressemble fort à son lévrier. Rentré à son hôtel, Macaire se fait panser, et dit à ses gens : « Quand je retournerai au palais, si par aventure le lévrier y revenait, que chacun de vous s’arme d’un bon bâton, et faites en sorte qu’il ne puisse m’approcher. » P. 71-75.

Cependant le chien a mangé le pain qu’il a emporté ; après avoir longtemps souffert la faim, il reprend le chemin de Paris et arrive une seconde fois au palais à l’heure du dîner. Macaire est à table, le visage encore enveloppé. Il se montre pour détourner les soupçons. Le chien s’élance de nouveau vers lui ; mais le traître est défendu par les siens. Le lévrier prend encore du pain et s’en retourne près de son maître. P. 75-77.

« Sire, dit le duc Naimes à Charlemagne, voilà qui est on ne peut plus étrange. Il faut savoir à quoi nous en tenir, et pour cela nous tenir prêts à suivre le chien quand il reviendra. — Ainsi soit-il, » dit l’empereur. Le lévrier, poussé par la faim ne tarde pas à revenir et cherche encore à atteindre Macaire, dont les gens s’apprêtent à le repousser. Mais le duc Naimes les arrête : « Sur votre tête, s’écrie-t-il, ne le touchez pas ! » Ils obéissent, et l’empereur, le duc Naimes, le Danois et nombre d’autres barons montent à cheval au plus vite pour suivre le chien. Ils arrivent derrière lui au bois près duquel Aubri est tombé, et où son corps répand une grande puanteur. Ils voient le chien sur son maître, et dans un pré, non loin de là, reconnaissent le palefroi d’Aubri. P. 77-79.

« Ah ! noble roi, s’écrient les barons, quel malheur ! — Que faire ? dit Charlemagne au duc Naimes. — Il est clair, répond le duc, que le lévrier a fait l’office de justice. Sa haine a désigné celui qui sait tout. Faites saisir Macaire, et vous apprendrez de lui la vérité. Mais, avant tout, que le corps soit porté à Paris pour y être enterré avec honneur, » Le roi y consent. Macaire est saisi et mis sous bonne garde. Le corps d’Aubri, entouré d’herbes odorantes, est porté à Paris et enterré en grande pompe. La foule, qui le pleure, commence aussitôt à crier justice. Charlemagne se fait amener Macaire et lui dit : « Comment se fait-il que chacun t’accuse de la mort d’Aubri et que son chien te désigne aussi comme le meurtrier ? Et si tu as tué Aubri, qu’est devenue la reine, qu’il devait conduire en pays étranger pour venger mon honneur ? — Bon roi, répond Macaire, écoutez ma défense. Je ne suis coupable ni de fait ni même par la pensée, et à qui m’accusera je suis prêt à le prouver par les armes. » Personne n’ose démentir un homme si bien apparenté. Le duc Naimes s’en aperçoit, non sans courroux, et dit au roi : « Renvoyez-le et prenez conseil de vos chevaliers. Il a bien mérité d’être jugé, et si la peur vous fait reculer, vous n’êtes plus digne de porter couronne. » P. 79-83.

Charlemagne fait assembler sans retard tous ses barons. Ils sont plus de cent qui se réunissent au palais, dans la grande salle voûtée. « Seigneurs, leur dit le roi, un grand outrage m’a été fait : la reine honteusement accusée, Aubri mis à mort, en est-ce assez pour m’attrister l’âme ? Conseillez-moi, je vous le demande, je vous en prie, et n’ayez peur de qui que ce soit au monde. » Les barons l’ont entendu ; mais personne ne dit mot. Tous fléchissent, tous s’inclinent devant la puissance du traître. P. 83-85.

Seul le duc Naimes prend la parole : « Noble roi, dit-il, je vois bien où en sont tous les barons ici assemblés. C’est la peur qui les fait reculer ; ils redoutent la puissance des traîtres. Pour moi, voici ce que je pense. D’un côté, il n’est personne qui ose s’attaquer à la race de Mayence, ni entrer en lice contre elle. Tous ceux de cette race sont si honorés, si bien apparentés en Allemagne ! D’autre part, désarmer la justice serait un grand péché. Que faire donc ? Si l’on m’en croit, et nul ne me blâmera, je pense que Macaire, l’accusé, revêtu seulement d’un bliaut, soit armé d’un bâton long comme le bras ; qu’une lice soit faite sur la place, et qu’on l’y mette aux prises avec le chien d’Aubri, son accusateur. S’il est vainqueur du chien, il sera remis en liberté ; mais s’il succombe, il sera condamné à mort comme un traître et un méchant renégat. » Ainsi parle le duc Naimes, et personne au conseil n’est d’un autre avis. Chacun l’approuve, y compris le roi. Les parents même de Macaire acceptent avec joie cette épreuve, tant ils sont loin de croire qu’il puisse être vaincu et maté par un chien. P. 85-87.

Charlemagne fait donc dresser sans retard sur la place, devant le donjon, une palissade bien close de toutes parts. Puis il fait annoncer par un ban que quiconque l’oserait franchir serait pendu sans merci comme un larron : sa volonté est qu’on assiste à la bataille en paix et sans noise. Bientôt Macaire, sans autre vêtement qu’un bliaut, sans autre arme qu’un bâton, est introduit dans le parc, et le chien après lui. P. 87-89.

Dès que le chien aperçoit Macaire, il lui court sus et de ses dents aiguës le saisit au flanc. Macaire, à son tour, le frappe rudement de son bâton, mais sans lui faire lâcher prise. Ce fut une grande bataille, la plus grande qu’on vît jamais. Tout Paris était accouru pour voir ce jugement, et il n’y eut qu’un cri dans la foule : « Sainte Marie, à l’aide ! que la vérité se fasse jour ; déclarez-vous pour Aubri ! » La lutte est acharnée, inouïe, telle que les parents de Macaire en sont consternés : « Qui l’eût cru, disent-ils entre eux, qu’un chien nous pût faire pareille confusion ? » Alors un des leurs s’élance sur la palissade, il va la franchir ; mais un cri se fait entendre de toutes parts : « Qu’on le pende sur la place ! » Il l’entend et prend la fuite. P. 89-91.

Aussitôt, par un ban que le roi fait crier, mille livres sont promises à qui pourra le saisir. Un vilain qui venait à la cité pour emplettes entend le ban ; il avait à la main un bâton de pommier et s’en sert pour arrêter le fugitif. Il ne lui court sus que pour gagner la somme promise. Il le mène devant le roi et reçoit les mille livres. Le roi fait pendre le traître à l’endroit même où il a voulu franchir la palissade. Il le fait brûler ensuite, à la grande confusion de toute sa parenté. P. 91-93.

Cependant la bataille continue toujours. Le chien ne cesse de déchirer de ses morsures les flancs de Macaire, et Macaire, de son bâton, frappe le chien sur la tête à en faire jaillir le sang. Ceux de Mayence sont en grand émoi. Ils voudraient bien faire la paix à prix d’argent ; mais le roi jure que tout l’or du monde ne sauvera pas Macaire s’il est vaincu : il sera brûlé ou pendu, selon le jugement des barons. Le lévrier, à force de le harceler, a lassé son adversaire, qui ne peut plus s’aider ni de pied ni de main. À ce moment, d’un bond furieux, il lui saute au visage et le mord si cruellement qu’il lui enlève toute la pommette d’une joue. Macaire pousse un hurlement de douleur et s’écrie : « Où êtes-vous, tous mes parents, qui me laissez ainsi accabler par un chien ? — Ils sont loin de toi, dit le roi. Ce fut pour ton malheur que tu vis Aubri et la reine. » Enfin, le chien, dans un dernier assaut, prend Macaire à la gorge et le tient si bien qu’il l’abat sous lui. Macaire crie merci pour l’amour de Dieu : « Ah ! noble roi, ne me laissez pas mourir ainsi, faites-moi venir un confesseur ; je veux tout avouer. » Le roi y consent avec joie. Il fait mander l’abbé de Saint-Denis. P. 93-97.

