Madagascar (RDDM)/01

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MADAGASCAR

I
LES RÉGIONS ET LES RACES

Après l’anglaise Port-Saïd, après Aden, après Mahé des Seychelles où languit notre race, le voyageur atteint Diego-Suarez ; et, le goulet franchi, après un développement de quelques milles, le paquebot glisse harmonieusement entre des navires pimpans, lavés d’or par le soleil, où le pavillon aux puissantes couleurs de la France claque à tous les mâts. On est aussitôt profondément touché de la beauté incomparable de la vaste baie. A quelque heure du jour qu’on y arrive, c’est sur la rade une sensation de largeur, de sécurité et de fraîcheur. Avec plénitude le littoral s’arrondit dans un cirque spacieux de collines bleutées, entre lesquelles une mer lamée d’argent par la brise sans cesse renouvelée prend toutes les nuances du vert au violet par le turquoise, évoquant ensemble chez le voyageur les visions artistiques et héroïques que les souvenirs d’Alger et de Carthage ou l’admiration des fresques de Puvis de Chavannes, représentant Marseille naissante et la côte grecque, ont condensées en une image synthétique de port colonisateur.

L’antiquité et la modernité s’y composent richement, et le génie universel de la France qu’un instinct sûr d’expansion mondiale conduisit aux points les plus divers du globe, s’y manifeste dans cette impression d’ensemble. Sur les talus, Antsirane[1] présente bien de loin l’aspect général, gai et éclatant, de la ville neuve de toutes les colonies françaises, avec ses maisons européennes de brique et de tôle enveloppées de feuillages, ses toits rouges semblables à des floraisons de flamboyans sous le feuillage transparent des gigantesques légumineuses. Mais c’est la rade surtout qui séduit, large et soyeuse, et toute colorée de ce cosmopolitisme naïf et pacifique qui caractérise l’animation de nos ports français exotiques en contraste avec ceux des Anglais et des Allemands.

Les bateliers somalis y sont plus joyeux qu’à Aden ; sur des barques agiles, des groupes de Sainte-Mariennes, à châles ramagés de rouge et de vert comme des cargaisons de cacatoès, s’immobilisent dans une voluptueuse curiosité, tandis que des piroguiers malgaches et des canotiers créoles s’injurient, en riant, de vocables pittoresques ; ils luttent à se dépasser les uns les autres à travers les boutres arabes arrondis au mouillage sous les mâts inclinés, des boutres verts dorés aux formes de caravelles. Un navire de guerre, svelte et blanc, passe entre deux rafiots noirs des Messageries. Les matelots à l’exercice y évoluent. Le clairon sonne sur mer. Et dans ce paysage scintillant où nos orientalistes auraient la fortune de voir se mêler radieusement, sous une lumière poudroyante, des barques antiques à voiles fauves et de longs steamers écaillés des reflets d’une eau miroitante, le drapeau bleu, blanc et rouge, qui vibre avec force dans l’atmosphère limpide, est la note dominante, la note centrale du panorama maritime.

C’est au coucher de soleil que se révèle l’Antsirane exotique. Sur une terre de safran roux, elle apparaît jaune et verte, couleur d’achards sous les lumières onctueuses des tropiques. Tandis que la ville proche est dans ces colorations bizarres et crues, au loin tout est tendre et fin dans la nature ; le ciel est violet sous des nuances de paille ; les montagnes, de la teinte des graminées, sont si souples qu’elles semblent se déformer à l’œil ainsi que des nuages. Tout est impalpable comme sous une poudre de riz. Il semble que le paysage, que Madagascar s’évapore en poussière, jour à jour, par l’ardeur du soleil pénétrant et torréfiant, sous la ventilation constante par laquelle la grande île est fiévreusement battue douze mois de l’année.

Des quais d’Antsirane l’on a en face de soi Diego, gros rocher plat couvert d’arbres qui se relève aux extrémités en deux cornes de terre fauve. Il est toujours enveloppé d’un vol de papangues battant leurs pesantes ailes brunes. Sur le pourtour du littoral la verdure se ramasse en bosses. La côte est à pic. C’est la première ondulation, rugueuse, de la grande terre malgache qui insensiblement s’élève vers le Sud s’élargissant de plus en plus en un immense rectangle montagneux.


Le relief en est caractéristique : s’il est dû comme partout aux deux grands agens constitutifs des montagnes, — la pression interne (ou orogénie), qui soulève les sommets, et l’érosion qui, par un travail contraire, y creuse les vallées, — il est remarquable en ce qu’au lieu d’être dû à leur collaboration millénaire, il présente dans l’ensemble une opposition imposante et, si l’on peut dire, un heurt de contrastes intimement soudés, les deux agens s’étant à peu près partagé le pays en deux régions devenues très différentes ; la frontière en est une ligne qui va de la baie de Mahajamba au cap Sainte-Marie, et de part et d’autre varient la nature de la roche, la couleur du sol, les linéamens mêmes du paysage[2]. C’est, d’une part, prenant tout l’Est et le Centre et s’allongeant du Nord au Sud sur les deux tiers de la superficie, un haut massif de gneiss, formé par une agglomération de plissemens longitudinaux parallèles N.-N.-E. —S.-S.-O. qu’a soulevés un mouvement uniforme de pression latérale violente ; le modelé de ce massif déchaussé jusqu’à la base, tout en chaînes de mamelons et de pics, reste presque entièrement tel qu’il a été à l’origine déterminé par le mouvement orogénique. Et c’est d’autre part, à l’Ouest, la Haute Plaine des terrains sédimentaires tout en tables, en causses calcaires et en plateaux de grès rouges qui s’élargit contre le flanc du Plateau Central ; elle, au contraire, est modelée par l’érosion qui a encombré les cuvettes et les vallées primitives, au point de forcer les grands fleuves à suivre bizarrement une direction perpendiculaire à celle des vallées, car ils les traversent de biais au lieu de les utiliser : ainsi elle a fait reculer le canal de Mozambique dans un large mouvement qui a exactement le dessin d’une lame qui se retire, et l’on peut discerner les quatre lignes parallèles successives des anciens rivages, étapes de la mer qui s’avançait jadis jusqu’au Plateau.

Cette érosion extraordinairement active, comme est tout phénomène de vie tropicale, même de vie géologique, a donc retranché, émoussé les crêtes, comblé les vieux fonds lacustres, aplani le pays au point qu’on a pu le définir un vieux pays usé en voie l’effacement. Cependant le relief demeure accentué. Frappante antinomie : elle reste le fait, extrêmement particulier, d’un petit continent qui a mené, si l’on peut dire, une existence très intense et violente, se trouvant être une île allongée et soumise ainsi plus fortement à l’action des courans marins et des vents, dans un Océan barré à l’équateur et par suite réduit à bouillonner sur place en des cyclones uniques au monde.

Cette étrangeté de la physionomie géologique a eu ses correspondances dans la vie organique qui s’est développée sur cette terre. « La nature, — a dit, dès le XVIIIe siècle, le grand naturaliste Commerson, s’y est retirée comme dans un sanctuaire particulier pour y travailler sur d’autres modèles que ceux dont elle s’est servie ailleurs. » Et les naturalistes du XIXe siècle qui ont étudié, avec passion, sa faune et sa flore, ont manifesté le même étonnement. Les oiseaux, remarque Wallace, appartiennent pour une bonne moitié à « des genres particuliers dont beaucoup sont extrêmement isolés. » Les rongeurs, tels les tendrecs, se rattachent à des variétés si singulières qu’on a dû créer pour eux des familles spéciales : ainsi les centètes. Quand Milne Edwards a voulu qualifier les lémuriens, il a dû constamment avoir recours à des juxtapositions de termes dont la contradiction le frappait : ainsi le célèbre aye-aye, cet insectivore au doigt démesuré qui extirpe les vers des troncs avec sa griffe, se dénonce-t-il un chat plantigrade, « ce qui est une antithèse ; » parmi les maques, les indris, qui n’ont pas de queue et redressent une, allure presque humaine, se définissent absolument des pachydermes grimpeurs, ce qui n’est pas moins antithétique.

Pour expliquer la présence d’animaux aussi exceptionnels sur ce seul point du globe, on a dû émettre l’hypothèse d’un grand continent ou d’un gigantesque archipel austral auquel on a donné le nom de Lémurie. Là fourmilla une faune particulière, au bord de grands lacs, dont ceux d’aujourd’hui, l’Alaotra et l’Itasy, ne sont plus que des résidus, et sur les rives desquels croissaient ensemble des crocodiles géans et des tortues dont les carapaces mesuraient près de deux mètres, des hippopotames trapus et de hauts épiornis, oiseaux aquatiques dont les œufs avaient la capacité de huit litres et demi. La vie animale y était et est encore « d’une incomparable richesse, » au point que Madagascar compte soixante-six mammifères tandis que la Nouvelle-Zélande en a deux seulement.

Et cette étrangeté reste aujourd’hui celle des paysages, mornes et éclatans, et des races, endormies et frétillantes, dans un pays nu couleur d’or rouge, à la fois très pauvre et très riche, qui repousse et attriste l’Européen au premier contact et le prend ensuite au point qu’il ne veut plus le quitter. Elle se traduit dans ce curieux texte royal des Hovas :

« Madagascar, terre paisible où l’on vit à peu de frais ! Si c’est au sujet des connaissances et de la science qu’on la juge, l’Angleterre est son aînée par la naissance ; l’Allemagne a eu les cheveux coupés avant elle ; la France est connue depuis longtemps. Mais si l’on ne regarde que ses qualités, c’est l’œuvre naturelle du Créateur, qu’il serait dangereux de railler. Terre fertile et non aride, grasse et moins que maigre, lustrée et non terne, douce et jamais dure, belle et non desséchée, elle est enviée par les autres, mais n’envie personne. Ceux qui la possèdent savent ce qu’elle vaut, les étrangers restent étonnés devant elle. Nombreux sont les émigrans à la recherche d’un refuge qui, dès qu’ils la connaissent, y fixent leur demeure. Elle n’a pas de détracteurs et ses admirateurs sont légion, parce que ses cheveux sont luisans. Voilà ses qualités que tous connaissent. »


I. — LES PELOUSES DE SABLE. — LES PREMIÈRES ÉMIGRATIONS. — — LES ANTAIMOROS

Toute la côte malgache où viennent écumer en poudre d’argent les lames glauques de l’océan Indien, est basse et blonde sous un ciel brouillé qui répand sur l’étendue l’aspect verdâtre et livide de la solitude. La mer mousse, l’air est saturé de poussière humide. Cette rive, battue toute l’année par l’alizé et le grand courant équatorial, est empâtée régulièrement par les alluvions qui sont refoulées dans les embouchures et étalées en flèches de gravois fins. A quelques pas de l’Océan, une haute végétation couvre la bande de sable entre le littoral et le cordon indéfini de lagunes qui le double du Sud au Nord. Elle se répartit en deux sortes de paysages dissemblables : d’immenses fourrés, élevés et épais, aux ramures sombres chargées d’épiphytes ; et de grands parcs sauvages, pareils à des jardins anglais de monde austral, où se disséminent sur un gazon ras des arbustes gracieux et bizarres entre lesquels paissent les troupeaux.

Le caractère du paysage est marqué par les espèces d’arbres qui y sont les plus fréquentes : vers le Sud, le pandanus ou vacoa, le copalier et le filao ; vers le Nord, le filao et le badamier. Mais c’est principalement le filao qui en donne l’âme. Cet arbre, unique conifère du monde austral, synthétise les originalités des conifères divers du monde boréal. Avec le port mélancolique des thuyas, il inscrit le feuillage du pin maritime dans le dessin du cyprès. Il est le conifère-type qu’eût pu rêver un Vinci pour allonger sous son ombre transparente, dans une atmosphère monotone et languissante, des archétypes d’humanité australe. Berçant à la brise dans son feuillage d’aiguilles la mélodie rythmique et fatiguée de la mer dont il répète l’infini bâillement harmonieux, il répand dans le paysage une mélancolie musicale qui grise. Il est d’une tristesse subjugante quand il se dresse au milieu des ravenalas et des pandanus, arbres textiles du Sud qui forment, sur les replis des dunes, des paysages de haillons végétaux : portant sur eux toutes leurs saisons en même temps au contraire des arbres d’Europe, les pandanus, dont les troncs couleur de lèpre se divisent en fourches, conservent au-dessous de leurs touffes vertes leurs lanières pourries ; les ravenalas ne se dépouillent non plus de leurs palmes rougeâtres qui pendent avec des cassures, et, par leur feuillage tressé en voiles de jonques, donnent une impression de naufrages et d’épaves de verdure ; la brise de la mer agite sur le ciel qu’on voit entre les branches ces lambeaux de feuillages qui sont la pourriture du temps.