L’abbé se rend près de Macaire, que le chien n’a pas lâché. Il lui demande s’il veut dire la vérité, la vérité qui lui est déjà connue par le récit de la reine. Macaire répond d’une voix éteinte : « Confessez-moi et absolvez-moi de tous mes péchés ; je suis jugé à mort, je le sais, et toute ma parenté ne me servira de rien. — Vous avez bien sujet de le croire, répond l’abbé, tant est grand votre péché. Et pourtant, si vous en faites l’aveu, il se peut que par égard pour votre haute noblesse, le roi ait pitié de vous. Je l’en prierai moi-même ; mais cet aveu, il faut qu’il l’entende, lui, le duc Naimes et d’autres encore, sans quoi il n’y aurait pas amende honorable, et le chien ne vous lâcherait point. C’est vraiment ici un miracle qu’un homme tel que vous ait été vaincu par un chien. Si Dieu l’a permis, c’est qu’il a voulu que le crime éclatât aux yeux de tous. — Faites-en à votre volonté,  » dit Macaire. Alors l’abbé appelle le roi, le duc Naimes et tous les barons pour entendre les aveux du coupable. « Prenez garde, lui dit-il, de me rien céler ; car je sais déjà tout. — Je ne dirai que la vérité, répond Macaire, mais, de grâce, faites que le chien lâche prise. — Ton crime est trop grand, dit le roi : il ne te lâchera que si tu l’avoues. » P. 97-101.

Macaire confesse son crime, à commencer par la requête d’amour repoussée par la reine. Il dit ensuite comment il recourut à l’entremise du nain, et comment il le jeta dans le feu pour qu’il ne pût le trahir. Enfin, il avoue que le jour où la reine partit, accompagnée d’Aubri, il n’y put tenir, s’arma, monta à cheval, se mit à leur poursuite et finit par tuer Aubri. « Quant à la reine, ajoute-t-il, je n’en saurais rien dire. Elle disparut dans le bois, et je ne la revis plus. Je m’en revins alors, tourmenté par le remords. Que Dieu me refuse l’absolution, si je n’ai pas dit la vérité. — Et moi, dit le roi, que je cesse de porter couronne si je mange avant d’avoir vu ta mort ! Naimes, dit-il encore, ce lâche coquin a trahi la reine ; il m’a tué Aubri que j’aimais tant, quelle sera sa peine ? Avisons-y, répond Naimes. Il faut d’abord qu’il soit attaché à la queue d’un grand cheval et traîné par tout Paris, et ensuite nous le ferons brûler vif. Nul de ses parents n’osera s’en plaindre : au besoin, nous en userions de même envers eux. — Bien parlé ! » s’écrient les barons. Le chien, cependant, tient toujours Macaire, et si serré qu’il ne peut bouger. Le roi le prie doucement de lâcher prise pour l’amour de lui, et le lévrier obéit aussitôt, comme l’eût pu faire une créature raisonnable. L’abbé, avant de partir, donne la bénédiction et l’absolution au pénitent. P. 101-105.

Suivant le conseil de Naimes de Bavière, le roi fait saisir Macaire et le fait traîner par tout Paris. La foule se rue derrière et crie : « À mort ! à mort ! le misérable qui a voulu honnir la reine et qui a tué Aubri, le meilleur bachelier que se pût voir. » Après l’avoir fait traîner ainsi, on le ramène à la place, on allume un grand feu, et on l’y brûle, en dépit de sa parenté, et à la grande confusion de la race de Mayence. P. 105-107.

Le traître n’est plus, c’en est fait. Revenons maintenant à la reine. Après la mort d’Aubri, elle s’en va errant par la forêt, en grand’peine et en grand émoi. À la fin, comme elle en sort, elle rencontre un homme portant une charge de bois qu’il venait de couper dans la forêt pour gagner sa vie. Le bûcheron, qui avait nom Varocher, la voit et lui dit : « Dame, comment allez-vous ainsi seule, sans compagnie aucune ? Vous êtes la reine, si je ne me trompe. Qu’avez-vous ? vous est-il arrivé malheur ? me voici prêt à vous venir en aide. — L’ami, répond-elle, tu sauras tout. Oui, je suis bien la reine, mais bannie par le crime d’un traître qui m’a faussement accusée. Je te prie donc, homme de cœur, gentilhomme, de me prêter assistance pour que je puisse me rendre à Constantinople, où sont mes parents. Si tu y consens, tu en seras bien récompensé. Je te mettrai à l’aise, je t’enrichirai — Il suffit, répond Varocher ; je ne vous abandonnerai de ma vie. Suivez-moi jusqu’à mon logis, ici près, où j’ai ma femme et deux beaux enfants. Je prendrai congé d’eux et nous nous mettrons en route. — À votre volonté, » dit la reine. Tous deux s’en vont de compagnie jusqu’à la maison du bûcheron. P. 107-111.

Arrivé chez lui, Varocher dépose son fardeau et dit à sa femme : « Ne m’attends pas avant un grand mois. — Et où vas-tu ? lui demande-t-elle. — À la grâce de Dieu, répond Varocher, je ne puis t’en dire davantage, » En même temps il se munit d’un gros bâton noueux. Varocher était grand, gros, carré, membru, avec une grosse tête ébouriffée : l’homme le plus étrange qui se pût voir. Il se met en route. La reine le suit. Ils traversent la France, la Provence, toute la Lombardie, et arrivent à Venise. Là ils s’embarquent et passent la mer. Personne ne voit Varocher sans le regarder et sans rire derrière lui. À force de voyager par monts et par vaux, ils parviennent en Hongrie et descendent chez un bon hôte, nommé Primerain, qui avait deux filles très-belles, une femme très-sage et très-bonne, et qui était lui-même un homme de beaucoup de sens, fort connu et prisé des grands et des petits. À voir Varocher avec son gros bâton noueux et sa tête si chevelue, l’hôte, comme tout le monde, le prend pour un insensé. Il lui demande d’où il vient : « D’au delà des monts, répond Varocher, et c’est ma femme qui me suit. » P. 111-115.

L’hôte veut que la dame soit bien servie. L’hôtesse en a grand soin et lui donne tout ce qu’elle désire. Elle la voit enceinte et n’en est que mieux disposée. Elle lui demande quel est ce grand diable qui l’accompagne, armé de son bâton ; s’il est dans son bon sens ou si sa raison n’est pas égarée. « Il est toujours ainsi, répond la reine. Ne vous attaquez pas à lui et ne le courroucez point, car il n’est pas d’humeur facile. C’est mon seigneur et maître. — Que Dieu le bénisse ! dit l’hôtesse. Il sera servi et honoré du mieux que nous pourrons. » En effet, on donne à Varocher ce qu’il demande, mais par peur plus que par complaisance. La troisième nuit après son arrivée, la dame accoucha d’un très-bel enfant. L’hôtesse le reçut, le baigna, l’emmaillotta. Elle sert la reine et satisfait ses désirs aussi volontiers que si elle était sa parente. Cependant Varocher, toujours armé de son bâton, fait bonne garde et veille à ce que à ce que l’enfant ne soit point ravi. La dame resta au lit plus de huit jours, comme c’est la coutume dans les villes. Elle venait de relever et s’entretenait avec l’hôtesse lorsque Primerain la vint trouver et lui dit : « Dame, vous nous avez apporté ici un beau fils ; c’est bien fait à vous. Quand il vous plaira qu’il soit baptisé, je serai volontiers votre compère. — Je vous en rends mille grâces, dit la reine, usez-en à votre volonté et donnez à mon enfant le nom qui vous plaira. — J’y ai déjà songé, reprend l’hôte. Il se nommera, comme moi, Primerain. » P. 115-119.