Derrière l’abri que dressent contre le vent vacoas, ravenalas et badamiers, il pousse à même la vaste pelouse de sable calcaire des végétaux espacés comme des animaux sur un pré en une vie domestique : des sagoutiers trapus rayonnent avec des feuilles très longues ; les tacamacas arrondissent leurs masses d’un vert funèbre au ras du sol ; des lianes crochues courent sur des espaces nus avec des mouvemens brisés de crabes ; les vavontakas dans un feuillage recroquevillé suspendent leurs calebasses orangées. De multiples allées naturelles de sable très blanc se perdent entre d’innombrables bouquets sombres à feuilles de magnolia, de jackier ou de laurier-cerise que le printemps va éclairer des grappes d’un blanc mat pareilles aux fleurs de la mariée et des lianes-de-mai, ou des corymbes marrons et rosâtres. Parfois un bœuf couleur de galet, noir tacheté de blanc, qui paissait une herbe salée, peureux des hommes comme un caïman, se jette de côté et disparaît dans des fouillis d’épines.


Le long de ce littoral, le voisinage de l’Océan entretient l’esprit dans le rêve des premiers débarquemens de peuples.

Kmers nigritisés, Indo-Mélanésiens ou Nègres asiatiques au crâne fort, à la figure plate et ronde, au nez écrasé à la naissance, aux lèvres épaisses, « aux cheveux en tête de vadrouille, » c’est sur cette côte Est que les hardis navigateurs, projetés par les vents alizés des îles de la Sonde à travers l’océan Indien, atterrirent à des époques confuses[3]. Les praos (ou jonques indoocéaniennes) furent traînées sur cette plage profonde, et les hommes, les oreilles encore sifflantes du bourdonnement inlassable des moussons, durent demeurer dans un long étourdissement devant la platitude et la torpeur de cette terre, devant les lagunes étales au ras des collines fumeuses, illimitées et si vides qu’ayant enlevé leurs balanciers, ils les remontèrent aussitôt en glissant dans ces embarcations que l’Océan avait ballottées aux crêtes des vagues. Comme ces émigrés arrivaient avec le cœur encore effarouché par des guerres nationales et que toutes les légendes ancestrales avaient dû flamber en visions plus vives dans leurs sombres imaginations d’exilés durant les nuits sur la mer, ils devaient épier des présences cruelles dans le silence de ce littoral où le dessin tournant des allées naturelles, le groupement circulaire des arbres, donnent une appréhension d’humanité cachée. L’île était alors[4] habitée de tribus disséminées, vestiges d’une très vieille race papoue analogue aux plus anciens autochtones de l’Australie et du Sud-Afrique, indigènes à gros ventres et à jambes courtes fuyant par les huiliers, dont les mœurs lâches et anthropophages gonflaient le cœur de mépris et d’horreur. On peut imaginer les heures d’hallucination où, sur ces landes muettes de brousse, les lignes rampantes des lianes, le passage des ombres derrière les bosquets, le cliquetis de l’alizé dans les feuilles de ravenalas ou la plainte prolongée des filaos, tout palpita d’un mystère animal : l’attention passionnée tend alors l’intelligence qu’elle élargit, et les émigrés, dans une soudaine illumination, voient profondément le pays qu’ils ignorent, et, de ce contact violent, y restent attachés. Ils occupèrent aisément la côte Est, repoussant les sauvages dans le Sud et le Centre.

Vers le VIIe siècle, après une immigration de tribus préislamiques qui fuyaient le mahométisme et qui se perdirent vite à l’intérieur de l’île[5], les Arabes débarquèrent sur cette côte qui dut les séduire aussitôt, dans une double émotion de conquête et de nostalgie, par sa double apparence de désert ceignant un jardin aux lignes capricieuses d’oasis, par l’odeur des dunes et la couleur des arbres pareille à celle des cyprès.

Ayant pour désert l’Océan austral, pour simoun la mousson, pour tente la voile triangulaire d’un boutre recourbé en croissant et pour étoile du berger la Croix du Sud, les Arabes au Xe, au XIIe, au XIIIe siècle cinglèrent encore vers Madagascar. Ils l’appelèrent Komri, la comptant au nombre des colonies qu’ils échelonnaient surtout le pourtour de la mer des Indes, de Ceylan à la baie Delagoa, littoral persan, côte d’Oman, Zanzibar, Mozambique, les Comores, et que des trafics de boutres reliaient en un immense empire de comptoirs. L’histoire a retenu le nom de ceux-là seulement qui débarquèrent au XIIIe siècle : les Zafiraminia. Ils vivaient avec frénésie les merveilleux rêves de découvertes des Mille et une Nuits, se grisant d’étendre par la mer leur nomaderie terrestre. L’imagination scintillant d’idées de trésors cachés[6], l’esprit ébloui de visions de montagnes d’émeraude et de plages d’ambre, portant des turbans colorés et des armes incrustées comme des bijoux, ils parcoururent avec fièvre ces régions barbares, sans se laisser dépayser par la sombre abondance des végétaux sur un ciel verdi où ils attendaient à chaque minute le vol formidable de l’épiornis (l’oiseau Rock). Le soir, au lieu de dresser la tente, ils habitaient le boutre qu’ils avaient traîné à l’estuaire du Mangoro, et sous le murmure magique des filaos dormaient leur rêve antarctique.

Puis, à la fin du XIVe siècle[7], ce fut l’arrivée des « grands canots, » d’une croisade de Musulmans qui, envoyés, disaient-ils, par le khalife de la Mecque, vinrent instruire les Madécasses. Le chef de la caravane ayant épousé la fille d’un prince nègre, Musulmans et Madécasses vécurent en bon accord dans la ville de Matitana. S’adaptant à une vie plus agreste dans un pays de végétaux, le musulman renonça à la maison de pierre et de chaux pour habiter la paillotte dorée de soleil ; les nattes en paille du pays, coloriées de dessins géométriques et mosaïques, suppléèrent aux tapis, et l’ingéniosité arabe, pour économiser les riches étoffes de la métropole, déroula à la lumière les burnous de toile, premiers modèles des lambas. Ce devint bientôt une manière de capitale lettrée : avec de l’encre extraite du cœur du rotra (faux acajou), avec une plume taillée dans le bambou, sur un papier végétal d’harandrato, mat et rayé comme une feuille de bananier, les Malgaches, sous la dictée des professeurs de l’Oman et de l’Yémen, apprirent à tracer les dessins contournés de l’écriture orientale : à croppetons sur des nattes propres, dans les cases en ravenala tressé, les enfans accourus d’alentour psalmodièrent, en les déchiffrant, les manuscrits sacrés. L’éclat des calottes brochées dont les Arabes restaient coiffés, la variété polychrome de leurs costumes, les bracelets d’argent ciselé, leurs colliers de métal massif et leurs anneaux de corail, leurs poteries auxquelles se mêlaient parfois de fines cristalleries persanes, le nombre de leurs femmes qui était la consécration de la richesse individuelle, avaient inspiré vite aux Madécasses le goût des lettres qui initient au négoce. Et il y avait grand trafic de manuscrits : livres de commerce, de géographie, d’élémentaire astronomie, répertoires de drogues et grimoires de sorcellerie reliés dans du cuir de bœuf qui conservait son poil, les indigènes les feuilletaient, assis dans la cendre des foyers, tandis que les femmes, devant de grands métiers, copiaient sur des rabanes les polygonies brillantes des soies indiennes importées. Par de grandes fêtes auxquelles ils avaient soin de laisser la couleur des coutumes locales, les Arabes séduisaient les indigènes à des rites de leur race tels que la circoncision, la distribution d’amulettes coraniques, des immolations de bêtes.

Seuls, après quarante ans d’existence malgache, quelques Arabes éprouvaient encore le besoin de revoir la Mecque et y retournaient. La plupart demeuraient aux diverses échelles de la Grande Ile et fondaient des races, soucieux de leur faire conserver leurs noms à travers les âges. Elles n’ont point disparu, et beaucoup de peuplades, dans les bananeraies que baigne la Mananzary, dans les archipels de sonjes que circonscrit le Mangoro, gardent encore aujourd’hui, avec des mœurs et l’écriture (sora-bé), le souvenir légendaire de leurs ancêtres qui étaient « des Blancs. »

Entre tous, les Antaimoros, au Sud-Est de la Grande Ile, se montrent étroitement fidèles aux traditions arabes. Au reste, ce sont aujourd’hui les plus nomades des Malgaches : aventuriers, laborieux, âpres au gain et finauds sous des traits convulsés et une apparence de stupidité qui les a fait appeler les Auvergnats de Madagascar, ils quittent leurs villages, s’orientant vers le Nord où ils vont chercher du travail jusqu’à Diego en passant par Fianarantsoa et Tananarive. Traînant des savates grossièrement taillées dans du cuir de bœuf, portant au dos une grande cuiller de bois, une marmite et un violon à forme de calebasse attachés à un bambou strié de dessins géométriques, car ils ont toujours eu soin d’acheter chez eux les objets usuels, ces descendans d’Arabes se dirigent en bande vers les villes où les blancs développent l’animation du commerce. Sur leur route, les Betsimisarakas indolens et sceptiques qui les regardent passer à la file comme des esclaves, les raillent de n’être bons que pour le travail et leur jettent des injures qui font sourire niaisement leur visage camard. Puis, quand ils ont, pièce à pièce, et en faisant des nœuds à leur ceinture pour compter les jours de travail, amassé de quoi acquérir d’abord une vache, une femme ensuite, on les voit redescendre par escouades vers le Sud, rapportant une marmite en fer, un accordéon, un parapluie rouge et parfois dans une caisse ou dans une étoffe les os desséchés de quelque compagnon de route mort loin du cimetière patriarcal. Ils rentrent au village, parmi les gens-du-sable qui aiment l’argent et, dit-on, le mettent en commun sous la surveillance des vieillards ; mais point communistes en amour, car ils ont conservé des Arabes la jalousie qui fait que la femme reste fidèle à un mari capable, à l’occasion, de sagayer l’adultère et son complice.

L’immigration arabe ne s’arrêta pas à cette côte car des légendes des hauts plateaux font monter jusqu’au Betsileo un prince arabe de Matitana qui y aurait fondé les premières familles de chefs. Un autre aurait atteint Tananarive : ce serait « ce prince tombé du ciel, » né d’un dieu « sur une montagne de l’Est du Mangoro, » dont la tradition verbale fait le premier des Andrianas, de cette classe d’hommes ingénieux, forgeant le fer et construisant des maisons en bois, qui fut l’aristocratie souveraine de l’Imerina.


II. — LES PANGALANES. — LA VIE BETSIMISARAKE

Une succession de grands lacs formés par les soulèvemens coralliens, lacs verts, la plupart ronds comme des bassins, qu’à travers les pangalanes (monticules sablonneux) des canaux d’eau bleue, droits comme des avenues, relient les uns aux autres. La mer est proche, parallèle, mais cachée derrière une frontière de bocage continu dont la ligne plane serait monotone si, à intervalles, ne pointaient de longs filaos. Cette masse compacte de verdure lasserait aussi la contemplation si quelques feuilles rouges de badamier, posées dans des bouquets clairs, ne donnaient une sensation savoureuse de fruits mûrs, et surtout si d’innombrables branches mortes, toute une survivance de tiges blanches se tordant sur les formes rondes de la sylve printanière, en maints endroits ne lui superposaient un aspect étrange d’hiver diaphane. Parfois des trouées s’élargissent en clairières de vergers ; puis les bois s’épaississent en forêts au ras desquelles rampe une mince rive de sable. Sur sa blancheur de chaux, des bœufs noirs sont allongés dans une lumière éblouissante. Puis, dans une anfractuosité, le soleil bleuit, entre des manguiers lourds comme des blocs de malachite, la paille de quelques cases carrées ; sur le terre-plein, des oies, un bœuf couleur d’acajou ; une femme décolletée sort d’une porte et lève le pilon de riz ; et des sentiers, du village, rentrent dans les bois.. » Que, si près de la mer, les choses puissent offrir un aspect si intime de vie cachée en profonde forêt, on reste longuement charmé. Vers l’intérieur persiste une ondulation de collines inlassablement rondes, pelées, aux tons de brique et de rubis, portant à leurs versans de grandes ombres de brûlure.

L’eau de ces lagunes traversées inférieurement par les courans de rivières a le charme de l’eau vive et la beauté de l’eau morte, des teintes tour à tour foncées et électriques. Que les berges se resserrent sous les arches d’ombre de hauts manguiers, l’eau s’endort, à l’heure chaude, dans un vert émeraudé de lézard, ou luit des bleus chatoyans du martin-pêcheur ; des badamiers, qui, par la largeur de leurs feuilles fraîches et par l’évasement gracieux de leurs branches étagées, sont à la fois les paulownias et les cèdres de la terre malgache, superposent des plates-formes de feuillage d’où transparaît, même sous un firmament assombri, une clarté et comme une humidité verte. Bientôt les arbres manquent complètement, et il accourt de très loin vers les rives marécageuses des bandes innombrables de vacoas aquatiques montés sur plusieurs racines, toute une descente de végétaux échassiers piétinant le paysage, jusqu’à l’horizon, sur des pattes grises, en hérissant leurs huppes de feuilles pointues. De longs barrages en roseaux entrelacés de branchages pour arrêter les poissons, dessinent de grands parcs d’eau sur lesquels veille, au haut de frêles pilotis, une paillotte faite comme un nid d’oiseau-pêcheur en feuilles de vacoas que le soleil a blanchies.

Et ce sont désormais les visions lacustres : surtout vers le Sud où les bassins se creusent profondément entre des berges torses, l’eau, noirâtre, s’épaissit comme un jus de feuilles acres et de racines pourries, des nuages se reflètent en colonnes basaltiques dans cette sorte de purin végétal. Sous un ciel bleu, dans l’enveloppement de la lumière, on respire une atmosphère insipide et nauséeuse. De cette onde que les indigènes ont nommé l’Eau Noire et qui, par endroits, sous des moires de lumière, a l’onctuosité molle du miel malgache, les ravenales avec des lueurs sur leurs troncs et leurs palmes bleuâtres aux revers mordorés, les vacoas aux fûts spongieux, les rafias aux fibres cendrées, émergent sur l’air aussi lourd que l’eau. Autant les troncs se confondent dans un fouillis de lianes et d’herbes tapissant comme une mousse la surface liquide au point qu’on croit à des plates-bandes flottantes, autant les tiges et la feuillée s’ajourent sur l’azur, y dessinant avec une bizarrerie animée les plus curieux hérissemens de lignes africaines. Les vacoas laissent pendre au bout d’une queue torse un fruit rond a facettes jaunes ; les rafias élèvent de grands balais d’épines que la lumière dore comme des dattes ; le ciel se pique à des branchages aigus et se caresse aux courbes soyeuses des palmes ; du cœur des ravenales, débordant de fougères comme une corbeille, jaillissent des flots d’orchidées qui descendent jusqu’à l’eau avec des fleurs en étoiles blanches…

Un sous-bois paradisiaque s’enfouit sous cette forêt amphibie. Les lianes montent des bas-fonds avec une flexuosité d’anguilles et s’enlacent en nageant aux tiges qu’elles rencontrent ; des sangsues végétales vivent sur des écorces flottantes. Parfois, derrière des roseaux froissés, un indigène coupe des joncs, et l’on remarque une petite pirogue, noire comme un tronc pourri, qui a enfoncé sa proue dans les feuilles. Alors on découvre dans les sentiers d’eau qui sinuent sous cet épais labyrinthe aquatique beaucoup de ces pirogues, chargées de bottes de joncs, attendant en de minuscules estuaires le pagayeur invisible parmi les arbres.

Quand le soleil a disparu dans un grand ciel bleu où, du couchant, jaillissent, comme un éventail de ravenalas, des bandes roses et vertes qui se courbent au zénith, quand l’eau onctueuse des pangalanes s’endort dans le chenal élargi, il est harmonieux d’y voir glisser la brune pirogue betsimisare, — soit qu’un indigène solitaire, nu-tête, dans sa tunique raide de rabane, pagaye à l’arrière, ayant les yeux sur les régimes de fruits d’un vert acre qu’il a coupés à des bananeraies lacustres, soit que deux hommes, boueux comme des pêcheurs, assis aux extrémités, rament dans une barque chargée de ramatoas[8] aux grands châles dont les bouquets peints traînent sur l’eau des reflets rouges et jaunes de fleurs de balisiers. Ils rament, en répondant par la cadence des palettes plongées sourdement aux chants nasillards des femmes, et ces gondoles effilées passent des journées sur les canaux, frôlant les berges jusqu’à glisser entre les joncs et les sonjes, sous les feuillages de badamiers ; elles vont, au crépuscule, s’arrêter à l’un de ces villages qu’on découvre soudain à un contour, avec des cases en paille montées et tressées comme des cages à poule sur une plate-forme de terre battue ou les femmes, en demi-cercle, pilent le riz, avec le grand mât piqué de cornes de bœuf autour duquel les jeunes Betsimisarakas enroulent au clair de lune des danses tremblantes d’oiseau, traînant des voix perdues soudain très proches, puis très lointaines…

Le plaisir de glisser sur l’eau épaisse, la tête au soleil, les jambes allongées dans la pirogue creuse, en silence, sans effort, avec, seulement de temps à autre, un coup de rame à enfoncer dans le fleuve, est la volupté de la vie betsimisare. Le Betsimisaraka paresse sur l’eau comme l’Arabe fume le kif et l’Indo-Chinois l’opium : c’est la douceur de la fainéantise solitaire, d’une somnolence lumineuse, les yeux ouverts, sur une mollesse qui coule, dans un froissement liquide délicieux ;… c’est le spectacle de la vie qu’il voit double, dans sa réalité, puis dans son reflet, avec le doux égarement animal, comme en songe, de ne savoir bientôt discerner l’une de l’autre ; c’est la jouissance de se laisser traîner par l’eau comme par la vie qui, pour le Betsimisaraka, coule aussi plate qu’un fleuve entre des rives basses, avec des îlots espacés de joies naïves et touffues, avec les reflets vifs des événemens qui passent comme des nuages sur son âme marécageuse et claire sans plus laisser de trace,… la vie sur laquelle il flotte sans éprouver le besoin de monter à la source du fleuve, sans songer non plus qu’il se déverse quelque part : apathique, mais veillant toujours, d’instinct, à ne pas prendre pour un tronc mort le caïman qui est venu respirer à la surface de l’onde.

La stupeur poétique avec laquelle il dort sa vie dans ses rustiques Venises de paradis terrestre, son incorrigible indolence, — il ne plante pas même un bananier et laisse seulement pousser contre sa case quelques cannes pour les vendre aux passans, vivant de pêche, mangeant et buvant dans des feuilles de ravenale, — sa mollesse à la luxure et à l’ivrognerie, sa passivité bestiale à adopter les vices des Européens, l’ont fait condamner par eux comme la race malgache inférieure. C’est que le plus souvent on ne l’a connu qu’à Tamatave, dans la domesticité, abruti par les coups ou avili dans les sentines, ou bien sur la route très fréquentée d’Andévorante à Tananarive. Mais à l’intérieur des forêts il garde une individualité poétique : sédentaire et musicien, il est très impressionnable aux harmonies de la création et particulièrement au chant triste et langoureux du kirombo, oiseau d’un vert métallique dont il recueille certaines parties du corps pour en composer des philtres amoureux, et il conserve un folklore fantastique et aromatique de la faune sylvestre, qui initie les nouvelles générations au mystère présenté par les bois et les eaux à leurs ancêtres exotiques. Et sur la côte même, au bord des lagunes que n’a point ouvertes l’activité française, il n’est rien comme le passage silencieux des piroguiers betsimisarakas pour faire méditer avec sympathie la destinée de cette race encore robuste qui n’éprouve de passion ni pour la guerre ni pour la richesse, — qui s’affaiblit, il est vrai, dans l’amour, mais pousse l’horreur de la promiscuité entre hommes et femmes jusqu’à les séparer dans la mort, ayant des cimetières respectifs, et celle de l’inceste importé par les Sémites jusqu’à ne pas se marier entre cousins germains, — qui, malgré tous les malheurs qu’elle lui a coûtés[9], conserve une inaltérable confiance, — qui poursuit sa vie joviale et crédule dans des cases surélevées dont les cloisons de feuilles sont cousues de lianes, dont les portes ne se ferment pas, extrêmement propres à frotter la maison après les repas et même à se laver les pieds avant d’y rentrer, — et qui enferme ses morts dans deux pirogues renversées l’une sur l’autre et reposant sous les filaos du rivage comme des barques qui ne reprendront jamais plus l’eau.


Même le voisin dangereux qui habite avec lui les bords des lagunes, le crocodile, n’a pu réussir à lui ôter sa confiance. L’indigène vit familièrement à côté de lui, le redoutant et s’en moquant, habile à l’effrayer, tant cet animal est capon, au point de disparaître aux moindres clameurs ou aux bruits de l’orage, et en même temps assez insouciant pour passer un gué sans prendre la précaution de faire du tapage : aussi, assez fréquemment, un indolent est-il enlevé par la jambe, une femme occupée à laver ou un enfant puisant de l’eau sont happés par le bras, disparaissent le plus souvent sans pousser de cri. Cela n’empêche pas les parens de revenir lessiver au même endroit ou emplir leurs cruches, en bavardant et riant.

Le crocodile ne dévore pas à l’instant sa proie : il la broie puis la dépose dans une anfractuosité où il la laisse mariner pour revenir la savourer quand elle sera à point. Lui-même dégage une entêtante odeur de charogne et de vase, visqueux, sale, horriblement laid avec son museau effilé de bête antédiluvienne soudée à un corps lourd de reptile aux mouvemens de poisson, aux nageoires torses et griffues, aux écailles de pierre. Comme ce sont les monstres qui, aux origines des religions asiatiques et au sommet des cathédrales gothiques, dominent les foules, peut-être sont-ce les animaux dont elles ont à se défendre qui déterminent la moralité des races : hideusement traître, le crocodile a appris aux Malgaches la méfiance et l’hypocrisie, le goût de la paresse dans la vase et de la nourriture faisandée. En lui, les indigènes subissent la force et comme la tyrannie de la laideur. Ils ont été frappés par sa laideur qu’ils copient dans leurs grimaces de terreur, qu’ils chantent dans des refrains à demi comiques composés pour être clamés quand on traverse les rivières infestées. Ils admirent cette laideur comme les Annamites adorent le tigre ; certaines familles tiennent à honneur de descendre du crocodile. Des sorciers et des sorcières se font la réputation d’avoir commerce avec lui dans les roseaux, ayant su patiemment l’apprivoiser, peut-être même lui faisant manger une racine qui resserre les mâchoires. Ace sujet, sur les bords du Sakaleony ou dans les habitations de l’Ivoulina, se débite tout un folklore curieux de légendes salaces et faisandées.


III. — LES COLLINES DE RAVENALAS

A quelques kilomètres de la mer, à l’extrémité de la plaine laguneuse et couverte d’une maigre couche d’humus sous lequel transparaît le sable, se soulève soudain la colline de terre dure ; et, dès les premières ondulations, c’est un chaos de mamelonnemens aux lignes inlassablement entremêlées, d’un aspect très particulier et unique au monde.

Un grand versant uniforme est incliné vers l’océan Indien ; et, sur cette pente générale, mille crêtes, variant de cinquante à cent mètres d’altitude au-dessus des fonds, se croisent et se heurtent en lignes inextricables sans aucune symétrie de direction, bosselant des ballons creusés sur une face de vallées en entonnoirs à ligne d’hélice. Elles suggèrent aussitôt l’idée que ce n’est pas seulement la terre qui est ronde, mais toute œuvre des grandes actions, terrestres. Par l’absence de la végétation, on en perçoit en ce lieu les formes géométriques normales. Comme dans les pays de forêt la pluie ravine le sol, ici, sur ce sol chauve, c’est le vent, tournoyant et échevelé, qui a modelé ce tourbillonnement de rondeurs rompues où cycles et hémicycles s’intersectent.