Au bout de huit jours, Primerain vient prier la dame de lui remettre son enfant pour le porter au baptême. Il le prend, l’enveloppe dans son manteau et se rend au moutier, suivi seulement de Varocher avec son gros bâton sur l’épaule. Comme ils cheminent tous deux, survient le roi de Hongrie, entouré de plusieurs de ses barons. « Primerain, dit-il à l’hôte, où donc allez-vous ainsi et que portez-vous dans votre manteau ? — Sire, c’est un bel enfant, celui d’une belle dame et avenante qui descendit l’autre jour chez moi et y accoucha. Je le porte au moutier, suivi de son père que voici. » Les barons regardent Varocher et ne peuvent se tenir de rire, car il leur fait l’effet d’un homme de rien, d’un truand, d’un sauvage. Le roi, cependant, s’approche de Primerain, et soulève le manteau qui recouvre l’enfant. Sa surprise est grande lorsqu’il lui voit une croix blanche empreinte sur l’épaule droite. À ce signe il reconnait bien que ce ne peut être le fils d’un truand. « Ne vous pressez pas, dit-il à Primerain, je veux assister au baptême de l’enfant. — À la volonté de Dieu, » répond Primerain. P. 119-121.

Le roi, sans plus tarder, se rend au moutier avec Primerain et fait mander l’abbé : « Abbé, lui dit-il, je vous prie de baptiser cet enfant pour l’amour de moi comme s’il était fils d’empereur ou prince royal, par son père et par sa mère, et de faire l’office avec la plus grande pompe. » L’abbé se conforme aux désirs du roi. Il lui demande au moment de baptiser l’enfant : « Comment voulez-vous le nommer ? — Comme moi-même », répond le roi. L’enfant reçoit donc le nom de Louis. Après la cérémonie, le roi dit à l’hôte : « Ayez grand soin de la dame, je vous prie, et que rien ne lui manque. » Il fait de plus donner de l’argent pour ses besoins au soi-disant père de l’enfant. Si Varocher s’en réjouit, il ne faut pas le demander. L’hôte s’en revient avec lui et va trouver la reine : « Dame, lui dit-il, vous avez sujet d’être fière. C’est le roi de Hongrie qui a fait baptiser votre fils ; c’est ce grand roi qui l’a nommé, et de son propre nom. Votre fils s’appelle Louis, et son père ou soi-disant tel a reçu de quoi pourvoir à ses dépenses. » La dame apprend cette nouvelle avec joie. L’hôte, sa femme et ses filles lui portent honneur bien mieux qu’auparavant, car il savent sa bourse mieux garnie. Au bout de quinze jours, le roi fait mander Primerain et le charge de demander à la dame une entrevue. Elle l’accorde de grand cœur, et se pare le mieux qu’elle peut pour recevoir son royal compère. Le roi vient à l’hôtel avec quelques-uns de ses chevaliers, et après les saluts et les souhaits de bienvenue, la reine et lui vont s’asseoir et s’entretenir à part sur un banc. « Dame, dit le roi de Hongrie, en faisant baptiser votre fils je n’ai pas été peu surpris de lui voir sur l’épaule un signe qui marque un fils de roi. Je vous prie donc, noble dame, pour l’amour de Dieu, de vous ouvrir à moi comme une commère en doit user envers son compère, et de me dire sans détour, sans faillir à la vérité, d’où vous êtes, et pourquoi vous errez ainsi avec cet homme en pays étranger. » La reine l’entend et se prend à pleurer. Elle ne lui cachera rien. P. 121-129.

« Noble roi, dit-elle, vous voulez savoir la vérité ; je vous la dirai. Je suis la femme de l’empereur Charlemagne, le meilleur prince qui soit au monde. Une trame ourdie par un traître m’a fait condamner et bannir de mon royaume contre tout droit et toute justice. Dieu sait si jamais j’ai été coupable, même par la pensée, du crime qu’on m’imputait ! J’allais être livrée à la mort lorsqu’à la prière de l’abbé qui m’avait confessée le roi me fit grâce de la vie et donna l’ordre à un de ses chevaliers de me conduire en pays étranger. Comme je m’éloignais de Paris, le traître qui m’accusait me poursuivit armé de toutes pièces et tua le chevalier qui m’accompagnait. Saisie d’effroi à cette vue, je m’enfonçai dans une forêt, où je trouvai cet homme qui ne m’a plus quittée. Grâce à vos bontés, je suis ici servie et honorée. Ne m’abandonnez pas, noble roi, avant que mon père soit informé de mon sort. Il ne manquera pas de m’envoyer les meilleurs de ses chevaliers. Voilà, sire, toute la vérité. » Le roi l’entend et voit bien qu’elle dit vrai. Il s’incline profondément devant elle : « Dame, lui dit-il, soyez ici la bienvenue. Vous y recevrez une hospitalité digne de vous jusqu’à ce que votre père soit informé du sort de sa fille. » P 129-133.

Le roi de Hongrie fit à la dame tous les honneurs imaginables. Il lui fit donner les riches atours qui conviennent à une reine, sans oublier Varocher. Il ne la laissa pas à l’hôtellerie, l’emmena dans son palais et la donna pour compagne à sa femme. Il fallait voir Varocher sous ses nouveaux habits ! Il ne ressemblait plus alors à un truand, et se voyant si richement vêtu il n’allait plus qu’avec les chevaliers. — Le roi de Hongrie, sans plus tarder, fait équiper un navire et envoie quatre messagers à l’empereur de Constantinople pour lui apprendre que sa fille, injustement bannie de France, a trouvé asile en Hongrie, où elle attend ses ordres. Les messagers arrivent à Constantinople, demandent audience à l’empereur, et lui font le récit des malheurs de Blanchefleur. Grande est la douleur de l’empereur en recevant ces nouvelles ; il ne peut retenir ses larmes. Son premier soin est d’envoyer chercher sa fille ; il songera ensuite à la venger. Huit de ses parents, la fleur de la chevalerie partent aussitôt, par son ordre, pour lui ramener l’exilée. Dans le même temps, les messagers du roi de Hongrie s’en retournent avec de riches présents. P. 133-143.

Arrivés en Hongrie, les envoyés de l’empereur de Constantinople y sont accueillis par le roi avec de grands honneurs. Blanchefleur, qui reconnaît en eux des parents, court à leur rencontre et leur demande des nouvelles de son père et de sa mère. « Dame, lui répondent-ils, ils sont dans la douleur, et vous attendent vous et votre enfant. » — Le départ de Blanchefleur s’apprête. Elle prend congé du roi et de la reine de Hongrie et n’oublie pas son hôte Primerain. Elle lui fit de grands présents, à lui et à sa femme, et emmena avec elle une de leurs filles, qu’elle maria richement plus tard. — Elle part, toujours suivie de Varocher. Le roi de Hongrie la fait accompagner par quatre de ses chevaliers. P. 143-148.

Revenons maintenant à l’empereur Charlemagne. — Le jour où il avait trouvé le nain dans son lit, le duc Naimes lui avait conseillé, avant de faire justice, d’envoyer un messager au père de Blanchefleur pour l’instruire du crime de sa fille. Un noble comte, nommé Berart de Mondidier, fut chargé de ce message. Arrivé à Constantinople, il y trouva l’empereur et l’impératrice au milieu de toute la cour réunie pour célébrer une grande fête. « Sire, dit Berart à l’empereur, le roi Charlemagne, le meilleur roi de la chrétienté, m’envoie vers vous chargé d’un message dont le m’acquitte à regret. Jamais reine, je puis vous l’assurer, ne fut tant honorée par son époux que votre fille par le roi Charles ; mais pour elle, elle a oublié tous ses devoirs envers lui. Il l’a trouvée en péché avec un nain et c’est pourquoi il vous mande par ma bouche de ne point trouver mauvais qu’il fasse justice. » L’empereur l’entend et est saisi d’étonnement ; mais l’impératrice, qui a élevé sa fille et qui connaît son cœur, ne peut se tenir de répondre au messager : « Frère, vous avez perdu le sens. Je connais bien celle que j’ai portée dans mes flancs, et ce que vous dites n’est rien que fausseté. Il ne se peut faire que ma fille ait été assez osée pour manquer à la foi qu’elle doit à son seigneur. C’est à tort qu’on l’accuse ; à droit, je le nie. Il n’est dame plus loyale dans toute la chrétienté, et c’est le roi qui fait mal de la croire coupable. » L’empereur ajoute : « Oui, c’est à la légère que le roi de France accuse ma fille.... Avec un nain ! J’en suis si confondu que j’en perdrais la raison. Quand vous serez de retour, vous direz de ma part à votre roi qu’il se garde bien de jamais faire aucun mal à ma fille. S’il l’a trouvée en péché, qu’il me l’envoie, et sans retard, pour que je sache d’elle la vérité. Si elle s’avoue coupable, malheur à elle ! mais en attendant ne la venez point accuser devant moi, car je ne saurais mal penser de ma fille, et elle doit être calomniée par quelque mauvais renégat. N’oubliez pas ce que je vous dis là. Si son époux la fait juger sans que je l’aie entendue, sans que j’aie appris d’elle la vérité, ce sera pour mon cœur un grand deuil et je mettrai toute ma puissance à la venger. — Sire, dit le messager, votre réponse sera fidèlement rapportée au roi de France. » Puis il prend congé de l’empereur et repart. P. 147-155.