Les croupes et la plupart des pentes sont nues, les fonds capitonnés d’un fouillis de végétation qui y sinue comme des rivières chevelues, ce qui souligne partout de larges lisérés d’un vert métallique le dessin du paysage d’or rouge. C’est somptueux, et bientôt monotone. Le premier plan est exclusivement composé de ces lignes arrondies, formant à la longue par l’obsession des mêmes harmonies un paysage lourd et balancé qui ressemble à la perspective d’un innombrable troupeau de bœufs malgaches, zébus fauves à grosses bosses roulantes.

Les deux plantes qui caractérisent la région médiane sont le ravenala ou arbre-du-voyageur et le bambou, l’un plus près de la côte et se glissant jusque dans les pangalanes, l’autre plus près de la forêt dont même il occupe seul la lisière sur une bande de quelques kilomètres.

Au-dessus d’un tronc semblable à celui du bananier, le ravenala hérisse une roue de longues palmes que le vent déchiqueté : d’un vert argenté et presque d’airain dont l’éclat est faux, agité perpétuellement d’un mouvement imperceptible où sa surface, brisetée, ondule en cliquetant, il a d’abord un port belliqueux avec tout son carquois de feuilles barbelées. Mais, quand on s’est familiarisé, il vous surprend aussi par une grâce svelte et cocasse d’oiseau tropical, dans le frémissement sauvage de ses longues feuilles pareilles à des pennes. Vraiment, ce n’est pas un arbre, c’est un ailé. Souvent il est solitaire au-dessus de l’herbe rase et grisâtre où ne s’entend nul bruit de passereau ni d’insecte dans cette terre sans chant et sans parfum ; parfois, au-dessus d’un buisson, il se perche haut, la queue déployée, majestueux et mélancolique… Les bambous qui, au contraire, se massent par touffes, bosquets et fourrés, sont des graminées-fougères qui, très hautes et longues, sous leur poids chevelu se penchent, recourbés en crosses déliées, inclinés souvent jusqu’à terre d’un port balayeur et pleureur, mais sans l’abandon plaintif des saules de Babylone. Tous les matins ils sont ployés sous le poids d’une rosée pesante comme la pluie, et même au fort du jour, ils sont un souvenir de la pluie, la plante-type d’un pays qui pleure constamment sous les averses. Sur la terre flotte une odeur amère de safrans mouillés.

Les crépuscules sont étrangement assoupissans sur ces steppes montagneuses du monde austral. Assis devant la case, dans les villages très rares, on regarde, enivré de monotonie, les mamelonnemens d’herbe beige pommelés de verdure que le soir assombrit.. C’est doux, calmant, d’une mélancolie de mélopée, d’une platitude eurythmique. On finit par être halluciné à force de monotonie. Les bouquets de ravenalas dans les creux ne ressemblent plus à de la végétation, mais à des groupes de sauvages, de Sioux, se cachant dans les replis de terrain et qui soudain s’agitent. On comprend que, y guettant sans cesse les pillards de troupeaux, les villageois y soient devenus une race méfiante et énervée.

Des massifs d’arbres isolés parsèment les approches de la grande forêt : les indigènes les ont conservés parce que tels d’entre eux sont peuplés d’esprits ; dans d’autres, ils déposent les cercueils, tantôt enfouis quand les défunts ne redoutaient ni l’eau ni la noirceur, tantôt posés sur la terre quand ils craignaient seulement les ténèbres, tantôt enfin perchés sur des supports quand ils avaient horreur et de l’obscurité et de l’humidité.


IV. — LA FORÊT ET LES TANALAS

A mi-côte du littoral à l’arête médiane de l’île, elle s’étend longitudinalement du Nord au Sud sur une bande de cent cinquante kilomètres en moyenne. La forêt malgache n’est point grandiose, écrasante et étouffante comme la grande sylve africaine. Elle est puissante par l’encombrement des choses plutôt que par leur épaisseur : presque point de vieilles futaies ; une multiplicité d’arbres le plus souvent minces mais très hauts, feuillus, noueux, à ramifications parasitaires, même enchevêtrés dans un réseau de mousses, indice d’une croissance lente et laborieuse ; de larges formes, enfantines et tendres, de fougères arborescentes ; une fumée bleue qui enveloppe toujours l’ensemble, fumée de bois, fumée d’évaporation qui dentelle les masses et les lignes en interposant l’image d’un minuscule et immense travail d’araignées, — concourent à l’impression de la mignardise dans l’opulence. La forêt malgache est tissée de fils : fils débranches, traînes de feuilles, cordes de lianes, franges de bambou, passementerie de lichens, guipures et entre-deux de mousse reliant les troncs, grands câbles tombant comme des fils à plomb des sommets d’arbres et mesurant la profondeur des bois en donnant la sensation de gouffres.

Ce qui caractérise la forêt malgache, c’est qu’elle est une forêt accrochée sur un rempart immense, — que ce soit au flanc des Monts Betsimisares ou de l’Angavo. Cela fait qu’elle n’est point monotone et plate comme celle des plaines françaises ; elle est irriguée d’un perpétuel ruissellement, ravinée de torrens, trouée d’abîmes, étagée par précipices ; même où elle est douce, l’inclination donne une infinie variété et un pittoresque murmurant. La différence des altitudes dans une même zone, les péripéties des pentes, la dissemblance des couches de terrain que le mouvement géologique a mises à nu l’une par-dessus l’autre, ont jeté côte à côte les essences les plus diverses. Les déviations du sol, en les penchant l’une sur l’autre, en forçant les plantes longues des fonds à traverser les cimes aplaties des arbustes poussés un peu plus haut et épanouis en largeur, les entremêle encore. L’Européen trouve exquis dans leur sauvagerie ces précipices boisés où la végétation forte et déliée pousse dru ses tiges minces à travers des frondaisons grasses. Les feuilles ovales, noires et espacées, se superposent pour l’œil aux innombrables folioles qui au-dessus, blondies par l’atmosphère flottante et nacrée, étendent un dôme frémissant. C’est d’une musicalité puissante et suave. Ces tons obscurs des limbes larges suspendent une note d’humus dans l’harmonie aérienne des feuillages fins… En face, par delà le vide léger, s’entrevoient à travers les ramages de verdure des versans à pic, bleus.

Aux derniers gradins du terrain primitif, se presse la forêt vierge absolument sans clairière, aux arbres durs et pesans entremêlés de palmiers, arbres noueux superficiellement enracinés à un sol compact entre lesquels se dispersent l’ébène, le nate, le palissandre, le lalona, l’acajou et le bois de rose, où, dans les feuillages inséparables, s’enfoncent les veuves, roucoulent plaintivement les tourterelles, s’appellent infatigablement les coucals. Les cimes sont vertes, le sous-bois d’une végétation olivâtre pointillée de blanc, le sol couvert de feuilles rouilleuses et pourries : en haut un éternel été, en bas un éternel automne, entre les deux un immortel, mais pâle printemps à nuances neigeuses. Dans la sylve tropicale, les saisons se mêlent comme les essences, clairsemées et permanentes ; et bientôt on ne les distingue pas plus l’une de l’autre que l’on n’y reconnaît les arbres dans l’universel hallier.

La fougère arborescente, — le fanjan, — est l’individualité gracieuse de cette forêt embroussaillée et anonyme. Il n’est rien d’aussi délicat et surprenant : un tronc noir, comme fait de bois calciné et de terre humide, annelé dans le dessin des cottes d’armes, se prolonge vers le ciel par les feuilles naissantes fermées en crosses rigides tandis que les autres grandes ouvertes s’éploient horizontalement en une rosace de longues feuilles arquées. C’est une colonne corinthienne végétale dont les acanthes se développeraient avec l’envergure du palmier et la souplesse du bananier. C’est le bananier-fougère, une fougère paradisiaque compatriote des oiseaux de paradis, la feuille-fleur antédiluvienne des sous-bois. Il ne charme point seulement par la sveltesse avec laquelle il s’épanouit parfois sous une voûte de forêt, y ouvrant autant de clarté verte qu’un vitrail dans une nef. Mais c’est encore lui, à la lisière des plateaux, qui met la grâce animale de son plumage sur les ramilles sarmenteuses où les longs troncs au teint de lichen se perdent dans les buissons cendrés. Dès qu’il disparait, la sylve est éteinte et triste, avec quelque chose de grisâtre à tons de champignon, et les arbres sont pareils à de grands pédoncules blancs supportant un dôme de mousse humide. Ou bien, partout ailleurs, elle reprend cette apparence de vaste travail comme artificiel, tressé, fait au crochet et filigrane, avec ces tiges qui ont toutes un mouvement grêle dans une tendresse à se rejoindre et à se tisser en claire-voie sur un fond de brume transparente et passagère, ou, là-haut, sur le ciel d’un bleu de soie de papillon ressemblant à de la dentelle de ciel, de travail d’insecte.

La fumée des bois sied à ces feuillages frileux et découpés, à ces branches d’où pend de la mousse s’égouttant comme des lambeaux de brume blanche. Mais c’est la ravine qui est l’âme de la contrée sylvestre : sur ses versans se masse et descend en cascade la végétation la plus touffue ; dans le relief de son lit s’accentue la sculpture du pays ; dans le développement de son cours serpentant en mares moirées, puis précipité en hautes chutes, se transposent encore les deux caractères de cette région de pentes rapides et de bas-fonds forestiers, où l’humidité et les feuilles croupissent, Tévaporation ne s’effectuant point dans l’air saturé d’eau. A la frontière des hauts plateaux, affluent de l’Onibé, du Iaroka ou de la Voanana, elle se traîne par toutes les sinuosités des cols, égrenant des bassins à fonds sableux entre les herbes raides et sous des ramées tortueuses ; avec son eau terreuse et ses jolis bassins allongés où se parsèment les roches arrondies dans leurs reflets, elle a l’aspect désertique des cours d’eau algériens au milieu de la brousse tropicale : elle a l’originalité d’être une oued en forêt. La couleur qui s’insinue dans tout le paysage est jaunâtre : si parfois, en des retraits d’ombre, entre des pelouses d’un gazon presque noir, se recueillent des baignoires de marbre vert, le plus souvent s’étale une eau d’argile détrempée de la teinte du visage madécasse, et entre les fûts bistrés comme le galet restent suspendus des arbres morts couverts de vieilles barbes d’un jaune roux. Plus loin, là où les pentes d’abord modérées se brisent à angle droit, la ravine, reproduisant dans son lit le dessin des crêtes de montagne à large brèche, se précipite en vertigineuses cascades dont le bruit et l’écume montent entre les masses de verdure. C’est le torrent blanc ruisselant derrière les feuillages noirs au fond des entonnoirs à gradins.

Ainsi, tout le plateau central de Madagascar est soutenu sur une colonnade ininterrompue de falaises, hautes parfois de six cents mètres sur des largeurs à perte de vue comme à la muraille d’Ambininivy au Sud de Mandritsara, et même de quatorze cents mètres à la merveilleuse Montée d’Ankilsika sur la route de Farafangane à Fianar, que surplombent des festons grandioses de forêt, que déchire une cascade de six cents pieds tonnant dans des nuages de gouttelettes.


En plein maquis, là où seule la fumée des ronces qu’on brûle dénoncerait sa présence si toute la sylve malgache n’était continuellement boucanée d’une vapeur bleue, sur des terrasses inaccessibles auxquelles le Tanala lui-même n’atteint qu’en grimpant aux saillies des précipices, se cache le village tanala. Il porte souvent un nom qui signifie : silence ou tranquillité. Les cases, légères sur leurs pilotis, avec des cloisons tressées à damier sous des chaumes retombans, ont, par leur éparpillement dans la brume dorée des clairières, des apparences de ruches. Roussies par les fumées épaisses de fagots verts et les ardeurs du soleil après les averses, elles conservent sous l’humidité de la forêt une fraîcheur végétale. Des hommes petits, généralement nus, un peigne dans la chevelure, vous fixant de très beaux yeux qui regardent comme d’en dessous les arbres, y vivent parmi des femmes nues, tatouées des pieds à la tête, qui portent enfoncé jusqu’au-dessus de longs sourcils arqués un bonnet d’écorce. Plutôt courtes, de formes harmonieuses, et enfantines, elles s’accordent entre elles dans la polygamie. La première, celle qui se tient prête à suivre le mari quand il partira en voyage, se repose au hameau, tandis que deux autres s’y occupent de la récolte du riz et du foyer. Tout le jour, leur fidélité amoureuse entoure le maître de soins naïfs, et, le soir, quand on n’entend plus dans les vallonnemens obscurs des bois le glougloutement mélancolique de l’akafitra, celles que le désir du chef n’a pas choisies vont, sans désespoir, s’endormir sur les nattes de leur case à haute fenêtre au lieu de porte, défendues contre les attaques des chiens errans et des sangliers.

Le Tanala est heureux : il trouve toujours sa satisfaction dans les fourrés où il habite avec les pigeons bleus et verts, les pintades et les guêpiers. Il faut à ses narines évasées l’odeur de l’humus et des écorces fragrantes, à ses prunelles écarquillées sous des sourcils buissonneux les lumières tamisées qui tombent de branchage en branchage ; il ne respire avec plaisir que quand ses mains pendantes, ses jambes écartées se sentent près des troncs auxquels il peut grimper avec une souplesse de lémurien, — qui le fait surnommer babakoto par les Betsileos, — pour y rester voluptueusement accroché dans la contemplation des mamelonnemens moussus des cimes. Il n’est point de bûcherons plus impitoyables que ces amis de la forêt : le Tanala ne s’aperçoit pas qu’il travaille quand il s’agit de saper un tronc avec sa hachette en couperet qui lui sert de marteau, de rabot, de scie ; de vrille, de ciseau, ou de tailler minutieusement les branches et de fendre puis d’amenuiser le bois dur ; s’il ne se sentait surveillé, il déboiserait avec acharnement des étendues considérables, trouvant toujours assez de forêt pour soi. Sa fierté n’accepte pas d’autre sorte de labeur : pourquoi l’homme s’astreindrait-il, par exemple, à retourner des mottes avec l’angady, quand, allumant le feu aux branches, il peut regarder, les bras ballans, brûler des versans entiers de coteau où, sur les cendres, détrempées par les pluies, le soleil fera lever le riz ? Infatigable marcheur, assoupli à grimper, aux jeux d’adresse et aux danses à la sagaie, il parcourra d’inimaginables distances pour aller gratter certaines racines ou cueillir les tubercules dont il se nourrit, pour se porter au col des montagnes d’où il épie la direction des abeilles qui passent, sachant distinguer à leur vol élevé ou ras si le miel s’élabore encore aux ruches des troncs et des rochers ou s’il est prêt à être cueilli Parce qu’il aime errer et qu’il sait la forêt presque illimitée, il ne veut pas s’astreindre à n’en habiter qu’un recoin ; en outre, épris d’indépendance, il trouve toujours une malice à égarer sa trace : il est le nomade de la forêt. Ce coureur des bois abandonne aussi aisément son village de feuilles que le coua le nid de la dernière couvée, traverse les rivières, non sans y avoir jeté un caillou pour chasser le sort de son eau « claire et bleue, » passe des nuits à la belle étoile, non sans nouer en touffe à son réveil les herbes où il a dormi pour remercier Zanaahary (Dieu) d’avoir protégé son sommeil, rôde et va élever ailleurs sa hutte nouvelle. À ces tresseurs de feuilles et de lianes plus vifs que l’oiseau, deux jours suffisent pour bâtir tout un village. On connaît encore peu l’âme tanala car elle est prudente et timorée, mais si l’on peut préjuger de l’esprit d’une peuplade aux cases qu’elle construit, il faut reconnaître à celle-là qui vit sous les ombres lisérées des bocages, parmi les orchidées légères, le sentiment du gracile. On admire leurs cases avec un inlassable plaisir de finesse, et, quand on vient de constater à quel point elles ressemblent à de jolies cages, on remarque qu’un merle moqueur, dans une corbeille tricotée, se balance et chante à la corne du toit. Le Tanala est musicien : une flûte de bambou qui résonne comme l’eau entre deux roches de ravine module son plaisir mélancolique dans le silence caressé de fumées bleues. Et, quand on s’enfonce dans ces forêts où d’invisibles cascades s’engloutissent en bourdonnant dans des gouffres de frondaisons, il n’est pas rare d’entendre au-dessus de soi, dans le ciel, le son des trompes en bois avec lesquelles les Tanalas se signalent de village en village et de cime en cime. Ce n’est point une âme guerrière qui souffle, car, ayant au plus haut point le respect des personnes et de la liberté individuelle, le Tanala est pacifique ; mais il est farouchement épris de justice, et, homme des maquis du Sud, ne sait point pardonner l’offense.

On se plaint que le Tanala, ne demandant rien à la civilisation, fuie obstinément notre contact et ne sorte pas de sa forêt. Cela n’est point absolument vrai, si l’on songe au nombre de villages qui suivent gracieusement les méandres de la route commerciale de Fianar à Mananzary. Les bourjanes hovas et betsileos qui remontent du littoral, équilibrant sur leurs torses ruisselansun bambou qui supporte à ses extrémités de lourds sacs de sel, s’y arrêtent pour manger une écuelle de riz et laver leurs lambas à la ravine. Et ceux qui viennent d’Alakamisy et d’Ambohimanga-du-Sud, attelés à des charrettes d’oies, y font halte, mettant la volaille en liberté. Les oies grasses, en s’éparpillant, battent des ailes et prennent possession du village avec des fanfares de cris ; les petits enfans, tout nus, s’apprivoisent avec les bourjanes qu’on voit commérer à chaque seuil ; on entend partout le bruit sourd du calaou qui pile le riz des voyageurs ; une abondance inaccoutumée de fumée enveloppe le hameau ; et bientôt, d’une porte où sont assis, en un boucanage bleu, des ramaloas et des hommes, s’élèvent des chœurs qui se superposent clairement dans l’air doux du soir, comme les hymnes naïfs de l’hospitalité.


V. — LE PLATEAU CENTRAL ET LES DOVAS

Le Plateau Central, quadrilatère dont les lignes Est et Ouest s’allongent très droites, s’exhausse de tous côtés sur des talus à pic de plusieurs centaines de mètres, vraie « muraille continue à bastions et à brèches » qu’un système de failles entoure, en sorte de fossés, d’une ligne d’abîmes. C’est là que les Hovas, les plus avisés et ambitieux de tous les Malgaches, se sont retirés, fortifiés, multipliés, aguerris, pour en descendre ensuite, par incursions méthodiques, attaquer et soumettre les Sihanakas au Nord, les Betsimisarakes à l’Est, les Betsiléos au Sud et les Sakalaves à l’Ouest. L’intérieur même de leur Imerina (Emyrne) se creuse en une grande cuvette d’alluvions où s’étalait autrefois en lac l’Ikopa qui y serpente autour d’une éminence centrale, Tananarive, citadelle capitale.

Autour de Tananarive se groupent donc d’abondantes rizières, à la fois grenier d’alimentation et marécages de défense entre les replis du fleuve. Au-delà, une zone de plissemens bas au milieu desquels se tapissent des villages espacés, une population clairsemée : ce sont les glacis très étendus de la province de Tananarive. Contre la muraille de pourtour se distribuent circulairement toutes les autres provinces populeuses de l’Emyrne, marches gardant chacune une brèche en exploitant les rizières des fleuves qui y passent, colonies agricoles et militaires particulièrement nombreuses dans l’Ouest où la plupart des cours d’eau ouvrent des passages par lesquels montent les brigands sakalaves.

Celui qui entre sur le haut plateau est frappé d’abord par la terre, d’un rouge de brique : couleur de la sécheresse et de la guerre ; seulement l’ondulation des longues collines, chatoyant de lumière, maintiennent le paysage dans une domination constante de douceur. Les arbres ont disparu : en ce pays de pluies diluviennes, les rizières sont seules à rappeler les nuances de la verdure ; les touffes de jonc qui hérissent la boue des marécages sont d’un brun métallique ; quelquefois, au milieu des savanes grillées se trouent, comme des mares de feuillages, les levakas, fossés humides remplis par des bouquets d’arbres ; toujours, toute l’année, c’est l’herbe vivace qui velouté avec des tons de sécheresse fauve les dos des collines. Il passe de grands souffles de l’alizé glacial sur ces étendues rases où, régulier et violent, il a laissé son empreinte dans l’éraillement symétrique du sol, dans l’égueulement des volcans, dans l’orientation des maisons, dans la direction des sentiers, sur les arbres tordus et crispés, forçant la végétation arborescente à se blottir sur les pentes abritées contre l’Est. Le déroulement un peu tremblant des lignes nues sur le ciel donne froid, tandis qu’au-dessous la terre, avec tous ses tons de poterie cuite, semble continuellement ardente.

Le village hova est rouge.

C’est dans ces paysages de terre de Sienne empourprée que s’est élevée au soleil la case hova, pétrie comme une poterie avec la boue du sol. Elle n’a pas la poésie de nid de la case tanala, couleur de feuille dans la clairière, ou du bourg betsimisare enveloppé de bananiers. Construite en pisé rouge, parfois mauve (vers Fenoarive), plus haute que large avec un petit balcon gris de la teinte de son chaume et un toit pointu, elle jaillit droit du sol qui l’a produite. Elle est le centre d’une immense muraille de terre qui s’arrondit autour d’elle, suivant souvent l’inclinaison d’un mamelon, enfermant parfois un verger de manguiers. L’instinct hova, qui est de posséder et de défendre aussitôt sa propriété, se marque puissamment à cet aspect féodal de forteresse que prend sa maison dans sa ceinture craquelée au soleil comme des ruines mexicaines avec des touffes d’aloès piqués à la base et déchirée en créneaux sur le ciel.

Quand les maisons se groupent en village, la propriété commune s’entoure d’un double rang de fossés où pousse une végétation rebroussée, au niveau du sol, selon la direction du vent, et où le soleil brille dans des feuilles mortes. La petite cité se trouve donc sur un terre-plein pareil à un îlot, avec des portes dont le cadre est fait de grandes tranches de pierre en menhir reliées fortement par des racines d’arbres à la terre en motte, et un énorme disque de pierre, qu’on poussait le soir, fermait cet enclos comme un parc contre les attaques nocturnes. Au milieu du village (Soamama), de grands arbres dont la base est enveloppée de terre qui fait banc, avec quelques sièges de pierre en tronc de colonne, encerclent une place : c’est celle des réunions où pérore l’éloquence hova, non point claire et à facettes comme dans les agoras grecques ceintes de murs cubiques, mais insinuante et rampante comme les racines des amontanas sacrés que l’on a portés là et plantés à la création du municipe et qui envahissent la place. Quand la cité couronne un rocher, un sentier tournant en labyrinthe entre les pêchers et les manguiers conduit à une terrasse d’où les habitans dominent les sentiers de la savane et découvrent de loin l’ennemi (Hafy, Ambohimanga).

Dans les plaines, au fond des vallées, le voisinage de la rizière quadrillée avec régularité accuse la géométrie des constructions hovas. Elles prennent bientôt un caractère de bâtisse militaire que renforce l’impression de campement donnée par l’absence d’arbres et la perspective des étendues désertes au milieu desquelles elles sont perdues, postées en sentinelles comme de grands bivouacs silencieux de guérites en boue aux contours de la route. C’est surtout au soleil couchant que l’on comprend la beauté de ces villages. Alors le rouge des maisons sur les collines blêmit, rentre dans la coloration profonde du sol. Tout autour, les herbes, les arbustes, la brousse s’avivent d’un jaune d’or. Le village s’appuie, en s’y cachant, sur un flanc de collines à renflemens nus et lourds. Et il arrive très fréquemment qu’au-dessus émergent lentement des cumulus qui, dominant ces mamelons roux et poreux, prennent la consistance de montagnes de marbre, et celles-ci, au lieu de pâlir, affectent sur leur bosselage massif des reflets vermeils. Il est émouvant de voir le petit village de l’Emyrne, réduit à ne paraître qu’un soubassement de glaise, supporter l’édification gigantesque de ces nuages. La vision devient grandiose et s’éclaire à la façon spacieuse et dorée des anciens tableaux de bataille : avec envergure l’âme se déploie sur ces étendues, rases comme des champs de combat pour les charges sombres et éblouissantes des orages.