Chemin faisant, il apprend avec une surprise extrême la nouvelle de la mort d’Aubri et du supplice de Macaire. De retour à Paris, il s’empresse d’aller à la cour rendre compte de son message. Grand est l’embarras de Charlemagne quand il apprend que l’empereur de Constantinople lui redemande sa fille. « Que faire ? dit-il au duc Naimes. Conseillez-moi, je vous prie. — Il faut, répond le duc Naimes, faire dire à l’empereur que vous aviez chargé un de vos chevaliers de conduire la reine en exil, qu’il a été suivi et tué par un traître, que vous ne savez ce que la dame est devenue, mais que le traître a été brûlé. — Vous êtes le meilleur conseiller du monde, reprend l’empereur, et l’on peut se fier à vous sans crainte. Quel bon prêtre vous auriez fait, et quels sages conseils vous auriez donnés aux fidèles ! — Mon noble seigneur, dit Naimes, il arrive qu’on rend un jugement injuste et blâmable avec la confiance d’en être récompensé au ciel. C’est ainsi qu’a été jugée à tort la plus belle et la plus sage du monde. Mais aussi comment penser que ce Macaire, votre ami, votre compagnon, vous eût fait pareille trahison et eût tué Aubri pour arriver jusqu’à la reine ? Malheureuse reine ! Qu’est-elle devenue ? Nous l’ignorons ; mais je ne perds pas l’espoir, et il me semble que nous la reverrons vivante. Ayons patience. — Plaise à Dieu ! dit Charlemagne. — Puisque vous ne pouvez la retrouver, poursuit le duc Naimes, faites offrir de l’or à son père, s’il veut une réparation. — Volontiers, dit Charles ; mais qui pourrons-nous charger de ce nouveau message ? » Sur l’avis du duc Naimes, Berart de Mondidier est encore choisi pour messager. Il part et arrive à Constantinople lorsque déjà Blanchefleur est réunie à son père et l’a instruit de ses malheurs. P. 155-167.

L’empereur de Constantinople, lorsqu’on lui annonce la venue de Berart, fait défense à qui que ce soit de parler de sa fille, en sorte que le messager ne puisse remporter de ses nouvelles. Berart est admis au palais et s’acquitte de son message. « Sire messager, lui répond l’empereur, retournez près de votre roi et dites-lui que je lui donnai jadis ma fille pour épouse et qu’aujourd’hui j’entends qu’elle me soit rendue. Comment a-t-il pu se persuader, votre roi, que, même avec tout l’or de la chrétienté, il pourrait obtenir qu’il ne fût plus parlé de ma fille ? Il l’a chassée de son royaume ; elle est morte peut-être, dévorée par les bêtes fauves, et il s’en vient me demander merci, comme si pareil méfait pouvait se racheter ! Je vous le répète, vous pouvez repartir, et quand vous serez de retour, vous direz de ma part au roi de France que je le défie, et que s’il ne me rend celle que je lui ai donnée, je suis à Paris avant trois mois ! » Berart s’en retourne avec cette réponse et la rapporte à Charlemagne, qui en demeure tout consterné.

« Nous en avons mal usé, dit le duc Naimes, avec un roi si puissant par le nombre et par la richesse de ses vassaux et de ses parents. Ce fut une grande faute que de bannir sa fille. S’il nous fait la guerre, nos domaines seront perdus. Il ne laissera debout château ni forteresse, et brûlera villes et bourgs. — À la volonté de Dieu, dit le roi. — Oui, sire, reprend Naimes, la faute en est à vous et non à la reine, à vous qui avez toujours cru les parents de Ganelon, en dépit de leurs trahisons. Que vous dirais-je? Si l’empereur nous attaque, nous nous défendrons mais c’est nous qui avons tort, et il a le droit pour lui. Remettons-nous-en à Dieu. Je ne saurais en dire davantage. P. 167-173.

Nous laisserons ici le roi Charles, et le comte Berart, et le duc Naimes, pour retourner à l’empereur de Constantinople. Il frissonne à la pensée de l’outrage fait à sa fille. S’il ne la venge, il ne se compte plus pour rien. Il assemble ses comtes et ses barons et leur demande conseil. — Avis de Florimont. — Avis de Saladin. — Tous deux s’accordent à penser que l’empereur doit sommer Charlemagne de lui rendre Blanchefleur ou son pesant d’or. S’il n’y consent, c’est la guerre. L’empereur suit ce conseil. Quatre de ses barons, Florimont, Gerart, Renier et Godefroi vont à Paris notifier au roi de France les volontés de leur seigneur. — Réponse de Charlemagne : Il ne peut accorder ce qu’on lui demande ; car de Blanchefleur, il n’en a nulles nouvelles, et pour l’or, il ne saurait où en prendre assez. « En ce cas, disent les messagers, préparez-vous à la guerre. Nous vous défions au nom de l’empereur notre maître. — À la volonté de Dieu, dit Charlemagne. Nous saurons bien nous défendre. » À ces mots Naimes de Bavière dit aux messagers : « Frères, votre empereur a grand tort, je dois vous le dire. Dès que l’épouse est unie à l’époux, elle n’appartient plus ni à son père ni à sa mère. Celui qui l’a prise pour compagne devient son seigneur et maître. Il ne peut se séparer d’elle ; mais en cas d’adultère il la peut mettre à mort. Que votre empereur cesse donc de redemander sa fille. Morte ou vive, elle ne lui sera pas rendue, et il n’aura ni elle ni son pesant d’or. S’il veut porter la guerre en France, il y trouvera de vaillants chevaliers qui n’ont pas leurs pareils au monde. » Les messagers renouvellent leur défi et prennent congé de Charlemagne. Ils rapportent sa réponse à l’empereur de Constantinople. « Si vous le défiez, disent-ils, il vous défie aussi et ne manque pas de chevaliers qui ne craignent point les vôtres. — Avant qu’il soit longtemps, dit l’empereur, Charlemagne saura à quoi s’en tenir. L’un de nous deux sera réduit à néant. » L’empereur convoque tous ses vassaux ; en moins d’un mois il en a réuni cinquante mille. Sa fille et son petit-fils l’accompagneront. Le preux, le vaillant Varocher ne restera pas en arrière. Il s’arme à sa guise et se taille un grand bâton noueux, gros et massif, dont il ne se séparera pas. L’armée se met en marche et chevauche vers la France. Que Dieu soit en aide à Charlemagne ! P. 173-189.

Arrivé sous les murs de Paris, l’empereur de Constantinople fait déployer les tentes et les pavillons. À cette vue, le roi de France ne peut retenir ses larmes. Il appelle le duc Naimes, son sage conseiller : « Naimes, lui dit-il, j’ai bien sujet de m’attrister quand je me vois dans une telle détresse. Ce fut pour mon malheur que j’épousai Blanchefleur, et toi, Macaire, traître maudit, pourquoi t’ai-je accordé mon amitié ? Tu m’en as récompensé par la trahison ! — Pourquoi ces lamentations? dit le duc Naimes. Ne vous souvient-il plus au temps passé, et la race de Mayence ne vous a-t-elle pas toujours trahi ? C’est encore par elle que nous voici réduits à une telle extrémité. C’est par le crime de Macaire que nous avons en face de nous de mortels ennemis qui devraient être nos amis. La guerre et ses malheurs sont à nos portes. On ne vit jamais en France pareille calamité. Que Dieu et sainte Marie nous soient en aide ! Pour moi, je ne sais que vous dire. Le mieux serait encore de nous armer et de sortir de la ville pour nous défendre. Mieux vaut mourir que de rester ici en prison, puisque l’empereur ne veut entendre parler ni de merci ni de pardon et refuse toute rançon. — Qu’il en soit donc ainsi, » dit Charlemagne. Puis il fait assembler ses barons. Ils sont plus de trente mille qui montent à cheval sous la conduite du Danois, de Naimes et d’Isoré. Les portes de la ville sont ouvertes ; ils se mettent aux champs. P. 189-197.