L’Emyrne, aussi bien, est peut-être dans le monde le plus terrible champ de bataille des nuages. Tous les jours pendant la moitié de l’année, des orages éclatent à midi ; des pluies diluviennes s’abattent soudain, à faire déborder en quelques minutes les ravines où roulent les roches ; dans un fracas multiplié par tous les échos de ces parois nues de montagnes, la foudre sillonne inlassablement l’espace pendant plusieurs heures, incendiant des maisons, tuant des hommes et des bœufs affolés.


On retrouve dans la capitale Tananarive les caractères du village hova, mais royalement développés. Elle est une vaste cité, révélant par son originalité impérieuse la puissance d’une authentique civilisation et par sa grandeur, par la multiplicité des quartiers toujours en construction, une importance qu’ont déterminée toutes les conditions, géographiques, économiques, politiques. Cette civilisation est celle des Hovas ou plus proprement Mérinas[10], sans doute malais, javanais ou cambodgiens (présentant parfois des types japonais parfaits), en tout cas appartenant au grand tronc mongolique, les yeux allongés et bridés, les pommettes saillantes, les cheveux raides et lisses, le teint cuivré : portés sur la côte malgache vers le XVIe siècle et ne pouvant retourner à l’Orient à cause des courans, ils souffrirent de la fièvre sur le littoral, se réfugièrent dans l’intérieur et y dominèrent les indigènes. On a prouvé qu’ils avaient adopté la langue, étrangère pour eux, de ceux qu’ils avaient vaincus et qui étaient bien moins intelligens qu’eux : nous en pouvons conclure qu’ils liaient beaucoup moins nombreux, en outre probablement sans femmes. Il leur a donc fallu un réel génie politique pour imposer aux populations autochtones du Plateau Central qui vivaient dans une anarchie patriarcale la monarchie fortement centralisée Ils superposèrent à l’esprit malgache un esprit tout asiatique, d’autocratie et d’intrigue, fait de souplesse et de perfidie autant que de servilité superstitieuse. Ils gardèrent toujours pour la monarchie un respect sacré, au point qu’en 1830, lors des assassinats dynastiques, les membres de la famille royale furent noyés à l’aide de fourches en bois afin que leur sang sacré ne fût pas répandu par la main d’un sujet.

En considérant le caractère militaire et féodal des Hovas, on mesure, avec leur supériorité, combien ils diffèrent des autres races malgaches, ainsi que de celles que nous avons prises comme types parmi les populations de la côte et de la forêt, les Betsimisarakes et les Tanales. Mais quand on les examine à l’abandon dans leurs cases, ces maisons de style cambodgien dont l’élégante simplicité a un dessin presque norvégien, on est surpris de les voir se laisser enfumer comme des sauvages, leurs hautes formes blanches accroupies contre le feu : ce sont des frileux, sans cesse tremblant dans leurs pagnes trop légers et humides, ces émigrés qui n’ont pu s’acclimater ni à la température, ni au sol, car ils s’impaludent plus encore que l’Européen, même sur le Plateau Central. Ils sont donc restés des étrangers mais des maîtres, car leur capitale, unique dans toute l’île, domine le pays et s’attire l’admiration de tous les Malgaches.

Tananarive est, par excellence, et à vous en laisser une image typique et obsédante, la Ville Rouge. La permanence des tons pourprés des maisons, leur architecture pointue, les raidillons qui chutent entre de hautes parois de murs orange déchirés par des touffes d’aloès, font vivre l’imagination dans une vision de métropole mexicaine ou péruvienne. Au milieu de ces maisons de terre percées de rares ouvertures sombres qui semblent des trous de fourmilières, on voit circuler comme des termites blancs mille petits points clairs qui se déplacent, se rejoignent, se croisent ; on en voit dans les portes, on en voit à la file dans les sentiers à pic, on en voit attroupés sur la route et au bord du lac : c’est l’impression d’une grande termitière rouge en travail. Elle est surtout frappante quand on découvre de haut le Zoma (marché) qui, avec son alignement de toits de paille d’un gris de nids de guêpe, grouille d’un monde blanc de larves piquées de têtes noires.

Du haut du Rova (palais), des suprêmes terrasses de la colline de Tananarive, on domine de toutes parts l’Emyrne, qui, ainsi, est bien « le pays élevé, d’où l’on voit de loin, qui est vu et découvert, » comme l’indique son nom. On est d’abord saisi d’une ivresse grandiose d’espace et de vent et, dans l’air toujours claquant de fortes bourrasques, l’on a seulement la sensation vertigineuse de dominer le royaume rouge qui, tout nu, s’étend aux pieds comme une proie facile aux conquêtes et aux grands travaux. Quand, s’attachant à examiner le pays, on se penche pour mesurer l’abîme au centre duquel s’exhausse Tananarive, c’est la descente rocailleuse d’une terre usée par le soleil que retiennent en s’y accrochant des amontanas trapus et des aviavys à feuillage épais et endurci par la brise : ces arbres sacrés, admirables par leur ténacité et la rugosité de corail qu’ils prennent à être continûment baignés dans les vagues de ces vents siliceux, contiennent le Rova, barricade de végétation nationale à la colline royale. On est là perché comme dans une aire de feuillages religieux. C’est à travers leurs branches qu’il faut regarder les plaines historiques de l’Ikopa et de Miandrarivo.

A l*Est, du côté de Mazoarive, se convulse un panorama rouge de terres hérissées et déchirées qui semblent saigner, plus vif chaque fois que le soleil sortant d’une nuée d’orage s’abat sur le sol, y donnant de vrais coups de griffe de feu. Par-delà des villages arrondis comme de grands plats de terre cuite dans leurs enceintes ocreuses, monte une colline écarlate où les sentiers s’incrustent en grenat, où les talus des terrasses, les murs d’enclos, les saillies des maisons s’accusent dans un relief pourpre. Seuls des bananiers effilochés, de maigres rizières avec un dessin rapiécé de tapis-mendiant, des vergers de lourds manguiers disséminent des taches de végétation olivâtre. Le lac d’Ambohipo, d’un bleu de granit, s’encastre comme une pierre de tombeau entre ces tumulus d’argile. Les étangs de Mazoarive, couleur d’asphalte, s’égrènent comme un chapelet de menues mers-mortes. A côté, d’autres montagnes sont taillées à la hache, crevassées de grandes balafres où semble s’être caillé ce sang de la terre ardente, ou bien ravinées de nuances dorées ou cuivrées suivant l’œuvre d’érosion. Et par-delà des carrières éventrées, se soulèvent comme d’immenses ruines mexicaines des blocs massifs de brique, de grandes falaises orangées à pic, avec des zébrures dans les remparts comme un travail sauvage et brutal d’attaque et de brèches.

De l’autre côté, à l’Ouest, c’est le vaste camp pacifique des rizières qui s’étend jusqu’à un horizon très reculé de montagnes aux lignes de tentes par-dessous des nuages enroulés. On l’admire en général quand le riz a levé et qu’il roule à la brise ses nappes vertes, mais il est plus beau encore quand, en août, après le rude labour, se dessine militairement le réseau des rizières autour du lac Anosoy hexagonal, quand l’alluvion est soulevée et cassée en mottes épaisses, quand, dans la terre noire retournée, les canaux rectilignes luisent comme l’acier des socs. Lentement la nutritive graminée croît ; sur la plaine rayée comme une soie malgache les semis verts allongent leurs brins, tressent leurs nuances émeraudées et dorées, au milieu desquelles les robes des indigènes parsèment des points blancs piqués là-dedans comme les perles dans les rayures des très vieux lambas royaux. Et c’est bien ainsi, comme il apparaît par le style des Tantara ny andriana, que les yeux des monarques javanais, aimant contempler leurs terres autant qu’ils adoraient s’envelopper d’étoffes aux nuances entre-croisées, voyaient leur immense et précieux domaine.

Cette situation privilégiée entre les douze collines qui se soulèvent au centre de l’Imerina valut à Tananarive d’être choisie pour capitale par le roi Andrianampoïnimerina. Et lui-même autour d’elle soumit les provinces et, ayant créé l’unité hova, fit rayonner la puissance hova. Il attesta dans cette œuvre un génie audacieux et fécond qui sut donner à son peuple une prospérité dans le travail dont il garde fidèlement le souvenir, persuadé qu’elle ne reviendra jamais plus. Il reste dans les mémoires pieuses l’Ancêtre entre tous sacré ; il est l’expression la plus haute du génie d’une race abâtardie, mais souple et riche de mille aptitudes. Sa vie est l’illustration de ce génie, elle en fait mesurer la variété ; et, en éveillant le respect pour un passé admirable, elle est plus suggestive que rien autre pour la méditation de l’avenir.

Il naquit à Ambohimanga (vers 1745). L’heure, le jour, le mois l’annoncèrent « belliqueux et redoutable » à la superstition de tout le village. De tels présages imposent ordinairement à l’enfant un nom désagréable, choisi intentionnellement assez laid pour repousser le sort. Il entra donc dans la vie avec le nom de Ramboa, ce qui veut dire chien, et dès ses premiers pas, d’heureux augures se levèrent autour de lui. De grands amontanas noirs au feuillage dur, tordant des branches étendues et pesantes comme chargées de passé, portant cimentés entre leurs racines tortueuses les fondemens des cases royales et dans leur frondaison des nichées d’éperviers, oiseaux royaux, paraissant eux-mêmes être les descendans d’une puissante dynastie végétale, ombragèrent son enfance de petit-fils de roi, tour à tour assombrie par les menaces innombrables des sorciers prédisant à l’enfant la mort dans un fossé et éclairée par les paroles des devins promettant à sa virilité le plus sublime des destins. Il grandit, sachant qu’il portait « la bénédiction heureuse de ses ancêtres, » mais la défendant par des amulettes sakalaves dont il était couvert contre un univers dangereux.

Nul village n’aurait pu mieux qu’Ambohimanga former à la volonté et à l’orgueil la jeune âme du futur roi : il est taillé dans le revers d’un grand rocher qui, nu du côté de la plaine, hérissé seulement de crêtes végétales, ressemble de loin « à la hure sombrement bleue d’un sanglier qui renifle le sol. » Sur ce versant où les arbres ont pu pousser parce qu’ils y étaient abrités de l’alizé, un village, abrité de l’ennemi, a pu s’étager dans sa « forêt bleue. » Invisible de toutes parts, il jouit sauvagement de se savoir caché et de découvrir toute la terre jusqu’au joug lumineux de l’Ankaratra posé sur les bosses de la lointaine Emyrne, à l’Est, et jusqu’aux mamelonnemens énormes et obscurs des horizons sakalaves, à l’Ouest. On s’y croit en forêt, sous les ombres mobiles des feuillages, mais on marche sur du granit ; dans leur enracinement au roc, les arbres ont pris une dureté minérale. A de grosses pierres maçonnées furent adossées les maisons royales ; des escaliers fouillés dans le granit y accèdent, et de longs couloirs sont tranchés dans les remparts. Parmi les vieux arbres des ancêtres qui ont triomphé de la matière ingrate, au sommet des blocs lourds l’enfant respira l’air des cimes, laissant l’espace dilater son âme tandis qu’il avait au-dessous de soi le spectacle d’ordre et de hiérarchie que composaient les terrasses en escaliers où se rangeait le peuple, au-dessous des palais de chaume.