De son côté, l’empereur de Constantinople fait prendre les armes à ses chevaliers ; ils sont bien quarante mille. Varocher ne se comporte pas en truand : s’il n’a ni palefroi ni destrier, il n’en marche pas moins derrière avec les gens de pied, armé de son grand bâton, qu’il n’a pas oublié. En voyant l’armée de Charlemagne, il donne un souvenir à sa femme et à ses enfants, qu’il n’a plus revus depuis le jour où il rencontra la reine. À le voir jouer de son bâton, on dirait un diable. — Il faut raconter un exploit de ce bon Varocher. Comme il connaît bien chemins et sentiers [1], il en profite pour pénétrer la nuit au camp de Charlemagne, où on le prend pour un écuyer. Il s’introduit ainsi au quartier du roi, là où il sait que sont les bons destriers. Il se fait seller le meilleur, et ainsi monté revient vers les siens en s’écriant : « Monjoie ! chevaliers, levez-vous sans tarder ; je viens de butiner au camp de Charlemagne, j’ai son meilleur destrier ; il sera fort en peine au moment de monter à cheval ! » À cet appel les chevaliers courent aux armes, et le camp français est assailli. Grande est la déconvenue de Charlemagne : il ne retrouve pas son destrier, et, pour surcroît de souci, le duc Naimes, à bout de sagesse et de ressources, ne trouve que des reproches à lui adresser et des malheurs à lui prédire. P. 197-201.

Les deux armées sont en présence ; la lutte s’engage. — Récit de la bataille. — Joute de Floriadent et d’Ogier le Danois. — Blanchefleur, de la tente de son père, assiste à la mêlée, et voit tomber nombre de chevaliers français. Elle se rappelle qu’elle est leur reine, et ne peut retenir ses larmes. « Ces gens que vous faites tuer, dit-elle à son père, sont pour moi des amis, des frères ! — Ma fille, lui répond l’empereur, il n’en peut être autrement ; il faut que je couvre de honte ce roi à qui je vous donnai jadis pour épouse, et vous ne sauriez vous en plaindre, vous qu’il a si cruellement outragée et bannie du royaume de France. Pour moi, je ne pourrais oublier pareille injure. Charles vous a traitée comme une concubine ; il m’en souviendra toute ma vie. — Père, lui dit la dame, mon seigneur ne sait pas que je suis près de vous ; s’il le savait, il se repentirait de son erreur et vous demanderait son pardon. — Il ne l’aura, répond l’empereur, que quand je serai vengé. » P. 201-211.

À ces mots survient Varocher ; il amène à l’empereur deux des meilleurs destriers de Charlemagne, deux destriers aragonais. « Sire, dit-il, je vous fais don de ces coursiers, que j’ai pris dans les tentes de Charlemagne et du duc Naimes. Je ne suis qu’un garçon, mais s’il vous plaisait de me ceindre l’épée au côté, et si je pouvais, comme d’autres, m’appeler votre chevalier, j’entrerais en lice pour combattre le meilleur champion qui soit dans l’armée du roi de France. — Nous vous accordons votre requête, dit l’empereur. — Et avec grande raison, ajoute Blanchefleur ; il n’est pas au monde d’homme plus loyal, et je ne puis oublier qu’il abandonna sa maison, sa femme, ses enfants, pour m’accompagner jusqu’en Hongrie et pour veiller sur moi. — Nous le savons, dit l’empereur, et il ne restera pas sans récompense. » À ces mots il appelle ses ducs et ses barons. Blanchefleur, aidée des dames qui l’accompagnent, fait revêtir à Varocher une riche tunique de soie. L’empereur lui ceint l’épée au côté, un duc lui chausse l’éperon, et le nouveau chevalier jure que Charlemagne trouvera en lui un mauvais compagnon. P. 211-215.

La reine fait don à Varocher d’un bon haubert et d’un heaume au cercle doré. Ainsi équipé, il monte sur un destrier rapide, s’arme d’une lance au fer acéré, et, un écu d’ivoire au cou, manœuvre si bien son coursier, qu’on ne reconnaîtrait plus en lui le truand, et qu’il a tout l’air d’un noble chevalier. Il voit bientôt se réunir à lui un millier de compagnons, âpres au gain, qui le reconnaissent pour chef et lui jurent de le servir loyalement. Varocher les tiendra quittes de sa part de butin, il les en prévient ; mais il veut qu’ils se montrent bien, et dès le lendemain matin il leur en fournira l’occasion. Ils iront au camp de Charlemagne, et là ils trouveront de quoi enrichir tous leurs parents : or, argent, destriers, palefrois, mulets ; aucune proie ne leur manquera. P. 215-219.

En effet, ils montent à cheval avant l’aube, et, par un chemin détourné qui les conduit près de la ville, ils s’introduisent dans le camp de Charlemagne, en criant comme le guet quand il fait sa ronde par les champs. Les Français les entendent, croient qu’ils sont des leurs, et les laissent ainsi pénétrer dans les tentes de Charlemagne et de ses chevaliers. Là, ils prennent tout ce qui leur agrée, changent leurs mauvais chevaux pour de bons, enlèvent les armures, les vêtements, l’or et l’argent, de façon que tel qui s’était endormi riche se réveille pauvre le matin. Après cet exploit, Varocher et ses compagnons s’en reviennent à leur camp chargés de butin. Et chacun de se demander : « Où sont-ils allés prendre toutes ces richesses ? — Dans un lieu où il en reste encore, » dit Varocher. Cette réponse lui vaut plus de deux mille nouveaux compagnons, qu’il ne refuse pas. Varocher donne sa part de butin à l’empereur, à Blanchefleur et à son jeune fils. Mais la reine de France n’en déplore pas moins ce pillage : c’est son bien, pense-t-elle, que se partagent ainsi des maraudeurs qui ne l’ont pas gagné.

Charlemagne, à son lever, voit sa chambre dévalisée et ne retrouve pas son cheval à l’écurie ; il ne sait qui accuser de ce larcin. « Sire, lui dit le duc Naimes, ne vous plaignez pas à moi : si vous avez perdu, je n’ai pas gagné ; car moi non plus je ne retrouve pas mon cheval. » Plus d’un ne fit que rire de cette mésaventure ; mais de ces rieurs il y en eut de tels qui, après avoir bien cherché, ne retrouvèrent ni leurs bonnes lances, ni leurs hauberts, ni leurs écus. Ce riche butin était aux mains de Varocher et de sa compagnie. Le roi, qui n’avait garde de s’en douter, soupçonna nombre des siens, qu’il fit prendre et garrotter. P. 219-225.

Bientôt Charlemagne est assailli une seconde fois dans son camp ; il court aux armes avec ses barons, et une nouvelle bataille s’engage. — Récit de la bataille. — Prouesses de Varocher. — Il rencontre le duc Naimes, et lui assène un tel coup qu’il lui fait presque vider les arçons. « Sainte Marie ! dit le duc, ce n’est pas un homme, c’est le diable en personne ; je ne reçus jamais pareil coup d’aucun chevalier. » Naimes tire son épée pour prendre sa revanche ; mais Varocher ne l’attend point : il sent bien qu’il n’a pas affaire à un bachelier. Comme il tourne bride, Charlemagne arrive près du duc : « Voyez-vous cet enragé ? lui dit Naimes. Il faut qu’il ait le diable au corps ; il vient de me donner un tel coup d’épée, qu’il m’a jeté à la renverse sur ma selle ; c’est une grâce de Dieu qu’il ne m’ait point entamé. — Et ne serait-ce pas, dit Charlemagne, le méchant ribaud qui m’a volé mon destrier ? Je le croirais volontiers à le voir chevaucher. Si je puis l’approcher, il me le payera cher ! » Mais ces menaces n’atteignent point Varocher, qui ne cesse de courir de çà et de là. P. 225-233.