Le grand-père s’endormit dans la mort, après avoir indiqué Ramboa comme successeur. Près d’un oncle qui disait ouvertement ne pas entendre « ramasser des sauterelles pour les enfans des autres, » le Chien souffrit, dans une tension à ne jamais se départir de sa méfiance et à tenir prête une inépuisable ressource de ruses. Parce qu’il sut s’arrêter à temps pour s’ôter une épine du pied et se dérober négligemment, il revint sain et sauf de promenades où son oncle avait décidé de le lancer-dans l’abîme ou de l’enfoncer dans une rizière. La garde invisible d’un peuple fidèle aux volontés de son grand-père et qu’il sentait dévoué à son enfance harcelée, encourageait son talent à défendre sa vie. Un jour que l’oncle excédé, décrétant ouvertement sa mort, fit porter à sa case le cercueil d’argent qui devait contenir ses restes, on ne trouva plus Ramboa. Loin d’Ambohimanga, s’étant exilé lui-même, il errait dans la plaine. Or il advint qu’il s’arrêta près d’une rizière et qu’il y eut là un homme d’Ambohimanga pour lui dire, après l’avoir interrogé : « Ne t’en va pas, tu seras roi. » Une révolution éclata alors spontanément dans ce sombre village de pierre où sous la royauté une conspiration emmêlait depuis longtemps de secrètes racines. Le Chien fut sacré roi. Dans l’ombre de son avènement, il y eut des meurtres : un de ses oncles, suspect de lui avoir été défavorable, précipité de son lit, fut maçonné dans un tombeau ; et le peuple révolté tira une cruelle vengeance du roi découronné. Elle était close la douloureuse période de sa vie que Ramboa décrivait de la sorte sur un rythme de lamentation : « Il m’a fallu balayer l’emplacement environnant la maison. Il m’a fallu lutter contre ceux qui assiégeaient ma porte pour installer mon ménage. J’ai vomi et le foie et le fiel avant de pouvoir acquérir ce que je possède. J’en ai vu de dures, et j’ai mangé la chair et bu le sang d’animaux inconnus. »

Ramboa roi, ainsi était accomplie la volonté de l’aïeul, qui le premier avait eu pour rêve l’unification de l’Emyrne, le groupement de toutes les collines puissantes arrondies en cercle sur le plateau, et dont les roitelets ne cessaient de guerroyer pour se voler les troupeaux. C’était non seulement le rêve de l’aïeul, mais, pour ainsi dire, la traditionnelle aspiration du village même, qui, ayant déjà réussi en soi une concentration de coteaux, souhaitait centraliser la contrée.

Derrière les cases royales, au sommet d’Ambohimanga, il est un endroit où les arbres reculant devant un précipice, l’on se trouve soudain par-dessus l’abîme en face d’un pays immense : des vallées descendent sur la plaine avec des inclinaisons de lignes symétriques, les mamelons répètent des formes identiques dans des ombres égales ; les collines courbes se subordonnent dans une harmonie profonde ; les villages qu’on aperçoit sur les hauteurs dans leurs enclos d’argile occupent une place analogue : tout concorde au spectacle d’une admirable unité de terre. La nudité de l’espace invite l’âme à le posséder ; la distance s’efface, tant la limpidité de l’air met le rêve à portée de la main. Le rouge avec ses chaloiemens illumine le cœur d’une convoitise royale. Cependant, des papangues montent des profondeurs, montent et bercent au ciel de grands vols circulaires avec la satisfaction de planer sur un pays clair en y guettant obliquement la proie… Sur ce rocher, Andriana venait souvent méditer, le regard bondissant par-dessus l’étendue passive pour se fixer passionnément à la colline obscurcie en bleu par la distance juste vis-à-vis Ambohimanga. Ce rocher bleu parmi d’autres rochers bleus, cette Tananarive qu’on appelait alors Alamanga, il fallait se l’allier avant d’entreprendre l’unification du reste… En vérité, nul spectacle n’est plus propre à enivrer l’ambition et à la précipiter à l’action : cependant, sept ans, patiemment, il prépara son œuvre, se faisant des alliés des roitelets de l’Emyrne, garantissant par des forteresses l’Ouest et le Nord contre les attaques des Sakalaves et des Sihanakas, se composant un conseil judicieux et sûr de douze chefs. Lorsque les Dieux et les Ancêtres eurent indiqué à Ramboa que l’heure était venue de laisser son rêve longtemps contenu s’avancer sur la plaine, enhardis par leurs amulettes sakalaves, rampant sous les broussailles aux pentes boisées de Tananarive, les guerriers d’Ambohimanga, invisibles, surprirent la ville. La petite vérole y sévissait, qui bientôt décima les conquérans ; et Tananarive fut perdue. Mais le siège recommença : du rocher chauve, pendant trois mois, tous les jours, Andriana surveilla de loin l’action de ses dévoués soldats Tsimahafotsys. Quand, du fond de l’horizon bleuâtre, la nouvelle brillante monta vers lui que la ville avait été prise, sa poitrine se dilata, il vit soudain clair dans l’avenir et prononça ces paroles qui élargissaient encore son destin : « Ne pillez que les poulets ; le royaume est à moi et tous les Merina sont mes enfans. »

Maître de Tananarive, il fit de cette éminence médiane, protégée d’une part par un bloc de monts effroyablement abrupts, défendue de l’autre côté par des terres si planes et si basses au-dessous d’elle que tout mouvement s’y signalait de loin dans la transparence de l’air, la capitale de toutes les collines environnantes. Génie d’espace, qui avait choisi faire inexpugnable avant de rayonner, il portait une ambition qui, analogue au vol de l’épervier, s’étendait toujours par cercles1 concentriques. Le Rova royal était au milieu de Tananarive ; Tananarive était au milieu de l’Emyrne ; il fallait que l’Emyrne devînt le milieu d’un royaume immense qui n’aurait « de limite que la mer. » Il se voyait roi d’une terre ronde « au milieu des torrens des eaux. » Il souleva les Merinas casaniers en d’innombrables guerres. « Il n’y a point de forêt que je n’aie traversée, point de colline où je n’aie combattu, point de montagne que je n’aie escaladée. » Le « taureau aux grands yeux, » comme il aimait à se désigner, entraîna vers les plaines fauves, par-delà les défilés des monts, jusqu’autour de lacs herbeux, les charges de ses « vieux taureaux » qui étaient ses chefs. Et ce fut l’épopée de la sagaie à large pointe, de la lance frémissante, du tromblon à crosse de fer, du lourd tambour en cuir de bœuf, dont le mugissement faisait fuir les races craintives devant les peuples du centre riches en bétail.

Ainsi que l’avait prédit l’augure, le moment vint où, du haut du Rova, il put s’orienter dans son royaume, se tourner vers les quatre points cardinaux sans sentir son amour impérial de l’espace refoulé par quelque frontière hostile. A l’Est, les Bezanozanos s’étaient soumis, lui envoyant en hasina (taxe de soumission) la chaîne d’argent massif. Au Nord, les Sihanakas superstitieux reçurent la loi qu’il leur fit porter par son sorcier. Au Sud-Est, par une lutte de messages imagés, par un combat d’énigmes, il assujettit le vieux roi rusé du Vakinankaratra. Au Sud, par la diplomatie, il acquit la suzeraineté des Betsileos, de ces « seigneurs riches en bœufs » qui vivent tranquillement au creux de leurs longues vallées douces, dans l’ignorance de leurs richesses. Quand il se tournait vers l’Est, vers le sillage tortueux de l’Ikopa argenté, il envisageait les Sakalaves, cette race abondante, batailleuse et fanatique, d’une cruauté légendaire, qui occupait avec force tout le littoral que l’activité arabe reliait à la côte d’Afrique par un commerce de boutres. Il avait invité leur reine à monter en Émyrne : elle était entrée dans Tananarive au milieu d’une innombrable escorte de Sakalaves qui, grands, musclés, n’avaient pas laissé de terrifier par leur visage sombre et arrogant les populations pâles de l’Émyrne. Mais le peuple d’Andriana le Désiré apprit que la reine de Boïna lui avait apporté en hommage des canons, des fusils, des barils de poudre, la richesse de la côte. Et les pays s’étaient liés. Aux rois qu’il avait vaincus, il avait demandé une fille qu’il avait jointe à ses épouses ; aux roitelets qu’il voulait s’attacher, il avait donné des nièces en mariage. Ainsi la terre, circulairement, lui appartenait. Et il put dire : « L’Imerina, la terre et le royaume sont à moi… mais je vais faire la division de la terre en distribuant proportionnellement par lots, afin que vous fassiez mon service ; ainsi je veux que vous ayez part égale, ô mon peuple, je vous donnerai les vallées et les marais parce que c’est moi le Seigneur de la Terre. »

Dès lors, après avoir promené son peuple de campagne en campagne en dehors de l’Emyrne, il s’appliqua, avec autant de passion, à l’y fixer par l’agriculture. Le temps de la guerre était clos ; le sagayeur devait prendre l’angady dans ces grands champs de manœuvre que sont les rizières. « Les guerres sont finies, le pays est pacifié… et d’ailleurs tant qu’il y aura des hommes dans mon royaume, je n’ai peur d’aucun être vivant… Mon seul ennemi, c’est la famine, et celui qui ne travaille point pactise avec l’ennemi et lui ouvre les portes du pays. » Transformant en activité pacifique la fièvre guerrière de son peuple, encore surexcité, il sut montrer au Merina la beauté martiale du travail : « Plantez du riz et mettez beaucoup de fumier, plantez aussi du manioc, des patates, du maïs… Les racines de manioc sont les colonnes de mon empire, ce sont mes soldats dans la bataille contre la famine. » Ce fut une organisation toute militaire de l’agriculture. Le chef de village, comme un chef de section, était responsable du labeur de ses hommes, devait régler sévèrement leur vie dans les sillons. « Si vous voyez un individu dormir après le lever du soleil, rouez-le de coups ; celui-là n’a pas le droit de se reposer, qui n’est pas capable de planter un pied de manioc. » Tous les Merina, à cinq heures du matin, étaient debout dans les rizières. La loi avait prévu les cas de désertion : « Si un homme veut changer de champs, ce sont des prétextes pour ne rien faire ; tous les champs de mon royaume se valent ; les Merinas sont des œufs qui ne doivent pas changer de couveuse. » Afin de demeurer en relation constante avec les troupes de sa grande armée agricole, il avait institué des inspecteurs qui faisaient des tournées générales et le renseignaient sur les cours des marchés dans les villages. S’ils avaient monté, il convoquait le fokon’ olona : « Vous ne, travaillez pas, les vivres sont hors de prix chez vous ; si les cours ne baissent pas rapidement, je vous fais piller par mes soldats. » Comme exercices destinés à assouplir et à stimuler les énergies, il avait créé les paris agricoles, par quoi les villages se provoquaient, se défiaient au travail : « Si vous travaillez plus que nous, disait l’un à l’autre, nous sommes des porcs, qu’on nous lapide ! » L’enjeu était un bœuf gras qu’on mangeait en commun. A l’époque des semailles, tous les ans, une distribution solennelle de bêches, que les Merina conservaient dans leurs cases comme une décoration, lui permettait de passer lui-même la revue de ses troupes. Lui qui, gradin par gradin, avait élevé son royaume, leur disait en remettant la bêche : « Vous commencerez par acheter un poulet de quelques sous, puis une oie, puis un mouton, un bœuf, et, enfin, un esclave… Si je vous donnais de l’argent, vous le dépenseriez ; vous achèteriez un lamba qui s’userait vite ; au lieu de cela, je vous fais présent d’une bêche : c’est elle qui vous nourrira. » Comme il était resté foncièrement fidèle à la tradition de rudesse ancestrale au point d’interdire l’accès de l’Emyrne à l’Européen, il ne cessait de condamner la vanité du luxe : « Tu portes des bracelets aux chevilles et aux poignets, des perles et des rubans dans les cheveux ; mais, dis-moi, que sert de le parer ainsi si tu as le ventre vide ? » Ainsi encore, énergiquement, il réagissait contre la tendance orientale des Merinas à se parer avec une délicatesse de femmes. Des comices immenses rassemblaient sur les places de Tananarive tous les cultivateurs et les fruits les plus beaux du sol. « Je n’exige rien, avait dit Andriana, ce n’est pas un impôt ; je suis plus riche que vous et n’ai besoin de rien. C’est un témoignage spontané d’affection que je vous demande : le fruit de votre travail, l’œuvre de vos mains, voilà ce que j’aime. »