En chevauchant ainsi, il rencontre Berart de Mondidier, et reçoit de lui un coup qui brise les pierreries de son heaume, mais sans le pénétrer. Varocher frappe à son tour, et si rudement qu’il désarçonne Berart et le fait prisonnier. Il le conduit à la tente de l’empereur de Constantinople et le remet à la garde de Blanchefleur. La reine reconnaît en lui un de ses chevaliers, le fait désarmer et revêtir de riches habits de soie. Berart tombe à ses genoux ; sa joie est extrême en la revoyant ; tout l’or de Bavière ne le rendrait pas plus heureux. Blanchefleur lui demande des nouvelles de Charlemagne. « Dame, lui répond Berart, il ne peut se consoler de vous avoir perdue ; il n’ose plus espérer ; il vous croit morte. Mais vous, dame, comment pouvez-vous souffrir cette guerre où meurent tant des vôtres ? Moi-même, n’était la protection de Dieu, j’aurais succombé aussi sous l’épée de ce truand qui vient de m’amener ici. — Il est preux et vaillant, lui dit Blanchefleur, et personne n’a rendu à mon seigneur autant de services que lui. » Puis elle raconte à Berart tout ce qu’elle doit à Varocher, à ce nouveau chevalier qui n’était qu’un vilain quand elle le rencontra. « Il a bien changé, dit Berart ; personne aujourd’hui ne porte mieux que lui le haubert. Mais quelle joie pour le roi de France, s’il vous savait encore vivante ! De sa vie il n’en aurait ressenti une pareille. — Il faut le laisser faire pénitence, dit la reine, pour m’avoir si injuste ment jugée, si honteusement bannie. Et cependant, je ne puis me défendre de compatir aux souffrances des siens ; mais ce n’est pas moi, c’est mon père qui a voulu cette guerre pour me venger. » P. 233-239.

Pendant que Berart et Blanchefleur s’entretiennent ainsi, la bataille continue, terrible, acharnée. Elle a duré tout le jour, lorsque Charlemagne appelle à haute voix l’empereur de Constantinople, qui se rend près de lui. Les deux souverains ont une entrevue seul à seul. « Sire empereur, dit Charlemagne, comment avez-vous pu vous résoudre à venir en France assiéger ma cité ? Je déplore amèrement le sort de votre fille ; mais si elle est morte, du moins vous ai-je bien vengé du traître qui l’avait accusée. Et de plus, je suis prêt encore à vous accorder telle réparation que vous voudrez. » — L’empereur refuse : « Vous avez été, dit-il, sans merci, sans pitié ; vous avez chassé ma fille de son royaume ; vous l’avez envoyée en exil sous la garde d’un seul chevalier que Macaire a tué. Notre querelle ne peut prendre fin à moins d’un combat singulier entre deux champions. » — Charlemagne accepte ce combat. « Que demain, dit-il, au lever du soleil, un de vos chevaliers soit armé ; un des miens sera prêt aussi. Si mon champion est vaincu, je m’inclinerai devant vos volontés, et vous tirerez de moi telle vengeance qu’il vous plaira. Mais si c’est votre champion qui a le dessous, vous retournerez dans votre empire et il y aura entre nous paix et amitié. » L’accord conclu, les deux princes se séparent et rentrent dans leurs camps. Charlemagne appelle près de lui le duc Naimes, le Danois et maint autre baron. Il leur fait part de son engagement, que chacun approuve. Le Danois s’offre à combattre ; le roi l’agrée. De son côté, l’empereur de Constantinople annonce aussi la bataille à ses chevaliers : « Qui sera notre champion ? » Leur demande-t-il ; et tous de répondre : « Varocher le preux. — Volontiers, » dit Varocher, à la grande joie de l’empereur et de ses barons. P. 239-245.

Quand Blanchefleur apprend la nouvelle, quand elle sait que Varocher aura pour adversaire le Danois, le plus hardi, le plus brave chevalier qui soit au monde, elle s’en émeut, elle fait mander son fidèle défenseur : « Varocher, lui dit-elle, c’est une folie d’avoir relevé ce gant. Vous ne connaissez pas celui que vous aurez à combattre ; il n’est pas de guerrier plus redoutable qu’Ogier le Danois. — Je ne le redoute pas, dit Varocher, et vous prie, pour l’amour de moi, de quitter ce souci. Quand Roland et Olivier vivraient encore, je ne les craindrais pas davantage. » Berart de Mondidier, qui est demeuré près de la reine, lui dit : « Dame, Varocher est preux et vaillant ; j’ai reçu de lui un coup comme jamais aucun chevalier ne m’en a donné. Mais il faut qu’il ait une bonne armure ; car Ogier a une épée dont le tranchant est bien vif. Courtain, ainsi l’appellent les Allemands et les Bavarois, coupe le fer, le rubis ou l’acier plus aisément que la faux ne fait l’herbe du pré. — J’y songeais, dit la reine. — Hâtez-vous donc, ajoute Varocher, car il me tarde d’être en face de mon adversaire. — Sire Varocher, dit Berart, c’est un bon sentiment, mais dont vous pourriez bien vous repentir. Tel rêve de vente ou d’échange qui finit souvent par perdre beaucoup du sien. Vous ne connaissez pas le brave Danois : il n’est point de meilleur chevalier chez les païens ni chez les chrétiens. — J’ai bien entendu parler de lui ; dit Varocher, mais je ne l’en crains pas plus pour cela. Il faut que vous sachiez que depuis que mon seigneur m’a armé chevalier je suis devenu orgueilleux et fier, si bien que lorsqu’il m’arrive de penser à mon ancien métier de bûcheron et aux fardeaux dont je me chargeais comme une bête de somme, je ne me sens nulle envie de retourner au bois. En ce temps-là j’étais vêtu comme un truand et je n’avais pour arme qu’un bâton de pommier. Aujourd’hui, mes vêtements sont ceux d’un chevalier, et je porte au côté l’épée d’acier à la lame fourbie. Je vivais au milieu des bêtes fauves ; maintenant j’habite une résidence impériale, et, quand je veux, des chambellans m’en ouvrent les portes. — Tu as si bon espoir, dit la reine, et tu parles si bien que je ne trouve plus rien à te dire ni à t’opposer. Je ne laisserai pas toutefois de prier pour toi Notre-Seigneur, le vrai justicier, de permettre que tu reviennes sain et sauf de cette bataille. — Assez de paroles, dit Varocher ; faites-moi apporter mes armes. — Volontiers, » répond la reine. P. 245-251.

Elle fait apporter à Varocher les meilleures armes du monde. Il endosse le haubert, chausse l’éperon, ceint l’épée et lace le heaume, un heaume que porta jadis le roi Pharaon et qu’aucune lame ne peut entamer. Il monte sur un rapide destrier d’Aragon, pend à son cou un bon écu, et s’arme d’une lance au fer tranchant. « Dame, dit-il à Blanchefleur, je m’en vais à la grâce de Dieu. — Et suivi de mes vœux, dit la reine. » Varocher pique son destrier, court à l’empereur et lui dit : « Sire, je me rends au champ de bataille ; j’espère en revenir vainqueur. — Que Dieu vous bénisse ! dit l’empereur. S’il m’accorde de revenir à Constantinople, je vous donnerai de l’or et une bonne terre avec château et donjon, de façon à vous rendre riche pour le reste de vos jours. — J’accepterai, répond Varocher, à la charge de l’hommage, comme de droit. » L’empereur lui donne sa bénédiction, et Varocher, plus fier que lion ou léopard, enfonce les éperons dans les flancs de son cheval. Il arrive bientôt à la tente de Charlemagne et s’écrie à haute voix : « Roi de France et de Laon, où est votre champion ? Est-il prêt à combattre, oui ou non ? » Charles et le duc Naimes l’entendent : « Voyez, disent-ils, ce mauvais garçon n’a-t-il pas le diable au corps ? » — Ogier aussi l’a entendu, à sa grande confusion. Il court à sa tente, s’arme en toute hâte, monte à cheval et sans mot dire s’élance à la rencontre de Varocher. « Voyez, dit Charlemagne au duc Naimes, avec quelle ardeur le Danois court à la bataille ! — Plaise à Dieu, ajoute le duc, qu’il en revienne vainqueur, et qu’il puisse rétablir la paix entre des parents désunis. » P. 251-257.