De tous les rebords de la terre les Merinas accouraient à ces fêtes, dans des lambas couleur de rouille, la chevelure couronnée de fleurs écartâtes, de feuilles et de lianes ; les femmes, aux tresses lisses et lourdes, venaient dans leurs voiles blancs, laissant pendre de leurs doigts des grappes pâles de daturas ; les mains des enfans étaient pleines de corolles rosées. Dans un palanquin on voyait une fois arriver, soutenu par huit hommes, une racine de manioc énorme qu’avait obtenue l’effort d’un planteur. Les sobikas de paille déversaient en piles sur les nattes fines toutes les variétés précieusement maniées du riz madécasse, les oranges, les ananas, les mangues, les fruits qui mûrissent avec les couleurs orangées de l’aurore et ceux qui ont l’éclat sombre du soleil couchant sur la terre pourpre. Au milieu d’un peuple fervent qui, suspendant son bavardage bruissant, courbait le dos en salutation devant son passage, Andriana le Désiré distribuait des cadeaux, un pot de miel, un chapeau rouge, un lamba ; Du haut du rocher d’Andohalo d’où il surgissait « comme un taureau sur la plaine, » il parlait à la foule : « Bravo ! vos femmes et vos enfans n’auront pas le ventre vide ! Il n’y a rien de tel que d’être plein ! » Et il célébrait avec force la santé : « Je suis heureux de vous voir luisans et gras, bien ronds et bien pleins, ronds et forts. » C’était alors qu’il sentait que la plaine de l’Ikopa était vraiment, dans sa fécondité, « le Ventre de l’Imerina, » et que sa royauté, s’élevant puissante et pleine sur l’étendue de la terre malgache, était vraiment la « Bosse du Bœuf. »

Il jouit physiquement de cette domination qu’on tient à l’ordinaire pour le privilège moral des souverains : du haut du Rova, il domina son peuple sur une immense superficie ; il put le voir au travail jusqu’aux horizons, semé en mille petites taches blanches sur les rizières qui reflètent la lumière bleue du ciel ; il put contempler au-dessous de lui la paix et le bonheur de l’Émyrne. Il aima se sentir « le Père des Merinas, » se dire qu’il rendait « son peuple heureux, » et qu’il était le « Désiré de I’Emyrne ; » après la loi du travail, il lui avait donné la loi d’amour. Disant : « Un arbre seul ne fait pas la forêt… Un homme seul ne peut pas bâtir un tombeau, » il avait ordonné que pauvres et riches s’associassent pour aider celui qui élève sa maison ou construit un tombeau, que le riche laissât l’indigent jouir de sa maison et de son riz, que toute inimitié disparût devant la mort. Au bas du Rova, sous des toits en bambou vivaient dans la tranquillité ses tribus d’esclaves, les descendans des Vazimbas crépus qui avaient cédé à l’audace et à l’ingéniosité des Merinas la richesse des terres. Il savait respecter et admirer en eux le legs du temps : « Ils sont à la fois héritage et conquête ; ils sont comme des bijoux qui vous viennent des ancêtres, comme un lamba épais qui protège contre le froid et la gelée ; quand il fait chaud, ils sont comme une couche moelleuse sur laquelle on goûte le repos ; ils sont un ornement et une gloire. »

Ce qui l’empêcha toujours de se griser de sa grandeur et de se pervertir en ces caprices tyranniques et cruels où ses descendans trouvèrent l’impopularité et la mort, ce fut la merveilleuse conscience qu’il garda de la mission du roi : la royauté est un héritage laissé par une vénérable série d’ancêtres qui se confondent dans le lointain des temps avec des dieux sévères et bienfaisans ; son but, c’est le bonheur du peuple. « Quand le roi est mauvais, la terre se couvre de longues herbes. » Le souverain appartient au peuple : « Il n’a ni parens, ni frères, ni sœurs ; ceux qui approuvent les lois sont ses parens. » Sa famille est grande : « Il ne faut pas imiter le petit insecte qui ne connaît que le trou par où il peut pénétrer : ne fais pas comme celui qui n’est sensible qu’aux souffrances de ses enfans. » Mais tous doivent se courber devant son autorité sublime : « On ne peut pas faire avec lui comme le sonje qui veut dépasser le bananier, ou comme le rejeton qui veut dépasser l’arbre qui l’a produit ; on ne saurait mettre des bornes à son autorité, car c’est à lui qu’appartiennent et la terre et le royaume. »

Ce monarque orgueilleux qui vivait dans la contemplation quotidienne d’une race qu’il avait faite pacifique, laborieuse et riche, dans le souvenir de ses conquêtes ascendantes, dans la vision d’un agrandissement progressif de son royaume jusqu’à la mer, habitait, sur la terrasse du Rova, parmi des arbres, une petite case en bois dont l’intérieur était noirci par la suie.

C’est dans cette demeure sombre et vide comme un tombeau qu’un soir, sentant que « la maladie allait fixer son sort, » Andriana convoqua, autour de son grand lit perché, ses femmes et ses enfans et, s’adressant à Radama, dit : « O mon fils aîné ! Comme tes traits me charment ! Tu ne ressembles pas aux autres hommes ! On dirait un dieu descendu du ciel !… Je ne meurs pas dès lors que tu vis, car j’ai en toi un taureau digne de me succéder… O Radama ! voici que nous deux nous sommes intimement unis. Ne sois donc pas un indigne successeur d’un père parfait et de nos ancêtres, car cette terre ne nous appartient pas, mais elle nous a été donnée par Dieu ! » Il affirmait sa survivance : « Les morts ont des successeurs, et les vivans reproduisent leurs images en enfantant des remplaçans. »

Ce que nous montre le règne d’Andrianampoïnimerina, ce que Tananarive, ville qui s’échelonne par gradins de maisons superposant leurs terrasses jusqu’au palais de la Reine, révèle d’une leçon puissante et méthodique, c’est la passion instinctive de l’imagination et de l’esprit hovas à tout concevoir en hauteur, en étages, en amphithéâtre. La rizière hova, en escalier de plates-bandes, s’élève jusqu’au coteau que commande la haute case de boue avec son balcon. On voyait en ville, près des maisons, des terrasses, — fijéréna, — où, au déclin du jour, les citadins aimaient à s’asseoir pour regarder au-dessous d’eux. L’ambaniandre[11] a, pour ainsi dire, l’âme d’un habitant de jardins suspendus : il éprouve une très douce satisfaction intellectuelle à se sentir au-dessus du niveau de la plaine, à voir les mouvemens des gens ou les jeux de la lumière se déplacer sur la terre. Porté dans le filanzane, il domine encore le sol qu’il ne touche pas des pieds, ce sol de l’île où il monta aux cirques les plus élevés.

Quand les Hovas se réunissent, il est curieux de les regarder se ranger d’instinct en amphithéâtre. Qu’il s’agisse d’un bœuf qu’on va immoler sur une pelouse, ils ne se disposeront pas en cercle autour du spectacle, mais ils vont asseoir leurs lambas clairs l’un au-dessous de l’autre, au caprice pittoresque d’un versant de colline, parmi des roches et des arbustes, et s’immobilisent dans cet ordre où on les sent goûter le plaisir de se voir étages en rangs de cirque. De même, quand on va changer de tombeau les restes des ancêtres, les amis conviés par la famille recherchent la pente d’un coteau pour assister de haut aux danses de l’adieu. A Tananarive, qu’un rassemblement se produise en pleine rue, on note qu’immédiatement les enfans vont former un premier gradin, les adolescens et les femmes un second, et les grands vieillards un troisième. Lorsque le dimanche, les ramatoas vont entendre la musique à la place d’Andohalo ; on perçoit le bien-être, quasi artiste, qu’elles ressentent à s’asseoir l’une au-dessus de l’autre et à écouter, en ramenant d’une main sur le visage orangé un voile bleu pâle ou vert tendre, les harmonies d’orchestre qui montent en superpositions aériennes. L’imagination, pour ainsi dire, amphithéâtrale des Hovas a conçu le tombeau à l’image de la maison, de la rizière, de la ville : il est formé par trois terrasses surajoutées au-dessus desquelles se dresse une large dalle. Là, dorment les générations l’une au-dessous de l’autre, tandis que leurs ombres séjournent dans l’une des trois zones circulaires qui s’étagent autour d’une montagne sacrée de la forêt du Sud.

À cette vision architecturale des choses correspond une mentalité foncièrement éprise de hiérarchie : comme la ville hova est un escalier de maisons, la société est une échelle de classes, et il existe un rapport si étroit entre la structure de la ville et la structure sociale qu’à Ambohimanga, — le Versailles de la race hova, — les maisons étaient échelonnées d’après le rang social des habitans. On comptait trois classes : celle des princes, celle des nobles et celle des esclaves, enfermée chacune dans des bornes infranchissables. Dans l’armée, dans le fonctionnarisme les Hovas ont institué les honneurs qui établissent des gradins : ces honneurs s’étageaient jusqu’au nombre treize. Les titres comportèrent toujours une idée de hauteur par rapport au ciel : ce sont « les fils d’en haut, » « les fils de haut rang, » « ceux qui sont sous le ciel. » Le roi tenait le suprême échelon : « Tout le royaume est une échelle, dit une poésie hova, qui ne fait pas broncher et qui ne fatigue pas celui qui la monte. »

Ce penchant à aimer ce qui se dispose, s’édifie et se classe par étages, on le retrouve encore dans l’habitude malgache de citer et d’évoquer toujours les ancêtres : ils se conçoivent pour ainsi dire en amphithéâtre dans le temps. Au-dessus de lui, le Hova place l’aïeul et il sait le nom de celui qui a précédé l’aïeul : marche à marche, il remonte l’escalier généalogique. Voyez quelle architecture de souvenir représente le discours d’éloge que le peuple devait prononcer à voix basse quand la Reine traversait la ville : « C’était d’abord l’énumération des ancêtres de la Reine, qui est la représentante de Radama Ier, d’Impoïna, de Ralambo et de toute la race des anciens rois ; on invoque sous le nom d’Andriamanitra « le prince odoriférant et créateur » pour qu’il bénisse la Reine ; on implore avec lui les douze souverains, les douze villes sacrées de l’Imerina, le soleil, la lune et les étoiles et les idoles désignées chacune par son nom. » C’est encore ce goût, cette mégalomanie d’amphithéâtre qu’on retrouve dans son amour des nombreuses familles qui, couche par couche, élèvent le monument de la race, dans son désir de la fortune qui se constitue par la superposition des économies quotidiennes comme la grande ville Tananarive s’est constituée par la superposition d’humbles cases, et enfin dans cette religion superstitieuse du « Progrès » où il voit un continuel travail de structures venant s’élever sur ce qu’ont bâti les ancêtres, une architecture du temps.


MARIUS-ARY LEBLOND.


  1. C’est le véritable nom : Diego est le quartier militaire.
  2. Gautier, Madagascar, essai de géographie physique, Challamel, 1902.
  3. L’obscurité qui enveloppe l’histoire de cette époque vient de l’absence de langue écrite, de monumens originaux et même de traditions orales, car il n’en existe que pour des faits des époques rapprochées. Mais il y a des travaux ethnographiques très intéressans sur l’origine des races. Antananarivo Annual : articles de Sibree, Dahle, Jorgensen, etc. ; A. Grandidier, Mém. du Centenaire de la Société philomathique (1888) et Ethnographie de Madagascar (les Origines des Malgaches) (1901) ; Jully, Notes d’histoire (Notes, reconnaissances et explorations du 30 avril 1898) ; Berthier, Rapport ethnographique (1898) ; Gautier, Madagascar (1902).
  4. D’après Flaccourt, Froberville, Lacombe, Girard de Rialle, Dahle, Jorgensen. Entre toutes, l’excellente étude, érudite et ingénieuse, de M. Max Leclerc sur Les Peuplades de Madagascar fait encore autorité, bien que datant de 1888.
  5. Flaccourt, F. Martin, Gautier.
  6. C’est dans ces parages du Sud qu’on plaçait Opbir, le Manica
  7. Outre les ouvrages précédemment cités, les importans travaux de M. Ferrand sur les Musulmans à Madagascar, 3 vol. ; Jully, les Immigrations arabes (dans Bulletin de l’Académie malgache) ; Marchand, R. de Madagascar, 1901.
  8. Femme mariée. C’est un des mots les plus employés : on prononce ramatou.
  9. Histoires de Benyowski, Labigorne, etc. — M. Faucon, qui les a longtemps administrés, va jusqu’à dire qu’ils sont industrieux, en tout cas intelligens, et savent appliquer à l’agriculture des procédés nouveaux.
  10. Outre les ouvrages déjà cités, notamment le très beau livre de M. Gautier, il y a sur les Hovas le précieux ouvrage de Jean Carol : Chez les Hovas ; — du R. P. Piolet : Madagascar et les Hovas ; — le Madagascar au XXe siècle, édité chez Rudeval — le Voyage du général Galliéni.
  11. Nom noble du Hova ; littéralement celui qui est sous le ciel.