Ogier est en face de Varocher : « Sire chevalier, lui dit-il, je ne m’attendais pas à être devancé. Voulez-vous faire l’épreuve de votre valeur ou l’aveu de votre défaite ? — Avez-vous perdu le sens? lui répond Varocher. Pensez-vous donc que je sois venu ici pour chanter des chansons, pour me divertir, et non pour mettre l’épée au vent ? Allons, si vous êtes digne de votre renom, vous ne reculerez pas devant moi. — C’est entendu, » dit le Danois. À ces mots, ils se donnent du champ, puis s’élancent l’un contre l’autre en brandissant leurs lances. Ils s’entre-choquent si rudement que leurs écus volent en éclats ; mais leurs hauberts résistent et les protègent. Les deux chevaux plient et fléchissent du genou ; les deux lances tombent à terre en tronçons.

Le combat recommence à l’épée. Varocher en frappe le premier. Il ne peut entamer le heaume d’Ogier, que Dieu protége ; mais il lui tranche le devant de son haubert. « Sainte Marie ! dit Ogier, quel fil a cette épée ! Il ne m’aimait guère celui qui en fit don. » À son tour, le Danois atteint Varocher sur la tête d’un coup si terrible qu’il le fait plier en avant sur l’arçon de sa selle. « Sainte Marie, refuge des pécheurs, s’écrie Varocher, défendez-moi contre la mort ! — Me reconnais-tu ? dit Ogier. Allons, rends-toi sans plus tarder ! — Vaines paroles ! répond Varocher ; je ne suis pas encore à ta discrétion. » Et tous deux reprennent la lutte avec une nouvelle ardeur. Bientôt leurs armures sont en pièces, hormis les heaumes. Ogier admire la vaillance de son adversaire : « Sire chevalier, lui dit-il, comment vous nomme-t-on à la cour de l’empereur que vous servez ? — J’ai nom Varocher. Il y a peu de temps que je suis chevalier ; je n’étais d’abord qu’un vilain vivant dans les bois. Mais l’empereur, en reconnaissance d’un service que je lui ai rendu, m’a conféré la chevalerie. Si le roi Charlemagne savait certain secret que je ne puis révéler, loin de t’envoyer ici pour me combattre et pour me tuer, il me prendrait en amitié, il me chérirait. — Noble chevalier, dit le Danois, s’il vous plaisait de me confier ce secret, peut-être pourrions-nous, vous et moi, mettre fin à ce combat et nous accorder tous deux sans coup férir ? — Si je vous le confie, dit Varocher, me promettez-vous de le garder fidèlement et de n’en faire part à qui que ce soit ? — Je vous le jure. — En ce cas, reprend Varocher, vous saurez tout. » Il lui raconte alors ce que devint la reine après la mort d’Aubri ; comment il la rencontra et la conduisit en Hongrie, où elle accoucha d’un fils, et comment elle revint à la cour de l’empereur son père. « C’est pour la venger, ajoute-t-il, qu’il réuni cette grande armée, et je puis vous donner l’assurance qu’elle est à cette heure saine et sauve dans la tente impériale, elle et son jeune enfant. » P. 257-267.

Quand le Danois entend Varocher parler ainsi, il en ressent plus de joie que si on lui donnait le royaume de Bavière. Il remet l’épée au fourreau et s’incline devant son adversaire : « Varocher, lui dit-il, vous m’êtes devenu bien cher. À Dieu ne plaise que je continue à jouter contre vous. Je vous aimerai désormais comme un frère, et je n’aurai rien que je ne partage avec vous. Je retourne près de Charlemagne. Il ne saura pas comment les choses se sont passées : je lui dirai que vous m’avez desarçonné, et la paix sera faite. — Grande charité ! dit Varocher. Ne tardez donc pas davantage. » À ces mots, ils se séparent. Ogier revient au camp français, où il annonce sa prétendue défaite, puis il se dépouille de ses armes et court s’agenouiller devant le roi : « Bon roi, dit-il, il faut que j’en fasse l’aveu : je suis vaincu. J’ai été maté par le meilleur chevalier de la chrétienté. Je ne puis plus que vous prier de faire la paix avec l’empereur. — J’y serais tout disposé, dit Charlemagne, s’il voulait se laisser fléchir et me pardonner la mort de sa fille. — Envoyez-lui donc dit le Danois, un habile messager, qui sache bien parler et qui réussisse à l’attendrir. — J’y songeais, reprend le roi ; mais qui charger de ce message? — Qui ? répond Ogier : le duc Naimes, et moi avec lui. — Volontiers, dit Charlemagne. Je n’en saurais choisir deux meilleurs. » P. 267-273.

Le duc Naimes et le Danois partent donc de compagnie pour se rendre au camp de l’empereur de Constantinople. C’est Varocher qu’il rencontrent tout d’abord, comme il était convenu entre lui et Ogier. Le duc Naimes et le Danois le prennent chacun par la main et tous trois se présentent ainsi devant l’empereur, qui se lève pour les recevoir. Il fait asseoir Naimes à sa droite, Ogier à sa gauche. Varocher reste debout devant eux. Les deux messagers attirent les regards, et chacun admire leur bonne mine. C’est le duc Naimes qui prend la parole : « Juste empereur, dit-il, daignez m’écouter. Je ne vous dirai rien que de vrai. En ce monde, ce qui est fait est fait et ne saurait être effacé ni anéanti. Je ne puis donc que vous prier, au nom du Tout-Puissant, d’accorder un généreux pardon à Charlemagne votre allié, qui se mettra à vos ordres, lui et tous les siens. — Lorsque je mariai ma fille à votre seigneur, répond l’empereur, je n’avais ni parent ni ami qui me fût plus cher que lui. C’est Charles qui en a mal usé envers moi, envers ma fille ; c’est lui qui nous a outragés tous deux en la condamnant à être brûlée vive. Une accusation honteuse a pesé injustement sur elle ; mais je ne puis me défendre de vous tirer d’une erreur où vous êtes. Grâce à Dieu, ma fille n’est pas morte. Elle est en santé et en joie, et si vous en doutez, elle-même va vous détromper. » Puis, s’adressant à Varocher, il lui dit en riant : « Sage et vaillant chevalier, rendez-vous sans retard auprès de Blanchefleur et amenez-la en ma présence pour que Naimes et Ogier la puissent voir. » Varocher obéit. Il se rend près de la dame, qu’il trouve dans sa chambre avec le prisonnier Berart. « Dame, lui dit-il, je vous apporte une bonne nouvelle. L’empereur votre père vous mande de venir près de lui, et dans vos plus beaux atours, pour témoigner du soin qu’il a pris de vous. Deux de vos sujets français, Ogier et Naimes, désirent de vous voir. » La dame rend grâces à Dieu, se revêt de riches habits, rattache ses cheveux avec un fil d’or et se rend à la tente de son père. P. 273-279.

Dès que les deux barons l’aperçoivent, ils courent se jeter à ses genoux. Le duc Naimes lui fait part de sa mission ; il la supplie de les aider à la conclusion de la paix, et de consentir à rentrer dans son royaume, où l’attendent les hommages de tous ses sujets. La reine hésite ou feint d’hésiter ; elle rappelle au duc tout ce qu’elle a souffert depuis le jour où elle fut si honteusement jugée ; elle lui apprend tout ce qu’elle doit à Varocher ; enfin elle lui dit : « La paix dépend de mon père ; il peut disposer de moi à son gré. Il m’a nourrie, moi et mon enfant, depuis que j’ai quitté la France ; s’il consent à pardonner, j’en aurai grande joie. — C’est parler sagement ; » dit le duc Naimes ; puis, s’adressant à l’empereur et s’inclinant profondément devant lui : « Sire empereur, lui dit-il, je vous en conjure par le Dieu qui naquit à Bethléem, faites la paix avec Charlemagne et rendez-lui la reine ! elle est à lui, personne n’a droit de la lui enlever. — Si j’acquiesce à la demande de Charles, répond l’empereur, sachez bien que ce n’est pas sans regret, lorsque je me rappelle l’opprobre qu’il a fait endurer à ma fille ; et cependant j’y consens ; terminez cette grande querelle à votre gré. » À ces mots, le duc Naimes s’incline et remercie humblement l’empereur. La reine laisse éclater sa joie : « Naimes, dit-elle, si Dieu me prête vie, vous serez bien récompensé de ce service ; mais, avant tout, prenez avec vous mon enfant et menez-le devant son père, qui ne l’a jamais vu. — Dieu ! s’écrie le Danois, quel riche présent ! » La reine remet gracieusement son fils aux mains du duc Naimes. Les deux messagers prennent congé de l’empereur, et s’en vont avec l’enfant, que le fidèle Varocher ne laisse pas partir sans l’accompagner. P. 279-285.

Comme ils approchent du camp de Charlemagne, chevaliers et gens de pied accourent au-devant d’eux pour savoir s’ils auront la paix ; ils voient l’enfant et s’émerveillent de sa beauté. Avec sa tête blonde surmontée d’une plume de paon, le petit damoiseau est le plus beau du monde, plus beau même qu’Absalon. Quand ils sont près du roi, Charles dit à ses deux barons : « Quel est cet enfant ? où l’avez-vous trouvé ? On n’en vit jamais un plus beau. — Quand vous saurez son nom, répond le duc Naimes, il vous sera plus cher que la prunelle de vos yeux. » Comme il dit ces mots, ô miracle ! voici l’enfant qui quitte la main du duc Naimes, court près de Charlemagne, et le prenant par le menton : « Père, lui dit-il, je sais bien comment ma mère a quitté le royaume de France. Je suis votre fils, n’en doutez pas, et si vous ne me croyez point, regardez la croix blanche que je porte sur l’épaule droite. » Le roi l’entend, et, s’adressant au duc Naimes : « Que dit cet enfant, Naimes ? Je ne comprends rien à son langage. D’où est-il ? Qui est-il ? — Quand je vous l’aurai dit, répond Naimes, ce sera une joie pour tous comme jamais il n’y en aura eu en France. Ce jeune enfant que vous voyez, je puis vous assurer, je puis vous jurer qu’il est votre fils ; Blanchefleur sa mère n’est point morte ; je l’ai vue tout à l’heure. — Est-il bien vrai ? dit Charlemagne ; j’ai peine à le croire, car si elle vivait, aurait-elle pu voir ainsi succomber les siens ? — Je vous le jure, reprend Naimes ; je l’ai vue, je lui ai parlé, et la paix est faite si vous le voulez. — Nous ne l’aurons que trop tard ! » dit Charlemagne. Puis il se prend à regarder l’enfant : « Beau fils, lui demande-t-il, comment se nomme ta mère ? et ton père, comment l’appelle-t-on ? — Ma mère se nomme Blanchefleur, répond l’enfant, et elle m’a dit que Charlemagne était mon père. » Le roi le regarde encore, le baise et lui dit : « Beau fils, vous devez m’être cher ; après ma mort, vous régnerez sur la France, sur la Normandie, sur la Bavière. — Songeons avant tout à la paix, dit le duc Naimes, et que vous puissiez bientôt ramener la reine en France. — C’est vous, dit le roi, que je charge du soin de mettre fin à la guerre. — Sire, répond le duc Naimes, j’ai vu la reine, j’ai conféré avec elle, je connais ses intentions : c’est que vous ayez une entrevue, seul à seul, avec son père. Là, vous vous accorderez tous deux et conclurez la paix. » P. 285-293.

Charlemagne y consent ; l’entrevue a lieu. Pendant que les deux princes sont en pourparler, voici la reine qui vient tout à coup interrompre leur entretien. Charlemagne la voit et sourit doucement. Elle lui dit : « Noble et puissant roi, je veux tout oublier. Vous avez tiré vengeance de Macaire, du traître qui, après m’avoir accusée si honteusement, fut encore le meurtrier d’Aubri. Je suis votre femme, et ne connais point d’autre seigneur que vous. Faites la paix, j’y souscris pour ma part. — Sages paroles ! dit le duc Naimes. Arrière donc tous les mauvais souvenirs ! — Sire empereur, dit Charlemagne tout ému, notre conférence ne sera pas longue : si je vous ai offensé, je suis prêt à faire amende honorable. Que vous dirai-je ? Je m’en remets à Dieu et à vous. J’étais de votre famille, et j’en serai encore si la reine y consent. — Avec une joie sans pareille, dit Blanchefleur. Mais, Sire, ajoute-t-elle, je vous le dis sans détour, gardez-vous de jamais recommencer. » P. 293-297.

La paix conclue, les princes entrent à Paris, et la reine au doux sourire revoit avec bonheur son palais. Après quinze jours de fêtes, l’empereur de Constantinople et le roi de Hongrie prennent congé de Charlemagne et s’en retournent dans leurs États. Charles demeure à Paris, sa cité, où il siége avec la reine à sa droite. P. 297-301.

Depuis le jour où Varocher avait quitté sa femme et ses enfants pour accompagner Blanchefleur, il ne les avait pas revus, et ce jour était déjà loin. Quand il voit la guerre finie, il dit à la reine : « Dame, il vous souvient que lorsque je me séparai de ma femme et de mes enfants, je les laissai dans une grande pauvreté ; mais aujourd’hui, grâce à Dieu et à vos bontés, j’ai de l’or, j’ai un palefroi, j’ai un destrier ; je suis à l’aise pour le reste de mes jours. Souffrez donc que je prenne congé de vous. » La reine y consent, le comble de présents à charger un char, et lui dit : « Allez, Varocher ; mais n’oubliez pas, dès que vous le pourrez, de revenir à la cour. » Varocher le promet, et part avec une suite peu nombreuse : quatorze compagnons seulement. Il n’a pas oublié le chemin de sa demeure. Sur le point d’y arriver, il aperçoit ses deux fils qui reviennent du bois avec une pesante charge, comme leur père les y avait accoutumés. Touché de pitié à cette vue, il s’approche d’eux et met à bas leurs fardeaux. Les deux garçons, ainsi rudoyés, se saisissent chacun d’un grand bâton et s’élancent sur leur père. Ils l’auraient frappé ; mais lui, faisant un mouvement de retraite, leur dit : « Vous serez braves, je le vois. Beaux fils, ajoute-t-il, ne reconnaissez-vous pas votre père ? Me voici de retour, et je reviens avec assez d’or pour vous rendre riches le reste de vos jours. Vous monterez de bons destriers et serez tous deux armés chevaliers. » À ces mots, les enfants l’ont reconnu, avec quelle joie, on le devine. P. 301-303

Quand Varocher entra dans sa maison, il n’y trouva ni riches habits, ni pain, ni vin, ni chair, ni poisson ; sa femme n’avait point de pelisse, et était mal accoutrée, elle et ses deux garçons. Varocher, sans plus tarder, leur donna à tous des vêtements de soie et de coton ; il fit apporter chez lui tout ce qui est à l’usage d’une bonne maison, et se fit élever un palais avec donjon. Il fut institué champion à la cour de Charlemagne. P. 303-305.

Ici finit la chanson. Que Dieu vous bénisse !



  1. Le texte ajoute que Varocher connaît bien aussi les entrées de Paris et les hôtels des riches chevaliers ; mais à quoi bon ? L’armée est hors de la ville et campe sous les murs. C’est à quoi sans doute l’auteur n’aura pas pris garde.